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Rendre l’Université aux étudiants, sans attendre les « décideurs »

Depuis notre dernier bulletin de la mi-décembre, les appels à destituer le Hcéres se sont multipliés et l’ensemble des évaluations a été décalé d’un an. Par ailleurs, en réaction au mouvement du Conseil national des universités (CNU) contre la dérégulation, le localisme et le clientélisme, le ministère a pris des décisions juridiquement confuses et très contestables sur la qualification et l’habilitation à diriger des recherches, notamment pour ce qui concerne l’accès au corps des professeurs d’université.

Nous y reviendrons dans notre prochaine lettre car notre préoccupation la plus immédiate est la non-rentrée à l’Université : comme beaucoup, nous avions projeté une reprise des cours à l’université le 4 janvier, après un congé destiné à résorber la fatigue accumulée. Aussi, ce billet est-il intégralement consacré à cette reprise manquée.

À la détérioration constante des conditions de vie et d’étude des étudiants, à la perspective inquiétante d’une propagation rapide de la souche B.1.1.7 dans les prochaines semaines, s’ajoute le mépris de l’exécutif vis-à-vis de la communauté universitaire. Le déni manifeste de notre utilité sociale, l’absence de mesures permettant de sécuriser puis de rouvrir les établissements aux étudiants et aux enseignants est de nature à créer une dépression collective. Les universités sont légalement et officiellement ouvertes. Mais une université ouverte, sans étudiant, n’est pas l’Université. Nous devons désormais prendre acte que ni l’exécutif, ni la bureaucratie universitaire ne nous porteront secours et œuvrer nous-mêmes à la reprise en main effective et concrète de nos vies professionnelles, même si nous tenons le gouvernement pour responsable de la situation et considérons qu’il devra répondre un jour des priorités qu’il a défendues en la matière.

Le point de départ ne peut être que la nécessité absolue qui nous incombe, en tant qu’universitaires, de ne pas abandonner les étudiantes et les étudiants. Leur détresse matérielle est avérée, documentée, et nous remercions ici pour leurs efforts tous les collectifs locaux qui se sont mis en place pour garantir l’entraide et la solidarité sur les campus. La détresse psychologique des étudiants est très inquiétante, tout comme la régression que représente le retour dans les familles au regard de l’émancipation intellectuelle et sociale qui va souvent de pair avec l’entrée à l’université. Enfin, comment rester insensibles aux images récentes de partiels « en présentiel » dans des conditions parfois chaotiques, voire sous encadrement policier ? Comment réagir au fait que des étudiants se sachant contaminés par le Covid viennent tout même composer, craignant les répercussions d’une absence à l’examen ? Comment tolérer le stress généré par les pannes informatiques pendant les examens à distance ? Nous devons plus que jamais aller au-devant des étudiants, et travailler aux conditions d’une reprise des activités, en particulier en Licence, sans contribuer à créer des chaînes épidémiques.

Cela nécessite une action immédiate visant à sécuriser sanitairement les établissements et à nous doter des moyens techniques nécessaires à quantifier la propagation virale résiduelle.

Au cours des derniers mois, nous avons proposé cinq pistes pour améliorer la sécurité sanitaire des universités :

  • Décroitre la concentration du virus dans les lieux clos en optimisant la ventilation et en contrôlant la qualité de l’air à l’aide de capteurs de CO2 et de détecteurs de particules microniques ; au besoin, ajouter des purificateurs d’air à filtre Hepa, à monter à partir de kits pour un coût réduit.
  • Limiter l’exposition au virus par voie respiratoire en utilisant prioritairement des masques FFP2, en faisant en sorte que les masques choisis permettent une bonne respirabilité et en équipant les enseignants de micros pour ne pas fatiguer les cordes vocales.
  • Suivre l’éventuelle progression de l’épidémie en testant massivement étudiants et enseignants mais aussi en contrôlant les eaux usées des universités.
  • Réagencer les locaux. En particulier, pour la restauration collective, installer des hottes individuelles afin de pouvoir déjeuner sans masque dans un volume d’air appauvri en virus.
  • Travailler en petits groupes d’étudiants, ce qui nécessite de recruter des enseignants et de réquisitionner, si nécessaire, des locaux vacants.

L’ensemble de ces mesures nécessite des investissements raisonnables qui seront utiles une fois sortis de l’épidémie. Aux courriers que nous n’avons cessé d’envoyer aux présidences d’université, aux ministères, à Matignon et à l’Elysée, nous n’avons obtenu, au mieux, qu’un accusé de réception sans lendemain. À ce jour, rien n’a été anticipé dans la majorité des universités. Mais tout reste possible : certaines de ces mesures peuvent être mises en œuvre très rapidement, en une à deux semaines. Si certaines impliquent que des moyens soient débloqués, d’autres sont à la portée des composantes. Si nous ne parvenons pas à faire entendre raison aux « décideurs », nous devons faire nous-même ce qui est à notre portée.

Aussi, pour sortir des solutions déshumanisées et indigentes que le ministère a proposées au début des vacances, sans concertation aucune, sans logistique et sans rationalité, il nous appartient d’inventer dans nos universités, dans nos composantes et laboratoires, de nouvelles manières de vivre et travailler avec nos étudiants en temps de pandémie. On ne peut se limiter à recourir au tout numérique, en flux tendu permanent, ou bien aux solutions hybrides qui sont épuisantes et destructrices psychologiquement. Il serait aussi aberrant que les universités accueillent des enseignements de soutien dispensés par des étudiants de L3 ou de master à des étudiants de L1 et de L2, mais qu’aucun TD ne soit dispensé en parallèle par les universitaires. Or c’est ce qui est prévu par le décret paru le 10 janvier au Journal officiel. Les universités sont désormais autorisées à accueillir des groupes d’étudiants pour des « activités de soutien pédagogique » (article 34), mais pas pour les travaux dirigés prévus initialement par la circulaire ministérielle du 20 décembre. Une fois de plus les étudiants et les universitaires sont punis par le gouvernement !

Nous estimons qu’il y a aujourd’hui une véritable urgence à donner la possibilité aux étudiants qui sont proches des établissements de revenir dans leur université et d’assister à des cours : en priorité les étudiants de première année de Licence, mais aussi les étudiants de L2 qui ont subi les conséquences du premier confinement. Ce sont les étudiants les plus fragiles. Il est important de les accueillir physiquement au début de ce second semestre et de recréer les conditions pour qu’ils se rencontrent, sans que cela contribue à la création de chaînes épidémiques. Pour les étudiants éloignés, souvent rentrés dans leur famille, de nouvelles formes d’enseignement à distance doivent être imaginées et mises en place : on ne peut plus se satisfaire de semaines et de mois de visioconférences sans véritable relation pédagogique et sans interaction vivante et fertile. De multiples pistes existent, qui pourraient être adaptées à des situations sanitaires souvent différentes d’une région à l’autre et être étudiées de manière collégiale, en fonction de la réalité de chaque composante sur chaque site universitaire :

  • Ouverture partielle ou totale des TP et TD en laissant aux étudiants le choix de suivre les cours en présence ou à distance.
  • Possibilité offerte aux enseignants de diviser leur cours en deux temps : enseignement à distance et en présence.
  • Création de postes et offres de cours aux doctorants sans contrat et à des vacataires sans revenu afin de les soutenir financièrement.
  • Privilégier, quand c’est possible, les enregistrements audio des cours et les supports écrits au lieu des vidéos : travail de l’écoute, support plus léger et moins consommateur de ressources, diminution du stress généré par le flux d’images.
  • Proposition de cours de tutorat conduits par un tandem enseignant / étudiant avancé et pas seulement par des étudiants isolés.
  • Tenue de cours en plein air quand les conditions météorologiques s’y prêtent.
  • Banalisation d’une ou plusieurs semaines au mois de janvier pour favoriser la libre rencontre des étudiants sur les campus, en petits groupes, en vue de dispenser des enseignements de soutien, de tenir des débats sur la pandémie et ses conséquences en association avec des psychologues, de réfléchir avec les étudiants à la sécurité sanitaire, à la communication académique qui doit permettre de limiter l’isolement, à la création de revues ou journaux, de webradio de campus ou de département, de réseaux de solidarité, etc.

L’Université a souffert ces dernières années de trop nombreuses promesses déçues et de réformes humainement et socialement destructrices pour que nous puissions nous satisfaire de proclamations abstraites, éloignées de la pratique : nous savons intimement et collectivement que la réappropriation de nos métiers se fera par tâtonnements successifs, par l’expérience et l’expérimentation, avec tout l’énergie dont nous sommes capables, et notre volonté farouche de renouer le lien avec les étudiants, en tenant compte, bien sûr, d’une situation sanitaire fragile. L’enjeu est plus que jamais de résister à la spirale de l’attente impuissante, de l’isolement et de la fatigue. L’Université a un rôle social qui ne consiste pas à répéter des savoirs, mais à prendre le risque, avec les étudiants, d’un travail collectif d’argumentation rationnelle sur le monde, d’émancipation et d’invention de soi.