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Un frémissement

« Comment serait-il possible […] d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ? »

Albert Einstein

Un frémissement

Chacun a gardé en mémoire l’élan puissant qui s’est fait jour au sein de la société, à l’amorce de l’été, pour refuser l’accession au pouvoir de l’extrême-droite et s’opposer à la poursuite d’une politique de prédation du bien commun par des intérêts privés. C’est sur cette impulsion qu’il nous faut construire pour imaginer des horizons florissants malgré le retour de bâton engendré par l’alliance entre droites et extrême-droite. On ne saurait parler encore de mouvement tant la situation provoque l’accablement, mais de frémissement, de frisson, de tremblement. 3500 signataires pour un texte d’une grande modération est loin d’être suffisant pour peser dans un débat public étouffé par les névroses identitaires et la haine de l’altérité. La question de l’avenir de notre société demeure devant nous.

https://rogueesr.fr/investir-recherche-universite/

Mais la revue Science s’en fait l’écho, le Times Higher Education rend compte du décrochage français, le président de l’Académie des Sciences, Alain Fischer, prend la parole, des lauréates et des lauréats de l’Institut Universitaire de France font entendre leur rejet de vingt ans de paupérisation et de reprise en main de l’Université. On peut prendre connaissance de leurs déclarations ici :
https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/201024/l-institut-universitaire-de-france-dit-son-opposition-au-ministre-patrick-hetzel

Frémissement, donc, quand la société étouffe des bruits de bottes et du silence des charentaises.

Nous relayons ci-dessous deux nouvelles initiatives en ce sens.

Sauvons les Beaux-Arts

Nombre d’établissements universitaires et hospitaliers ont connu ces fusions et ces restructurations managériales délétères, qui produisent partout bureaucratisation, perte de sens et dévitalisation. C’est aujourd’hui au tour des Beaux-Arts de connaître un projet de démantèlement, contre la volonté de sa communauté et de sa direction. Il s’inscrit dans une politique de normalisation et de diminution de l’enseignement artistique qui touche toutes les écoles d’art en France. Artistes, étudiants, enseignants se mobilisent sous forme d’une pétition ouverte à toutes les signatures :

https://rogueesr.fr/beauxarts/

Association Acadamia pour la transparence des contrats qui lient les établissements du supérieur aux intérêts privés

Les contrats de mécénat qui lient établissement d’enseignement supérieur et entreprises comportent souvent des clauses de non-dénigrement, ou la possibilité pour les grands groupes d’influer sur le choix des maquettes d’enseignements, des conférences et des thèses. Cette violation du principe d’autonomie de l’Université met notre système de formation et de recherche à la merci des marchands de doute, des désinformateurs et des « réinformateurs ». Une association de jeunes ingénieurs s’est constituée pour exiger la transparence des contrats qui lient les établissements du supérieur aux intérêts privés :

https://asso-acadamia.fr/campagne-mecenat/

Le journal Libération s’est fait l’écho de quelques-uns de ces contrats :

https://www.liberation.fr/societe/education/total-loreal-quand-des-multinationales-dictent-leur-loi-a-lenseignement-superieur-20241015_2Z7DMDKAY5ABNMZACYYHF6O62U/

Association pour la liberté académique (rappel)

L’association Alia compte déjà un nombre d’adhérentes et d’adhérents qui témoigne de l’importance prise par la liberté académique. Pour adhérer:

https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-liberte-academique/adhesions/adhesion-a-l-association-pour-la-liberte-academique-alia

Elle vous invite à apporter votre signature en soutien à l’adoption d’une charte pour la liberté académique dans le plus grand nombre d’établissements de recherche et d’enseignement supérieur :

https://liberte-academique.fr/soutenir-la-charte-pour-la-preservation-et-la-promotion-de-la-liberte-academique/

« Il n’y a que mon semblable, la compagne ou le compagnon, qui puisse m’éveiller de ma torpeur, déclencher la poésie, me lancer contre les limites du vieux désert afin que j’en triomphe. Aucun autre. Ni cieux, ni terre privilégiée, ni choses dont on tressaille. »

René Char, La bibliothèque est en feu

Analyse du projet de loi de finance 2025

Comme chaque année, nous avons analysé l’évolution des budgets de la recherche et de l’Université à partir des documents budgétaires, résumée par le graphique suivant :

Budget total de l’Université et de la recherche (programmes 150, 172 et 193) décomposé en trois parties : la charge de service public pour l’Université, la charge de service public pour la recherche et la part de budget transférée au privé ou à des institutions publiques. (A) Représentation sans compensation de l’inflation. (B) Représentation en euros de 2024, avec compensation de l’inflation (INSEE). (C) Budget de l’Université (programme 150) rapporté au nombre d’étudiants à l’Université, avec compensation de l’inflation (projections de la Banque de France).

En résumé : Depuis l’adoption de la loi de programmation de la recherche, les budgets pour l’Université et pour la recherche publique chutent rapidement, du fait de l’inflation. Cela se traduit par une poursuite de la baisse du budget par étudiant entamée depuis 15 ans. Le projet annuel de performances accélère son ambition de déclin rapide de la production scientifique française. La cible de production scientifique était de 1,3% de la production mondiale en 2023, de 1,2% en 2024. Elle est désormais de 0,9%. La cible de production scientifique était de 6,6% de la production européenne en 2023, de 6,2% en 2024. Elle est désormais de 5,2%. L’indicateur comparant la production scientifique française à celle de l’Allemagne et du Royaume-Uni a été supprimé. La haute fonction publique est donc consciente de ce que les réformes structurelles menées conduisent à un décrochage scientifique beaucoup plus rapide que la simple baisse des budgets — l’utilisation d’indicateurs quantitatifs ineptes n’enlève rien à ce constat.

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Le réel quelquefois désaltère l’espérance

« Le réel quelquefois désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit. »

René Char

Une charte pour défendre la liberté académique

L’Association pour la Liberté Académique (ALIA) vient d’achever sa phase de constitution en association autonome. Nous souhaitons aider cette association qui naît, en appelant à l’adhésion massive des universitaires, des chercheuses et des chercheurs, quel que soit leur statut, et en relayant le formulaire d’adhésion.

L’Association pour la Liberté Académique propose une charte (à télécharger ici) qui pose les principes de la liberté académique et appelle les établissements d’enseignement supérieur et les organismes de recherche à l’adopter et à s’engager ainsi à préserver et promouvoir institutionnellement la liberté académique. ALIA invite les collègues de la communauté d’enseignement et de recherche à apporter leur signature pour soutenir l’adoption de cette charte dans le plus grand nombre d’établissements.

« Plus nous serons nombreux et nombreuses à demander la protection et la promotion de la liberté académique, plus cet enjeu apparaîtra comme une priorité dont les établissements d’enseignement supérieur et de recherche doivent s’emparer. » écrit le Conseil d’administration d’Alia.

De fait, on ne saurait prendre l’enjeu à la légère tant les menaces sont devenues quotidiennes.

« Une nourriture indispensable à l’âme humaine est la liberté. La liberté, au sens concret du mot, consiste dans une possibilité de choix. Il s’agit, bien entendu, d’une possibilité réelle. Partout où il y a vie commune, il est inévitable que des règles, imposées par l’utilité commune, limitent le choix. »

Simone Weil

Investir dans la recherche et l’Université, pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique

Nous sommes 3 500 universitaires, chercheuses et chercheurs, déjà, à avoir signé une tribune pour rouvrir l’horizon de notre société, en nous donnant les conditions nécessaires à juguler les crises démocratique, climatique, sociale, économique, donc en investissant aujourd’hui dans le savoir et ses institutions : l’École, l’Université, la recherche scientifique. Transformée en pétition, la tribune est ouverte à la signature de toutes et tous.

« L’ignorance est la nuit qui commence l’abîme. »

Victor Hugo

Défendre l’École, l’Université, la recherche (premier volet)

L’examen du projet de loi de finances pour 2025 constitue l’occasion de renouer avec le débat démocratique autour de deux visions antagonistes de la société. Le redressement des finances publiques rend nécessaire un effort de 60 milliards d‘euros, qui correspond exactement aux baisses annuelles d’impôts accordées aux plus aisés depuis 7 ans. Les plus fervents défenseurs du chef de l’État s’accordent désormais sur le fait que la politique de l’offre théorisée par la « Macronomics » — mot valise construit par analogie à Reaganomics — a échoué à relancer l’activité économique. Nous avons donc le choix entre préserver des mesures fiscales en faveur des plus riches, après qu’elles ont échoué dans leurs promesses, garantir le niveau des dividendes et couper les budgets de la santé, de l’éducation, de la recherche, ou renouer avec un investissement dans des communs qui permettent de rouvrir des horizons florissants. Nous invitons chaque laboratoire, chaque UFR, chaque département, chaque conseil central à prendre position sur les choix budgétaires.

Deux points nous semblent cruciaux à défendre :

  • Les budgets de l’Université et de la recherche doivent être sanctuarisés, ce qui suppose qu’ils soient réévalués d’au moins le montant de l’inflation — ce qui n’est plus le cas depuis la loi de programmation de la recherche (LPR).

  • Les subventions pour charge de service public des établissements d’enseignement supérieur doivent au moins suivre les évolutions de la masse salariale.

Quelques propositions de réforme du crédit d’impôt recherche (CIR) permettant de compléter les financements de la recherche, de l’Université, de l’École publique, et plus généralement des services publics :

  • Le CIR doit être conditionné à l’embauche de docteurs pour une durée supérieure à celle de la période d’essai, en contrat à durée indéterminée (CDI).

  • Le CIR doit être conditionné au paiement d’impôts sur les sociétés (aujourd’hui, les crédits d’impôts sont reportables pendant 3 ans, en cas de non imposition).

  • Réduction du plafond de subventions des dépenses de 100 millions d’euros à 25 millions d’euros pour préserver les petites et moyennes entreprises.

  • Faire du CIR un levier par un plafond de subvention plus élevé pour les recherches et développement autour des énergies décarbonées, de la prévention, de la souveraineté sanitaire, etc.

Nous développerons dans un second volet des propositions de réformes de la formation en alternance (20,4 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 7,2 milliards d’euros d’apprentissage) et de la formation des enseignants.

N.B. Cette troisième brève n’engage en aucune manière, ni les signataires de la tribune dont RogueESR est hébergeur, ni les adhérents de l’association Alia.

« Le verbe Résister doit toujours se conjuguer au présent. »

Lucie Aubrac

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L’hallali

« Aux branches claires des tilleuls
Meurt un maladif hallali.
Mais des chansons spirituelles
Voltigent parmi les groseilles.
Que notre sang rie en nos veines,
Voici s’enchevêtrer les vignes
. »

Arthur Rimbaud, Bannières de mai

« Neuf fois au nom de Cassandre
Je vais prendre
Neuf fois du vin du flacon
Afin de neuf fois le boire
En mémoire
Des neuf lettres de son nom.
 »

Pierre de Ronsard

Le gouvernement porté au pouvoir par l’alliance entre l’extrême-droite et les droites managériale et néoconservatrice a présenté un projet de loi de finance comportant un plan d’austérité de 40 milliards d’euros ainsi que 20 milliards de hausses d’impôts, à comparer aux 62 milliards d’euros de baisses annuelles des 7 dernières années, selon la Cour des comptes. Les aides publiques aux entreprises se sont envolées pendant la même période pour atteindre 200 milliards d’euros environ (entre 140 et 223 milliards d’euros selon le périmètre choisi). Ce plan d’austérité de 2% du PIB — le montant est comparable à celui qui fut imposé à la Grèce en mars 2010 — laisse augurer une possible récession en 2025.

Graphique produit par les services ministériels visant à masquer l’ampleur des coupes budgétaires programmées pour compenser la croissance rapide des aides publiques aux entreprises.

Pour l’enseignement supérieur et la recherche, la baisse graduelle de budget programmée par la LPR (loi Vidal de 2020) s’accentue. Le plafond d’emplois subit une baisse vertigineuse de 4900 postes. Pour frapper les esprits, le nombre de postes attribués à la « recherche dans les domaines de l’énergie, du développement et de la mobilité durables » a été divisé par deux. Le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche baisse de 1,3 milliards d’euros , une fois prise en compte l’inflation autour de 2,1%. La subvention pour charge de service public (SCSP) isole la part du budget qui finance le bien commun plutôt que le secteur privé. Elle représente 25 milliards d’euros des 40 milliards d’euros du budget de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR). Cette subvention pour charge de service public baisse de 430 millions d’euros. En 2024, déjà, il manquait 1 milliard d’euros de SCSP pour couvrir la masse salariale de l’ESR, dont 900 millions d’euros pour les seules universités…

Différence entre les subventions pour charge de service public (SCSP) et la masse salariale, qui comprend les rémunérations des fonctionnaires et des contractuels (données 2024 temporaires). Source.

« Il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas. »

Proverbe Shadok

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Barnum post-démocratique

C’est un événement suffisamment rare pour être salué : une nouvelle association nationale a vu le jour pour défendre la liberté académique et travailler à une vision renouvelée de l’Université et de la recherche, ALIA, l’Association pour la LIberté académique. Vous pouvez y adhérer ici. Nous lui souhaitons de beaux succès.

« Le racisme est la pire plaie de l’humanité. Il triomphe quand on laisse le fascisme prendre le pouvoir. »

Lucie Aubrac

Nous reviendrons dans de prochains billets sur les questions propres à l’Université et la recherche, et en particulier sur les conséquences de l’austérité budgétaire qui s’aggrave. Nous consacrons ce billet à deux questions dont on verra qu’elles éclairent aussi la nature de la nouvelle bureaucratie du supérieur. Pourquoi l’alliance entre la minorité présidentielle et l’extrême-droite était-elle si évidente que nous l’avions anticipée dans chacun de nos billets récents ? En quoi la bascule dans la post-démocratie est-elle directement liée à la situation économique ?

« En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées. »

Honoré de Balzac

Les élections législatives ont montré le très fort rejet de la politique économique et sociale menée par la droite managériale et le rejet tout aussi fort de l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite national-identitaire. Pourtant, après d’autres pays européens, c’est au tour de la France de voir une coalition entre les néolibéraux et l’extrême-droite, par l’entremise des néoconservateurs, arriver au pouvoir — s’en emparer, plutôt. Ce n’est pas une surprise ; avant les élections, nous avions analysé les logiques de situation qui poussaient à une alliance de gouvernement entre l’extrême-droite et la minorité présidentielle :

Étonner la catastrophe

Il n’y a pas un mot à changer. La presse internationale a unanimement souligné la gravité de l’effondrement moral et démocratique qui a eu lieu pendant l’été : l’illibéralisme de M. Macron a parachevé la bascule vers la post-démocratie. On qualifie de post-démocratique un régime qui obéit aux caractéristiques suivantes : (i) la subsistance d’élections qui se traduisent institutionnellement par des politiques contraires à la volonté majoritairement exprimée ; (ii) des violations répétées de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, et un piétinement des libertés publiques ; (iii) l’effondrement de tout espace public de délibération et de pensée au profit d’un brouillard de confusion et de désillusion généré par manipulation médiatique directe et par diffusion des sottises incohérentes produites en retour.

« La France est un pays qui adore changer de gouvernement à condition que ce soit toujours le même. »

Honoré de Balzac

Si M. Macron a refoulé le vote antifasciste de son électorat, c’est avant tout en raison de la situation macro-économique. L’Express rapporte ainsi ses propos : « Si je la nomme, elle ou un représentant du NFP, ils abrogeront la réforme des retraites, ils augmenteront le Smic à 1 600 €, les marchés financiers paniqueront et la France plongera. […] Une crise à la Liz Truss. » Cette phrase formule clairement la thèse selon laquelle les marchés financiers dicteraient les résultats admissibles des élections. Si le président de la République se soumet à l’emprise de l’extrême-droite, c’est, explique-t-il, parce qu’il n’est qu’exécutant (subordinate) d’une politique économique décidée par « les marchés financiers » qui deviennent, comme la religion autrefois, les instances de légitimation d’un pouvoir technocratique. C’est donc une forme de suffrage censitaire qui fait son retour, conférant à la période un parfum de Directoire que renforcent l’autoritarisme et l’usage d’un discours fondé sur la modération et sur le brouillage des repères politiques. Le président de la République se mettant en scène comme DRH de la nation auditionnant des candidats à Matignon, avant de prendre sa décision — à l’exact opposé du vote populaire — en offre une illustration saisissante. S’il contrevient aux mœurs, procédures et usages des démocraties libérales, c’est paradoxalement, nous dit-il, parce qu’il est frappé d’impuissance. Dès lors que l’État est placé au service et sous le contrôle du marché, le président de la République ne gouverne pas : il fait l’acteur. Soulignons que Mme Truss a été portée au pouvoir par une alliance entre libertariens, néoconservateurs et néofascistes, et en a été chassée par « les marchés financiers » après qu’elle a annoncé la suppression sans compensation de l’impôt sur la fortune, le creusement de la dette en conséquence et des coupes drastiques dans le budget de la sécurité sociale. Toute ressemblance…

« La démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité : c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire, c’est un code moral. »

Pierre Mendès France

Le curieux alignement des sociétés occidentales qui voient arriver au pouvoir, les unes après les autres, des alliances entre néolibéraux et extrême-droite, est donc le fruit de la situation macro-économique. Le rapport Draghi sur la compétitivité européenne, fraîchement paru, analyse précisément les tendances lourdes du capitalisme contemporain : ralentissement des taux de croissance et affaissement des gains de productivité. Si cette longue dépression se fait sentir aux États-Unis et en Chine, c’est en Europe et en particulier en France que la situation se dégrade dangereusement. Dans un « jeu » à somme nulle, ou presque, la distribution des dividendes mondiaux a atteint un nouveau record, en hausse de 8% en un an — 6% en compensant les effets de change. Le taux de rendement des capitaux est largement supérieur au maigre taux de croissance de la production de richesses, ce qui induit une politique d’appauvrissement des salariés et de démolition des programmes sociaux. Les « marchés financiers » exigent des managers d’État qu’ils mènent des politiques de dérisquage de l’investissement : les États, mis en concurrence, se doivent de garantir le taux de rendement du capital par des aides directes aux entreprises (entre 160 et 200 milliards d’euros selon les critères retenus) et des mesures de défiscalisation des hauts revenus. Les réformes structurelles qu’ont exigé ces mêmes « marchés financiers » depuis des décennies n’ont pas produit la croissance promise par le dogme économique qui les a justifiées : la fiction obscurantiste du « ruissellement ». Nos sociétés sont entrées dans un infernal cercle d’autophagie : plus la polycrise démocratique, climatique, sociale et économique s’amplifie, plus le système qui la provoque s’en nourrit. Aussi les batailles à venir visent-elles à préserver le bien commun de l’emprise du marché : impôt sur la fortune, suppression des niches fiscales et des aides directes de l’État à l’actionnariat d’entreprise et défense d’un système de retraite public. Comment ne pas voir, en effet, dans la retraite par capitalisation, le symbole d’une société autophage, les salariés participant au travers des fonds de pension à la dévoration de leurs propres existences ?

« Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé. »

René Char

Nul doute que l’année d’instabilité institutionnelle et d’austérité qui s’annonce sera ponctuée de surprises artificielles, de trahisons, de rumeurs et de mises en scènes distillées en feuilleton par le Barnum médiatique. Il est plus que jamais nécessaire de nous soustraire à ce spectacle hypnotique et déplorable pour contrecarrer l’effondrement moral de la société et ouvrir un avenir qui ne soit pas désespérant pour les jeunes générations. L’Université a un rôle primordial à jouer pour réinstituer un espace public de pensée, de confrontation et de critique réciproque. Les campus doivent devenir des lieux ouverts, polycentriques, opérant en réseau, où s’élaborent les moyens de juguler la polycrise et où se réinvente une démocratie débarrassée des oripeaux monarchiques.

« Tout est fini. Ce pays n’existe plus… Et, enfin, comme il faut bien faire quelque chose, même quand il n’y a plus rien à faire, je suis des vôtres. »

Pierre Brossolette

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En attendant Gogo

« Vladimir (triomphant) — C’est Godot ! Enfin !
(Il embrasse Estragon avec effusion.)

Gogo ! C’est Godot ! Nous sommes sauvés ! »

« Vladimir.— Ceci devient vraiment insignifiant.
Estragon.— Pas encore assez.
»

Samuel Beckett, En attendant Godot

Jamais le sens de notre métier n’a été aussi évident, dans ce flottement généralisé. Nous vous souhaitons une bonne rentrée et vous invitons à participer au baromètre de l’ESR 2024. Il concerne tous les personnels de l’ESR, tous statuts, secteurs, disciplines, et métiers confondus et nécessite moins de 10 minutes.

Face au désarroi qui gagne une partie des authentiques progressistes, le Groupe Javier Milei a décidé de se reformer pour reprendre la plume dans la plaie et porter un message fort, empli d’optimisme et de détermination, aux antipodes du défaitisme ambiant.

N’ayons pas peur des mots : les élections législatives du mois de juillet ont été la fastueuse cérémonie d’ouverture d’une olympiade politique telle que la France n’en a plus connu depuis les Bonaparte. Après une course indécise, M. Emmanuel Macron a glorieusement remporté la médaille d’or de l’épreuve de saut d’obstacle disruptif, battant par son implacable « Finishing Lean To Win » son seul concurrent digne, l’ami et compañero Javier Milei. Quel sportsmanship, quelle élégance dans leur virile accolade à la veille de la compétition ! Voilà la concurrence telle que nous la voulons : sauvage avec les agneaux, mais reconnaissant les mérites des autres grands fauves. En queue de groupe, M. Donald Trump est passé totalement à côté de son rendez-vous, après avoir empilé les contre-performances depuis sa tentative de record du monde du Capitole. M. Emmanuel Macron, lui, a électrisé les foules, mis le feu disruptif au Stade Suprême en balançant sa grenade dégoupillée dans les jambes.

Les universitaires auront sans mal reconnu la clé du succès de ces législatives : tant il est vrai que l’Université fut un laboratoire de cet ordre nouveau où les élections produisent des instances collégiales fragmentées et ingouvernables autrement que par un rassemblement d’intérêts bien compris, loin des vaines illusions programmatiques et des promesses électorales d’un autre temps. Après le Hcéres, la DGRI et la DGESIP, dont la pratique dérégulée d’une gouvernance intérimaire permanente fait florès, voici maintenant que c’est l’Assemblée Nationale qui se met à l’école de Paris-Saclay, ce vaisseau amiral de l’excellence managériale : la démocratie disruptée accouche du règne sans partage du Cercle de la Raison. La haute administration peut enfin renoncer aux fausses pudeurs des chambres d’enregistrement. L’authentique démocratie parvient à l’excellence politique sur le marché des idées, non par de stériles engagements publics, mais par un libre jeu des intérêts qui transcende toute éthique individuelle ; la vraie politique, c’est la conduite scientifique de l’émergence d’un ordre spontané qui sublime la perfection; le seul programme possible, c’est l’optimum du marché. On comprend dès lors que la question de la coalition se règle d’elle-même, et que les esprits ne soient plus occupés que par cette seule question: Qui ? Quel manager vertueux ? Quel maquignon pour Matignon ? C’est ici, hélas, que des idées fausses, la confusion, la peur de la nouveauté peut-être, engendrent des erreurs de jugement et plongent le pays dans le désarroi.

Il ne s’agit aucunement pour le Souverain, de consentir à une cohabitation — tout au plus à une sous-location. D’aucuns semblent vouloir se laisser tenter par un Moscovici, un Migaud, un Beaudet, un Cazeneuve — il est vrai que, malgré ses convictions menchéviques, M. Cazeneuve n’a pas démérité pour se faire accepter des gens raisonnables comme M. Ciotti, notamment par le doigté dont il a su faire preuve dans l’affaire de Sivens. Name dropping sans substance: ces nominés exhalent un tel parfum de vieux monde ! Il faut donc voir ailleurs. Mme Valérie Pécresse est régulièrement citée, elle aussi, dans ce feuilleton qui nous tient en haleine. Nous gardons au cœur la mémoire de ce que nous lui devons. Les preuves d’amour dont elle nous a gratifiés ne seront jamais oubliées. Mais le feu sacré de la réforme a depuis longtemps quitté cette conservatrice chiraco-versaillaise, qui ne fut révolutionnaire que sous l’impulsion de la commission Attali-Macron. Alors qui ? Qui ?

Nous le savons: nombre de nos amis souhaitent ardemment la nomination de M. Martin Hirsch à la tête d’un gouvernement technique. Par son action sans concession comme bed manager in chief des Hôpitaux de Paris, l’ancien sous-ministre de Nicolas Sarkozy a en effet montré toutes ses capacités de leadership humain : nous y voyons, comme beaucoup, la marque de son long engagement dans le premier cercle dirigeant d’Emmaüs. Ne mérite-t-il pas lui aussi un droit au logement ? Mais M. Hirsch est aujourd’hui accaparé par sa tâche d’expansion de l’enseignement supérieur privé lucratif, une œuvre indispensable pour sauver les prochaines générations de l’emprise du marxisme culturel transcosmopolite et de la science sans conscience.

Victime de l’injuste intervention de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, Mme Frédérique Vidal, flamboyante pionnière de la modernité disruptive, a été empêchée de suivre la même voie. A toute chose, malheur est bon : la pasionaria des instances paralysées, ange noir du management injustement déchue, est la candidate idéale pour Matignon. La première, elle sut concevoir que la première richesse de la formation, ce sont les frais d’inscription. La première, elle sut affirmer que la démocratisation, c’est la sélection, que le véritable internationalisme passe par la discrimination, qu’une bonne programmation pluriannuelle de la recherche se doit de n’être ni pluriannuelle, ni programmatique, mais d’opérer d’une main qui ne tremble jamais les coupes indispensables dans les budgets des temples de l’islamo-gauchisme et de l’anti-France. La première, elle sut dire que la solidarité, c’est la prédation, que la liberté académique, c’est le juste contrôle des pensées déviantes. Cette prophétesse de la symbiose bolsonaro-progressiste incarne depuis 2017 la vérité politique de notre camp, telle qu’elle trouve enfin à s’exprimer. Madame Vidal, pour vous, il n’y aura ni liste d’attente ni procédure complémentaire : c’est dès aujourd’hui que nous nous rallions à votre panache rutilant pour conduire la nation vers un avenir authentiquement darwinien.

Comme le déclarait ce grand apôtre de la liberté, Augusto Pinochet, « La démocratie porte en elle le germe de sa propre destruction. Un proverbe dit que « la démocratie doit de temps en temps se baigner dans le sang pour pouvoir continuer à être une démocratie ». Heureusement, ce n’est pas notre cas. Il n’y a eu que quelques gouttes. »

VIVA LA LIBERTAD, CARAJO.

Groupe Javier Milei

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Dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste

« Le fascisme, c’est le mépris. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. »

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951

« Dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste. »

Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, 2001

Passé le soulagement d’un soir, ne subsiste que l’immensité de la tâche à accomplir pour transformer quelques mois de sursis en une bifurcation historique qui éloigne durablement le spectre d’un gouvernement d’extrême-droite et rouvre l’horizon d’une aube démocrate.

Les travaux de sociologie politique montrent que le vote national-identitaire procède de la conjonction de plusieurs mécanismes : le racisme et sa politisation par la « préférence nationale » et le droit du sang ; la hantise du déclassement, conséquence directe de l’extension du marché et de la mise en concurrence à l’intégralité de la vie sociale ; la rhétorique dévoyées des « privilégiés » qui oppose un peuple autochtone désireux de vivre correctement du fruit de son labeur d’un côté aux élites intellectuelles et économiques et de l’autre aux « immigrés » et aux « assistés » supposés détourner à leur profit ce qui reste d’État providence ; le désir de préserver un mode de vie ou un « entre-soi ». Cette conjonction est favorisée par la reprise des thèmes et des éléments de langage de l’extrême-droite par une large partie de la classe politique, et par la sphère médiatique, notamment par des groupes possédés par des entrepreneurs politiques ; cette reprise, enfin, est elle-même facilitée par le soutien des franges libertariennes et néo-conservatrices des milieux d’affaire. Derrière l’émergence d’une extrême-droite hybride entre néolibéralisme autoritaire et suprémacisme national-identitaire dans l’ensemble des pays occidentaux, il y a de fait l’érosion tendancielle de la croissance et, en même temps, l’accroissement aux forceps du taux de profit : « France now has […] an unusually dominant billionaire class whose total wealth is equal to 22 per cent of GDP, ahead of even the US », résume ainsi le Financial Times

La minorité présidentielle porte ainsi une responsabilité écrasante dans la transition du FN/RN de 7 députés en 2021 à 143 aujourd’hui. Le pouvoir sortant s’est engagé dans une dérive illibérale interminable, au point d’avoir, le premier, noué une « coalition de projet » avec Mme Le Pen, en décembre dernier, pour faire adopter sa loi sur l’asile et l’immigration ; l’artisan de cet accord s’appelait… M. Ciotti. L’exigence de l’heure est donc de congédier « tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte » (V. Hugo) et leur monde fait d’arrangements sordides, de concessions à la xénophobie et de démagogie médiatique. Les rapports de force dans le futur hémicycle mettront du temps à devenir lisibles. Une chose est sûre, toutefois : le Parlement ne suffira pas à la tâche, et la société civile — associations, organisations non gouvernementales, syndicats, collectifs — doit prendre une part active à l’institution d’une démocratie propre à juguler la polycrise qui lamine nos existences. La Vème République est morte honteusement, au détour d’une manœuvre tactique du prétendu « maître des horloges ». Rendre un avenir à notre société impose d’en passer par un nouveau moment constituant et, sauf en pensée magique, la Constituante n’émergera pas spontanément d’un parlement ingouvernable issu de la décomposition d’un régime césariste.

Cette intervention directe de la société civile n’est donc pas une simple conséquence de l’impasse arithmétique d’une Assemblée divisée en trois blocs d’importance analogue. Elle vient de plus loin, de la faillite même de la monarchie élective sur laquelle se fondait la Vème République. Chaque élection abîme un peu plus notre société. L’abandon de toute forme d’attachement à la vérité par les prétendants au pouvoir conduit à ce que candidats et électeurs s’entre-déchirent, dans un spectacle navrant que la raison pousse à fuir. Les élections ne sont plus un moment d’expression et de résolution des contradictions qui habitent notre société, mais un moment de surdité et d’intensification de ces contradictions, dont la majorité des citoyens sort plus frustrée et inquiète qu’elle n’y est entrée. Une élection qui se joue sur les plateaux de MM. Drahi et Bolloré ne saurait offrir la délibération démocratique nécessaire à sortir de la société de l’insignifiance et à nous bâtir un avenir commun. La démocratie ne sera réinstituée que si la société civile organisée s’attèle à ce travail.

Les fronts sont multiples. Il y a urgence à défasciser la sphère médiatique, en s’inspirant des ordonnances de 1944 conçues par le Conseil national de la résistance (CNR) et en commençant par le renouvellement des fréquences TNT par l’Arcom. Place de la République hier soir, dans la douceur de ce bref soulagement, des slogans chantés par la jeunesse le disaient déjà : « Casse-toi Hanouna », « Bolloré la TNT c’est pas à toi ».

Il y a urgence aussi à ce que les organisations du mouvement démocratique, écologique et social interpellent les élus de centre-gauche pour empêcher la poursuite de la destruction de la société. Parce que l’École, de la maternelle à l’Université, est le lieu d’apprentissage de la citoyenneté et de la tolérance mais aussi parce qu’elle est devenue un lieu de mise en concurrence délétère, nous devons nous atteler à sa refondation. 

Le rôle de l’Université est primordial dans la construction d’un horizon démocratique pour les vingt ans à venir, condition sine qua non pour sortir notre société de l’ornière et bannir le fantôme du fascisme. Parce que la post-vérité trumpienne, la confusion et le bruit des bots ont envahi l’espace public, l’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux compte parmi les urgences. Cela impose que nous défendions la même conception exigeante de la liberté académique, et que nous nous engagions pour disposer des moyens institutionnels, statutaires et financiers pour la faire vivre. Cette défense de l’idéal universitaire signifie aussi, pour nous, un devoir et une responsabilité envers la jeunesse.

Il y a quatre ans, nous étions plus de 7 000 à signer :

« Il y a une affinité profonde entre le temps long de la science, son ancrage dans l’expérience et la controverse savantes, et l’exercice de la démocratie, impliquant la délibération et l’attention à l’expérience ordinaire des citoyens. »

« Le corollaire de l’autonomie du monde savant est son engagement sur un principe : sa responsabilité vis-à-vis de la société. L’usage politique, technique et industriel des travaux scientifiques doit se décider dans un cadre pluraliste et démocratique, en accord avec l’intérêt commun. Cela suppose de réinstituer l’Université comme lieu de formation des citoyens à une pensée autonome et aux savoirs critiques, et comme lieu de production et de transmission au plus grand nombre de connaissances scientifiques et techniques. Le métier de scientifique ne consiste pas à aménager la crise ou climatiser l’enfer, ni à bâillonner la démocratie au nom du savoir expert. »

« Nous devons à la jeunesse un horizon élargi, un avenir à nouveau ouvert. »

https://rogueesr.fr/retrouver-prise/

Quelles contributions concrètes pouvons-nous apporter à cet effort ?  Il est au moins un thème politique se situant au point d’articulation de la crise démocratique, sociale, économique et écologique : l’aménagement du territoire. Le prendre à bras-le-corps nécessite de tourner la page du bonapartisme et mettre à bas le mythe des métropoles intelligentes en concurrence avec les villes-mondes des autres pays de l’OCDE, qui contribue directement à offrir à l’extrême-droite les territoires relégués au rang d’arrière-pays paupérisé, vivier de travailleurs précaires et de salariés déclassés, où la jeunesse n’a pas d’avenir. Or la politique de différenciation territoriale des établissements universitaires est un aspect fondamental de cet aménagement à contresens, porteur de misère et de frustration. Cela signifie qu’il nous faut tourner la page des programmes de bureaucratisation et de concentration métropolitaine de l’Université conçus par M. Aghion et M. Cohen en 2004 puis par M. Merindol en 2012. Nous avons assez dit combien ces réformes ont érodé la liberté académique, provoqué le décrochage scientifique du pays et étendu le règne de l’insignifiance managériale ; mais elles ont aussi, et peut-être surtout, contribué à la montée du sentiment de déclassement de la jeunesse, dont se nourrit l’extrême-droite. 

Mais l’aménagement du territoire est aussi un enjeu pour la construction d’une société post-carbonée. Le réchauffement climatique implique de relocaliser la production de biens agricoles et manufacturés, conformes aux besoins de la population, au plus près de leur utilisation. Investir dans l’aménagement du territoire est à même de réunir un large consensus, incluant ce qui reste du centre-droit démocratique, dont les derniers bastions sont souvent dans des circonscriptions rurales et périurbaines.

Il nous faut donc édifier un système d’Université et de recherche scientifique qui ait du sens, et soit adapté à la société que nous devons construire. Nous l’avons déjà souligné à maintes reprises : rouvrir l’avenir du pays impose de réorganiser l’Université selon un modèle polycentrique. 

Cela passe par la construction de cinq ou six universités expérimentales, qui doivent être disséminées dans des villes moyennes voire des petites villes, en privilégiant des régions jusqu’à présent lésées par les politiques d’aménagement du territoire. Elles y réinsuffleront la vie tout en offrant à la recherche et à l’enseignement des perspectives inédites d’invention collégiale et d’intégration dans le tissu urbain, à l’image de ce qu’ont su faire non seulement l’université expérimentale de Vincennes mais surtout un grand nombre d’universités étrangères, sises dans des communes moyennes. Loin des collèges universitaires de proximité, il s’agit d’instituer des établissements nouveaux, humboldtiens, ouverts aux salariés non-bacheliers, où se pratique une recherche exigeante et audacieuse, appuyée sur la réalité mille fois démontrée : la recherche progresse quand elle s’organise en un réseau souple d’unités de taille intermédiaires et non sur quelques fleurons réputés d’excellence.

L’Université peut-elle rester en-dehors du grand mouvement constituant sans lequel le sursaut ne serait qu’un sursis ? Comment pourrait-on imaginer que l’institution vouée au débat rationnel, argumenté et contradictoire ne soit pas partie prenante de la reconstruction d’une démocratie effective, contre le règne du bavardage, de la post-vérité et du repli sur soi ? Il nous revient de faire œuvre d’imagination et de liberté pour redonner un avenir à notre société, pour retrouver prise sur nos vies.

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Étonner la catastrophe

« Nous ne nous opposerons réellement aux puissances qui menacent les libertés intellectuelles et individuelles que lorsque nous aurons reconnu que la notion même de liberté, pour laquelle nos ancêtres s’étaient déjà déchirés, est aujourd’hui en péril. »

Albert Einstein, conférence au Royal Albert Hall le 3 octobre 1933 avant son exil d’Europe.

« Par deux points fascistes passe une extrême droite et une seule. »

Jean Yanne

« L’aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Victor Hugo, Les Misérables

Assemblée générale constituante de l’association Alia pour la liberté académique

Le 11 juillet de 16h à 18h à l’Université Paris Cité,

Campus Saint-Germain-des-Prés, 45 rue des Saints-Pères 75006 Paris

Participer par vidéo conférence :

https://u-paris.zoom.us/j/89283125188?pwd=HZWx4U2IE7iFdeGZ2TvxjbSRTdiVY6.1

Étonner la catastrophe

Pourquoi M. Macron a-t-il pris la décision de procéder au suicide politique de son parti, servant de marchepied à l’accession au pouvoir de l’extrême-droite nationaliste, xénophobe et identitaire ? Comme la lettre volée dans la nouvelle The Purloined Letter d’Edgar Allan Poe, la réponse à la supposée « énigme » est si évidente qu’elle échappe aux derniers partisans du président de la République. Comme lors des récentes coupes budgétaires visant la recherche et l’écologie, l’étonnement est la marque de la cécité volontaire. Les tentatives journalistiques d’identifier un plan machiavélique derrière cette décision méconnaissent une réalité plus simple, que la comparaison avec le chancelier Brüning échoue également à capturer. 

Le césarisme d’une cinquième République déliquescente, qui a écarté les corps intermédiaires et n’a plus qu’un rapport lointain avec une démocratie libérale, invite à ces lectures psychologisantes. Pourtant, la régularité la plus frappante du moment est la prise de pouvoir synchrone, à quelques années près, dans l’ensemble des pays occidentaux, de nouvelles coalitions hybrides, autoritaires et illibérales, associant les représentants d’un bloc « réformateur » néolibéral radicalisé et les héritiers historique des fascismes. Ces coalitions, qu’on a vues à l’œuvre aux États-Unis, au Brésil, en Autriche, en République Tchèque, sont actuellement au pouvoir en Suède, en Italie, en Finlande, en Argentine. Le nouveau gouvernement néerlandais en sera également un exemple. Au Royaume-Uni, le parti Conservateur est travaillé depuis plusieurs années par la même tentation, qui a porté Boris Johnson et Liz Truss au pouvoir. Toutes ces expériences de gouvernement se caractérisent par leur usage de la rhétorique chauvine typique de l’extrême-droite national-identitaire, par la haine de l’altérité, et par la suppression graduelle de libertés publiques, dans le but de ne plus conserver de la démocratie libérale que le vote. En parallèle, ces pouvoirs mènent une politique implacable de liquidation des programmes sociaux, du système de santé et d’éducation et de prédation du bien commun par des intérêts privés, la rengaine du « bon sens » redoublant celle de « la dette ». On retrouve ainsi la flat tax légitimée par la « courbe de Laffer » de M. Salvini à M. Macron, de M. Trump à M. Johnson. Les journaux économiques se font déjà l’écho des rapprochements entre les milieux d’affaires et l’extrême-droite française. Les campagnes politico-médiatiques contre l’Université et la recherche sont l’une des constantes de ce programme d’hybridation entre l’ancien centre-droit affairiste et les milieux nationalistes et identitaires enracinés dans l’histoire du fascisme européen, qui réactualisent la vieille fabrique maccarthyste d’un ennemi de l’intérieur. 

Dès lors, la personnalité du chef de l’État tout comme ses intentions importent peu. Une interprétation plus féconde de la tectonique politique en cours consiste à analyser ce que Michel Dobry appelle des logiques de situation. Comprendre comment le Tea party a mené Trump au pouvoir en hybridant la technophilie des tycoons libertariens de la Silicon Valley et l’obscurantisme néo-conservateur. Regarder comment gouvernent Meloni, Babis, Orban ou Bolsonaro. Explorer comment la droite managériale suédoise a troqué la rhétorique du cordon sanitaire contre la « stratégie » du marche-pied, en s’alliant avec les « Démocrates de Suède », nés d’un parti ouvertement néonazi. Étudier comment le parti néolibéral VVD, proche du macronisme, s’est allié aux nationalistes identitaires du parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders, au parti du lobby agro-industriel BBB et au parti « anti-corruption » NSC. Comparer la mise au pas idéologique des médias publics et privés, la criminalisation des mouvements sociaux et en particulier des militants pour le climat en France et en Italie. Constater à l’occasion des élections européennes que la France arrive désormais au troisième rang du degré de fascisation dans l’Union européenne, juste après la Pologne et la Hongrie, et juste avant l’Italie. Le ressentiment, alimenté depuis des décennies par des politiques sociales et économiques délétères est si fort qu’il mettra longtemps à se dissiper après que les causes profondes auront disparu.

« Résistance n’est qu’espérance. Telle la lune d’Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes. »

René Char

Que les élections législatives conduisent ou non à une alliance de gouvernement entre l’extrême-droite et la minorité présidentielle, deux convictions commencent à être largement partagées. Premièrement, s’il y a des logiques de situation, il n’y a pas de déterminisme historique : il nous incombe d’« étonner la catastrophe ». Deuxièmement, il revient aux citoyens eux-mêmes, aux collectifs, aux associations, aux syndicats, aux journaux indépendants, aux universitaires — la « société civile » — de se mobiliser fortement pour ouvrir l’horizon. La démocratie n’est pas cette monarchie élective dont les sujets, passifs entre deux votes, sont frappés d’anomie ; la démocratie est l’auto-institution raisonnée par la société des règles collectives qu’elle se donne. La faiblesse des contre-pouvoirs en France, bien plus qu’à l’étranger, nous oblige. Ce qui frappe dans les manifestations quotidiennes en faveur de l’institution d’une démocratie, c’est d’abord la jeunesse des manifestants — il faut remonter au début des années 1970 pour voir une telle fraction de jeunes gens dans la rue. Ce qui frappe, ensuite, c’est la réaction digne des directions associatives de la société civile, de la Ligue des Droits de l’Homme à la CGT, de la CFDT à l’Union Rationaliste, en passant par le Planning familial et les ONG mobilisées pour l’environnement et le climat — dignité qui contraste avec le désolant spectacle de la lutte des places. Nous ne sommes pas plus condamnés au fascisme que nous le sommes à la médiocrité et à l’insignifiance de la bureaucratie managériale. Nous avons à faire éclore la société décarbonée qui s’épanouira dans dix ans — c’était le sens déjà des cinquante propositions pour l’Université et la recherche.

La probabilité est grande que l’extrême-droite obtienne une majorité relative lui permettant de construire une « majorité de projet » avec la minorité présidentielle, dont le principe a déjà été expérimenté en décembre à la faveur du vote de la loi sur l’immigration. Nous ne pourrions alors guère compter sur les bureaucraties des établissements pour faire écran aux menées fascisantes. Les fameux « acteurs de l’ESR » se montrent déjà incapables de tenir le principe millénaire de franchise académique dont le principe tint bon même sous l’Inquisition. Nous avons besoin de réseaux de solidarité effectifs, organisés localement. Nous avons besoin de nous connaître, de nous montrer imaginatifs et joyeux, et de faire front.

Post-scriptum : Une partie de la communauté n’a pas voulu comprendre la nécessité d’une recherche scientifique autonome, indépendante des pouvoirs politique, économique et religieux. Réalise-t-elle soudainement ce que signifient l’ANR, l’ERC, les PEPR, le Hcéres ou la titularisation des chaires junior sous le contrôle de l’extrême-droite ? On aimerait l’espérer mais rien n’est moins sûr.

Bibliographie

Wendy Brown, In the Ruins of Neoliberalism: The Rise of Antidemocratic Politics in the West, Columbia University Press, 2019.

Félicien Faury Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.

Violaine Girard, Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, 2017

Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Seuil, 2014.

Nonna Mayer, Ces Français qui votent FN, Paris, Flammarion, 1999.

Quinn Slobodian, Crack-up capitalism. Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy, Metropolitan Books, New York, 2023.

Quinn Slobodian, Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.

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Saclay Graal

Saclay Graal

Prière Rogue

Prière rogue — Gardez-nous la révolte, l’éclair, l’accord illusoire, un rire pour le trophée glissé des mains, même l’entier et long fardeau qui succède, dont la difficulté nous mène à une révolte nouvelle. Gardez-nous la primevère et le destin.

René Char

Attaque de l’extrême-droite contre la liberté académique

La transformation du libéralisme managérial en autoritarisme illibéral n’a rien de spécifiquement français. La plupart des pays occidentaux traversent les mêmes phases de prise de contrôle de la presse, de suppression graduelle des libertés publiques, de forge à plein régime d’une société de surveillance et de contrôle empruntant ses outils techniques à Singapour ou à la Chine. Dans différents pays, déjà, des partis technocratiques se revendiquant du centre démocratique forment des alliances de gouvernement avec des partis ethno-identitaires, nourris de haines raciales, de fondamentalisme religieux et de nationalisme ras du front. En témoigne l’alliance à bas bruit entre la présidente de la Commission européenne, la démo-chrétienne Ursula von der Leyen, et la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, tête du mouvement néo-fasciste Fratelli d’Italia. L’ancien « cercle de la Raison » a renoncé aux méthodes doucereuses de fabrication du consentement, qui s’appuyaient sur des discours ostensiblement modérés, l’idée d’expertise, un « progressisme » technophile, l’adaptation nécessaire à un monde qui change, et la paix garantie par les accords commerciaux.

Aujourd’hui, la mue autoritaire conduit à des attaques sans précédent contre les chercheurs, les universitaires, les journalistes — celles et ceux qui participent activement à la fabrication de l’opinion, et dont beaucoup avaient voulu croire aux promesses de la technocratie « co-construite ». Aux tentatives de naturaliser une doctrine politique en lui conférant un vernis pseudo-scientifique, succède le recours permanent au mensonge, à la triangulation des idées de « l’adversaire » supposé et à la confusion. Nous y voyons les deux faces d’une même médaille, celle d’un rapport altéré à la rationalité démocratique. Côté pile : l’opportunisme de l’expertise, réduisant la science à une fonction instrumentale, la justification idéologique de l’ordre établi ; côté face : la guerre faite à la vérité, écrasée sous le régime des éléments de langage et autres mots d’ordre martiaux. Lorsque ne peut être vrai que ce qui est dit par le pouvoir, c’est seulement à l’intérieur de cette limite du dicible que la rationalité scientifique sera tolérée. Ainsi, l’étude scientifique du réchauffement climatique fut longtemps mise en avant tant qu’il s’agissait de vendre les mirages de la croissance verte, mais elle se vit reléguée aux oubliettes dès qu’elle eut invalidé le mythe selon lequel un système fondé sur la prédation pourrait prétendre incarner un quelconque « progrès ». Il semble que la « neutralité axiologique » ait changé de camp. Le retour d’un féodalisme barbare ne peut que s’en prendre aux institutions d’élaboration, de transmission, de conservation et de critique d’un savoir désintéressé, au service de l’idéal démocratique et du bien commun.

De communiqué de presse incendiaire en commission d’enquête parlementaire ad hoc, l’offensive contre les libertés académiques fait partie de ces terrains où l’alliance entre la minorité présidentielle et l’extrême-droite n’est plus dissimulée. Le néo-maccarthysme a pris le pli de l’antiphrase : en tentant de se draper dans la défense de la liberté académique, il dénonce le « militantisme politique », il revendique le « pluralisme » à l’Université, mais cherche en réalité à dissoudre le souci de l’exactitude et l’établissement scientifique des faits : l’horizon commun des droites illibérales est bien d’instaurer le règne du faux, où la rigueur de pensée cède la place aux fantasmes et au bavardage halluciné des talk-shows diffusés par les médias de M. Bolloré et consorts. La vitesse à laquelle l’espace de pensée et de confrontation rationnelle se rétracte confirme chaque jour le fait que la démocratie libérale ne vit pas de la désignation des dirigeants par le vote, mais bien de l’exercice des libertés effective de conscience, de manifestation, d’expression, d’information, et de l’autonomie du monde savant.

Saclay Graal

« Quand il pleut des pièces d’or, les pauvres n’ont pas de panier. »

Proverbe polytechnicien

Il se passe à Saclay ce qu’il ne se passe plus guère ailleurs : la communauté universitaire mène une bataille pied à pied contre la bureaucratie pour emporter la présidence de l’établissement. Pourtant, Saclay ne compte pas parmi les établissements prompts à s’enflammer politiquement — la géographie du campus, le peu de vie collective, la faible présence de sciences humaines y sont pour beaucoup. Trois facteurs conjoints concourent à cette résistance inespérée.

Si les universitaires ont graduellement abandonné la présidence des établissements à la nouvelle caste de bureaucrates, rarement issue des secteurs les plus rigoureux et imaginatifs de la profession, c’est que cette fonction n’est plus qu’une courroie de transmission de la paupérisation, de la précarisation et de la dévitalisation de l’Université. S’il arrivait que l’un des élus restaure des crédits récurrents pour la recherche, promeuve l’éthique et la liberté académiques plutôt que la foutaise, la recherche confirmatoire et l’inflation des promesses, restaure la collégialité, ou s’intéresse à la formation des étudiants, les budgets de son établissement se verraient aussitôt amputés. Cependant, la plupart des petits êtres tristes et gris du néomanagement n’ont pas besoin d’être ainsi disciplinés : ils ne sont pas achetés ; ils sont acquis, en toute bonne foi et en se persuadant souvent de la sincérité de leurs sermons creux sur « nos missions » et « nos valeurs ». Il y en a même sans doute quelques-uns pour se croire rétifs aux politiques gouvernementales, entre deux « dialogues stratégiques » avec le rectorat.

Mais, et c’est le premier facteur explicatif des événements actuels, Saclay a la particularité d’être too big to fail. La communauté universitaire qui y exerce en est en grande partie consciente. Elle ne semble donc pas touchée par cette hantise de voir le robinet budgétaire se tarir totalement. Deuxièmement, alors que six milliards d’argent public ont été investis dans le pôle scientifique et technologique du plateau de Saclay, l’Université n’en a rien vu et les collègues y sont aussi cramés qu’ailleurs, pour les mêmes raisons qu’ailleurs. Du reste, le sentiment de déclassement et de dépossession bureaucratique est aussi une affaire de précarité subjective. Troisièmement, les accompagnateurs syndicaux des présidences successives sentent désormais les effets du virage illibéral : ils ont perdu partout l’espace de co-production des contre-réformes qui leur tenait à cœur. L’heure n’est plus à susciter l’adhésion et le consentement, mais à écraser toute résistance et à dissoudre toute pensée. Dès lors, voilà les adhérentes et adhérents en colère, au point — défiance majeure — de s’enquérir du vote de leurs mandataires.

L’affrontement en cours à Saclay entre les bureaucrates et la communauté universitaire se focalise autour d’une question dont la technicité ne doit pas bloquer l’analyse : valider définitivement les statuts concoctés par la bureaucratie et en cours d’expérimentation, ou produire de nouveaux statuts permettant à la communauté universitaire de ne pas subir la dépossession et la prédation des moyens de travailler. L’enjeu est donc le choix entre la prolongation de la phase d’expérimentation ou la validation du projet des bureaucrates. Ces derniers disposent de statuts cousus main destinés à pérenniser leur prise de contrôle et ont tenté de coopter la totalité des membres extérieurs ; malgré cela, ils n’ont réussi à obtenir que 14 voix sur 36. Ce résultat jette le doute sur la seule compétence dont ils se prévalent : prendre et garder le pouvoir. Ils en sont désormais à jouer la montre, en proposant des candidats à la présidence dont le dossier scientifique ne leur permettrait pas même d’être auditionnés pour un poste de maître de conférences dans cette même université, dans le seul but d’enliser le processus électoral et de conserver Saclay sous contrôle d’un administrateur provisoire nommé par le pouvoir central, jusqu’à la date de la transformation en grand établissement.

Dans leur fuite en avant, ils ne respectent même plus le vote pipé par des règles qui leur étaient favorables. S’ils échouaient à bloquer le vote et si un président était élu avec l’appui de la communauté universitaire, on peut supposer que le gouvernement tenterait une nouvelle réforme du mode d’élection des présidents d’établissement, afin de marginaliser définitivement ces gêneurs que sont les universitaires. Le véhicule législatif est déjà trouvé : ce sera le projet de loi Retailleau, dont les premiers ballons d’essai fuitent opportunément, et qui contiendra les mesures coercitives permettant d’imposer ce contre quoi la communauté universitaire s’élève.

Saclay montre à qui veut bien s’y intéresser que la nouvelle bureaucratie managériale instaure partout des cacocraties. kratos, « le pouvoir » et kakistos, « les pires » : la cacocratie est le régime de pleins pouvoirs accordé aux plus incompétents. Le terme “cacocratie” (kakistocraty en anglais), est apparu dans un sermon prononcé par Paul Gosnold en 1644 pour décrire les dirigeants qui ont transformé une monarchie éclairée en une forme de gouvernement dépravée, dirigée par les pires éléments de la société, dans un contexte de guerre civile et de troubles politiques.

Ce qui se joue dans la bataille de Saclay, c’est la possibilité de tourner la page de l’héritage napoléonien pour concevoir un modèle d’Université néo-humboldtienne, utile à la société post-carbonée à construire dans les vingt ans qui viennent.

Au cours des deux premiers tiers du XIXème siècle, deux modèles universitaires antagonistes ont émergé en Europe, en réponse aux bouleversements politiques et sociaux de l’époque. En France, l’Université a été supprimée le 15 septembre 1793 en même temps que les corporatismes liés au clergé. Le modèle napoléonien a été mis en place en France à partir de cette quasi-table rase, en continuité avec les écoles professionnelles du XVIIIème siècle, mais en rejetant les ambitions universalistes et les ouvertures de la phase radicale de la Révolution. Ce modèle visait à fournir à l’État et à la société post-révolutionnaire les cadres nécessaires à la stabilisation du pays, en contrôlant étroitement leur formation et en évitant d’ouvrir un espace de liberté intellectuelle trop large. Le modèle napoléonien est caractérisé par la prédominance du modèle du Lycée et des Grandes Écoles, par la réglementation uniforme des programmes et par le monopole de la collation des grades par l’État.

Le deuxième modèle, qualifié de modèle humboldtien, a été conçu explicitement contre le modèle napoléonien et est généralement daté de la fondation de l’université de Berlin en 1810 sous l’impulsion de Wilhelm von Humboldt. Ce modèle donnait une dignité égale à la faculté de philosophie (qui regroupait alors les lettres et les sciences) par rapport aux trois autres facultés (droit, médecine, théologie). L’Université était définie comme la réunion des maîtres et des compagnons, entre l’Ecole (c’est-à-dire l’enseignement secondaire) et l’Académie, qui était la réunion des maîtres entre eux. Il ne s’agit pas d’idéaliser cette organisation, qui tient pour acquise l’absence de pouvoir décisionnaire des non-professeurs, voire leur absence de statut. Mais il y a des leçons à en tirer : le modèle humboldtien rejetait les écoles professionnelles et spécialisées à la française, qui ne répondaient pas à la fonction humaniste de l’Université, à savoir l’éveil à la science, l’encyclopédisme et la liberté de choix d’études possibles (Lernfreiheit). La recherche, bien que peu importante au départ, a fini par devenir l’un des traits distinctifs de l’université prussienne, avec une liaison étroite entre l’enseignement et la recherche.

Le modèle napoléonien a été adopté dans nombre des pays qui ont subi l’influence française, et a contribué à la création de systèmes d’enseignement supérieur centralisés et contrôlés par l’État. Le modèle humboldtien, quant à lui, a été admiré et imité dans le monde entier, et en particulier aux États-Unis. Si tous les systèmes connaissent depuis les années 2000 un grand mouvement de reprise en main par le néo-management et son triptyque bureaucratique « projet-évaluation-classement », il faut le répéter : la France n’a jamais connu d’Université humboldtienne. Certes, le système évolue : les pôles d’exaltation du capital culturel que sont Polytechnique (l’X) et l’ENS (Ulm) ont été supplantés comme lieux de reproduction des élites du pays par les pôles des élites intellectuellement dominées, mais socialement et économiquement dominantes : Sciences Po, l’ENA, HEC. Mais deux traits du modèle napoléonien subsistent : l’archaïsme des Grandes Écoles, incapables de contribuer significativement à la production de savoirs par la recherche, et la défiance de principe des gouvernements vis-à-vis de la communauté universitaire, dont une fraction encore importante a internalisé la fonction purement scolaire qui lui est assignée dans ce modèle. Le projet Saclay visait à consacrer l’abaissement de l’Université et le triomphe des Grandes Écoles, tout en offrant à celles-ci un vernis humboldtien permettant de faire bonne figure à l’étranger. Par une ruse de la raison, à laquelle la stupidité et l’arrogance des grands corps ne sont pas étrangères, ce projet a entrouvert la possibilité d’une université néo-humboldtienne richement dotée en moyens et en postes. Le gouvernement est en train d’en prendre conscience. Tous les coups seront permis contre nos collègues de Saclay pour les empêcher de reprendre le contrôle de leur métier : qu’ils sachent que notre solidarité leur est acquise et qu’ils portent aujourd’hui nos espoirs.

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La trahison des clercs

La trahison des clercs

« Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, et que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques. »

Julien Benda, La Trahison des clercs, préface de 1946

« La possibilité d’une autocritique de la raison suppose, premièrement, que l’antagonisme entre raison et nature soit entré dans une phase aiguë et funeste, et deuxièmement, que même à ce stade d’aliénation complète, l’idée de vérité soit encore accessible. […] Ce concept de vérité, la correspondance du mot et de la chose, qui sous-tend toute philosophie digne de ce nom, place la pensée en situation de résister à la démoralisation et à la mutilation causées par une rationalité devenue purement formelle. »

Max Horkheimer, Éclipse de la raison, chap. 5, 1949

« Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l’horizon de ses pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu’ici car là où nous étions ce n’était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. »

René Char, La Postérité du soleil, 1965

« Ultimi barbarorum ». Devant le spectacle de l’effondrement moral de larges segments de la société, le besoin de se préserver, de se tenir loin du cloaque ambiant, fait de coups de menton, d’abaissement de la pensée critique, de bêtise triomphante, et d’atteintes aux libertés peut se faire impérieux. Face à une pareille décomposition où les signes de fascisation se multiplient, se pose une nouvelle fois la question lancinante des modalités de résistance. La décence commande de prendre soin de soi, de ses proches, se préserver du désespoir, cultiver une raison joyeuse et sensible et se consacrer à l’étude. « Penser est en soi déjà un signe de résistance, un effort de ne plus se laisser abuser. Penser ne s’oppose pas strictement à l’ordre et à l’obéissance, mais la pensée les met en rapport avec la réalisation de la liberté. » écrivait Horkheimer en 1942 dans son essai L’État autoritaire. Dans la tempête qui sévit, l’ascèse du travail savant devient un refuge salvateur, un jardin paradisiaque à partir duquel reprendre prise. Mais est-ce seulement encore possible ? Cela suppose de disposer des moyens matériels, du temps, et d’un écosystème professionnel un tant soit peu propice. Or, plus de quatre universitaires sur cinq avouent désormais souffrir d’un « fort épuisement professionnel ». Voilà dans quels termes se pose désormais le problème: en fait d’Armée des ombres, l’Université se compose de « cramés ».

On en sait la raison. À la paupérisation, aux précarisations subjective et matérielle, à la bureaucratisation et son cortège d’absurdité et de foutaise s’ajoutent désormais des attaques quotidiennes contre l’autonomie scientifique et la liberté académique. On s’interroge dans ces conditions sur le choix de M. Macron de réquisitionner la Sorbonne pour y donner un meeting de campagne aux frais du contribuable, en piétinant par ailleurs méthodiquement les valeurs fondatrices de l’Université. À certains égards, ce choix est symbolique du rapport, instrumental et insincère, que les gouvernements entretiennent au savoir depuis au moins vingt ans. L’Université ne leur sied que comme un village Potemkine devant lequel poser de temps à autres pour donner une légitimité à des visées politiciennes étrangères à toute forme d’esprit critique. Redisons-le ici, à l’adresse des uns et des autres : les universités ne sont ni les décors d’opérations de communication, ni des lieux d’intrusion des forces de police ou des politiciens.

Dans cette fuite en avant, la dévitalisation politique et bureaucratique de l’Université n’épargne plus celles et ceux sur qui le bloc réformateur s’est longtemps appuyé. Même certains des « acteurs » et autres « gagnants » de la concentration des moyens sur fond de baisse générale sont peu à peu touchés par le doute, par le burn-out et par la perte de sens. L’exécutif est donc de plus en plus contraint de jeter le masque de la « coconstruction » et de faire ouvertement ce qu’il n’imposait jusque-là que derrière des comités Théodule. Ainsi, pour accompagner la généralisation du modèle de l’IHU de Marseille dont l’expérimentation par le Pr. Raoult semble donner toute satisfaction à l’exécutif, la communication ministérielle a choisi de désigner directement les nouveaux mandarin-bureaucrates cooptés en haut lieu, en recourant pour ce faire à une sympathique métaphore ferroviaire : l’« élevage de talents » sent trop son maquignon eugéniste et n’est plus de mise ; la rhétorique de l’« excellence » s’est épuisée et ne fait même plus rire les jeunes gens; nous en sommes désormais aux « locomotives de la recherche », manière de dire qu’il ne s’agit plus que d’être sur les rails décidés par la bureaucratie.

Une science sur rails…

Peut-on imaginer métaphore plus sinistre ?

Dans les commentaires qui ont suivi les nouvelles coupes budgétaires pour l’enseignement supérieur et la recherche, après trois années déjà de baisses programmées par la LPR, le seul point d’étonnement qui persiste est, précisément, que certains marquent leur étonnement : « incompréhensible », « la surprise » rapportent ainsi benoîtement les revues Nature et Science. C’est vrai. « Qui aurait pu le prévoir ? ». Cet « étonnement » ostensible est le seul registre qui reste aux « gagnants » et aux « acteurs » rattrapés par le mouvement destructeur dont ils avaient naïvement cru pouvoir profiter. Les dupes du « transfert vers la sphère décisionnelle » ont sacrifié la science pour l’expertise, et remplacé l’interrogation patiente par la production de livrables prédictibles cinq ans à l’avance. Confortant le rapport instrumental au savoir dans lequel la « gouvernance » néolibérale et le nouveau management public ont voulu enfermer les sciences, ils se sont cantonnés au rôle de visiteurs du soir spécialistes des conférences mondaines en zone grise. Trahis par la main qu’ils croyaient orienter, ils en restent les captifs et ne savent que s’adresser à elle, encore et malgré tout, sur le mode de la supplique et de l’amour déçu : « les scientifiques ne sont pas entendus », protestent-ils.

Mais si risibles que soient les contritions surjouées de ces résistants de la 25ème heure, leur capacité à (se) mentir reste en-deçà de celle dont font preuve les ex-pairs qui, fort d’une petite notoriété, se proposent encore d’offrir une onction scientifique aux décisions du prince. La trahison des clercs… Nous avons honte pour eux. Si ce sentiment de souillure est si puissant, c’est que l’abandon de l’usage de la raison et de l’éthique académique au profit de la veulerie partisane et courtisane, constitue une trahison de la science comme engagement collectif à dire vrai sur le monde.

L’Université comme communauté de savants est animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance que nul intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Elle suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose a priori aucune fin pratique et monnayable et qui se remet elle-même constamment en cause. Pour cette raison, l’Université a partie liée avec la démocratie. C’est ce qui justifie le chef de trahison retenu par Benda contre les « clercs » qui prêtent leur caution à des entreprises tournées contre la liberté individuelle et collective, contre le désintéressement et contre la poursuite de la vérité, que ce soit par intérêt de carrière, par confort ou par passion partisane :

« Le seul système politique que peut adopter le clerc en restant fidèle à lui-même est la démocratie parce que, avec ses valeurs souveraines de liberté individuelle, de justice et de vérité, elle n’est pas pratique. »

Cette trahison se redouble d’une seconde, plus concrète, dans un temps où l’ex-pairtise courtisane adresse ses services à un pouvoir dont la dérive autoritaire ne semble plus connaître de freins. Elle mine nos vies professionnelles — et nos vies, tout court. Pour nous tenir debout dans la tempête, pour que notre métier continue d’avoir un sens, nous ne pouvons laisser se poursuivre le pourrissement de nos institutions par l’intérieur. Nous pouvons ménager des solidarités effectives et des résistances au sein de l’Université. Pour cela, il nous faut congédier définitivement celles et ceux qui seraient demain les artisans impavides d’une tyrannie dont le moment actuel nous donne un avant-goût : bureaucrates et courtisans peuplant les « conseils scientifiques » princiers et autres « comités » Théodule. C’est la condition d’existence du rationalisme joyeux, sensible et cosmopolite et des réseaux locaux de solidarité effective que nous appelons de nos vœux pour affronter la barbarie de ce temps.

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Qu’est-ce que la bureaucratie ?

L’année 2024 sera l’occasion de marquer par une série de billets un anniversaire d’importance : les 20 ans du rapport Aghion-Cohen qui a servi de texte fondateur à la succession rapide de réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche pendant les mandats de M. Sarkozy, M. Hollande et M. Macron. Plus personne (pas même le rapport Gilet) ne feint d’en ignorer les conséquences : décrochage scientifique ; chute globale du niveau de formation ; bureaucratisation, précarisation, paupérisation.

Les carrières se poursuivant sur quatre décennies, rien ne laissait deviner une pareille vitesse de dégradation au point que les récits des conditions de vie professionnelle au tournant du siècle semblent une douce utopie.

Ce premier billet analytique, après deux brèves, est consacré à une question au cœur des processus expliquant cette vitesse de chute : qu’est-ce que la bureaucratie ?

Brève — Suppression de 904 millions d’euros du budget voté

« Je le disais, le rattrapage budgétaire est déjà amorcé par la LPR et France 2030. Je vous annonce que ce sont d’ores et déjà près d’un milliard d’euros (…) que nous sommes en train de débloquer. »

E. Macron, 7 décembre 2023

Depuis le vote de la Loi de Programmation de la Recherche, le budget de l’Université et de la recherche est en chute rapide. Cette année, la chute sera plus brutale encore, suite à la suppression de 904 millions d’euro de budget pourtant voté par la représentation nationale, ce qui représente 9% des 10 milliards d’euros révoqués. Pour la recherche fondamentale (programmes 172 et 193), ce dépeçage représente 8,3% du budget, qui se cumule avec la baisse votée en fin d’année. Le programme 231, qui finance essentiellement les aides directes et indirectes aux étudiantes et étudiants, subit une coupe de 3,5%. Les programmes destinés à préparer l’avenir (programmes scolaires, recherche scientifique, réchauffement climatique, effondrement du vivant, mutations économiques, journalisme) sont sacrifiés au profit des seuls budgets régaliens, confirmant le caractère illibéral, autoritaire et obscurantiste de la doctrine présidentielle. Un recours a été déposé contre ce décret, arguant que les coupes excèdent le seuil légal de 1,5% des crédits votés : que le Conseil d’État annule ou pas cette coupe budgétaire élyséenne, ce franchissement de seuil achève de prouver que le Parlement, en France, ne vote plus le budget de la nation.

Brève — Quatre candidats à la présidence du Hcéres

Quatre personnalités ont déposé leur candidature à la présidence du Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Hcéres) : Stéphane Le Bouler, titulaire d’un DEA en économie des institutions et président par intérim du Hcéres, Guillaume Gellé, titulaire d’un doctorat en traitement du signal et actuel président de l’une des trois associations de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire, France-Universités, et deux candidatures d’intelligences artificielles langagières. Nous nous sommes procurés les lettres de candidature du favori, ChatGPT, et d’une IA issue du fleuron de France Technologie (Notilus, Goélette, Etamine, etc.) baptisée Cocoritanic. Nous appelons le jury de sélection à procéder à des auditions sur une base égalitaire, en posant la même série de questions à ces intelligences non-humaines qu’aux candidats réputés humains.

Qu’est-ce que la bureaucratie ?

La dénonciation de la bureaucratie connaît un succès qui transcende les bords politiques, laissant supposer que le concept est plus malléable que ce que laissent supposer ses penseurs historiques — Weber, Polanyi, Foucault, Lefort, Castoriadis, etc. (se reporter à la bibliographie en fin de billet). Bureaucratie européenne, bureaucratie étatique, bureaucratie managériale, bureaucratie engendrée par la mise en concurrence et le secteur privé apparaissent ainsi insupportables à différents groupes sociaux par ce trait commun : la paperasse, terme dépréciatif recouvrant la prolifération de normes, de procédures, de certifications, de rapports, d’évaluations et désormais d’« algorithmes » et de plateformes numériques. Qui édicte ces normes ? À quelle fin ? D’où provient la perte de sens qu’elles engendrent ? À qui profite la paperasse ?

Un autre trait distinctif de la bureaucratie, beaucoup moins connu, permet de saisir la difficulté de décrire sa nature, son fonctionnement et son histoire : il n’est pas de problème qu’elle engendre dont elle ne prétende être la solution. Elle se répand ainsi en prétendant apporter l’« autonomie », la « dérégulation », des « chocs de simplification » voire, simplement, des « solutions ». Ainsi, souvent associée par des caricatures paresseuses aux dérives liées à une volonté de régulation et de protection collective, la bureaucratie est surtout ces dernières années la créature que Graeber (2015) nommait la « loi d’airain du libéralisme », à savoir que « toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État. »

Alors, qu’est-ce que la bureaucratie ? C’est à la fois un mode d’organisation qui a émergé dans le cadre du productivisme, avec le développement de l’organisation (pseudo)-rationnelle du travail et un système de pouvoir socialisé. La bureaucratie se caractérise par une division du travail en niveaux hiérarchiques qui produit une séparation entre décideurs, contremaîtres/cadres intermédiaires et exécutants. Les membres de la bureaucratie, désignés ordinairement comme « la bureaucratie », sont engagés à plein temps dans l’organisation et la coordination des activités d’autrui. L’appartenance à la bureaucratie se traduit par une hiérarchie de statuts, de salaires et de pouvoir, où les responsabilités et le contrôle sur les exécutants sont répartis selon des niveaux de prestige et de responsabilité. Ainsi, dans la recherche, un bureaucrate se reconnaît au fait qu’il ne consacre qu’une infime fraction de son temps à penser à des problèmes ouverts, à mener des travaux de recherche, des expériences… Cela ne l’empêche évidemment ni de « publier », ni d’être « porteur de projet ». Le remplacement en 20 ans de la figure du savant par celle du « manager de la science » aka le P.I. (principal investigator) est à l’évidence une marque de la contamination de la recherche par la bureaucratie.

Le propre de la bureaucratie contemporaine est précisément d’envahir métiers, pratiques et identités professionnelles en disciplinant. S’il y a si peu de résistance à l’effondrement de l’idéal universitaire, c’est que les techniques du néomanagement (projet, évaluation, classement, benchmarking) emprisonnent les exécutants dans leurs propres désirs (Hibou 2012, Le Texier 2016). Elles suscitent l’aphasie des perdants dont le statut de professionnel, le métier, est nié: c’est le mécanisme de précarisation subjective décrit par Linhart (2015). Elles suscitent l’adhésion de celles et ceux qui ont l’illusion d’être les gagnants du jeu et de le mériter, par addiction au bandit manchot. Si la bureaucratie étouffe aujourd’hui l’Université, c’est qu’elle repose sur une soumission collective à un contrôle par intériorisation des contraintes. Si la toxicité des strates bureaucratiques est une évidence commune, la critique du phénomène bureaucratique est rendue difficile par le fait que ses victimes (administratifs, universitaires et chercheurs) en sont aussi des rouages, notamment vis-à-vis des plus précaires.

À bien des égards, les middle managers qui dirigent les établissements de recherche et d’enseignement supérieur sont eux aussi soumis au contrôle normatif et ne décident de rien. Ces « nouveaux dirigeants de la science » n’ont plus grand chose à voir avec les mandarins de l’ère gaullienne (les « patrons ») (Aust et al. 2021) : ces « ex-pairs » deviennent des professionnels de la gestion et de la com’ au fil de leur ascension dans la technobureaucratie et perdent tout contact avec la recherche comme avec l’enseignement (Laillier et Topalov 2022).

L’Université et la recherche reposent pourtant sur le principe d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et religieux. Elles ne peuvent reposer que sur des normes, des valeurs, des principes éthiques et des procédures auto-instituées par la communauté académique. Ce principe premier est équilibré par un second principe, de responsabilité devant la société. La reprise en main managériale du monde savant mise en œuvre depuis 20 ans lui est particulièrement préjudiciable. Soulignons qu’il n’est pas ici question de nostalgie de la bureaucratie ministérielle avec qui se faisait des « navettes » pour chaque poste et chaque formation, mais de préparer l’avenir. Dans la mesure où l’Université porte la fonction d’élaboration, de transmission et de critique d’un dire vrai sur le monde, le pourrissement à l’œuvre participe d’un délitement démocratique qui va s’accélérant avec la montée de l’illibéralisme autoritaire et xénophobe. Si des données parcellaires existent, sur la gabegie de l’ANR et du Hcéres par exemple, il n’existe de rapport ni de la Cour des Comptes ni de France Stratégie sur la part des ressources budgétaires de l’ESR captées et dissipées en pure perte par la bureaucratie. Nos propres estimations (entre 20% et 30%) nécessitent d’être consolidées, qui coïncident grossièrement avec la part de notre temps occupée à des activités sans intérêt ni fondement.

La société bureaucratique totale mise en place au sein du bloc marxiste-léniniste, la bureaucratie tayloriste de l’ère fordiste et la bureaucratie managériale contemporaine ne sont pas réductibles à une même forme abstraite d’organisation anhistorique. Aussi évoquerons nous dans un prochain billet les spécificités de la bureaucratie managériale de l’enseignement supérieur et de la recherche. Dans un troisième volet, nous évoquerons le rôle de la « communication » et du travail de pourrissement de la langue dans les attaques contre l’Université et de la recherche.

Conclusion à la manière du Lagarde et Michard

Vous analyserez ce discours prononcé par M. Petit, manager du CNRS, lors de son audition au Sénat en en relevant les éléments caractéristiques du phénomène bureaucratique. Vous en discuterez les conséquences anticipables.

« Au début de l’exercice, il avait été proposé que les PEPR soient pilotés par plusieurs ONR, ce que nous avons fait, mais le paysage français étant ce qu’il est, on nous a dit — pour des raisons bureaucratiques — qu’il fallait finalement une seule tête de file. En réalité, même s’il y a un pilote principal, les PEPR sont scientifiquement pilotés par plusieurs ONR. La recherche n’est pas un jardin à la française. Pour la première fois, l’idée que les ONR étaient des institutions compétentes qui savaient où se situaient les bons et les très bons chercheurs a été comprise. Quand Didier Deschamps choisit les joueurs de l’équipe de France de football, il ne lance pas un appel à projets pour savoir où sont les bons joueurs, il les connaît. Pour nous, c’est la même chose. [Les organismes de recherche transformés en agences de programme] utilisent une partie de l’argent des PEPR de façon top down en choisissant les équipes et les équipements à financer. Dans un domaine donné, il est totalement illusoire d’imaginer qu’un chercheur du fin fond de la Lozère ou du Cantal, dont on n’a jamais entendu parler, apparaisse subitement grâce à un appel à projets. […] II faut un bon équilibre entre appels à projets et stratégie top down et de ce point de vue là les PEPR ont permis de quelque peu rééquilibrer les choses. Toutefois, il faut être clair : si chaque année les contribuables donnent 3 Md€ au CNRS, ce n’est pas pour faire de la recherche “pépère”. [Le CNRS] va financer de “gros projets” autour de 2,5 à 3 M€, soit une quinzaine, avec une notion de risque à définir, sans lancer d’appels à projets, mais va décider de façon top down en assumant ses responsabilités. »

Bibliographie

Jérôme Aust, Pierre Clément, Natacha Gally et al. (2021) Des patrons aux ex-pairs. Réformes de l’État, mobilisations professionnelles et transformations de l’élite du gouvernement de la recherche en biomédecine en France (fin des années 1940-début des années 2000), Gouvernement et action publique, 2021/3 (vol. 10), p. 9-42. doi:10.3917/gap.213.0009.

Michel Crozier (1963) Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Seuil.

Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard.

Isabelle Bruno et Emmanuel Didier (2013) Benchmarking. L’État sous pression statistique, Zones.

Cornelius Castoriadis (1990) La Société bureaucratique. Écrits politiques 1945-1997, Éditions du Sandre.

Françoise Dreyfus (1999) L’invention de la bureaucratie : Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, XVIIIe – XXe siècle, La Découverte.

Benjamin Ginsberg (2011) The Fall of the Faculty: The Rise of the All-Administrative University and Why It Matters, doi:10.1093/oso/9780199782444.001.0001

David Graeber (2015) Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, traduit de l’anglais par Françoise Chemla.

Béatrice Hibou (2012) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

Joël Laillier et Christian Topalov (2022) Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses ».

Claude Lefort (1971) « XII. Qu’est-ce que la bureaucratie ? », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Librairie Droz.

Thibault Le Texier (2016) Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. La Découverte, « Sciences humaines ». doi : 10.3917/dec.letex.2016.01.

Danièle Linhart (2010) La modernisation des entreprises, La Découverte, coll. Repères.

Danièle Linhart (2015) La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès.

Max Weber (1971) Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie (1ère édition, en allemand, 1921). Plon.