Au menu du billet de la semaine : une brève sur le recrutement des enseignants, l’annonce de la prochaine séance du séminaire Politique des sciences qui croise une actualité dramatique aux États-Unis, et un billet sur le classement de Shanghai, illustré par l’histoire de Paris-Saclay, qui s’achève par une version inédite du « Sonnet en X » de Mallarmé.
Refonder la formation des enseignants
La presse s’est fait l’écho ces derniers jours du lancement d’un dispositif de job dating (sic) pour le recrutement des enseignants contractuels du primaire et du secondaire. Il est difficile de ne pas y voir le symbole d’un échec qui remonte à loin et qui vient couronner une crise des vocations aux causes multiples, entretenue et aggravée par les politiques menées depuis vingt ans. Mais ce constat ne résout pas la question la plus importante : comment la société peut-elle se donner les moyens d’assurer une formation exigeante à tous les âges de la vie ? Nous avons déjà formulé des propositions à ce sujet : la refondation de l’Éducation nationale et de la formation des enseignants passe simultanément par un plan de titularisation des contractuels, par une revalorisation salariale, mais aussi par la mise en place d’un pré-recrutement dès la licence permettant d’assurer une formation disciplinaire de haut niveau dès le premier cycle, suivie d’une formation à la fois didactique et disciplinaire au niveau master, en bénéficiant des garanties d’un statut protecteur et en permettant une mise en responsabilité très progressive. Dans le même temps, il est urgent de déployer un plan de formation continue universitaire pour les enseignantes et enseignants déjà en poste, afin de garantir que les contenus dispensés restent en lien avec les avancées de la discipline. Sur ce sujet, nous vous renvoyons à notre note thématique du 10 février 2021.
Usages et mésusages de la génétique humaine
La prochaine séance du séminaire Politique des sciences aura lieu le vendredi 10 juin de 14h à 17h, à l’Institut des Systèmes Complexes, ISCV-PIF, 113 rue Nationale, 75013 Paris (Salle de séminaire), ou sur la chaîne de Politique des sciences.
Cette séance sera consacrée aux rapports entre avancées des connaissances en génétique humaine et leurs conséquences dans le champ sociopolitique, et plus particulièrement aux usages et mésusages de certains travaux.
Il y a deux semaines à Buffalo (NY) un suprémaciste blanc de 18 ans tuait dix personnes afro-américaines dans un supermarché. Comme il est d’usage en ces circonstances, le tueur de masse a rédigé un indigeste manifeste posté en ligne avant d’aller assassiner.
Une étude parue quatre ans auparavant dans Nature Genetics — Lee, J.J., Wedow, R., Okbay, A. et al. Gene discovery and polygenic prediction from a genome-wide association study of educational attainment in 1.1 million individuals. Nat Genet 50, 1112–1121 (2018) — se retrouve, à la surprise de ses auteurs, citée par le tueur, parmi d’autres références académiques. Cette étude visait à détecter des polymorphismes nucléotidiques associés à la variance dans la réussite scolaire. Elle appartient à un ensemble d’études, en croissance régulière, qui utilisent de gigantesques bases de données pour traquer, via la méthode de Genome Wide Association Study, les variants génétiques associés à telle ou telle propriété cognitive ou sociologique. La nouvelle vague du « racisme scientifique » (récemment étudiée par Angela Saini, The return of race science, 2019) propose des interprétations causales de ces études, et infère du gène à la « race », afin de montrer qu’existent des différences de capacités cognitives entre groupes ethniques. Évidemment, c’est un contresens scientifique.
L’un des membres du consortium à l’origine de cette étude et de nombreuses autres, Daniel Benjamin, économiste comportemental à UCLA, a exprimé sa consternation auprès d’un journaliste du journal bostonien Stat news en ces termes : « I’m horrified ». On le comprend. Ni lui, ni ses collègues ne sauraient être suspectés de vouloir faire avancer le suprémacisme blanc.
Mais, même si l’on réussit à retracer le cheminement tortueux qui conduit un tueur raciste à citer une étude qu’il ne saurait avoir ni lue ni comprise — un cheminement passant à travers les groupes bien connus de racistes scientifiques comme Emil Kierkegaard, Noah Carl ou Bo Winegard, frénétiques des réseaux sociaux, puis les clans suprémacistes sur Reddit, les sous-clans facebook, etc. —, on ne saurait balayer ensuite la chose d’un revers de main en distinguant la science « neutre, forcément neutre », et ses mésusages par des fanatiques incultes.
« People kill people », répètent les aficionados de la NRA à chaque carnage à l’arme automatique pour rejeter l’idée intuitive que « guns kill people ». « GWAS don’t kill people », a d’ailleurs dit l’un des champions de ces études génétiques de « score de risque polygénique », pour enfoncer le clou d’une dichotomie radicale entre la science neutre et l’idéologie, seule coupable des horreurs faites au nom de la science. Or sans guns, les gens tueraient beaucoup moins de gens : l’argument de la NRA est clairement fallacieux, et le parallèle avec les GWAS laisse penser que, non, il ne suffira pas de dénoncer les idéologues détournant le sens de la science pour pouvoir continuer à dérouler tranquillement de la science neutre.
Cette séance du séminaire entend initier un tel examen de (con)science, urgemment requis par l’actualité. Il se trouve que depuis longtemps, des philosophes des sciences expliquent combien l’image de la « science neutre » est au mieux fausse, et, au pire, néfaste. Helen Longino en fait partie. Autrice d’un livre important sur la génétique comportementale (Studying Human Behavior: How Scientists Investigate Aggression and Sexuality, University of Chicago Press, 2013), discipline mère de toutes les études en question ici et de manière générale, pionnière de la critique de l’idée naïve de la science value-free, elle présentera certaines de ses conclusions sur ces questions. Hervé Perdry, généticien et statisticien, s’est penché sur l’histoire épistémologique de la génétique, les complexités de la modélisation mathématique de l’hérédité, et depuis ses débuts avec Galton et Fisher, l’entrelacement de celle-ci avec l’eugénisme. Il exposera certaines de ses analyses historiques et critiques lors de cette séance.
Programme.
14h. Helen Longino, Philosophe des sciences, Université de Stanford. The Sociality of Scientific Knowledge: Not Just an Academic Question (en anglais).
15h. Hervé Perdry, Enseignant chercheur en épidémiologie génétique, Université Paris-Saclay et Inserm (CESP). Mésusages de la notion d’héritabilité.
16h. Conclusion et discussion.
La Dame de Shanghai
Michael O’Hara (O. Welles): When I start out to make a fool of myself, there’s very little can stop me. If I’d known where it would end, I’d never let anything start…
— La dame de Shanghai (1947)
Le problème du classement de Shanghai, c’est son existence.
Valérie Pécresse — Figaro, 27/02/2008
Elsa (R. Hayworth): You can fight, but what good is it? Good bye…
Michael (O. Welles): Do you mean we can’t win?
Elsa: No we can’t win. Give my love to the sunrise…
Michael: We can’t lose either, only if you quit.
— La dame de Shanghai (1947)
La nouvelle de ce mois, concernant l’Université et la recherche, est sans conteste l’abandon par la Chine des classements internationaux et en particulier de celui dit « de Shanghai ». Accompagnant le déplacement planétaire de la sphère productive vers l’Asie, la création d’établissements universitaires en Chine a été massive : on en compte aujourd’hui plus de 3 000. La Chine est devenue une immense puissance scientifique et se soucie désormais de développer un modèle universitaire original. En visite le 25 avril à l’université Renmin de Pékin, le président Xi Jinping a déclaré ceci : « La Chine est un pays avec une histoire unique, une culture distincte et un contexte national particulier […] Nous ne pouvons pas suivre aveuglément les autres ou nous contenter de copier les standards et les modèles étrangers lorsque nous construisons des universités de classe mondiale ». Cette déclaration a été immédiatement suivie d’effets, avec le retrait de plusieurs universités des classements internationaux, dont l’université Renmin — une décision saluée dans la foulée par le journal gouvernemental, le Quotidien du Peuple, ce qui ne laisse guère de doutes sur le caractère mûrement réfléchi du changement de cap national.
Plus qu’ailleurs, le modèle normatif promu par le « classement de Shanghaï », créé en 2003 et produit depuis 2009 par le cabinet Shanghai Ranking Consultancy (30 employés), a été utilisé en France comme outil de communication et comme argument palliant à bon compte un déficit de pensée critique et politique. De nombreux articles ont été consacrés à l’ineptie de la méthodologie employée (démontrée par exemple ici ou là), à commencer par ceci : le score composite fabriqué, mélangeant torchons et serviettes, n’est ni une variable intensive (indépendante de la « taille » de l’établissement mesurée par le budget, le nombre d’étudiants ou le nombre de chercheurs par exemple), ni une variable extensive (proportionnelle à cette « taille »). Il s’agit d’un bricolage sans rigueur, dépourvu de toute rationalité scientifique, « calibré » pour reproduire le classement symbolique des grandes universités privées états-uniennes. Du reste, comment la qualité de la formation et de la recherche scientifique pourrait-elle bien varier à l’échelle d’une année, sauf à se baser sur des indicateurs délirants ?
Le concours de circonstances qui a conduit à la fétichisation de ce classement par la technobureaucratie du supérieur a été analysé dans les travaux de Christine Barats, auxquels nous renvoyons, ainsi que dans l’ouvrage de Hugo Harari-Kermadec, Le classement de Shanghai. L’université marchandisée (2019).
La réception de ce classement par l’élite des grands corps de l’Etat fut un dessillement : aucun de ses lieux de formation — ni Sciences Po Paris, ni HEC, ni l’ENA, ni Polytechnique — n’ont de reconnaissance internationale. Seule l’Université, où se situe la recherche scientifique, apparaît dans ce classement. Bien sûr, d’autres classements sont utilisés pour les Master of Business Administration (MBA) et en particulier ceux basés sur le bénéfice financier escompté (salaires des alumni), à mettre en regard du coût de la formation (classement Value for money). Mais cela reste un choc pour la haute fonction publique de découvrir que dans le monde entier, les élites sont formées par la recherche, à l’Université, mais que la France fait exception à l’idéal humboldtien du fait de l’héritage napoléonien des Grandes Ecoles.
Ce dessillement a suscité des réactions contradictoires chez les tenants de « l’économie européenne de la connaissance » théorisée notamment par M. Philippe Aghion et a conduit certains secteurs de l’Etat à soutenir un projet historique visant à surmonter le legs napoléonien dans la formation des élites : le projet de Paris-Saclay, dans sa mouture initiale.
Sur le papier, jusqu’en 2015, beaucoup de conditions sont réunies pour un succès de ce projet, à condition bien sûr de se fixer un objectif clair : la construction d’une université expérimentale associant production, critique et transmission des savoirs scientifiques et techniques, en faisant le pari du soutien à l’émergence de PME industrielles à très haute valeur ajoutée, travaillant en bonne intelligence avec l’université. Loin de desservir le projet, le fait que le plateau de Saclay ne soit pas au cœur d’une métropole était un avantage. En effet, sa situation géographique permettait d’imaginer une ville-campus adaptée aux enjeux du XXIème siècle. Saclay pouvait donc être cette université où se rencontrent les élites scientifiques, économiques et politiques qui fait tant défaut au système français. Partant de ce constat partiel mais juste, l’État consacra un investissement de 5,3 milliards d’euros au projet d’université intégrée de Saclay en l’espace de dix ans. Disons-le : Paris-Saclay était alors le seul projet de regroupement universitaire intéressant. Tous les autres regroupements ne visaient qu’à produire des économies d’échelle dans les services centraux et à changer les statuts des établissements pour mettre les structures de décision hors d’atteinte des universitaires. On sait désormais que le surcoût de fonctionnement des mastodontes universitaires est exorbitant, qu’ils ont été dévitalisés et que le pouvoir y a été capté par une nouvelle bureaucratie managériale, au fonctionnement féodal, qui s’octroie une large part des ressources qui manquent à l’enseignement et à la recherche.
Ce qui, à Paris-Saclay, rendait cette expérience historique d’unification entre Université et Grandes Écoles possible, c’est l’obsolescence de l’École Polytechnique. Deux rapports de la cour des comptes et un rapport parlementaire avaient pointé l’absence de « stratégie » de l’État pour cet établissement, son inadaptation à la « concurrence internationale », sa « gouvernance » défaillante et l’absurdité de sa tutelle militaire. Polytechnique était devenu un boulet aux yeux d’une partie du bloc réformateur. L’humiliation infligée par les classements internationaux avait également mis en difficulté les secteurs les plus conservateurs de la bureaucratie polytechnicienne d’État et leurs relais pantoufleurs du CAC 40. Dans ce contexte de crise, un quatrième rapport, commandé à M. Attali par le premier ministre, préconisait la suppression du classement de sortie, la suppression de la solde et la création d’une nouvelle « École polytechnique de Paris » englobant les grandes écoles du plateau, au sein de Paris-Saclay. La voie semblait libre pour reconstruire à Saclay une formation des élites administratives et industrielles en lien avec la recherche universitaire.
Mais le 15 décembre 2015, cette expérience historique de dépassement des archaïsmes français tombe à l’eau. Plus exactement, « on » l’y pousse, à l’eau, les deux pieds coulés dans du béton. Quel « on » exactement conduit Paris-Saclay dans cette « impasse », pour reprendre le doux euphémisme de la Cour des Comptes ? Après que M. Le Drian, ministre de la Défense, a annoncé le 6 juin 2015 une « révolution » à Polytechnique, les président-directeurs généraux d’entreprises françaises du CAC 40 issus du corps des Mines s’activent au cœur de l’été.
Une task-force est constituée autour de M. Pringuet, X-Mines et président de l’AFEP, le lobby des grands patrons français. S’il existe une rivalité entre l’Inspection des finances, nourrie par l’ENA, et le Corps des mines, alimenté par l’École Polytechnique, ENA-IGF et X-Mines partagent un même désir de perpétuation de la technostructure à la française, menacée par le projet d’intégration de Polytechnique dans Paris-Saclay. M. Pringuet, en liaison avec M. Macron depuis 2012 – son action de lobbying a abouti à la création du CICE -, obtient l’aide de celui-ci. Il est vrai que M. Macron, sous la mandature précédente, s’était déjà penché sur les questions d’« économie de la connaissance » comme rapporteur général de la commission Attali. L’enjeu des réformes universitaires, pour lui, n’est en aucun cas de dépasser l’archaïsme bonapartiste : bien au contraire, il s’agit de constituer une poignée de mastodontes internationalisés, dans la plus pure tradition des « fleurons » chers aux Grands Corps. C’est la fatalité des hauts fonctionnaires hexagonaux de rester désespérément français même (et surtout) lorsqu’ils croient singer le MIT… Lors de ce conseil d’administration du 15 décembre 2015, les deux ministres de tutelle de Polytechnique, M. Le Drian et M. Mandon sont accompagnés de M. Macron. Quand « Bercy » vient d’imposer des centaines de millions d’euros de coups de rabot dans le budget de l’Université, et même des milliards de coupes dans le contrat de plan État-régions, M. Macron apporte, ce 15 décembre 2015, 60 millions d’euros d’augmentation de budget à l’École Polytechnique… et consacre l’abandon du projet de Paris-Saclay, malgré son importance et son coût.
Depuis, de reconfiguration en reconfiguration, Paris-Saclay n’est plus que l’avatar périurbain d’une politique qui n’avait probablement jamais cessé d’être la seule boussole des secteurs dirigeants de la bureaucratie : la différenciation des universités, fondée sur la séparation entre des établissements de proximité et une poignée d’universités-monstres supposément tournées vers la coopération internationale, et les yeux rivés vers des rankings sans substance. Ne reste qu’une question : les apparatchiks ont-ils entrevu ne serait-ce qu’un instant la signification libératrice du projet initial de Paris-Saclay ? Ou avaient-ils élaboré ce projet aussi inconsciemment qu’ils l’ont ensuite liquidé, en jouant à la dînette de Shanghai ?
Toujours est-il qu’au terme de ce rendez-vous manqué, l’administratrice de la faillite politique et intellectuelle de Paris-Saclay, Mme Sylvie Retailleau, a pu se gargariser de la seule chose qui lui reste : une progression de quelques places dans un classement déjà décrédibilisé, arrachée à coups de milliards d’euros qui auraient pu être dépensés ailleurs et autrement. Il y a quelques mois, la dame de Shanghai déclarait en effet : « Cette position dans [le classement de Shanghai] nous renforce aussi dans la conviction de la pertinence de notre trajectoire institutionnelle collective. » Cette faillite valait bien une promotion : Aux innocents les mains pleines.
Terminons cette histoire par quelques vers à la manière de Mallarmé, tirés de Lingua Novæ Universitatis, que vous pouvez encore vous procurer chez l’éditeur.
SonnEx
Ses articles très haut magnifiant son index
Le patron éthéré maintient, thanatophore,
Maint projet filandreux porté par son Labex,
Mais ne recueille pas de budgétaire effort.
Sur le campus, au plateau vide, pas de X,
Bicorne pour toujours oublié loin dehors :
Les anciens sont allés menacer d’une rixe
Les conseillers nombreux qu’ils connaissent encore.
Mais dans sa fatuité insondable un butor
Se contemple au miroir, satisfait du décor.
Ivres de pouvoir, des présidents créent l’Udice,
Insolite vaisseau d’inanité sonore,
Quand dans la nuit tombée sur le Savoir, bouffissent
Les cénacles ronflants dont le Néant s’honore.