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Dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste

« Le fascisme, c’est le mépris. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. »

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951

« Dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste. »

Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, 2001

Passé le soulagement d’un soir, ne subsiste que l’immensité de la tâche à accomplir pour transformer quelques mois de sursis en une bifurcation historique qui éloigne durablement le spectre d’un gouvernement d’extrême-droite et rouvre l’horizon d’une aube démocrate.

Les travaux de sociologie politique montrent que le vote national-identitaire procède de la conjonction de plusieurs mécanismes : le racisme et sa politisation par la « préférence nationale » et le droit du sang ; la hantise du déclassement, conséquence directe de l’extension du marché et de la mise en concurrence à l’intégralité de la vie sociale ; la rhétorique dévoyées des « privilégiés » qui oppose un peuple autochtone désireux de vivre correctement du fruit de son labeur d’un côté aux élites intellectuelles et économiques et de l’autre aux « immigrés » et aux « assistés » supposés détourner à leur profit ce qui reste d’État providence ; le désir de préserver un mode de vie ou un « entre-soi ». Cette conjonction est favorisée par la reprise des thèmes et des éléments de langage de l’extrême-droite par une large partie de la classe politique, et par la sphère médiatique, notamment par des groupes possédés par des entrepreneurs politiques ; cette reprise, enfin, est elle-même facilitée par le soutien des franges libertariennes et néo-conservatrices des milieux d’affaire. Derrière l’émergence d’une extrême-droite hybride entre néolibéralisme autoritaire et suprémacisme national-identitaire dans l’ensemble des pays occidentaux, il y a de fait l’érosion tendancielle de la croissance et, en même temps, l’accroissement aux forceps du taux de profit : « France now has […] an unusually dominant billionaire class whose total wealth is equal to 22 per cent of GDP, ahead of even the US », résume ainsi le Financial Times

La minorité présidentielle porte ainsi une responsabilité écrasante dans la transition du FN/RN de 7 députés en 2021 à 143 aujourd’hui. Le pouvoir sortant s’est engagé dans une dérive illibérale interminable, au point d’avoir, le premier, noué une « coalition de projet » avec Mme Le Pen, en décembre dernier, pour faire adopter sa loi sur l’asile et l’immigration ; l’artisan de cet accord s’appelait… M. Ciotti. L’exigence de l’heure est donc de congédier « tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte » (V. Hugo) et leur monde fait d’arrangements sordides, de concessions à la xénophobie et de démagogie médiatique. Les rapports de force dans le futur hémicycle mettront du temps à devenir lisibles. Une chose est sûre, toutefois : le Parlement ne suffira pas à la tâche, et la société civile — associations, organisations non gouvernementales, syndicats, collectifs — doit prendre une part active à l’institution d’une démocratie propre à juguler la polycrise qui lamine nos existences. La Vème République est morte honteusement, au détour d’une manœuvre tactique du prétendu « maître des horloges ». Rendre un avenir à notre société impose d’en passer par un nouveau moment constituant et, sauf en pensée magique, la Constituante n’émergera pas spontanément d’un parlement ingouvernable issu de la décomposition d’un régime césariste.

Cette intervention directe de la société civile n’est donc pas une simple conséquence de l’impasse arithmétique d’une Assemblée divisée en trois blocs d’importance analogue. Elle vient de plus loin, de la faillite même de la monarchie élective sur laquelle se fondait la Vème République. Chaque élection abîme un peu plus notre société. L’abandon de toute forme d’attachement à la vérité par les prétendants au pouvoir conduit à ce que candidats et électeurs s’entre-déchirent, dans un spectacle navrant que la raison pousse à fuir. Les élections ne sont plus un moment d’expression et de résolution des contradictions qui habitent notre société, mais un moment de surdité et d’intensification de ces contradictions, dont la majorité des citoyens sort plus frustrée et inquiète qu’elle n’y est entrée. Une élection qui se joue sur les plateaux de MM. Drahi et Bolloré ne saurait offrir la délibération démocratique nécessaire à sortir de la société de l’insignifiance et à nous bâtir un avenir commun. La démocratie ne sera réinstituée que si la société civile organisée s’attèle à ce travail.

Les fronts sont multiples. Il y a urgence à défasciser la sphère médiatique, en s’inspirant des ordonnances de 1944 conçues par le Conseil national de la résistance (CNR) et en commençant par le renouvellement des fréquences TNT par l’Arcom. Place de la République hier soir, dans la douceur de ce bref soulagement, des slogans chantés par la jeunesse le disaient déjà : « Casse-toi Hanouna », « Bolloré la TNT c’est pas à toi ».

Il y a urgence aussi à ce que les organisations du mouvement démocratique, écologique et social interpellent les élus de centre-gauche pour empêcher la poursuite de la destruction de la société. Parce que l’École, de la maternelle à l’Université, est le lieu d’apprentissage de la citoyenneté et de la tolérance mais aussi parce qu’elle est devenue un lieu de mise en concurrence délétère, nous devons nous atteler à sa refondation. 

Le rôle de l’Université est primordial dans la construction d’un horizon démocratique pour les vingt ans à venir, condition sine qua non pour sortir notre société de l’ornière et bannir le fantôme du fascisme. Parce que la post-vérité trumpienne, la confusion et le bruit des bots ont envahi l’espace public, l’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux compte parmi les urgences. Cela impose que nous défendions la même conception exigeante de la liberté académique, et que nous nous engagions pour disposer des moyens institutionnels, statutaires et financiers pour la faire vivre. Cette défense de l’idéal universitaire signifie aussi, pour nous, un devoir et une responsabilité envers la jeunesse.

Il y a quatre ans, nous étions plus de 7 000 à signer :

« Il y a une affinité profonde entre le temps long de la science, son ancrage dans l’expérience et la controverse savantes, et l’exercice de la démocratie, impliquant la délibération et l’attention à l’expérience ordinaire des citoyens. »

« Le corollaire de l’autonomie du monde savant est son engagement sur un principe : sa responsabilité vis-à-vis de la société. L’usage politique, technique et industriel des travaux scientifiques doit se décider dans un cadre pluraliste et démocratique, en accord avec l’intérêt commun. Cela suppose de réinstituer l’Université comme lieu de formation des citoyens à une pensée autonome et aux savoirs critiques, et comme lieu de production et de transmission au plus grand nombre de connaissances scientifiques et techniques. Le métier de scientifique ne consiste pas à aménager la crise ou climatiser l’enfer, ni à bâillonner la démocratie au nom du savoir expert. »

« Nous devons à la jeunesse un horizon élargi, un avenir à nouveau ouvert. »

https://rogueesr.fr/retrouver-prise/

Quelles contributions concrètes pouvons-nous apporter à cet effort ?  Il est au moins un thème politique se situant au point d’articulation de la crise démocratique, sociale, économique et écologique : l’aménagement du territoire. Le prendre à bras-le-corps nécessite de tourner la page du bonapartisme et mettre à bas le mythe des métropoles intelligentes en concurrence avec les villes-mondes des autres pays de l’OCDE, qui contribue directement à offrir à l’extrême-droite les territoires relégués au rang d’arrière-pays paupérisé, vivier de travailleurs précaires et de salariés déclassés, où la jeunesse n’a pas d’avenir. Or la politique de différenciation territoriale des établissements universitaires est un aspect fondamental de cet aménagement à contresens, porteur de misère et de frustration. Cela signifie qu’il nous faut tourner la page des programmes de bureaucratisation et de concentration métropolitaine de l’Université conçus par M. Aghion et M. Cohen en 2004 puis par M. Merindol en 2012. Nous avons assez dit combien ces réformes ont érodé la liberté académique, provoqué le décrochage scientifique du pays et étendu le règne de l’insignifiance managériale ; mais elles ont aussi, et peut-être surtout, contribué à la montée du sentiment de déclassement de la jeunesse, dont se nourrit l’extrême-droite. 

Mais l’aménagement du territoire est aussi un enjeu pour la construction d’une société post-carbonée. Le réchauffement climatique implique de relocaliser la production de biens agricoles et manufacturés, conformes aux besoins de la population, au plus près de leur utilisation. Investir dans l’aménagement du territoire est à même de réunir un large consensus, incluant ce qui reste du centre-droit démocratique, dont les derniers bastions sont souvent dans des circonscriptions rurales et périurbaines.

Il nous faut donc édifier un système d’Université et de recherche scientifique qui ait du sens, et soit adapté à la société que nous devons construire. Nous l’avons déjà souligné à maintes reprises : rouvrir l’avenir du pays impose de réorganiser l’Université selon un modèle polycentrique. 

Cela passe par la construction de cinq ou six universités expérimentales, qui doivent être disséminées dans des villes moyennes voire des petites villes, en privilégiant des régions jusqu’à présent lésées par les politiques d’aménagement du territoire. Elles y réinsuffleront la vie tout en offrant à la recherche et à l’enseignement des perspectives inédites d’invention collégiale et d’intégration dans le tissu urbain, à l’image de ce qu’ont su faire non seulement l’université expérimentale de Vincennes mais surtout un grand nombre d’universités étrangères, sises dans des communes moyennes. Loin des collèges universitaires de proximité, il s’agit d’instituer des établissements nouveaux, humboldtiens, ouverts aux salariés non-bacheliers, où se pratique une recherche exigeante et audacieuse, appuyée sur la réalité mille fois démontrée : la recherche progresse quand elle s’organise en un réseau souple d’unités de taille intermédiaires et non sur quelques fleurons réputés d’excellence.

L’Université peut-elle rester en-dehors du grand mouvement constituant sans lequel le sursaut ne serait qu’un sursis ? Comment pourrait-on imaginer que l’institution vouée au débat rationnel, argumenté et contradictoire ne soit pas partie prenante de la reconstruction d’une démocratie effective, contre le règne du bavardage, de la post-vérité et du repli sur soi ? Il nous revient de faire œuvre d’imagination et de liberté pour redonner un avenir à notre société, pour retrouver prise sur nos vies.

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Étonner la catastrophe

« Nous ne nous opposerons réellement aux puissances qui menacent les libertés intellectuelles et individuelles que lorsque nous aurons reconnu que la notion même de liberté, pour laquelle nos ancêtres s’étaient déjà déchirés, est aujourd’hui en péril. »

Albert Einstein, conférence au Royal Albert Hall le 3 octobre 1933 avant son exil d’Europe.

« Par deux points fascistes passe une extrême droite et une seule. »

Jean Yanne

« L’aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Victor Hugo, Les Misérables

Assemblée générale constituante de l’association Alia pour la liberté académique

Le 11 juillet de 16h à 18h à l’Université Paris Cité,

Campus Saint-Germain-des-Prés, 45 rue des Saints-Pères 75006 Paris

Participer par vidéo conférence :

https://u-paris.zoom.us/j/89283125188?pwd=HZWx4U2IE7iFdeGZ2TvxjbSRTdiVY6.1

Étonner la catastrophe

Pourquoi M. Macron a-t-il pris la décision de procéder au suicide politique de son parti, servant de marchepied à l’accession au pouvoir de l’extrême-droite nationaliste, xénophobe et identitaire ? Comme la lettre volée dans la nouvelle The Purloined Letter d’Edgar Allan Poe, la réponse à la supposée « énigme » est si évidente qu’elle échappe aux derniers partisans du président de la République. Comme lors des récentes coupes budgétaires visant la recherche et l’écologie, l’étonnement est la marque de la cécité volontaire. Les tentatives journalistiques d’identifier un plan machiavélique derrière cette décision méconnaissent une réalité plus simple, que la comparaison avec le chancelier Brüning échoue également à capturer. 

Le césarisme d’une cinquième République déliquescente, qui a écarté les corps intermédiaires et n’a plus qu’un rapport lointain avec une démocratie libérale, invite à ces lectures psychologisantes. Pourtant, la régularité la plus frappante du moment est la prise de pouvoir synchrone, à quelques années près, dans l’ensemble des pays occidentaux, de nouvelles coalitions hybrides, autoritaires et illibérales, associant les représentants d’un bloc « réformateur » néolibéral radicalisé et les héritiers historique des fascismes. Ces coalitions, qu’on a vues à l’œuvre aux États-Unis, au Brésil, en Autriche, en République Tchèque, sont actuellement au pouvoir en Suède, en Italie, en Finlande, en Argentine. Le nouveau gouvernement néerlandais en sera également un exemple. Au Royaume-Uni, le parti Conservateur est travaillé depuis plusieurs années par la même tentation, qui a porté Boris Johnson et Liz Truss au pouvoir. Toutes ces expériences de gouvernement se caractérisent par leur usage de la rhétorique chauvine typique de l’extrême-droite national-identitaire, par la haine de l’altérité, et par la suppression graduelle de libertés publiques, dans le but de ne plus conserver de la démocratie libérale que le vote. En parallèle, ces pouvoirs mènent une politique implacable de liquidation des programmes sociaux, du système de santé et d’éducation et de prédation du bien commun par des intérêts privés, la rengaine du « bon sens » redoublant celle de « la dette ». On retrouve ainsi la flat tax légitimée par la « courbe de Laffer » de M. Salvini à M. Macron, de M. Trump à M. Johnson. Les journaux économiques se font déjà l’écho des rapprochements entre les milieux d’affaires et l’extrême-droite française. Les campagnes politico-médiatiques contre l’Université et la recherche sont l’une des constantes de ce programme d’hybridation entre l’ancien centre-droit affairiste et les milieux nationalistes et identitaires enracinés dans l’histoire du fascisme européen, qui réactualisent la vieille fabrique maccarthyste d’un ennemi de l’intérieur. 

Dès lors, la personnalité du chef de l’État tout comme ses intentions importent peu. Une interprétation plus féconde de la tectonique politique en cours consiste à analyser ce que Michel Dobry appelle des logiques de situation. Comprendre comment le Tea party a mené Trump au pouvoir en hybridant la technophilie des tycoons libertariens de la Silicon Valley et l’obscurantisme néo-conservateur. Regarder comment gouvernent Meloni, Babis, Orban ou Bolsonaro. Explorer comment la droite managériale suédoise a troqué la rhétorique du cordon sanitaire contre la « stratégie » du marche-pied, en s’alliant avec les « Démocrates de Suède », nés d’un parti ouvertement néonazi. Étudier comment le parti néolibéral VVD, proche du macronisme, s’est allié aux nationalistes identitaires du parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders, au parti du lobby agro-industriel BBB et au parti « anti-corruption » NSC. Comparer la mise au pas idéologique des médias publics et privés, la criminalisation des mouvements sociaux et en particulier des militants pour le climat en France et en Italie. Constater à l’occasion des élections européennes que la France arrive désormais au troisième rang du degré de fascisation dans l’Union européenne, juste après la Pologne et la Hongrie, et juste avant l’Italie. Le ressentiment, alimenté depuis des décennies par des politiques sociales et économiques délétères est si fort qu’il mettra longtemps à se dissiper après que les causes profondes auront disparu.

« Résistance n’est qu’espérance. Telle la lune d’Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes. »

René Char

Que les élections législatives conduisent ou non à une alliance de gouvernement entre l’extrême-droite et la minorité présidentielle, deux convictions commencent à être largement partagées. Premièrement, s’il y a des logiques de situation, il n’y a pas de déterminisme historique : il nous incombe d’« étonner la catastrophe ». Deuxièmement, il revient aux citoyens eux-mêmes, aux collectifs, aux associations, aux syndicats, aux journaux indépendants, aux universitaires — la « société civile » — de se mobiliser fortement pour ouvrir l’horizon. La démocratie n’est pas cette monarchie élective dont les sujets, passifs entre deux votes, sont frappés d’anomie ; la démocratie est l’auto-institution raisonnée par la société des règles collectives qu’elle se donne. La faiblesse des contre-pouvoirs en France, bien plus qu’à l’étranger, nous oblige. Ce qui frappe dans les manifestations quotidiennes en faveur de l’institution d’une démocratie, c’est d’abord la jeunesse des manifestants — il faut remonter au début des années 1970 pour voir une telle fraction de jeunes gens dans la rue. Ce qui frappe, ensuite, c’est la réaction digne des directions associatives de la société civile, de la Ligue des Droits de l’Homme à la CGT, de la CFDT à l’Union Rationaliste, en passant par le Planning familial et les ONG mobilisées pour l’environnement et le climat — dignité qui contraste avec le désolant spectacle de la lutte des places. Nous ne sommes pas plus condamnés au fascisme que nous le sommes à la médiocrité et à l’insignifiance de la bureaucratie managériale. Nous avons à faire éclore la société décarbonée qui s’épanouira dans dix ans — c’était le sens déjà des cinquante propositions pour l’Université et la recherche.

La probabilité est grande que l’extrême-droite obtienne une majorité relative lui permettant de construire une « majorité de projet » avec la minorité présidentielle, dont le principe a déjà été expérimenté en décembre à la faveur du vote de la loi sur l’immigration. Nous ne pourrions alors guère compter sur les bureaucraties des établissements pour faire écran aux menées fascisantes. Les fameux « acteurs de l’ESR » se montrent déjà incapables de tenir le principe millénaire de franchise académique dont le principe tint bon même sous l’Inquisition. Nous avons besoin de réseaux de solidarité effectifs, organisés localement. Nous avons besoin de nous connaître, de nous montrer imaginatifs et joyeux, et de faire front.

Post-scriptum : Une partie de la communauté n’a pas voulu comprendre la nécessité d’une recherche scientifique autonome, indépendante des pouvoirs politique, économique et religieux. Réalise-t-elle soudainement ce que signifient l’ANR, l’ERC, les PEPR, le Hcéres ou la titularisation des chaires junior sous le contrôle de l’extrême-droite ? On aimerait l’espérer mais rien n’est moins sûr.

Bibliographie

Wendy Brown, In the Ruins of Neoliberalism: The Rise of Antidemocratic Politics in the West, Columbia University Press, 2019.

Félicien Faury Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.

Violaine Girard, Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, 2017

Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Seuil, 2014.

Nonna Mayer, Ces Français qui votent FN, Paris, Flammarion, 1999.

Quinn Slobodian, Crack-up capitalism. Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy, Metropolitan Books, New York, 2023.

Quinn Slobodian, Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.

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Saclay Graal

Saclay Graal

Prière Rogue

Prière rogue — Gardez-nous la révolte, l’éclair, l’accord illusoire, un rire pour le trophée glissé des mains, même l’entier et long fardeau qui succède, dont la difficulté nous mène à une révolte nouvelle. Gardez-nous la primevère et le destin.

René Char

Attaque de l’extrême-droite contre la liberté académique

La transformation du libéralisme managérial en autoritarisme illibéral n’a rien de spécifiquement français. La plupart des pays occidentaux traversent les mêmes phases de prise de contrôle de la presse, de suppression graduelle des libertés publiques, de forge à plein régime d’une société de surveillance et de contrôle empruntant ses outils techniques à Singapour ou à la Chine. Dans différents pays, déjà, des partis technocratiques se revendiquant du centre démocratique forment des alliances de gouvernement avec des partis ethno-identitaires, nourris de haines raciales, de fondamentalisme religieux et de nationalisme ras du front. En témoigne l’alliance à bas bruit entre la présidente de la Commission européenne, la démo-chrétienne Ursula von der Leyen, et la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, tête du mouvement néo-fasciste Fratelli d’Italia. L’ancien « cercle de la Raison » a renoncé aux méthodes doucereuses de fabrication du consentement, qui s’appuyaient sur des discours ostensiblement modérés, l’idée d’expertise, un « progressisme » technophile, l’adaptation nécessaire à un monde qui change, et la paix garantie par les accords commerciaux.

Aujourd’hui, la mue autoritaire conduit à des attaques sans précédent contre les chercheurs, les universitaires, les journalistes — celles et ceux qui participent activement à la fabrication de l’opinion, et dont beaucoup avaient voulu croire aux promesses de la technocratie « co-construite ». Aux tentatives de naturaliser une doctrine politique en lui conférant un vernis pseudo-scientifique, succède le recours permanent au mensonge, à la triangulation des idées de « l’adversaire » supposé et à la confusion. Nous y voyons les deux faces d’une même médaille, celle d’un rapport altéré à la rationalité démocratique. Côté pile : l’opportunisme de l’expertise, réduisant la science à une fonction instrumentale, la justification idéologique de l’ordre établi ; côté face : la guerre faite à la vérité, écrasée sous le régime des éléments de langage et autres mots d’ordre martiaux. Lorsque ne peut être vrai que ce qui est dit par le pouvoir, c’est seulement à l’intérieur de cette limite du dicible que la rationalité scientifique sera tolérée. Ainsi, l’étude scientifique du réchauffement climatique fut longtemps mise en avant tant qu’il s’agissait de vendre les mirages de la croissance verte, mais elle se vit reléguée aux oubliettes dès qu’elle eut invalidé le mythe selon lequel un système fondé sur la prédation pourrait prétendre incarner un quelconque « progrès ». Il semble que la « neutralité axiologique » ait changé de camp. Le retour d’un féodalisme barbare ne peut que s’en prendre aux institutions d’élaboration, de transmission, de conservation et de critique d’un savoir désintéressé, au service de l’idéal démocratique et du bien commun.

De communiqué de presse incendiaire en commission d’enquête parlementaire ad hoc, l’offensive contre les libertés académiques fait partie de ces terrains où l’alliance entre la minorité présidentielle et l’extrême-droite n’est plus dissimulée. Le néo-maccarthysme a pris le pli de l’antiphrase : en tentant de se draper dans la défense de la liberté académique, il dénonce le « militantisme politique », il revendique le « pluralisme » à l’Université, mais cherche en réalité à dissoudre le souci de l’exactitude et l’établissement scientifique des faits : l’horizon commun des droites illibérales est bien d’instaurer le règne du faux, où la rigueur de pensée cède la place aux fantasmes et au bavardage halluciné des talk-shows diffusés par les médias de M. Bolloré et consorts. La vitesse à laquelle l’espace de pensée et de confrontation rationnelle se rétracte confirme chaque jour le fait que la démocratie libérale ne vit pas de la désignation des dirigeants par le vote, mais bien de l’exercice des libertés effective de conscience, de manifestation, d’expression, d’information, et de l’autonomie du monde savant.

Saclay Graal

« Quand il pleut des pièces d’or, les pauvres n’ont pas de panier. »

Proverbe polytechnicien

Il se passe à Saclay ce qu’il ne se passe plus guère ailleurs : la communauté universitaire mène une bataille pied à pied contre la bureaucratie pour emporter la présidence de l’établissement. Pourtant, Saclay ne compte pas parmi les établissements prompts à s’enflammer politiquement — la géographie du campus, le peu de vie collective, la faible présence de sciences humaines y sont pour beaucoup. Trois facteurs conjoints concourent à cette résistance inespérée.

Si les universitaires ont graduellement abandonné la présidence des établissements à la nouvelle caste de bureaucrates, rarement issue des secteurs les plus rigoureux et imaginatifs de la profession, c’est que cette fonction n’est plus qu’une courroie de transmission de la paupérisation, de la précarisation et de la dévitalisation de l’Université. S’il arrivait que l’un des élus restaure des crédits récurrents pour la recherche, promeuve l’éthique et la liberté académiques plutôt que la foutaise, la recherche confirmatoire et l’inflation des promesses, restaure la collégialité, ou s’intéresse à la formation des étudiants, les budgets de son établissement se verraient aussitôt amputés. Cependant, la plupart des petits êtres tristes et gris du néomanagement n’ont pas besoin d’être ainsi disciplinés : ils ne sont pas achetés ; ils sont acquis, en toute bonne foi et en se persuadant souvent de la sincérité de leurs sermons creux sur « nos missions » et « nos valeurs ». Il y en a même sans doute quelques-uns pour se croire rétifs aux politiques gouvernementales, entre deux « dialogues stratégiques » avec le rectorat.

Mais, et c’est le premier facteur explicatif des événements actuels, Saclay a la particularité d’être too big to fail. La communauté universitaire qui y exerce en est en grande partie consciente. Elle ne semble donc pas touchée par cette hantise de voir le robinet budgétaire se tarir totalement. Deuxièmement, alors que six milliards d’argent public ont été investis dans le pôle scientifique et technologique du plateau de Saclay, l’Université n’en a rien vu et les collègues y sont aussi cramés qu’ailleurs, pour les mêmes raisons qu’ailleurs. Du reste, le sentiment de déclassement et de dépossession bureaucratique est aussi une affaire de précarité subjective. Troisièmement, les accompagnateurs syndicaux des présidences successives sentent désormais les effets du virage illibéral : ils ont perdu partout l’espace de co-production des contre-réformes qui leur tenait à cœur. L’heure n’est plus à susciter l’adhésion et le consentement, mais à écraser toute résistance et à dissoudre toute pensée. Dès lors, voilà les adhérentes et adhérents en colère, au point — défiance majeure — de s’enquérir du vote de leurs mandataires.

L’affrontement en cours à Saclay entre les bureaucrates et la communauté universitaire se focalise autour d’une question dont la technicité ne doit pas bloquer l’analyse : valider définitivement les statuts concoctés par la bureaucratie et en cours d’expérimentation, ou produire de nouveaux statuts permettant à la communauté universitaire de ne pas subir la dépossession et la prédation des moyens de travailler. L’enjeu est donc le choix entre la prolongation de la phase d’expérimentation ou la validation du projet des bureaucrates. Ces derniers disposent de statuts cousus main destinés à pérenniser leur prise de contrôle et ont tenté de coopter la totalité des membres extérieurs ; malgré cela, ils n’ont réussi à obtenir que 14 voix sur 36. Ce résultat jette le doute sur la seule compétence dont ils se prévalent : prendre et garder le pouvoir. Ils en sont désormais à jouer la montre, en proposant des candidats à la présidence dont le dossier scientifique ne leur permettrait pas même d’être auditionnés pour un poste de maître de conférences dans cette même université, dans le seul but d’enliser le processus électoral et de conserver Saclay sous contrôle d’un administrateur provisoire nommé par le pouvoir central, jusqu’à la date de la transformation en grand établissement.

Dans leur fuite en avant, ils ne respectent même plus le vote pipé par des règles qui leur étaient favorables. S’ils échouaient à bloquer le vote et si un président était élu avec l’appui de la communauté universitaire, on peut supposer que le gouvernement tenterait une nouvelle réforme du mode d’élection des présidents d’établissement, afin de marginaliser définitivement ces gêneurs que sont les universitaires. Le véhicule législatif est déjà trouvé : ce sera le projet de loi Retailleau, dont les premiers ballons d’essai fuitent opportunément, et qui contiendra les mesures coercitives permettant d’imposer ce contre quoi la communauté universitaire s’élève.

Saclay montre à qui veut bien s’y intéresser que la nouvelle bureaucratie managériale instaure partout des cacocraties. kratos, « le pouvoir » et kakistos, « les pires » : la cacocratie est le régime de pleins pouvoirs accordé aux plus incompétents. Le terme “cacocratie” (kakistocraty en anglais), est apparu dans un sermon prononcé par Paul Gosnold en 1644 pour décrire les dirigeants qui ont transformé une monarchie éclairée en une forme de gouvernement dépravée, dirigée par les pires éléments de la société, dans un contexte de guerre civile et de troubles politiques.

Ce qui se joue dans la bataille de Saclay, c’est la possibilité de tourner la page de l’héritage napoléonien pour concevoir un modèle d’Université néo-humboldtienne, utile à la société post-carbonée à construire dans les vingt ans qui viennent.

Au cours des deux premiers tiers du XIXème siècle, deux modèles universitaires antagonistes ont émergé en Europe, en réponse aux bouleversements politiques et sociaux de l’époque. En France, l’Université a été supprimée le 15 septembre 1793 en même temps que les corporatismes liés au clergé. Le modèle napoléonien a été mis en place en France à partir de cette quasi-table rase, en continuité avec les écoles professionnelles du XVIIIème siècle, mais en rejetant les ambitions universalistes et les ouvertures de la phase radicale de la Révolution. Ce modèle visait à fournir à l’État et à la société post-révolutionnaire les cadres nécessaires à la stabilisation du pays, en contrôlant étroitement leur formation et en évitant d’ouvrir un espace de liberté intellectuelle trop large. Le modèle napoléonien est caractérisé par la prédominance du modèle du Lycée et des Grandes Écoles, par la réglementation uniforme des programmes et par le monopole de la collation des grades par l’État.

Le deuxième modèle, qualifié de modèle humboldtien, a été conçu explicitement contre le modèle napoléonien et est généralement daté de la fondation de l’université de Berlin en 1810 sous l’impulsion de Wilhelm von Humboldt. Ce modèle donnait une dignité égale à la faculté de philosophie (qui regroupait alors les lettres et les sciences) par rapport aux trois autres facultés (droit, médecine, théologie). L’Université était définie comme la réunion des maîtres et des compagnons, entre l’Ecole (c’est-à-dire l’enseignement secondaire) et l’Académie, qui était la réunion des maîtres entre eux. Il ne s’agit pas d’idéaliser cette organisation, qui tient pour acquise l’absence de pouvoir décisionnaire des non-professeurs, voire leur absence de statut. Mais il y a des leçons à en tirer : le modèle humboldtien rejetait les écoles professionnelles et spécialisées à la française, qui ne répondaient pas à la fonction humaniste de l’Université, à savoir l’éveil à la science, l’encyclopédisme et la liberté de choix d’études possibles (Lernfreiheit). La recherche, bien que peu importante au départ, a fini par devenir l’un des traits distinctifs de l’université prussienne, avec une liaison étroite entre l’enseignement et la recherche.

Le modèle napoléonien a été adopté dans nombre des pays qui ont subi l’influence française, et a contribué à la création de systèmes d’enseignement supérieur centralisés et contrôlés par l’État. Le modèle humboldtien, quant à lui, a été admiré et imité dans le monde entier, et en particulier aux États-Unis. Si tous les systèmes connaissent depuis les années 2000 un grand mouvement de reprise en main par le néo-management et son triptyque bureaucratique « projet-évaluation-classement », il faut le répéter : la France n’a jamais connu d’Université humboldtienne. Certes, le système évolue : les pôles d’exaltation du capital culturel que sont Polytechnique (l’X) et l’ENS (Ulm) ont été supplantés comme lieux de reproduction des élites du pays par les pôles des élites intellectuellement dominées, mais socialement et économiquement dominantes : Sciences Po, l’ENA, HEC. Mais deux traits du modèle napoléonien subsistent : l’archaïsme des Grandes Écoles, incapables de contribuer significativement à la production de savoirs par la recherche, et la défiance de principe des gouvernements vis-à-vis de la communauté universitaire, dont une fraction encore importante a internalisé la fonction purement scolaire qui lui est assignée dans ce modèle. Le projet Saclay visait à consacrer l’abaissement de l’Université et le triomphe des Grandes Écoles, tout en offrant à celles-ci un vernis humboldtien permettant de faire bonne figure à l’étranger. Par une ruse de la raison, à laquelle la stupidité et l’arrogance des grands corps ne sont pas étrangères, ce projet a entrouvert la possibilité d’une université néo-humboldtienne richement dotée en moyens et en postes. Le gouvernement est en train d’en prendre conscience. Tous les coups seront permis contre nos collègues de Saclay pour les empêcher de reprendre le contrôle de leur métier : qu’ils sachent que notre solidarité leur est acquise et qu’ils portent aujourd’hui nos espoirs.

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La trahison des clercs

La trahison des clercs

« Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, et que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques. »

Julien Benda, La Trahison des clercs, préface de 1946

« La possibilité d’une autocritique de la raison suppose, premièrement, que l’antagonisme entre raison et nature soit entré dans une phase aiguë et funeste, et deuxièmement, que même à ce stade d’aliénation complète, l’idée de vérité soit encore accessible. […] Ce concept de vérité, la correspondance du mot et de la chose, qui sous-tend toute philosophie digne de ce nom, place la pensée en situation de résister à la démoralisation et à la mutilation causées par une rationalité devenue purement formelle. »

Max Horkheimer, Éclipse de la raison, chap. 5, 1949

« Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l’horizon de ses pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu’ici car là où nous étions ce n’était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. »

René Char, La Postérité du soleil, 1965

« Ultimi barbarorum ». Devant le spectacle de l’effondrement moral de larges segments de la société, le besoin de se préserver, de se tenir loin du cloaque ambiant, fait de coups de menton, d’abaissement de la pensée critique, de bêtise triomphante, et d’atteintes aux libertés peut se faire impérieux. Face à une pareille décomposition où les signes de fascisation se multiplient, se pose une nouvelle fois la question lancinante des modalités de résistance. La décence commande de prendre soin de soi, de ses proches, se préserver du désespoir, cultiver une raison joyeuse et sensible et se consacrer à l’étude. « Penser est en soi déjà un signe de résistance, un effort de ne plus se laisser abuser. Penser ne s’oppose pas strictement à l’ordre et à l’obéissance, mais la pensée les met en rapport avec la réalisation de la liberté. » écrivait Horkheimer en 1942 dans son essai L’État autoritaire. Dans la tempête qui sévit, l’ascèse du travail savant devient un refuge salvateur, un jardin paradisiaque à partir duquel reprendre prise. Mais est-ce seulement encore possible ? Cela suppose de disposer des moyens matériels, du temps, et d’un écosystème professionnel un tant soit peu propice. Or, plus de quatre universitaires sur cinq avouent désormais souffrir d’un « fort épuisement professionnel ». Voilà dans quels termes se pose désormais le problème: en fait d’Armée des ombres, l’Université se compose de « cramés ».

On en sait la raison. À la paupérisation, aux précarisations subjective et matérielle, à la bureaucratisation et son cortège d’absurdité et de foutaise s’ajoutent désormais des attaques quotidiennes contre l’autonomie scientifique et la liberté académique. On s’interroge dans ces conditions sur le choix de M. Macron de réquisitionner la Sorbonne pour y donner un meeting de campagne aux frais du contribuable, en piétinant par ailleurs méthodiquement les valeurs fondatrices de l’Université. À certains égards, ce choix est symbolique du rapport, instrumental et insincère, que les gouvernements entretiennent au savoir depuis au moins vingt ans. L’Université ne leur sied que comme un village Potemkine devant lequel poser de temps à autres pour donner une légitimité à des visées politiciennes étrangères à toute forme d’esprit critique. Redisons-le ici, à l’adresse des uns et des autres : les universités ne sont ni les décors d’opérations de communication, ni des lieux d’intrusion des forces de police ou des politiciens.

Dans cette fuite en avant, la dévitalisation politique et bureaucratique de l’Université n’épargne plus celles et ceux sur qui le bloc réformateur s’est longtemps appuyé. Même certains des « acteurs » et autres « gagnants » de la concentration des moyens sur fond de baisse générale sont peu à peu touchés par le doute, par le burn-out et par la perte de sens. L’exécutif est donc de plus en plus contraint de jeter le masque de la « coconstruction » et de faire ouvertement ce qu’il n’imposait jusque-là que derrière des comités Théodule. Ainsi, pour accompagner la généralisation du modèle de l’IHU de Marseille dont l’expérimentation par le Pr. Raoult semble donner toute satisfaction à l’exécutif, la communication ministérielle a choisi de désigner directement les nouveaux mandarin-bureaucrates cooptés en haut lieu, en recourant pour ce faire à une sympathique métaphore ferroviaire : l’« élevage de talents » sent trop son maquignon eugéniste et n’est plus de mise ; la rhétorique de l’« excellence » s’est épuisée et ne fait même plus rire les jeunes gens; nous en sommes désormais aux « locomotives de la recherche », manière de dire qu’il ne s’agit plus que d’être sur les rails décidés par la bureaucratie.

Une science sur rails…

Peut-on imaginer métaphore plus sinistre ?

Dans les commentaires qui ont suivi les nouvelles coupes budgétaires pour l’enseignement supérieur et la recherche, après trois années déjà de baisses programmées par la LPR, le seul point d’étonnement qui persiste est, précisément, que certains marquent leur étonnement : « incompréhensible », « la surprise » rapportent ainsi benoîtement les revues Nature et Science. C’est vrai. « Qui aurait pu le prévoir ? ». Cet « étonnement » ostensible est le seul registre qui reste aux « gagnants » et aux « acteurs » rattrapés par le mouvement destructeur dont ils avaient naïvement cru pouvoir profiter. Les dupes du « transfert vers la sphère décisionnelle » ont sacrifié la science pour l’expertise, et remplacé l’interrogation patiente par la production de livrables prédictibles cinq ans à l’avance. Confortant le rapport instrumental au savoir dans lequel la « gouvernance » néolibérale et le nouveau management public ont voulu enfermer les sciences, ils se sont cantonnés au rôle de visiteurs du soir spécialistes des conférences mondaines en zone grise. Trahis par la main qu’ils croyaient orienter, ils en restent les captifs et ne savent que s’adresser à elle, encore et malgré tout, sur le mode de la supplique et de l’amour déçu : « les scientifiques ne sont pas entendus », protestent-ils.

Mais si risibles que soient les contritions surjouées de ces résistants de la 25ème heure, leur capacité à (se) mentir reste en-deçà de celle dont font preuve les ex-pairs qui, fort d’une petite notoriété, se proposent encore d’offrir une onction scientifique aux décisions du prince. La trahison des clercs… Nous avons honte pour eux. Si ce sentiment de souillure est si puissant, c’est que l’abandon de l’usage de la raison et de l’éthique académique au profit de la veulerie partisane et courtisane, constitue une trahison de la science comme engagement collectif à dire vrai sur le monde.

L’Université comme communauté de savants est animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance que nul intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Elle suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose a priori aucune fin pratique et monnayable et qui se remet elle-même constamment en cause. Pour cette raison, l’Université a partie liée avec la démocratie. C’est ce qui justifie le chef de trahison retenu par Benda contre les « clercs » qui prêtent leur caution à des entreprises tournées contre la liberté individuelle et collective, contre le désintéressement et contre la poursuite de la vérité, que ce soit par intérêt de carrière, par confort ou par passion partisane :

« Le seul système politique que peut adopter le clerc en restant fidèle à lui-même est la démocratie parce que, avec ses valeurs souveraines de liberté individuelle, de justice et de vérité, elle n’est pas pratique. »

Cette trahison se redouble d’une seconde, plus concrète, dans un temps où l’ex-pairtise courtisane adresse ses services à un pouvoir dont la dérive autoritaire ne semble plus connaître de freins. Elle mine nos vies professionnelles — et nos vies, tout court. Pour nous tenir debout dans la tempête, pour que notre métier continue d’avoir un sens, nous ne pouvons laisser se poursuivre le pourrissement de nos institutions par l’intérieur. Nous pouvons ménager des solidarités effectives et des résistances au sein de l’Université. Pour cela, il nous faut congédier définitivement celles et ceux qui seraient demain les artisans impavides d’une tyrannie dont le moment actuel nous donne un avant-goût : bureaucrates et courtisans peuplant les « conseils scientifiques » princiers et autres « comités » Théodule. C’est la condition d’existence du rationalisme joyeux, sensible et cosmopolite et des réseaux locaux de solidarité effective que nous appelons de nos vœux pour affronter la barbarie de ce temps.

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Qu’est-ce que la bureaucratie ?

L’année 2024 sera l’occasion de marquer par une série de billets un anniversaire d’importance : les 20 ans du rapport Aghion-Cohen qui a servi de texte fondateur à la succession rapide de réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche pendant les mandats de M. Sarkozy, M. Hollande et M. Macron. Plus personne (pas même le rapport Gilet) ne feint d’en ignorer les conséquences : décrochage scientifique ; chute globale du niveau de formation ; bureaucratisation, précarisation, paupérisation.

Les carrières se poursuivant sur quatre décennies, rien ne laissait deviner une pareille vitesse de dégradation au point que les récits des conditions de vie professionnelle au tournant du siècle semblent une douce utopie.

Ce premier billet analytique, après deux brèves, est consacré à une question au cœur des processus expliquant cette vitesse de chute : qu’est-ce que la bureaucratie ?

Brève — Suppression de 904 millions d’euros du budget voté

« Je le disais, le rattrapage budgétaire est déjà amorcé par la LPR et France 2030. Je vous annonce que ce sont d’ores et déjà près d’un milliard d’euros (…) que nous sommes en train de débloquer. »

E. Macron, 7 décembre 2023

Depuis le vote de la Loi de Programmation de la Recherche, le budget de l’Université et de la recherche est en chute rapide. Cette année, la chute sera plus brutale encore, suite à la suppression de 904 millions d’euro de budget pourtant voté par la représentation nationale, ce qui représente 9% des 10 milliards d’euros révoqués. Pour la recherche fondamentale (programmes 172 et 193), ce dépeçage représente 8,3% du budget, qui se cumule avec la baisse votée en fin d’année. Le programme 231, qui finance essentiellement les aides directes et indirectes aux étudiantes et étudiants, subit une coupe de 3,5%. Les programmes destinés à préparer l’avenir (programmes scolaires, recherche scientifique, réchauffement climatique, effondrement du vivant, mutations économiques, journalisme) sont sacrifiés au profit des seuls budgets régaliens, confirmant le caractère illibéral, autoritaire et obscurantiste de la doctrine présidentielle. Un recours a été déposé contre ce décret, arguant que les coupes excèdent le seuil légal de 1,5% des crédits votés : que le Conseil d’État annule ou pas cette coupe budgétaire élyséenne, ce franchissement de seuil achève de prouver que le Parlement, en France, ne vote plus le budget de la nation.

Brève — Quatre candidats à la présidence du Hcéres

Quatre personnalités ont déposé leur candidature à la présidence du Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Hcéres) : Stéphane Le Bouler, titulaire d’un DEA en économie des institutions et président par intérim du Hcéres, Guillaume Gellé, titulaire d’un doctorat en traitement du signal et actuel président de l’une des trois associations de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire, France-Universités, et deux candidatures d’intelligences artificielles langagières. Nous nous sommes procurés les lettres de candidature du favori, ChatGPT, et d’une IA issue du fleuron de France Technologie (Notilus, Goélette, Etamine, etc.) baptisée Cocoritanic. Nous appelons le jury de sélection à procéder à des auditions sur une base égalitaire, en posant la même série de questions à ces intelligences non-humaines qu’aux candidats réputés humains.

Qu’est-ce que la bureaucratie ?

La dénonciation de la bureaucratie connaît un succès qui transcende les bords politiques, laissant supposer que le concept est plus malléable que ce que laissent supposer ses penseurs historiques — Weber, Polanyi, Foucault, Lefort, Castoriadis, etc. (se reporter à la bibliographie en fin de billet). Bureaucratie européenne, bureaucratie étatique, bureaucratie managériale, bureaucratie engendrée par la mise en concurrence et le secteur privé apparaissent ainsi insupportables à différents groupes sociaux par ce trait commun : la paperasse, terme dépréciatif recouvrant la prolifération de normes, de procédures, de certifications, de rapports, d’évaluations et désormais d’« algorithmes » et de plateformes numériques. Qui édicte ces normes ? À quelle fin ? D’où provient la perte de sens qu’elles engendrent ? À qui profite la paperasse ?

Un autre trait distinctif de la bureaucratie, beaucoup moins connu, permet de saisir la difficulté de décrire sa nature, son fonctionnement et son histoire : il n’est pas de problème qu’elle engendre dont elle ne prétende être la solution. Elle se répand ainsi en prétendant apporter l’« autonomie », la « dérégulation », des « chocs de simplification » voire, simplement, des « solutions ». Ainsi, souvent associée par des caricatures paresseuses aux dérives liées à une volonté de régulation et de protection collective, la bureaucratie est surtout ces dernières années la créature que Graeber (2015) nommait la « loi d’airain du libéralisme », à savoir que « toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État. »

Alors, qu’est-ce que la bureaucratie ? C’est à la fois un mode d’organisation qui a émergé dans le cadre du productivisme, avec le développement de l’organisation (pseudo)-rationnelle du travail et un système de pouvoir socialisé. La bureaucratie se caractérise par une division du travail en niveaux hiérarchiques qui produit une séparation entre décideurs, contremaîtres/cadres intermédiaires et exécutants. Les membres de la bureaucratie, désignés ordinairement comme « la bureaucratie », sont engagés à plein temps dans l’organisation et la coordination des activités d’autrui. L’appartenance à la bureaucratie se traduit par une hiérarchie de statuts, de salaires et de pouvoir, où les responsabilités et le contrôle sur les exécutants sont répartis selon des niveaux de prestige et de responsabilité. Ainsi, dans la recherche, un bureaucrate se reconnaît au fait qu’il ne consacre qu’une infime fraction de son temps à penser à des problèmes ouverts, à mener des travaux de recherche, des expériences… Cela ne l’empêche évidemment ni de « publier », ni d’être « porteur de projet ». Le remplacement en 20 ans de la figure du savant par celle du « manager de la science » aka le P.I. (principal investigator) est à l’évidence une marque de la contamination de la recherche par la bureaucratie.

Le propre de la bureaucratie contemporaine est précisément d’envahir métiers, pratiques et identités professionnelles en disciplinant. S’il y a si peu de résistance à l’effondrement de l’idéal universitaire, c’est que les techniques du néomanagement (projet, évaluation, classement, benchmarking) emprisonnent les exécutants dans leurs propres désirs (Hibou 2012, Le Texier 2016). Elles suscitent l’aphasie des perdants dont le statut de professionnel, le métier, est nié: c’est le mécanisme de précarisation subjective décrit par Linhart (2015). Elles suscitent l’adhésion de celles et ceux qui ont l’illusion d’être les gagnants du jeu et de le mériter, par addiction au bandit manchot. Si la bureaucratie étouffe aujourd’hui l’Université, c’est qu’elle repose sur une soumission collective à un contrôle par intériorisation des contraintes. Si la toxicité des strates bureaucratiques est une évidence commune, la critique du phénomène bureaucratique est rendue difficile par le fait que ses victimes (administratifs, universitaires et chercheurs) en sont aussi des rouages, notamment vis-à-vis des plus précaires.

À bien des égards, les middle managers qui dirigent les établissements de recherche et d’enseignement supérieur sont eux aussi soumis au contrôle normatif et ne décident de rien. Ces « nouveaux dirigeants de la science » n’ont plus grand chose à voir avec les mandarins de l’ère gaullienne (les « patrons ») (Aust et al. 2021) : ces « ex-pairs » deviennent des professionnels de la gestion et de la com’ au fil de leur ascension dans la technobureaucratie et perdent tout contact avec la recherche comme avec l’enseignement (Laillier et Topalov 2022).

L’Université et la recherche reposent pourtant sur le principe d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et religieux. Elles ne peuvent reposer que sur des normes, des valeurs, des principes éthiques et des procédures auto-instituées par la communauté académique. Ce principe premier est équilibré par un second principe, de responsabilité devant la société. La reprise en main managériale du monde savant mise en œuvre depuis 20 ans lui est particulièrement préjudiciable. Soulignons qu’il n’est pas ici question de nostalgie de la bureaucratie ministérielle avec qui se faisait des « navettes » pour chaque poste et chaque formation, mais de préparer l’avenir. Dans la mesure où l’Université porte la fonction d’élaboration, de transmission et de critique d’un dire vrai sur le monde, le pourrissement à l’œuvre participe d’un délitement démocratique qui va s’accélérant avec la montée de l’illibéralisme autoritaire et xénophobe. Si des données parcellaires existent, sur la gabegie de l’ANR et du Hcéres par exemple, il n’existe de rapport ni de la Cour des Comptes ni de France Stratégie sur la part des ressources budgétaires de l’ESR captées et dissipées en pure perte par la bureaucratie. Nos propres estimations (entre 20% et 30%) nécessitent d’être consolidées, qui coïncident grossièrement avec la part de notre temps occupée à des activités sans intérêt ni fondement.

La société bureaucratique totale mise en place au sein du bloc marxiste-léniniste, la bureaucratie tayloriste de l’ère fordiste et la bureaucratie managériale contemporaine ne sont pas réductibles à une même forme abstraite d’organisation anhistorique. Aussi évoquerons nous dans un prochain billet les spécificités de la bureaucratie managériale de l’enseignement supérieur et de la recherche. Dans un troisième volet, nous évoquerons le rôle de la « communication » et du travail de pourrissement de la langue dans les attaques contre l’Université et de la recherche.

Conclusion à la manière du Lagarde et Michard

Vous analyserez ce discours prononcé par M. Petit, manager du CNRS, lors de son audition au Sénat en en relevant les éléments caractéristiques du phénomène bureaucratique. Vous en discuterez les conséquences anticipables.

« Au début de l’exercice, il avait été proposé que les PEPR soient pilotés par plusieurs ONR, ce que nous avons fait, mais le paysage français étant ce qu’il est, on nous a dit — pour des raisons bureaucratiques — qu’il fallait finalement une seule tête de file. En réalité, même s’il y a un pilote principal, les PEPR sont scientifiquement pilotés par plusieurs ONR. La recherche n’est pas un jardin à la française. Pour la première fois, l’idée que les ONR étaient des institutions compétentes qui savaient où se situaient les bons et les très bons chercheurs a été comprise. Quand Didier Deschamps choisit les joueurs de l’équipe de France de football, il ne lance pas un appel à projets pour savoir où sont les bons joueurs, il les connaît. Pour nous, c’est la même chose. [Les organismes de recherche transformés en agences de programme] utilisent une partie de l’argent des PEPR de façon top down en choisissant les équipes et les équipements à financer. Dans un domaine donné, il est totalement illusoire d’imaginer qu’un chercheur du fin fond de la Lozère ou du Cantal, dont on n’a jamais entendu parler, apparaisse subitement grâce à un appel à projets. […] II faut un bon équilibre entre appels à projets et stratégie top down et de ce point de vue là les PEPR ont permis de quelque peu rééquilibrer les choses. Toutefois, il faut être clair : si chaque année les contribuables donnent 3 Md€ au CNRS, ce n’est pas pour faire de la recherche “pépère”. [Le CNRS] va financer de “gros projets” autour de 2,5 à 3 M€, soit une quinzaine, avec une notion de risque à définir, sans lancer d’appels à projets, mais va décider de façon top down en assumant ses responsabilités. »

Bibliographie

Jérôme Aust, Pierre Clément, Natacha Gally et al. (2021) Des patrons aux ex-pairs. Réformes de l’État, mobilisations professionnelles et transformations de l’élite du gouvernement de la recherche en biomédecine en France (fin des années 1940-début des années 2000), Gouvernement et action publique, 2021/3 (vol. 10), p. 9-42. doi:10.3917/gap.213.0009.

Michel Crozier (1963) Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Seuil.

Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard.

Isabelle Bruno et Emmanuel Didier (2013) Benchmarking. L’État sous pression statistique, Zones.

Cornelius Castoriadis (1990) La Société bureaucratique. Écrits politiques 1945-1997, Éditions du Sandre.

Françoise Dreyfus (1999) L’invention de la bureaucratie : Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, XVIIIe – XXe siècle, La Découverte.

Benjamin Ginsberg (2011) The Fall of the Faculty: The Rise of the All-Administrative University and Why It Matters, doi:10.1093/oso/9780199782444.001.0001

David Graeber (2015) Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, traduit de l’anglais par Françoise Chemla.

Béatrice Hibou (2012) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

Joël Laillier et Christian Topalov (2022) Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses ».

Claude Lefort (1971) « XII. Qu’est-ce que la bureaucratie ? », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Librairie Droz.

Thibault Le Texier (2016) Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. La Découverte, « Sciences humaines ». doi : 10.3917/dec.letex.2016.01.

Danièle Linhart (2010) La modernisation des entreprises, La Découverte, coll. Repères.

Danièle Linhart (2015) La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès.

Max Weber (1971) Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie (1ère édition, en allemand, 1921). Plon.

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C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière

C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière

« Il faut croire que le solstice d’hiver constitue aussi un moment critique dans la vie de l’homme et provoque un nouvel élan des forces vitales. »

Rosa Luxembourg, Lettre à Sonja Liebknecht, 14 janvier 1918

« L’état d’esprit du soleil levant est allégresse malgré le jour cruel et le souvenir de la nuit. La teinte du caillot devient la rougeur de l’aurore. »

René Char, Les Matinaux, 1964

« C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. »

Edmond Rostand, Chantecler, 1910

On veut croire à l’aurore que promet l’an nouveau. On voudrait espérer que les fabricants d’armes ne trouvent plus d’acheteurs, que les autoritarismes politiques et religieux s’effondrent bientôt sous la poussée démocratique, que les firmes exploitant les énergies fossiles commencent à faire faillite, que la nouvelle coalition illibérale et xénophobe ne soit qu’un cauchemar fugace. Cependant, nous ressentons l’exigence de formuler pour cette nouvelle année des vœux qui distillent une joie vive et le goût du réel.

Plus que jamais, il nous faut porter le regard à l’horizon, sans renoncement, sans résignation, sans désespoir et sans compromission. Nous nous et vous souhaitons de respirer librement et de penser sereinement. Ce qui nous asphyxie au premier chef — le règne de la médiocrité, de la foutaise et de l’insignifiance — il est à notre portée de nous en libérer, en nous recréant des environnements respirables. Cela commence par ignorer le spectacle des ministricules changeant ou non de portefeuille fictif, et par rire des bureaucrates qui s’en inquiètent. La certitude de ce que nous sommes comme de ce que nous voulons est le fondement de la résistance que nous opposons au règne du mensonge, de l’illusion et de la désillusion. Elle est la première pierre, inébranlable, sur laquelle nous reconstruisons déjà, silencieusement souvent, l’Université et les cadres collectifs permettant la poursuite de la vérité.


Pour tenir notre souhait d’une année meilleure que les précédentes, manifestons le dimanche 14 janvier et le dimanche 21 janvier pour la liberté, l’égalité et la fraternité, pour les libertés publiques, pour l’idéal démocratique et donc contre la loi instituant la « préférence nationale » votée par la coalition allant de la minorité présidentielle au Rassemblement national.


Retour en images sur les faits marquants de l’année 2023

L’appel à la libération de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche

https://www.change.org/p/appel-%C3%A0-la-lib%C3%A9ration-de-la-ministre-de-l-enseignement-sup%C3%A9rieur-et-de-la-recherche

L’annonce du démantèlement du CNRS en 2024 au profit d’une « agence de programme »

https://rogueesr.fr/2023/01/

L’appel des 51

https://rogueesr.fr/20231214/

Une affiche à apposer au dessus de nos machines à café avec un vrai beau slogan pour 2024

Le discours programmatique de M. Macron, le 7 décembre

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/21/recherche-les-tours-de-passe-passe-du-president-macron_6207095_3232.html

Et toujours, l’excellence de la recherche produite par les « managers de la science »

https://rogueesr.fr/imaginaire_social_subjectivites/

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Libérez Sylvie !

Le groupe Javier Milei nous a transmis une émouvante pétition appelant à la libération de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Sylvie Retailleau.

Depuis le 19 décembre, un forcené retient la ministre rue Descartes, l’empêchant de démissionner réellement pour marquer son véritable refus de l’inscription de la préférence nationale dans le droit français. Le groupe de travail à l’origine du projet, authentiquement soucieux de garantir l’excellence de cette soumission, en a confié la rédaction à une intelligence artificielle vraiment innovante, pour ne pas dire un authentique talent : ChatGPT. Notre ami le dessinateur Jaxier Force a offert un portrait bouleversant de notre camarade Sylvie en soutien à l’appel à sa libération. Merci à lui. Merci à vous.

https://www.change.org/p/appel-à-la-libération-de-la-ministre-de-l-enseignement-supérieur-et-de-la-recherche

Pour nous rappeler Sylvie, en attendant qu’elle soit en mesure de nous en livrer un remake conforme à la doctrine de préférence nationale, cette véritable vidéo :

Nous vous souhaitons de joyeuses fêtes solsticiales.

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Loi immigration : la chute dans le vide

Loi immigration : la chute dans le vide

« La haine ne saurait constituer un programme. »
Frantz Fanon

Mardi 19 décembre, sous l’égide de Mme la Première Ministre Elisabeth Borne et de M. Eric Ciotti, une coalition allant du MoDem au Rassemblement national a adopté un projet de loi inscrivant dans le droit français la discrimination des non-ressortissants pour l’accès aux prestations sociales — en d’autres termes, la mesure que MM. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret popularisèrent dans les années 1980 sous le nom de « préférence nationale. » Mme Marine Le Pen n’a pas manqué de se féliciter de cette onction gouvernementale à une revendication historique de son parti.

En nombre de voix, le soutien du Rassemblement national a joué un rôle décisif dans l’adoption du texte.[1] Alors que la réforme des retraites avait marqué de fait l’entrée des mal-nommés Républicains dans la majorité gouvernementale sous la forme d’un soutien sans participation, la loi immigration acte aujourd’hui la formation d’une coalition liberticide et xénophobe intégrant des forces politiques exclues des majorités gouvernementales depuis 1945. 

D’aucuns feindront de se rassurer en espérant un deus ex machina sur le tapis vert, du fait du caractère « manifestement inconstitutionnel » de la loi, pour reprendre les termes mêmes du ministre de l’Intérieur, lui-même ancien contributeur à la presse de L’Action Française, fanfaronnant mardi 19 décembre à la tribune du Sénat. Effectivement, le texte adopté piétine la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. Mais même si le Conseil constitutionnel censurait la loi, le fait que ces textes aient été sciemment bafoués suffirait amplement à justifier notre alarme. En outre, la désinvolture avec laquelle ce jugement au doigt mouillé a été prononcé devant le Sénat en dit beaucoup sur le peu de cas que le gouvernement fait des fondements d’une démocratie parlementaire. Mais il est vrai qu’hier fut aussi le jour du déclenchement du vingt-troisième article 49.3 en 18 mois : désormais l’Assemblée nationale ne semble donc autorisée à voter la loi que lorsque les vues du gouvernement sont au diapason des votes du Rassemblement national. Autant dire que Mme Le Pen est à la fois leader de l’opposition parlementaire et co-rédactrice de l’agenda législatif du gouvernement Borne-Macron.

Une fois passée la comédie des déclarations de principe, une bonne partie des démissions tant annoncées se font encore attendre, y compris à cette heure celle de Mme Retailleau. Si leur dimension symbolique serait appréciable, ces démissions resteraient anecdotiques sur le plan politique tant il est illusoire d’imaginer qu’elles pourraient limiter à elles seules la radicalisation du gouvernement. Au moins sauveraient-elles l’honneur des démissionnaires. 

Quelques présidences d’universités ont marqué une opposition à la loi dans un communiqué conjoint. On peut douter de sa portée effective si l’on observe la part importante des signataires ayant participé à la mise en place du dispositif cyniquement appelé « Bienvenue en France », dont les événements du 19 décembre confirment qu’il s’agissait d’une répétition générale de l’inscription de la « préférence nationale » dans la loi.

Or, les conséquences de la loi Immigration adoptée hier sont proprement calamiteuses pour l’Enseignement supérieur et la recherche. Elles seront majeures pour les échanges internationaux et les partenariats avec de très nombreux pays, pour les chercheurs étrangers, et pour tous les étudiants extracommunautaires. Le versement obligatoire d’une caution, l’application impérative à toutes les universités de frais d’inscription astronomiques de 2 770 € en licence et 3 770 € en master ainsi que la suppression des APL conduiront des dizaines de milliers d’étudiantes et d’étudiants à se détourner des universités françaises, de notre pays et de notre culture, désormais perçus comme une terre d’exclusion et non plus d’accueil.

Nous appelons les conseils des laboratoires, UFR et universités à interpeller nominativement les présidences d’universités et d’organismes sur le virage liberticide en cours, dont nul ne peut douter qu’il conduira tôt ou tard une nouvelle vague d’attaques contre la liberté académique. 

En particulier, devant le désastre tant de fois prédit, une clarification politique serait la bienvenue de la part des nombreux « acteurs de l’ESR » ayant promu ès-qualités la candidature de M. Macron dès le premier tour de la présidentielle de 2017,[2] a fortiori quand ils ont appuyé son programme depuis lors, en se prévalant du supposé clivage irréductible entre Mme Le Pen et lui.[3] Les auteurs de ces prises de position publiques invoquaient alors leur « liberté d’expression » pour soutenir le gouvernement.[4] Useront-ils aujourd’hui de cette même liberté pour dénoncer la mise en œuvre d’un programme contraire aux principes fondamentaux de l’Université ?

Nous reviendrons vers vous début 2024 avec des propositions concrètes d’organisation pour la défense de la liberté académique et du principe d’universalité de la production, de la critique et de la transmission des connaissances.

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Monsieur le président de la République, libérez les véritables énergies !

Exceptionnellement, nous publions une lettre ouverte à l’adresse du président de la République qui nous est parvenue, écrite par un groupe d’acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche en rupture consommée avec l’Udice — l’association de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire. Tout porte à croire que cet « appel des 51 » fera date.

Monsieur le Président, libérez les véritables énergies !

Monsieur le Président, ce jeudi 7 décembre, vous avez présenté aux acteurs de la recherche et de l’innovation un véritable manifeste pour le courage et la lucidité politique. Quand tant d’esprits chagrins vous recommandaient de différer les véritables réformes nécessaires à notre système d’enseignement supérieur et de recherche, et de ne pas brusquer les conservatismes du monde académique, vous avez chevauché le tigre pour prendre véritablement le taureau par les cornes. En quelques minutes de grâce, vous avez dessiné les contours d’une authentique révolution copernicienne : le dépassement de cette institution poussiéreuse frappée d’obsolescence, le CNRS, que vous souhaitez fort justement remplacer par « de vraies agences de financement qui arrêtent de gérer directement les personnels ». Une politique scientifique réellement ambitieuse requiert en effet que les financements, les recrutements et les carrières soient intégralement pilotés localement, par des exécutifs agiles et proactifs capables de mettre en œuvre les programmes de recherche puissamment pensés par le chef de l’État. La véritable autonomie, c’est le contrôle ! Cette vérité vraie, vous l’avez résumée d’une formule qui restera : « la liberté académique pour les meilleurs. » Enfin ! Combien d’universitaires et chercheurs de l’ex-CNRS sont-ils véritablement excellents et productifs ? 10% en étant généreux. De l’air !

Votre discours fait naître l’espoir que la Start Up Nation renoue avec le souffle initial de Nicolas Sarkozy et Didier Raoult quand ils portaient les IHU sur les fonts baptismaux, contre l’administration de l’Inserm, prisonnière du conservatisme gaullo-soviétique qui gangrène encore la science française. Demain, avec vous, ce sont des dizaines de dignes héritiers des IHU qui fleuriront sur les cendres du mammouth. Ensemble, nous rallumerons les lumières du projet Manhattan.

Les réactions paniquées de la ministre Retailleau, du président Deneken ou du PDG Petit doivent vous ouvrir les yeux : les mêmes forces du déni qui ont entravé le programme charismatique et revigorant de Frédérique Vidal sont à l’œuvre aujourd’hui. Les ennemis de la révolution scientifique se liguent déjà pour ensabler votre tronçonneuse dans les eaux du marasme. Le spectre de l’immobilisme avance à grand pas, et nous devons l’arrêter. Pour cela, l’ambition progressiste impose de sauter par-dessus l’ombre du doute et de démettre le lobby conservateur qu’est devenu l’Udice. Les 18 mois envisagés pour opérer cette véritable révolution nationale sont trop longs et augurent d’un sabotage. Il est temps de remplacer les présidences d’universités timorées par des task forces compétentes et disruptives, capables de hacker de véritables solutions en 4 mois : le 1er avril 2024 sera l’an I de la nouvelle science nationale. Les nouveaux statuts des innovation centers remplaçant les universités d’excellence et des agences de programme devront entrer en vigueur pour le 14 juillet 2024, date qui verra briller une nouvelle génération de président-managers d’universités, plus jeunes et plus ambitieux, recrutés avec l’appui des cabinets de conseil les plus au fait des bonnes pratiques scientifiques mondiales.

Sans doute, toutes les universités ne seront pas capables de sauter ce pas, mais ce n’est pas ce qu’on leur demande : le bon sens n’est pas chose si partagée, et l’amour de la liberté impose de reconnaître les vertus de l’inégalité. Si l’université de Strasbourg n’a pas l’audace de passer le Rubicon, gageons que Paris-Saclay saura montrer l’exemple une fois de plus. Une différenciation statutaire véritable est la mère de toutes les réformes. La science véritablement libérée mangera du mammouth, mais uniquement à la carte : nous laisserons le menu aux gagne(s)-Petit.

Ne laissons pas les doomers mettre un frein à l’avenir ! Monsieur le Président, distribuez–nous les armes pour la chasse au mammouth. Nous sommes prêts. Taïaut, avec ou sans Retailleau ! Viva la libertad, CARAJO.

Le groupe Javier Milei réunit 59 présidents d’université, directeurs d’établissement d’enseignement supérieur et de recherche et hauts fonctionnaires progressistes, proches de l’aile gauche de la majorité présidentielle.

Viva la libertad CARAJO

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Il faut imaginer Cassandre joyeuse

« Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. La joie en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais. »

Gilles Deleuze

« Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu’ils tiennent l’argent pour tout. Au demeurant, moi, j’ai décidé d’être logique et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. »

Albert Camus, Caligula, Acte I, scène 8

Selon le mythe, Cassandre reçoit d’un Apollon séducteur le don de dire le vrai sur le monde, avec lucidité. Elle se refuse à ce dieu censément préposé aux arts, à la lumière et à la santé. Furieux, le dieu lui crache violemment à la bouche, la frappant d’impuissance à convaincre quiconque par ses prophéties et à changer ainsi le cours de choses. Le mythe de Cassandre fonctionne comme métaphore de la tension qui existe entre le monde savant et le pouvoir politique depuis la grève (cessatio) fondatrice de l’Université (1229-1231) et la bulle pontificale de Grégoire IX qui y met fin : Parens scientiarum, l’université mère des sciences. Lorsque la société s’est affranchie de l’hétéronomie religieuse et de ses normes, le monde scientifique est devenu une nouvelle instance supplétive de légitimation du pouvoir. Faute d’un nouveau contrat avec la société, nous demeurons aujourd’hui dans le compromis des philosophes des Lumières : soumis financièrement au pouvoir, mais disposant d’une niche au sein de laquelle satisfaire le besoin de production, de transmission, de critique et de conservation des savoirs. La liberté académique n’est rien d’autre que ce combat permanent à mener contre les pouvoirs religieux, économiques et politiques en faveur d’une autonomie du monde savant qui, pour n’être pas une réalité, constitue un idéal régulateur fragile à reconquérir sans cesse.

La malédiction de Cassandre — l’impuissance structurelle à transformer politiquement le monde, en échange d’un espace d’élaboration d’un « dire vrai » sur celui-là — ne frappe que celles et ceux qui n’ont pas conscience du compromis passé depuis plusieurs siècles. Nombre de collègues ont semblé ainsi se déciller dans la foulée de Jean Jouzel, qui après des décennies d’imploration des décideurs à juguler le réchauffement climatique, a pris conscience que ces demandes relevaient d’une illusion, s’exclamant dans une interview au journal Les Échos: « À la fin, j’en ai marre ! ». Pourtant, Cassandre ne cesse de voir ses prédictions réalisées. Sur les causes des guerres, sur les facteurs qui accélèrent les bascules vers les régimes illibéraux, autoritaires, d’extrême-droite, sur les crises couplées qui frappent nos sociétés et dont profite le petit nombre, sur l’extension du règne de l’insignifiance qui profite aux hétéronomies religieuses et aux idéologies totalitaires, le monde savant — Cassandre — ne cesse d’avertir.

Pourtant, même si le mythe n’était peut-être là que pour illustrer le caractère tragique de l’obstination d’un pouvoir obscurantiste, il nous faut imaginer Cassandre joyeuse, tenant fermement son ambition collective de véridiction, et s’activant, les yeux rivés sur l’horizon, loin des compromissions, des luttes d’influence et de la veulerie courtisane.

Le pouvoir politique, du reste, n’a que mépris pour celles et ceux qui produisent des connaissances et du sens. Il ne s’adresse pas à Cassandre, mais aux « acteurs de l’ESR »  — c’est-à-dire à sa bureaucratie la plus improductive. Il faut entendre ce mot « acteur » pour ce qu’il dit : le pouvoir s’adresse à celles et ceux qui « jouent le jeu ». Mais il ne suffit pas de monter sur scène pour revendiquer avec succès la dignité tragique de l’histoire : ces « acteurs de l’ESR », si sérieux dans leurs costumes uniformément gris, ne sont pas l’Université : ils ne sont que les tristes gérontes d’une comédie dont ils n’écrivent pas le texte.

C’est en ayant à l’esprit cette pantomime grotesque qu’il convient de lire le budget pour l’année à venir. Il y a quelques décennies encore, analyser le projet de loi de finances (PLF) était un exercice rébarbatif mais riche d’enseignement : on y trouvait la traduction budgétaire d’orientations politiques, explicites ou masquées. « Les chiffres ne mentent pas » disait-on alors, pour signifier que l’analyse quantitative des budgets était propre à dissiper le brouillard cotonneux de la communication politique, révélant des choix, des arbitrages, bref une politique. Des choix conservateurs, sociaux, progressistes, libéraux, qu’importe, mais des choix, guidés par une vision politique des transformations à impulser à la société. En ce temps-là, la représentation nationale votait le budget, qui valait engagement de l’État.

La parole publique s’est démonétisée au gré des formules creuses, des idées préfabriquées, puis par le recours au clash et au dog whistling. L’absence d’intégrité des managers qui ont remplacé les cadres gouvernants se nourrit de ce vide de façon structurelle et tout se passe comme si la rationalité comptable d’un budget de l’État avait fini par s’y faire aspirer. Le budget 2024 sera insincère. À l’occasion d’un fait divers, d’une fulgurance matinale d’un président omniscient ou d’un rapport de quelque think-tank « brisant un tabou », les budgets, devenus volatils, seront réaffectés au financement public de l’apprentissage voire à l’achat d’armement — l’important n’est-il pas d’accroître sans limite les aides directes aux entreprises ? La coûteuse réforme de l’enseignement secondaire professionnel annoncée le 5 décembre n’est même pas programmée dans la loi de finances 2024, déjà caduque avant même le solstice d’hiver 2023.

Pour l’Université et la recherche, les gels de crédit printaniers succéderont aux ponctions automnales sur les fonds de roulement et aux remboursements hivernaux, conformément à une litanie qui dure depuis trois quinquennats. Ainsi, l’exercice budgétaire 2024 se fera sur le fil, avec quelques semaines de trésorerie et une visibilité à deux mois, régulièrement mise à mal par des annonces improvisées et des décisions arbitraires semi-habiles. Le « temps long de la recherche » est devenu un mantra creux, et l’idée selon laquelle la formation des jeunes adultes est nécessaire à donner un avenir à notre société a tout simplement disparu du répertoire politique. 

Les hauts fonctionnaires du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche s’alarment de l’élaboration en cours d’une loi sur le premier cycle universitaire négociée directement entre Bercy et le ministère du Travail, sans que la DGESIP soit associée de près ou de loin aux discussions. Que le projet aille ou non à son terme, l’alerte en dit long sur ce que vaut la parole des tutelles en matière de pilotage politique.

L’ordinaire des ministres de second rang, du reste, est l’isolement. La plupart d’entre eux ne choisissent même pas leur directeur de cabinet, nommé par l’Élysée pour servir de sas étanche avec le monde extérieur. Mme Vidal n’a ainsi remporté qu’un seul arbitrage pendant son très long mandat : l’autorisation d’étouffer les fraudes scientifiques commises au sein de la techno-bureaucratie de la recherche. À chaque changement de gouvernement, les appels à garantir pour la recherche et l’Université un « ministère de plein exercice » et les satisfecits lorsque « quelqu’un du sérail » — c’est à dire un « acteur » issu de la bureaucratie managériale — est nommé ministre suscitent le rire énorme de Cassandre.

À chaque projet de loi, à chaque vague de paupérisation, de bureaucratisation, de précarisation, de délitement, la même scène se reproduit : les « acteurs » applaudissent à tout crin, produisent force tribunes, force communiqués ; et les voix du Chœur de s’élever, portant aux nues le jeu de dupes qu’il s’agit de jouer.

Bachelierus.

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

Chorus.

Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.

Il est pourtant peu probable qu’un seul « acteur » ait pris au sérieux la promesse faite par la loi Vidal d’« un effort sans précédent » pour l’Université et la recherche, qu’un seul ait sincèrement cru que les « chaires de professeur junior » dérégulant les statuts des universitaires — et les privant de la liberté académique — puisse être une « opportunité ». Vaste simulacre autophage que ce « jeu » auquel il faudrait jouer. Nouveauté de l’année : les « acteurs » de France Universités (ex-CPU), l’association de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire contre ceux de l’Université, protestent de l’état des finances universitaires et menacent de supprimer 1 500 postes de maîtres de conférences.

Peut-être Cassandre devrait-elle malgré tout exiger de chaque « acteur » des excuses publiques auprès des jeunes chercheurs et de toute la société, pour le mal qui est fait, par cécité volontaire, à chaque veulerie, à chaque renoncement, à chaque trahison de l’engagement collectif à dire le vrai sur le monde.

« On devrait là faire un hackathon comme on dit maintenant, et se dire autour de la table, avec l’intelligence artificielle et beaucoup de choses, on devrait pouvoir cracker ce truc. C’est fou ! »

Emmanuel Macron, 7 décembre 2023

Budget total de l’Université et de la recherche (programmes 150, 172 et 193) décomposé en trois parties : la charge de service public pour l’Université, la charge de service public pour la recherche et la part de budget transférée au privé ou à des institutions publiques. (A) Représentation sans compensation de l’inflation. (B) Représentation en euros de 2024, avec compensation de l’inflation (INSEE). (C) Budget de l’Université (programme 150) rapporté au nombre d’étudiants à l’Université, avec compensation de l’inflation (projections de la Banque de France).

En résumé : Depuis l’adoption de la loi de programmation de la recherche, les budgets pour l’Université et pour la recherche publique chutent rapidement. La dotation à l’Université publique connaîtra un record de baisse en 2024 : -3,3% du fait de l’inflation à 5%. Décourager la poursuite d’études supérieures conduit mécaniquement à une moindre baisse du budget par étudiant. Le projet annuel de performances propose une ambition de déclin rapide de la production scientifique française. La cible de production scientifique est en baisse entre 2023 et 2024, entre -5% pour la part de la production dans l’espace France-Allemagne-Royaume Uni et -7% pour la part de la production mondiale. La haute fonction publique est donc consciente de ce que les réformes structurelles menées conduisent à un décrochage scientifique beaucoup plus rapide que la simple baisse des budgets — l’utilisation d’un indicateur quantitatif inepte n’enlève rien à ce constat.

« Agence de programmes veut aussi dire capacité à oser davantage et à laisser toute la liberté académique aux meilleurs… »

Emmanuel Macron, 7 décembre 2023