Mort de l’Université, vie du savoir
Par Johanna Siméant-Germanos (ENS, département de sciences sociales). Texte lu à l’occasion d’un « colloque intempestif» à l’ENS le 2 mai 2018.
Si on m’a invitée à parler aujourd’hui, c’est je pense à cause d’un texte, « Démolition », écrit il y a quelques mois, et dont la circulation, la réception, m’ont surprise, parce que ce texte a semblé faire écho à des milliers d’autres expériences individuelles : j’avais essayé de décrire mon désarroi à l’égard de la mise en crise convergente de ce qui contribue à faire tenir, un peu, une société : les institutions de la santé, du social, des transports, du savoir… Pas seulement les institutions puisque ce qu’il me semblait observer, comme plein d’autres, c’était aussi la prolifération de tous ces dispositifs, algorithmes, badges, mises en règle, courses à la notation, formulaires de soumission (le mot parle de lui-même), d’une façon qui à tous les niveaux produit de l’avilissement, une façon de faire son travail moins bien et dans l’isolement. Comme si ce qui se jouait, c’était aussi le recul de nos capacités d’agir ensemble parce que chacun devient comme entrepreneur de son asservissement. Visiblement, je n’étais pas la seule à ressentir ce désarroi. Et l’avoir écrit autrement que du haut de ma science, mais à partir de ce qui était aussi ma tristesse d’avoir vu la vie des miens et mon propre métier changer, a pu rencontrer un écho chez d’autres.
Si on m’a invitée à parler aujourd’hui, c’est peut-être aussi parce que j’ai enseigné 22 ans à l’université avant d’arriver ici. Le temps de voir changer le métier, le temps de voir l’idée même de l’université être mise en crise. Et tout ça dans un contexte où chaque réforme, inspirée du processus de Bologne à la fin des années 90, de l’injonction à l’alignement sur la concurrence dans le marché international de l’enseignement supérieur, de la mise en place d’une soi-disant autonomie des universités, chaque réforme n’est jamais que la conjonction de la managérialisation et de la diminution des capacités de résistance des universités… autant de façons de faire reculer l’idée que l’université pourrait être un lieu d’émancipation.
Alors il faut bien un peu parler de la loi ORE et de ParcourSup, mais sans oublier que ça s’inscrit dans un processus de plus long terme.
Ce qu’il y a d’odieux dans ParcourSup, c’est évidemment le mensonge marketing de la façon dont cette réforme est présentée, cette façon d’insister sur ce qui serait le scandale d’un tirage au sort qui ne concernait en fait que 0.4% des anciens étudiants, ce qu’il y a d’odieux, c’est la mise en place d’une réforme avant même qu’elle ne soit adoptée au parlement, ce qu’il y a d’odieux c’est une réforme sans les moyens du peu de mieux qu’elle promettait : la ministre avait presque réussi à faire flancher des enseignants-chercheurs fatigués, conscients des taux d’échec dans une partie des parcours universitaires, et qui trouvaient que le « oui si » (proposer une remédiation à qui l’on jugeait plus fragile), ce n’était pas une si mauvaise idée. À ceci près qu’il n’y avait aucun véritable moyen de mettre en place ces fameuses filières de remédiation (on cherche toujours le milliard prétendument alloué !)… vu qu’il n’y a déjà pas assez de places qui ont été créées à l’université malgré les projections que n’importe quel bureaucrate un peu sérieux aurait pu effectuer à partir des statistiques sur le nombre de bacheliers… peut-être qu’il faudrait que les gens qui peuplent les cabinets ministériels soient un peu mieux frottés de sciences sociales et un peu moins de plans en deux parties / deux sous-parties…
Surtout, ce qu’il y a d’odieux dans ParcourSup, mais je crois que je ne vous apprends rien, c’est la façon dont cela va augmenter la polarisation sociale, les inégalités sociales, augmenter le chacun pour soi, augmenter le recours au privé pour garantir la meilleure scolarité à ses enfants… Juste un exemple : quand on est un collégien de la Courneuve, cela veut dire qu’on aura raté quatre mois d’anglais en cinquième, trois mois de maths en quatrième, deux mois d’histoire géo en troisième… et qu’évidemment, les algorithmes qui vont pondérer vos notes en fonction de votre lycée d’origine ne vous donneront pas grand chance d’accéder aux filières qui vous intéressent.
Bref, ce qu’il y a d’odieux dans ParcourSup, c’est le mélange de mensonge et d’incompétence, de gens qui soit ne savaient pas, soit ne savaient que trop bien… comme pour la question des lettres de motivation qui ne seront évidemment pas examinées, mais qui auront permis de décourager les plus fragiles là encore…
Prenez juste la question de l’algorithme… Parce que le plus important ce n’est pas les slogans dans cette affaire, « pour ou contre la sélection », le plus important ce sont les détails, les algorithmes, les timings, les financements annoncés et pas débloqués : l’algorithme précédent, celui d’APB, basé sur ce que l’on appelle en théorie des jeux la théorie des mariages stables, prenait en compte la hiérarchisation des choix des élèves, ce que ne fait pas ParcourSup, où l’on demande aux terminales de ne pas hiérarchiser (au début on croit à une blague…) : mais ce que ça veut dire, quand on propose de ne pas hiérarchiser, c’est que les institutions d’élite vont s’arracher les gens qu’elles considèrent les meilleurs parce que venus des meilleurs lycées (et comme elles les voudront, tous ces élèves pourront choisir entre plusieurs filières… donc pour eux ce sera encore plus confort, plus de choix), et que les autres continueront peut-être de façon pire qu’avant à se retrouver dans des endroits où ils ne veulent pas aller. Et que le storytelling de « trouver la bonne place pour les bonnes personnes » est bel et bien mensonger. Si vraiment le problème est de ne pas admettre les gens qui n’ont pas le niveau dans une filière, pourquoi limiter cette démarche aux seules filières sous tension, pourquoi ne pas instaurer des filières de remédiation dans toutes les filières ? À partir du moment où ce n’est pas le propos, où les moyens n’en sont pas donnés, c’est bien qu’il s’agit d’une gestion malthusienne et excluante de l’université qui est en marche. Donc derrière le mot valise de sélection, il faudrait se demander, avant de faire des choix sur des gens qui n’ont pas eu les mêmes chances, si on n’aurait pas plutôt pu se donner les moyens de restaurer, pour tous, leurs capacités de choix ? À voir l’état des collèges et des lycées, la réponse est, évidemment, non.
S’il ne s’agissait que d’une réforme mal fichue, le énième accident industriel de technocrate… dans un monde idéal, on leur ferait lire quelques bons sociologues de l’éducation et tout irait mieux. Mais la crise de l’université, de l’idée d’université, est plus profonde. Et cela, finalement, quelle que soit la conception qu’on a de l’université : soit que l’on rêve à une tour d’ivoire qui permet d’observer paisiblement le monde à distance ; ou que l’on rêve d’un savoir complètement impliqué dans la société, qui en procède et lui revienne pour lui servir.
Aucune de ces deux aspirations n’a la moindre chance d’être satisfaite par une évolution qui ne pourra satisfaire que les universitaires qui aspirent à devenir chefs de projet bureaucratiques ou employés du mois.
Ce qui nous menace aujourd’hui, c’est l’aggravation d’une offensive généralisée contre toute possibilité de dire le vrai sur le monde. Et ça ne concerne pas que l’université. Et ça ne vient pas que de l’État. On voit depuis quelques années les enquêtes en sciences sociales être menacées de façon croissante par des procédures qui barrent l’accès à certains terrains, censurent des résultats, des publications. On voit se développer le conformisme des Institutionnal Review Boardsdans les universités anglo-saxonnes, qui, sous couvert de respecter les gens auprès de qui l’on enquête (une question, celle du respect des publics, qu’on pose bien moins dans plein d’autres domaines des politiques publiques !), limitent les possibilités d’observations longues, de type ethnographique, d’enquêtes de qualité au long cours, etc.
Mais ça, c’est aussi ce que vivent les journalistes (enfin ceux qui essaient de faire leur travail !). C’est aussi ce qui menace les institutions qui tentent de produire des statistiques qui ne sont pas alignées sur les attentes des gouvernants. C’est aussi la loi sur le secret des affaires et la multiplication des procédures-bâillons à l’égard des lanceurs d’alerte. C’est une mise en crise de la presse telle qu’il n’y a même pas besoin de lui demander d’être conforme vu le conformisme que fabriquent la précarité et la quête de ressources publicitaires.
Je reviens à l’université : la question est donc bien loin de se limiter à pour ou contre la sélection. Le monde universitaire est devenu un monde où il faut devenir de plus en plus un entrepreneur de soi-même, où les chercheurs doivent se débrouiller pour accumuler les financements nécessaires à leurs recherches auprès de diverses institutions publiques ou privées (ANR, Europe, etc.) à coups de projets de recherche ad hocqui suintent le conformisme, tout ça pour se transformer en chefs de projets, et clientéliser des protégés dans des post-doctorats puisque de toute façon le nombre de créations de postes d’enseignants-chercheurs titulaires diminue… tout cela dans un processus général qui augmente la fragmentation, l’isolement, et l’anomie à l’université. Pourtant les livres de sciences sociales français les plus importants que j’ai eu l’occasion de lire ces dernières années n’ont rien à voir et ne devaient rien aux financements et à la bouillie secrétée par les bureaucraties de la recherche, le jargon de l’excellence bureaucratiquement définie (Idex, labex, equipex et j’en passe), l’alignement sur le classement de Shanghai ou autre.
Et c’est cela qui peut continuer à nous animer, l’idée que le savoir n’est ni une affaire de managers, ni de bureaucrates, mais l’affaire de celles, de ceux, qui entendent bien préserver la dignité de leur métier, qui est de produire et de diffuser des paroles vraies sur la société. Avec le maigre espoir que, parfois, dire le vrai puisse avoir encore son importance et nous engager.