Éclipse de la raison — aux origines du supposé « wokisme »
La période récente a vu se multiplier les procédés d’implosion du langage destinés à créer un brouillard de confusion et de désillusion. Le procédé le plus simple consiste à substituer au sens propre des mots, le sens de leur antonyme. C’est de cela que procédait déjà le terme d’autonomie présidant au démantèlement des normes d’exigence intellectuelle, d’intégrité et de collégialité à l’Université. La mise en circulation de catégories creuses, de concepts mal posés et de faux problèmes fait également partie de cette stratégie de brouillard discursif. La propulsion dans la sphère médiatique du mot « wokisme », quelques mois après l’apparition d’autres chiffons rouges comme « cancel culture » ou « islamo-gauchisme » participe de ce brouillage qui pollue l’analyse de la situation réelle de l’Université et de la science en général, qui vise en outre à porter atteinte à la liberté académique. Dans l’agitation du « wokisme », le réel ne joue aucun rôle : seul compte le fantasme politique que l’étiquette « woke » permet aux détracteurs de l’Université d’éveiller.
La note qui suit vise d’abord à expliquer le mot « wokisme », et se présente comme un codicille à notre triptyque sur la liberté académique.
Généalogie d’un néologisme
Woke est le prétérit du verbe wake (« veiller », plutôt que « se réveiller », comme on peut le lire parfois, même si cet emploi existe aussi) : être woke, c’est donc littéralement « rester vigilant, ne pas s’endormir », sans référence particulière à un quelconque « éveil » des consciences. Le dictionnaire Merriam-Webster date le premier emploi de be woke au sens de « être préoccupé des injustices et des discriminations » de 1972 ; Google Ngram (qui ne court que jusqu’en 2019) signale une augmentation de l’usage du terme à la fin des années 1990, mais wokeness, nom anglais du « wokisme », n’est employé qu’à partir de 2014, exclusivement à des fins dépréciatives, notamment de la part d’auteurs appartenant au milieu de l’alt-right qui a porté M. Trump au pouvoir en 2016.
Le « wokisme » est un terme épouvantail qui stigmatise, parce qu’il les amalgame, des courants politiques qui défendent des idéaux démocratiques et les trois valeurs fondatrices de la République française : liberté, égalité, fraternité. Personne ne se revendiquera originairement du « wokisme », pas plus que du « droit-de-l’hommisme ». Les « débats » médiatiques peuvent dès lors se tenir sans contradiction sérieuse, les termes mêmes de la discussion étant l’apanage d’un camp idéologique. Nul universitaire intègre ne saurait débattre du « wokisme », considérant que le terme lui-même est une construction aussi chimérique que polémique. Mais plus que son prédécesseur importé, le « politically correct », le « wokisme » nous renseigne sur ceux qui en font usage. Le parcours sinueux de woke comme sa synonymie d’usage avec « islamo-gauchisme » signent sa filiation intellectuelle. Dernier avatar en date de la vieille croisade des milieux conservateurs américains et de leurs épigones européens contre le supposé « marxisme culturel », il en diffère sur un point important : là où les précédents dénonciateurs du « marxisme culturel » ne faisaient pas mystère de leurs convictions religieuses, illibérales et autoritaires, la lutte contre le supposé « wokisme » se prévaut de la « rationalité », du « progressisme » voire, comble du retournement, de la « liberté académique ».
Pour comprendre quel milieu a produit la chimère du « wokisme », il convient en effet de remonter à la refondation idéologique des mouvements conservateurs radicaux dans le courant des années 1970 — dont la forme la plus caricaturale est représentée par le néo-fascisme « gramscien » de la « Nouvelle Droite » française. Sous l’influence notamment de Paul Weyrich, les milieux conservateurs nord-américains ont progressivement mis en avant une menace supplétive au communisme soviétique, un ennemi intérieur idéologique contre lequel une guerre institutionnelle devait être menée : le « marxisme culturel ». En substance, il convenait d’agiter le fantasme d’un marxisme omniprésent sur les campus américains, et sous l’influence de l’École de Francfort. Ce supposé mouvement homogène fut accusé de subvertir la jeunesse par la promotion de l’égalitarisme, du féminisme, du « multiculturalisme », de la liberté sexuelle et de l’écologie. Chez certains agitateurs issus de la droite chrétienne américaine, notamment Pat Buchanan, le fond antisémite de cette rhétorique était palpable et la dénonciation du Kulturbolschewismus par les droites allemandes entre 1920 et 1945 était explicitement présentée comme une source d’inspiration.
L’attirail conceptuel élaboré à l’époque a été remis au goût du jour dans les années 2010 par l’alt-right américaine et l’extrême-droite européenne. On en trouve trace dans le manifeste publié par Anders Behring Breivik, meurtrier de 77 personnes à Oslo et à Utøya en juillet 2011. En 2017, le conseiller de Donald Trump Steve Bannon a repris à son compte la croisade contre le « marxisme culturel » lors d’un festival suprémaciste organisé à Berkeley sous le titre « Free Speech Week ». L’année suivante, ces termes étaient repris par l’entourage de M. Bolsonaro. Ils figurent encore dans le manifeste du terroriste d’extrême-droite Brenton Tarrant, meurtrier de 51 personnes de confession musulmane à Christchurch en mars 2019.
Identification d’un glissement politique
Cette résurgence d’une « guerre froide » idéologique s’accompagne d’un déplacement politique qui touche directement à la place du savoir et à la conception du rôle des sciences et des techniques dans les démocraties libérales. M. Bannon illustre bien ce glissement : depuis la période 2007-2008, il occupe une position charnière entre la vieille droite nationale-identitaire, « paléoconservatrice », et le courant dit « libertarien », plus à même de revendiquer une apparence de centrisme ou de modération fort commode dans une bataille idéologique. Or, le libertarianisme s’intéresse de près à l’Université et la recherche scientifique. Se revendiquant du « progrès », de la « liberté », des « Lumières », de la « modernité », ce courant défend un programme de dérégulation économique et sociale intégrale, un racisme décomplexé et un transhumanisme fortement teinté d’eugénisme, tout en empruntant nombre de marqueurs rhétoriques à la gauche anarchiste individualiste, athée, rationaliste et férue de libre pensée. On s’y revendique donc de Ayn Rand, Milton Friedman ou Friedrich von Hayek. On s’y fait le héraut d’une « liberté d’expression » (free speech) qui se passe de tout processus d’argumentation contradictoire. On y argumente en tous sens au nom d’un « marché des idées » pouvant se passer des processus de régulation savants, de la nécessité de faire preuve, de la disputatio entre pairs. La dénonciation fantasmatique du « wokisme », au travers de tribunes, d’interviews, de billets de blog, de faux colloques mêlant confusément usurpateurs, universitaires, polémistes, managers de la science et bureaucrates, en rupture avec toute forme d’éthique savante, se rattache bien à cette mouvance « libertarienne », indépendamment des étiquettes socialistes ou humanistes arborées. Cette conception typiquement libertarienne du « débat d’idées » est inséparable d’un déni profond des conditions dans lesquelles les acteurs impliqués dans la vie des idées, à commencer par les universitaires, agissent et produisent des énoncés.
La croisade de la mouvance « libertarienne » contre la liberté académique s’accompagne de la promotion active d’une alt-culture réduisant la science à la « technologie », la recherche scientifique à l’élaboration de « solutions » et visant à remplacer les figures intellectuelles issues des sciences humaines par d’utiles bateleurs technophiles. Aussi les milliardaires « libertariens » (Peter Thiel, Jeffrey Epstein, Robert Mercer ou les frères Koch) investissent-ils massivement pour constituer des réseaux de promotion de leurs idées, telles les revues en ligne Reason et Inference aux États-Unis, Quillette en Australie, les conférences TED ou le Media Lab du MIT. L’alt-right française, aujourd’hui omniprésente sur la scène politicienne, s’est constituée très rapidement sur le modèle du Janus états-unien, dont elle reprend les stratégies et les discours : CNews (groupe Bolloré) est un clone de Fox News, Le Point répète les obsessions de Quillette et en traduit les « meilleurs » textes, l’Institut Sapiens, dont l’un des fondateurs est Laurent Alexandre, reprend le principe libertarien des faux laboratoires de recherche, tandis que la « maison de la science et des médias » prévue par la Loi de Programmation pour la Recherche (LPR) duplique le Science Media Center, une officine de désinformation et de réinformation scientifique du Royaume-Uni, et que l’« Observatoire du décolonialisme », à en juger par ce qu’en dit une de ses fondatrices, rejoue l’amalgame idéologique du Tea Party ; etc.
L’épouvantail du « wokisme » ne se comprend que comme composante de cette bataille plus large. Certains secteurs technicistes et autoritaires du « mouvement libertarien » ne se contentent plus de vouloir mettre le monde académique, déjà usé par la bureaucratisation, la précarisation et la paupérisation, à genoux : en s’adonnant temporairement à des menées intimidatrices, ils préparent des purges. L’un des hommes d’affaires « libertariens », M. Goodrich, théorisait déjà il y a cinquante ans : « les libertés académiques sont en réalité un déni de liberté. » L’un de ses think tanks, Liberty found, propose au format numérique une bibliothèque des écrits « libertariens », avec cette philosophie : « il n’y a aucune raison qu’une bibliothèque universitaire contienne plus de 5 000 ouvrages, pourvu que ce soit les bons ouvrages. » C’est à cette aune qu’il faut mesurer l’invocation incessante à la « liberté d’expression » voire à la « liberté académique » chez les pourfendeurs du supposé « wokisme ». Le droit au « débat » qu’ils revendiquent est extérieur à l’Université, à la science et aux exigences d’une parole académique contradictoire. Leur « liberté » s’identifie en réalité à la censure que les libertariens sont si prompts à déceler chez leurs adversaires. Ces derniers mois, les relais français pris par Mme Vidal et M. Blanquer ont abondamment illustré ce type de bascule.
Veiller, réagir ou périr
In fine, nous reconnaissons cette pratique du détournement du sens des mots, cette arme de perversion de la controverse intellectuelle. Cette exigence prétendue de rationalité et de liberté obéit de fait à un agenda maccarthyste, visant à annuler ce qu’il reste de l’autonomie du monde savant et à continuer d’affaiblir la liberté académique. D’autres stratégies se déploient en ce sens : naturaliser l’ordre social et faire passer l’antiracisme pour un mal moral, le délire pour une liberté (funeste chimère du « grand remplacement »), l’idée démocratique pour une tyrannie, les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité pour des lubies. « Ce qui compte c’est celui qui commande, un point c’est tout » : fin de la leçon d’Humpty Dumpty à Alice.
Mais on ne se privera pas de penser avec malice que la croisade anti-woke dit le vrai sur elle-même. Car si le woke « veille », son contempteur ne peut que vanter les vertus du sommeil. Or c’est bien au fond ce qu’il fait, et avec constance : sommeil de la critique, sommeil de l’espérance émancipatrice, sommeil des dominés qui ne se réveilleront pas pour réclamer leur dû. Comme le dit et le peignit Goya, autre délirant, le sommeil de la raison engendre des monstres. Il n’est plus très difficile de les discerner autour de nous.
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