Debout pour les sciences
Ce billet se compose de quelques brèves suivies de deux analyses. La première porte sur l’offensive bureaucratique du Hcéres contre les formations universitaires, qui suit jusqu’au mimétisme celle des Keylabs. Le seconde porte sur la nécessité de défendre l’intégrité scientifique et de combattre la désinformation, ce qui nous donne l’occasion d’un retour sur le Paris-Saclay Summit organisé par Le Point.
« Lorsque quelqu’un frappe à la porte, il y a ceux qui ouvrent et ceux qui n’ouvrent pas. Celui qui ouvre, c’est celui qui se sait en dette. »
Germaine Tillon
Brèves
- L’heure est grave et nous devons saisir chaque opportunité de mouvement pour tenter de juguler le glissement à l’extrême-droite. Le mouvement Stand up for science du 7 mars, qui vient d’être lancé en France, constitue une tentative de réunir toutes les composantes de la communauté académique et en particulier la jeunesse étudiante. Renseignements et inscription pour coorganiser le mouvement dans votre ville à cette adresse :
https://standupforscience.fr/ - Des mobilisations et des assemblées générales se préparent dans de nombreux établissements, le 6 mars en particulier. L’enjeu est aujourd’hui d’unifier les mobilisations contre les Keylabs, le Hcéres, l’austérité budgétaire et la LRU2.0 mais aussi de rouvrir l’horizon. L’ensemble de la communauté académique (syndicats, sociétés savantes, collectifs, etc) doit réagir pour mettre un terme au programme de destruction en cours. A cette fin, Rogue appelle aux mobilisations des 6, 7 et 8 mars, puis à une Coordination nationale le 15 mars pour poser les fondements de la contre-offensive qui s’impose.
- L’association Alia a fait paraître une tribune sur les violations de la liberté académique aux États-Unis :
https://liberte-academique.fr/tribune-de-la-democratie-en-amerique/ - L’analyse bibliométrique fétichisée par la bureaucratie documente le déclassement de la France dans la production scientifique, qui passe du 6ème au 13ème rang mondial en 15 ans :
https://www.hceres.fr/sites/default/files/media/downloads/ost-position-scientifique-france-2024.pdf
Qui aurait pu prévoir que vingt-et-un ans de réformes de bureaucratisation, de différenciation, de dépossession, de précarisation et de paupérisation conduirait au déclin scientifique et technique ?
« Il serait injuste d’imputer aux petits personnages des facultés ou des ministères la responsabilité d’une situation qui fait qu’un si grand nombre de médiocres jouent incontestablement un rôle considérable dans les universités. Il faut plutôt en chercher la raison dans les lois mêmes de l’action concertée des hommes, surtout dans celle de plusieurs organismes. »
Max Weber, Le savant et le politique, 1919.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
Depuis la mi-février, les établissements évalués par le Hcéres dans le cadre de la « vague E » connaissent les résultats de la « phase bilan » de cette évaluation. Ils essuient en effet les plâtres d’une énième mouture du processus, qui présente le signe distinctif des tours de vis autoritaires et bureaucratiques : avoir été vendue comme une « simplification ». Dorénavant, pour les formations, les « bilans » et les « projets » sont évalués séparément, par deux dossiers distincts, ce qui revient essentiellement à étendre la période de montagnes russes des collègues responsables de ces dossiers. L’assentiment des universitaires a été acheté par la promesse que les formations bénéficiant d’un avis favorable sur le bilan seraient exemptées de phase projet.
Le réel est venu frapper à la porte entre le 14 et le 17 février : la proportion d’avis défavorables sur le bilan a explosé. Le couperet est tombé pour plus du quart des formations dispensées en Île-de-France, dans les Hauts-de-France et outremer. Dans certaines UFR, les trois quarts des étudiants sont inscrits dans des formations recevant un avis défavorable. Ce chiffre magique de 75% de déclassement évoque immédiatement les keylabs, et de fait, l’ivresse muskienne des caciques du Hcéres n’a d’égale que celle de la direction du CNRS.
Mais la similitude avec la crise des Keylabs au CNRS est plus profonde. Sur la méthode, en particulier. Depuis la publication des résultats, on assiste au même théâtre d’ombres : les relais statutaires de la domestication aux réformes, réunis au sein de France Universités, se sont émus d’avoir été aussi ouvertement humiliés. Ce mouvement d’humeur a aussitôt suscité une réaction de la directrice du département d’évaluation des formations du Hcéres, Mme Franjié, et de la toute nouvelle présidente de cette officine, Mme Chevallier, dont nous avions prédit la nomination politique dès novembre dernier. Sans surprise, l’antienne est la même que dans l’opération de déminage menée par le ministre sur le front du CNRS : la porte est ouverte à une négociation avec les « acteurs », comprendre les bureaucrates de l’Udice et de France Universités, qui se targueront, le cas échéant, d’avoir obtenu… un moratoire.
De ce fait, les tronçonneurs du Hcéres font savoir que l’évaluation n’est pas achevée — ce que l’on ne peut que confirmer : l’évaluation à la mode Hcéres est perpétuelle et infinie, la remise en cause du travail des collègues permanente, la déstabilisation aussi. La ronde incessante des protocoles changés tous les quatre ou cinq ans symbolise cette évaluation permanente qui ne poursuit que deux buts : aggraver la précarisation subjective de celles et ceux qui font vivre l’Université et la recherche et occuper des apparatchiks.
Place, donc, à un script dont la suite est connue : les impétrants devront aller à Canossa, expliquer pourquoi ils sont coupables du fait que le taux de départ des étudiants à l’étranger est directement corrélé à la sociologie de leur vivier de recrutement ; pourquoi ils ont trop peu de titulaires à placer devant les étudiants ; pourquoi leurs « blocs de compétences » ne sont pas immédiatement au diapason de la dernière mode ; et par quelle démarche-qualité innovante et co-construite ils comptent y remédier. On se doute bien que les réponses sincères ne sont pas particulièrement souhaitées. Au terme du processus, la plupart recevront un avis favorable sous conditions, car, après tout, il faut bien accueillir tous ces étudiants.
Il en restera l’inquiétude, la blessure intime des collègues mis en cause dans leur rigueur, et surtout le stigmate des formations de second choix, et demain, si le souhait de Mme Chevallier est entendu et que les évaluations portent à conséquence pour les établissements (comprendre : pour leur dotation budgétaire), le risque permanent d’un définancement. Soit très exactement le sort que la réforme des Keylabs promet aux laboratoires non-homologués. Comme dans l’affaire des Keylabs, le couperet et le stigmate auront valeur d’avertissement pour les élus d’aujourd’hui, qui vivront dorénavant dans la crainte d’être les sacrifiés de demain. On a suffisamment décrit ces mécanismes de précarisation subjective pour ne pas y revenir.
Comme nous l’écrivions au lendemain du « moratoire » annoncé par le ministre, M. Baptiste, cette manoeuvre dilatoire ne doit pas faire oublier que toutes les réformes menées depuis vingt-et-un ans à l’Université et au CNRS visent à entériner une différenciation drastique entre les établissements privatisables susceptibles de monnayer leurs diplômes à prix d’or et de se positionner sur un marché global du savoir, et des établissements déqualifiés fournissant un marché de stagiaires et d’alternants tout en sortant la jeunesse populaire des statistiques du chômage. Si l’on en doutait encore, cette analyse est confortée par l’annonce concomitante du déclassement de pans entiers de la formation d’établissements universitaires recrutant leurs étudiants dans les régions les plus défavorisées du pays. Nous vous invitons donc à reprendre et à partager cet appel à supprimer le Hcéres :
https://rogueesr.fr/supprimons-le-hceres/
Plus que jamais, il nous revient la responsabilité de reprendre en main le contrôle de nos normes de qualité ; d’affirmer l’irréductibilité de la liberté académique aux procédures de la bureaucratie triomphante ; de tenir tête aux champions de la tronçonneuse pour défendre le pacte qui lie la science et la démocratie. Cela ne passera pas par une énième nouvelle mouture de la grille d’évaluation du Hcéres, mais par un processus constituant, qui trouve à s’incarner dans des Assises de l’Université et de la Recherche.
« Dans la “ République des Lettres “, il y a – il y avait avant la montée des imposteurs – des mœurs, des règles et des standards. Si quelqu’un ne les respecte pas, c’est aux autres de le rappeler à l’ordre et de mettre en garde le public. Si cela n’est pas fait, on le sait de longue date, la démagogie incontrôlée conduit à la tyrannie. Elle engendre la destruction – qui progresse devant nos yeux – des normes et des comportements effectifs, publics sociaux que présuppose la recherche en commun de la vérité. »
Cornelius Castoriadis, L’industrie du vide, 1979.
In solidarity : comment agir?
Le silence ne protégera pas scientifiques et universitaires des menées des droites extrêmes coalisées. Dans un temps où les pouvoirs politiques, économiques et religieux tentent de déformer, supprimer ou coopter les connaissances scientifiques à des fins idéologiques, nous avons le devoir d’agir pour soutenir les collègues aux Etats-Unis et en Argentine. C’est le sens du mouvement In solidarity auquel plusieurs sociétés savantes se sont associées, et qui prendra toute sa place lors de la journée du 7 mars :
https://rogueesr.fr/in-solidarity/
De nombreux scientifiques qui travaillent aux USA craignent que le fait de s’exprimer ne mette en péril leur carrière, leurs financements, voire leur sécurité personnelle. Aussi nous faut-il porter la parole de ces voix étouffées, défendre la protection des scientifiques confrontés à des représailles politiques et possiblement créer les conditions pour les accueillir en exil. Mais agir, cela suppose avant tout de combattre les mensonges, les manipulations, la désinformation et ce que Castoriadis a appelé l’imposture publicitaire. Nous devons défendre pied à pied l’intégrité scientifique.
Aussi est-il essentiel de revenir sur le Paris-Saclay Summit, non du fait de son importance, très relative, mais parce qu’il constitue un exemple archétypique. Le Paris-Saclay Summit n’est aucunement un colloque de nature académique, mais un meeting politique en zone grise. Le concept de zone grise désigne cet espace mondain de l’Université qu’affectionnent les présidences et qui mêle aux exposés scientifiques vulgarisés des prises de position politiciennes, des enfilages de perles de bureaucrates ainsi que des interventions d’experts auto-proclamés, de marchands de sable et de marchands de doute. Malgré les polémiques, ces usurpateurs en retirent l’aura d’un cadre académique prestigieux. Bénéficiant de la liberté académique, universitaires et chercheurs sont parfaitement libres a priori de présenter leur travaux lors de meetings en zone grise. Celui-ci était destiné à promouvoir les vues de Mme Pécresse et du Point, qui ont applaudi de concert aux attaques de M. Musk, de M. Trump et de M. Milei contre la science. Le Point s’est spécialisé depuis longtemps dans une forme de désinformation scientifique qui passe par l’administration conjointe de poison et d’antidote. Dans le cas présent, l’hebdomadaire feint la critique libérale de Trump pour mieux saluer son « coup de génie » lorsqu’il dérégule l’usage du plastique ou pour accréditer une supposée « révolution énergétique qui se propage aux États-Unis ». Cela donne une petite musique du « nous ne sommes pas pour les excès populistes mais il faut bien reconnaître que… », suivie d’une promotion des menées du techno-fascisme corporate.
Pendant le meeting, Mme Woessner, figure centrale du confusionnisme du Point, a trouvé le temps de harceler Valérie Masson-Delmotte dans une interminable logomachie diffamatoire sur les réseaux sociaux X et Bluesky, l’accusant de « désinformation », de « soutien à l’ultra-violence », de « participation à des cabales », de « malhonnêteté intellectuelle », de « mépris des faits, et de la science », de « très forte imprégnation idéologique », de « manoeuvres » et de « piétinement de la science pour servir un agenda trotskiste ». Notons qu’en droit de la presse, l’animosité personnelle est l’une des notions juridiques clés qui permettent de distinguer la bonne foi de la diffamation.
Dans le même temps, son compère, M. Seznec, écrivait une lettre de menaces à un universitaire, contributeur de Wikipedia depuis 18 ans, qui documentait la page consacrée au Point en y ajoutant quelques exemples de désinformation scientifique qui truffent sa rubrique « science ». Wikipedia fait l’objet d’attaques incessantes de la part de l’extrême-droite ; c’est même une obsession des réseaux de désinformation libertariens. Ce qui rend Wikipedia insupportable à Elon Musk ou Peter Thiel, c’est son caractère décentralisé : contrairement à une plateforme comme X ou à un hebdomadaire comme Le Point, il ne peut pas être racheté. Aussi la communauté Wikipedia a-t-elle réagi très vivement aux intimidations contre un contributeur bénévole en écrivant, fait exceptionnel, une lettre ouverte signée par près de 1000 contributeurs :
Lettre ouverte : non à l’intimidation des contributeurs bénévoles
Dans quelques mois, il est possible que l’extrême-droite coalisée avec la droite conservatrice devienne majoritaire au parlement français. Nous pensons important de rappeler inlassablement que la collaboration avec des forces anti-démocratiques qui piétinent la liberté scientifique constitue une faute morale et une violation de l’éthique académique : on ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages.
« L’inferno dei viventi non è qualcosa che sarà; se ce n’è uno, è quello che è già qui, l’inferno che abitiamo tutti i giorni, che formiamo stando insieme. Due modi ci sono per non soffrirne. Il primo riesce facile a molti: accettare l’inferno e diventarne parte fino al punto di non vederlo più. Il secondo è rischioso ed esige attenzione e apprendimento continui: cercare e saper riconoscere chi e cosa, in mezzo all’inferno, non è inferno, e farlo durare, e dargli spazio. »
Italo Calvino, Le città invisibili
« L’enfer des vivants n’est pas quelque chose qui sera ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons en étant ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première est facile pour beaucoup : accepter l’enfer et en faire partie au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et requiert une attention et un apprentissage constants : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui donner de l’espace. »
Italo Calvino, Les villes invisibles.