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« Je vous écris en cours de chute. »

« Je vous écris en cours de chute. »

« Nous tombons. Je vous écris en cours de chute. C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde. »

René Char, Légèreté de la terre.

Nous sommes effarés par la rétraction de l’espace du dicible. Cela ne nous épargne ni l’inquiétude pour l’avenir, ni le sentiment d’horreur. Universitaires, nous avons dû, pourtant, trouver les mots pour nous adresser aux étudiantes et aux étudiants et leur dire notre compassion pour chaque victime, notre attachement à la liberté et à faire vivre l’idéal démocratique mais aussi pour rappeler la nécessité éthique de penser au plus juste et de préserver l’Université du fracas du monde.

Il y a, niché dans la tristesse particulière qui nous affecte, ce constat : le savoir que nous élaborons collectivement est impuissant à changer le cours des choses ; la vérité n’est pas performative. Les travaux scientifiques sur le climat ne produisent pas spontanément l’avènement d’une société décarbonée. Les travaux analytiques sur l’Université et sur le système de recherche ne provoquent pas de réveil miraculeux des consciences sur leur paupérisation en marche. Les historiens, les anthropologues, les humanistes, qui n’ont de cesse de faire dialoguer les cultures et les traditions, de les faire apparaître en contrepoint les unes des autres, de penser les jeux de miroir entre identité et altérité, ne font pas taire les surenchères essentialistes et homicidaires. Cette phrase parfois prêtée à Spinoza, « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie. »[1] est, écrit Bourdieu, l’une des « plus tristes de toute l’histoire de la pensée. Cela signifie que la vérité est très faible, sans force. Par conséquent, nous qui travaillons à produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de diffuser la vérité puisque nous enseignons, nous parlons, nous écrivons, etc. est-ce que, pour être en accord avec nous-mêmes, pour ne pas être trop contradictoires et trop désespérés, nous ne devons pas essayer de réfléchir sur la nécessité de nous unir pour donner collectivement un peu de force sociale à la vérité ? ».[2]

À la surenchère insupportable entre les droites autoritaires et illibérales est venu s’ajouter le fracas des hétéronomies religieuses, dans une saturation quasi-complète de l’espace public. Les préjugés, les dogmatismes, la complaisance et l’amoralisme se font ainsi les complices des haines identitaires. Dans cette tempête, encore aggravée par le confusionnisme nourri par les médias, le souci du vrai, l’exigence de rigueur et l’établissement des preuves — qui sont au cœur de notre travail — demeurent les vertus auxquelles nous arrimer ; celles qui, collectivement, nous tiennent debout.

Les universitaires et chercheurs de tout statut sont des consciences en exil, au sens où être en marge de tous les pouvoirs est la condition de possibilité du travail savant. Pour autant, l’aspiration démocratique est ce qui nous permet d’ouvrir un avenir dans le brouillard de confusion et de violence qui nous étouffe. Elle suppose la vitalité d’un espace public de pensée, de critique et de conflit, qui laisse sa place à la spontanéité du social et à la part de création de la politique. Or l’existence effective d’un tel espace de délibération et de conflictualité est de notre responsabilité. Contrairement aux ébranlements violents du monde, elle est ce sur quoi nous avons prise, ce sur quoi nous ne céderons rien et que nous ne cesserons de défendre.

Il n’y a pas d’échappée belle pérenne hors du réel.

« Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. »

Franz Kafka, Tagebücher, 1910-1923.

Dominique Bernard

Lors des obsèques de Dominique Bernard, sa compagne Isabelle a évoqué ainsi son amour assassiné :

« Il aimait Julien Gracq, Flaubert, Stendhal, Balzac ; il aimait Proust, Claude Simon, Céline et Pierre Michon ; il aimait la poésie, René Char, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry ; il aimait la philosophie ; il aimait le cinéma, Truffaut, Ford, Kubrick, Lubitsch, Orson Welles ; il aimait le baroque ; il aimait Ozu, Miyazaki, Kurosawa, Almodovar, Fellini, Visconti ; il aimait l’Italie, l’italien, la Toscane, les fresques de Giotto, Masaccio, Gozzoli ; il aimait le Titien, Véronèse, le Caravage ; il aimait Shakespeare, Racine, Beckett ; il aimait van Gogh, Picasso, Vermeer, Matisse, Bonnard, Gauguin, Manet, Courbet, Cézanne, Soulage, Marquet, Hockney ; il aimait Bach, il aimait Beethoven, Fauré, Haydn, Ravel, Mahler ; il aimait le gothique, les cathédrales qu’on découvrait de ville en ville ; il aimait les glaciers préférés du Routard ; il aimait la Provence, ses couleurs, ses senteurs ; il aimait les étangs, les rivières, les fleurs, les forêts ; il aimait la lumière rasante du soir ; il n’aimait pas l’informatique et les réseaux sociaux ; le téléphone, il n’en avait même pas ; il n’aimait pas la foule ni les honneurs, les cérémonies qu’il avait en horreur ; sensible et discret, il n’aimait pas le bruit et la fureur du monde ; il aimait profondément ses filles, sa mère et sa sœur ; nous nous aimions. »

Pinar Selek

Pinar Selek est écrivaine et sociologue. Elle est maîtresse de conférences à l’Université Côte-d’Azur. Victime depuis 25 ans de persécutions politico-judiciaires par le pouvoir turc, elle a été emprisonnée et torturée en 1998 pour avoir protégé ses sources dans le cadre d’une enquête sociologique sur la résistance kurde. Mais en vérité elle est tout autant persécutée pour sa défense des minorités opprimées et pour ses engagements féministes et antimilitaristes, engagements qu’elle poursuit de manière active et protéiforme en Europe et en France, où elle vit en exil. Pinar Selek ne peut plus retourner dans son pays, au risque d’y être emprisonnée. Elle est sous le coup d’une condamnation à la prison à perpétuité et d’un mandat d’arrêt international émis par la Turquie, mandat qui l’empêche désormais de se rendre à l’étranger pour poursuivre ses recherches.

Mais Pinar Selek ne cède rien. Aujourd’hui, alors que son procès est à nouveau reporté, elle « persiste et signe » en publiant une analyse revue et augmentée de l’enquête qu’elle avait conduite en 2007 sur le service militaire en Turquie : Le chaudron militaire turc, Un exemple de production de la violence masculine (voir la recension de Gisèle Sapiro). La sociologue étend sa réflexion en s’interrogeant sur le rôle que joue la masculinité normative dans l’organisation de la violence sociale et politique.

Pinar Selek est une femme-courage. Elle nous a appris l’opiniâtreté dans ses combats pour la vérité, ainsi que la force de se relever chaque fois que l’injustice semble triompher. Elle nous a appris aussi la valeur de la liberté académique et ce qu’il en peut coûter d’exercer pleinement cette liberté sous le joug d’un régime autoritaire. D’une certaine façon Pinar Selek nous réapprend ce qu’est l’intégrité scientifique et l’éthique des luttes. Son combat est le nôtre.

Fariba Adelkhah

Il y a peu de bonnes nouvelles. Celle-ci en est une. L’anthropologue Fariba Adelkhah s’est vu restituer un passeport en septembre et vient de rentrer en France. Fariba Adelkhah a été arrêtée en Iran, son terrain de recherche depuis des années, le 5 juin 2019. Elle a été détenue au secret dans la prison d’Evin pendant six mois, a ensuite été transférée dans le quartier des femmes et condamnée à cinq ans de prison, a été placée en résidence surveillée à son domicile puis réincarcérée, et a finalement bénéficié d’une grâce du guide de la Révolution islamique en février 2023. De retour au Centre de recherches internationales, Fariba Adelkhah a consacré une grande partie de son discours à la défense inlassable de la liberté académique, ici comme ailleurs. Vous pouvez retrouver une partie de ses propos dans cet article de RFI :

« J’ai passé des nuits entières à écrire » :
Fariba Adelkhah, chercheuse retenue en Iran depuis 2019, de retour à Sciences Po

Fonds de dotation pour la liberté académique

Garantir une liberté académique effective
(lien vers nos précédents textes)

Voilà deux ans que, faute d’être assez nombreux pour y travailler concrètement, nous repoussons la création d’une association de défense de la liberté académique, adossée à un fonds de dotation. La restriction rapide des libertés publiques en France nous invite à mettre enfin ce projet en œuvre. Les bonnes volontés sont recensées ici :

https://rogueesr.fr/20211004-2/#association


[1] La citation exacte est sans doute : « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai ». (Ethique IV, 1). Pour une analyse rigoureuse des réminiscences de Spinoza dans les textes de Bourdieu, on peut se reporter à cet article :

V. Collard. Au-delà des « sources » et des « influences ». Analyse sociologique des mobilisations plurielles des idées de Spinoza dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Cahiers ReMix n°16 (2021).

[2] P. Bourdieu. Dévoiler et divulguer le refoulé. Colloque Algérie-France-Islam (27 octobre 1995) ; L’Harmattan (1997).

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Bureaucratie

Bureaucratie

La fin du printemps et le début de la période estivale demeurent dans l’imaginaire universitaire une trêve, un répit, une suspension temporelle où il serait permis de s’adonner à l’activité savante. La skholè, popularisée sous l’Empire romain sous le nom d’otium, désigne cet usage du temps libre et souverain, pour la quête du sens, de la beauté, de la sagesse, du savoir, en jouissant du plus haut degré d’autonomie et de désintéressement possible. La skholè suppose de s’affranchir des affairements de la vie quotidienne (a-skholia), des occupations serviles, de la vie captée par la simple subsistance, par le négoce (nec otium). Nous savons combien cet idéal est non seulement menacé par l’extension de l’insignifiance, mais n’est tout simplement plus accessible à une large fraction de la communauté académique.

Que l’on nous permette, du moins, de former le vœu d’un joyeux otium pour toutes et tous.

Cinq brèves dans ce dernier billet avant l’été ; cinq visages de l’hydre bureaucratique :

  1. Boycott du Hcéres
  2. Livre blanc sur les entraves à la recherche
  3. Rapport Gillet
  4. Liberté des scientifiques et libertés civiques
  5. Fin de partie au Hcéres

Les notes numérotées entre crochets sont des liens cliquables vers les sources.

I. Boycott du Hcéres

« Les vraies victoires ne se remportent qu’à long terme et le front contre la nuit. »

René Char

Certains signaux avant-coureurs (cf. brève V) laissent à penser que l’heure est venue de destituer la bureaucratie du Hcéres, en nous organisant pour que les unités de recherche boycottent la vague d’évaluation en cours et l’accueil de ses comités de visite. Pour ce faire, les unités doivent se protéger mutuellement, ce qui suppose de savoir par avance que ce pas de côté collectif sera suffisamment large. Le motif de ce « non » salvateur est simple à articuler : nous n’en pouvons plus. Nous proposons donc de mettre en œuvre le recensement préalable des unités et des formations qui se refuseraient à organiser leur prochaine évaluation, sous réserve d’être assez nombreuses. Jusqu’à quelques dizaines d’unités se déclarant prêtes, nous servirions à établir le contact entre elles. Au-delà du seuil de viabilité de l’opération Bartleby, il serait important de rendre publique la liste de ces unités pour obtenir un effet boule de neige. Si votre unité s’avère frileuse, que ce soit par crainte de représailles ou par incertitude sur le mode opératoire, n’hésitez pas à ouvrir la discussion avec les unités voisines, ou à nous contacter.

Une telle grève de l’évaluation peut être mise en œuvre sans effort, puisque dans toutes ses dimensions, cette évaluation repose sur nous. Non seulement nous participerons à l’effondrement d’un système ubuesque, mais nous dégagerons du temps et des moyens pour nos activités premières : la recherche et l’enseignement. Chacun d’entre nous peut enclencher la mise en débat, puis le vote, au sein de son unité, d’une non-participation. Nous avons tout à y gagner.

La plupart des unités de recherche et formations de la vague D d’évaluation en cours (Paris intra-muros) ont déjà rendu leur dossier de bilan et de projet, souvent avec fierté, toujours à grand prix… Comment compter le nombre d’heures sacrifiées aussi bien pour le travail que pour le sommeil et la vie personnelle ? Que dire de la mise en burnout des équipes de direction d’unité, et de leurs assistants administratifs — quand il en reste ? Quelle forme d’aliénation avons-nous ressentie, case après case de tableurs kafkaïens ? Les comités de visite préparent maintenant leur venue — à la charge logistique des unités —, imposant aussi bien leur agenda que la liste des évaluateurs, dont la compétence n’est pas toujours la qualité première. Cette déliquescence de la qualité des comités est révélatrice d’une démission à bas bruit : un nombre croissant de chercheuses et chercheurs actifs refusent de contribuer à ces procédures vides de sens.

Les unités et les équipes se doivent maintenant de prendre le relais de cette démission silencieuse, en refusant d’organiser les visites et de commander viennoiseries et petits fours, en refusant d’accueillir les évaluateurs, en refusant de passer derrière le pupitre pour présenter bilan, trajectoire et analyse SWOT. Pourquoi se prêter au « jeu », après tout ? À quoi servent ces évaluations, ces tournées, ces milliers d’heures données — et prises ailleurs ? Quelle conséquence positive pour nos recherches, pour nos collectifs et leur fonctionnement, pour les investissements dans nos locaux, nos équipements, pour les recrutements de personnels, avons-nous pu constater à la suite des précédentes évaluations ? Pas la moindre, sinon les flagorneries d’usage, et quelques cartons de dossiers supplémentaires qui prennent la poussière sur les étagères. Et lorsqu’une inspection menée avec probité révèle exceptionnellement de lourds dysfonctionnements connus de toutes et tous sur place, et qu’elle expose publiquement l’incompétence d’une équipe présidentielle, a-t-on déjà eu vent d’une quelconque réaction venant donner raison aux soutiers contre les bureaucrates locaux ?

Ce n’est pas une institution distincte en surplomb mais l’ensemble du corps savant qui doit présider à l’évaluation qualitative de sa production scientifique ; ce à quoi il s’emploie, quotidiennement, par le processus collégial de mise à l’épreuve des travaux de recherche. Ce sera à la communauté de recherche et d’enseignement supérieur de réaffirmer les principes d’autonomie et de responsabilité des universitaires et chercheurs, qui fondent la science. C’est à nous qu’il revient de bâtir les institutions qui débattront des savoirs de demain.

II. Livre blanc sur les entraves à la recherche

– Ces bêtes-là, déclara Gridoux, on sait jamais ce qu’elles gambergent.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c’est tout ce que tu sais faire.
– Vous voyez, dit Gridoux, ils entravent plus qu’on croit généralement.
– Ça c’est vrai, approuva Madeleine avec fougue. C’est rudement vrai, ça. D’ailleurs nous, est-ce qu’on entrave vraiment kouak ce soit à kouak ce soit ?
– Koua à koua ? demanda Turandot.

Raymond Queneau, Zazie dans le métro

Le Conseil scientifique du CNRS a rendu public un « livre blanc sur les entraves à la recherche »[1] qui pointe, avec raison, les dysfonctionnements — la paperasse, les lenteurs, les normes et procédures ubuesques — que les chercheurs et les personnels administratifs ont à subir au quotidien. Malgré l’évidence commune des faits rapportés, la bureaucratie du CNRS y a réagi en niant les constats.

S’il y a lieu de se réjouir que les travers de la bureaucratisation de la recherche soient enfin discutés dans des instances officielles, on peut regretter que l’analyse du conseil scientifique en reste à la surface des problèmes. La paperasse n’est que l’ensemble des normes et des procédures de la bureaucratie, qui désigne la séparation entre décideurs et exécutants. Les deux décennies de bureaucratisation rapide de l’Université et des institutions de recherche ne sont pas des « dysfonctionnements », mais le fruit d’une politique de reprise en main par le nouveau management public, avec son tryptique projet/évaluation/classement. Si la recherche s’est bureaucratisée, c’est en conjonction avec le remplacement de la figure du chercheur par celle du « P.I. », du « manager de la science », figure duale de celle du précaire. Nous renvoyons à notre article récent sur le sujet paru dans la revue revue Savoir/Agir :[2]

Réformes de l’imaginaire social et contrôle des subjectivités

Si les propositions du livre blanc sont aussi décevantes, alors même que la première partie est remarquable, c’est qu’elles embrassent les causes dont elles déplorent les conséquences. Pour que le livre blanc du Conseil scientifique du CNRS puisse conduire à des transformations dans le réel, ses membres doivent s’appuyer sur la communauté académique, sur ses aspirations, sur ses propositions et sur l’intérêt général. La pratique savante regorge de moyens de faire éclore cette parole, à commencer par celle de la conférence avec appel à communications.

III. Rapport Gillet

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

Molière, Le Malade imaginaire

Philippe Gillet, ancien directeur de cabinet de Valérie Pécresse devenu Chief Scientific Officer de SICPA,[3] a remis à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche un rapport[4] qui devrait servir de base à une proposition de loi cet automne. Lire un tel rapport suppose de connaître ce principe premier de l’exercice : il s’agit de légitimer des mesures politiques décidées par avance, sans agiter de chiffon rouge, en accompagnant les transformations structurelles d’éléments de langage technocratiques, cotonneux, à la logique évanescente, quand il ne s’agit pas de simples leurres.

Le rapport Gillet s’inscrit sans surprise dans le droit fil de 20 ans de reprise en main managériale de l’Université et de la recherche, avec sa triple obsession : désinvestir dans la formation des jeunes adultes par abaissement des coûts, promouvoir l’enseignement supérieur privé et mettre la recherche publique au service de la sphère productive privée. Il pointe, comme tous les rapports précédents, le déclin de la part de produit intérieur brut (PIB) consacré en France à la recherche, malgré la prise en compte dans le calcul du crédit d’impôt recherche (CIR), cette aide directe aux entreprises qui encourage tous les maquillages. Entre 1995 et 2021, cette part a augmenté en Europe de plus d’un tiers, témoignant du problème spécifiquement français d’un milieu dirigeant coupé du monde scientifique.[5] Le rapport recommande, comme de coutume, un surcroît de mise en concurrence et d’évaluation quantitative, en cherchant cette fois à isoler et à mettre la pression sur les jeunes recrutés avec, comme carotte, des moyens prélevés dans les crédits récurrents des chercheurs plus âgés. Il affiche, sans originalité, une volonté de « simplification » et conduit à complexifier une fois de plus le millefeuille administratif, par l’ajout de nouvelles surcouches bureaucratiques, sans rien supprimer hormis les alliances de recherche. Il reconnaît — et c’est son intérêt majeur — que la structure institutionnelle actuelle échoue à organiser correctement la recherche, mais ne se résout à aucune suppression d’instance bureaucratique.

Plus précisément, le rapport Gillet a été commandé pour démontrer la nécessité de transformer les organismes nationaux de recherche (ONR) en agences de programmes nationales. Les nouvelles missions envisagées entrent en conflit avec les missions traditionnelles des ONR, dont aucune n’est enlevée, mais également avec celles du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) et de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui ne doivent rien perdre non plus. Le rapport Gillet apparaît ainsi comme une preuve par l’absurde de la séparation entre l’objectif affiché par la lettre de mission — renouer avec un pilotage stratégique de la recherche par l’État, au service d’intérêts privés — et la réalité institutionnelle du système de recherche. Cette absence de cohérence interne se redouble d’une incohérence politique: les réformes récentes de l’Université ont visé à développer le localisme, dans une « logique de marque » (sic) et de « site », en tentant de supprimer tout cadre national pour les statuts, la mobilité géographique et les recrutements.[6] Dès lors, on pourrait s’étonner de la promotion soudaine de l’idée opposée, celle d’un pilotage national de la recherche scientifique par le politique — avec un comité Théodule placé au côté du chef de l’État, en charge de légitimer les lubies du moment. Derrière ces coups d’accordéon, la ligne de cohérence demeure l’attaque du principe d’autonomie des universitaires et des chercheurs. La nouveauté réside dans le retour d’une figure de pilotage au sommet de l’État, en lieu et place du middle management des présidences d’établissement, que le rapport invite à remplacer par un corps de managers non issus du milieu académique.

Le rapport Gillet ne s’embarrasse d’aucune tentative d’aborder la réalité du système actuel. Ainsi, l’Université, institution d’élaboration et de transmission des savoirs, y est pratiquement occultée. Elle n’est abordée que sous cet aspect comptable : comment assurer les heures à moindre coût ? Par la modulation de service des enseignants-chercheurs définie par les présidences d’établissement, en contraignant les chercheurs à enseigner, et en augmentant le recours à des enseignants du second degré (PRAG) pour tirer avantage de leur double service. Ce même rapport prend soin de rappeler que la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU) avait déjà cette ambition et a échoué dans ses visées.

In fine, le seul intérêt du rapport est de reconnaître publiquement que le décrochage scientifique et universitaire français est le fruit des 20 ans de contre-réformes du système auxquelles son auteur a contribué — avant de recommander d’en administrer un peu plus. Mais même ce mince plaisir que l’on pourrait trouver à la lecture se trouve gâché par l’absence de méthode, de faits, de raisonnements, bref de travail scientifique. Par comparaison, la contribution de l’Académie des sciences,[7] dont les membres ont accompagné de leur soutien chaque contre-réforme bureaucratique des dernières décennies, a au moins le mérite de s’intéresser aux missions et non seulement au pilotage de la recherche.

IV. Liberté scientifique et libertés civiques

Nous avons souligné à plusieurs reprises le danger que représentent les procédures-bâillons, intentées par des représentants des pouvoirs politiques ou économiques pour entraver la liberté d’expression des chercheurs.[8,9,10] Cette liberté n’est pourtant que l’application du devoir de responsabilité sociale inséparable de la liberté de la recherche elle-même. Elle est une liberté professionnelle, constitutive de l’exercice de la science.

Une proposition de directive européenne contre les procédures-bâillons est en cours de négociation, mais le Conseil de l’Union européenne vient d’adopter ce vendredi 9 juin une orientation générale qui vide le texte de sa substance. Il y a urgence à interpeller le gouvernement français et les instances européennes sur la nécessité de revenir à une version plus protectrice du texte dans le cadre des futurs trilogues (négociations réunissant le Conseil, le Parlement et la Commission), qui débuteront mi-juillet.

La liberté d’engagement politique des scientifiques est d’une toute autre nature que la liberté académique, y compris lorsque la cause défendue s’appuie sur le fait scientifique : il s’agit d’une liberté civique à défendre pour l’ensemble des citoyens. Scientifiques en Rébellion, un collectif d’universitaires et de chercheurs qui sensibilise aux urgences climatiques, environnementales et sociales par des actions symboliques, a produit un manifeste pour la liberté d’engagement des scientifiques,[11] auquel vous pouvez vous associer,[12] et qui défend un point de vue différent sur cette question brûlante.

V. Fin de partie au Hcéres

Une course au hochet agite en ce moment le Landerneau bureaucratique : la présidence du (Conseil d’administration) de l’École polytechnique est à pourvoir. L’actuel président du Hcéres figure parmi les deux candidats retenus, pour prendre la suite d’Éric Labaye, nommé en 2018 alors qu’il était directeur associé senior chez McKinsey & Company et président du McKinsey Global lnstitute.[13]

L’hypothèse d’une vacance prochaine à la présidence du Hcéres[14] conduit naturellement à s’interroger sur le bilan d’un mandat qui se trouverait ainsi écourté.[15] Les principaux faits d’armes publics de M. Coulhon resteront d’une part son rôle d’intercesseur entre l’appareil d’État et M. Didier Raoult durant la crise sanitaire[16] et d’autre part, le dévoiement de la vocation d’indépendance du Hcéres, au point d’être utilisé comme officine du pouvoir ; avec notamment une image forte, prise sous les ors de la Sorbonne en janvier 2022 : le président du Hcéres clôturant ès-qualités une parodie de colloque[17] organisé, sous le patronage de Jean-Michel Blanquer, par la fine fleur des milieux universitaires autoritaires et conspirationnistes dans leur croisade hallucinée contre le « wokisme », la « cancel culture » et autre chimère « islamo-gauchiste« . Ces dernières années ont été marquées par une complexification grotesque des procédures d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le nouveau référentiel d’évaluation des unités de recherche et l’évaluation intégrée des établissements sont les résultats les plus visibles d’une inflation bureaucratique qui pousse les personnels en charge jusqu’à l’épuisement et la perte de sens. Ce désastre s’est opéré alors que M. Coulhon prétendait impulser, comme le rapport Gillet, une « simplification », démontrant ainsi que l’hydre bureaucratique du Hcéres n’est pas réformable, pas même par nos plus excellents managers.

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Sortir de la crise permanente par la démocratie : le rôle de l’Université

Sortir de la crise permanente par la démocratie : le rôle de l’Université

« La signification historique actuelle des étudiants et de l’Université, leur forme d’existence dans le présent, ne mérite donc d’être décrite que comme une métaphore, une représentation d’un état suprême, métaphysique, de l’Histoire. Il n’y a qu’ainsi qu’elle est compréhensible et possible. Une telle description n’est pas un appel ni un manifeste, qui dans un cas comme dans l’autre ont fait la démonstration de leur impuissance, elle pointe vers la crise qui repose au fond des choses et conduit à la décision à laquelle succombe les lâches, et à laquelle les braves se soumettent. Dans l’intervalle, la seule chose à faire est de reconnaître ce qui est encore à venir et de l’extraire de la gangue où le présent lui impose sa forme. »

Walter Benjamin, La vie des étudiants, 1915.

Le mouvement pour la préservation du système de retraites reprend la rue à partir de ce mardi 6 juin, dans un contexte d’atteintes aux libertés publiques et à l’État de droit, de contournement des corps intermédiaires et d’anti-parlementarisme au sommet de l’État. Si le caractère anxiogène du moment est alimenté par la chronique quotidienne d’un glissement vers l’extrême-droite, il se nourrit avant tout de notre apathie. Faire mouvement, c’est d’abord sortir de la stupéfaction, faire un premier pas vers la démocratie, comme direction consciente par les citoyens eux-mêmes de leur vie. S’il apparaît évident que participer aux cortèges de ce mardi vise à défendre non seulement le système de retraites mais aussi la démocratie et les libertés publiques, l’objet de ce billet est de ré-élargir l’horizon en inscrivant dans le temps long les formes particulières d’intervention du monde savant dans l’espace public.

Du rapport instrumental au savoir à la déchéance de rationalité

L’usage impropre des termes de « crise » ou de « transition »[1] pour qualifier la bascule climatique,[2] l’effondrement du vivant,[3] l’érosion des libertés publiques, le rejet par la société de la concentration des pouvoirs ou le ralliement de la minorité présidentielle à l’illibéralisme autoritaire[4] n’a pas seulement une fonction euphémisante : elle est l’occasion de réglementations d’exception et de possibilités inédites de transferts de richesse. Une crise désigne la manifestation brutale d’une pathologie, qui appelle la prescription de « solutions », tandis que les problèmes auxquels notre société doit faire face sont nés de processus lents et appellent à inscrire l’analyse comme l’action politique dans le temps long. Pour échapper aux pièges du gouvernement par la crise, le chemin de sortie passe par une réactivation de l’idéal démocratique. Mais amorcer un processus constituant[5] refondant les institutions centrales du pays, suppose de restaurer un espace public de délibération. L’Université, la recherche comme aspiration collective à dire le vrai sur le monde, le savoir lui-même, sont essentiels à cette tâche. Si l’autonomie du monde savant par rapport à tous les pouvoirs est une condition nécessaire à l’élaboration, la transmission, la conservation et la critique des savoirs, sa contrepartie est la responsabilité devant la société. Ce nœud liant l’autonomie et la responsabilité est au principe de l’instruction d’un débat public éclairé. L’Université, telle qu’il s’agit de l’instituer, est en ceci l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Elle est et doit être au service de l’institution démocratique des règles collectives, et servir ainsi l’ensemble du corps social.[6]

Le rapport de la sphère politique au savoir procède d’une longue histoire, au sein de laquelle il serait vain de chercher un âge d’or dont il faudrait déplorer la disparition. La science est de longue date devenue une instance de renforcement et de légitimation du pouvoir. Ce rapport à la science lui octroie un rôle proche de celui de la religion dans les sociétés d’Ancien Régime.[7] La production d’un discours « expert », qui reprend la forme de la discursivité scientifique, est devenue une modalité ordinaire utilisée par le pouvoir pour se légitimer et se perpétuer. Nourries de saint-simonisme et d’une caricature de positivisme comtien, les élites technocratiques ont prétendu s’appuyer sur la raison pour prendre en charge le destin de l’humanité. Le chemin choisi passe par une soumission de la nature et de l’espèce humaine, et par l’accroissement illimité de la production de biens matériels. Ce programme s’est une première fois fracassé sur les deux guerres mondiales et sur les barbaries techniquement équipées du XXème siècle. Il se heurte aujourd’hui aux réalités de l’effondrement du vivant et aux désastres qui accompagnent le réchauffement climatique. Or, plutôt que de courir le risque de remettre en cause le dogme productif, les milieux dirigeants, qu’ils soient politiques ou économiques, ont choisi de tergiverser. Pour cela, les sphères dirigeantes tentent de nouer de nouvelles relations avec les sciences, en triant d’un côté les savoirs « innovants », susceptibles d’être implémentés dans la sphère productive et compatibles avec les doctrines qui la structurent, et de l’autre ceux qui documentent la gravité des transformations biotiques en cours ou les effets sociaux de trente ans de politiques néolibérales. Un double mouvement d’instrumentalisation des sciences par les techniques et de dissimulation de la réalité sociale, sanitaire et écologique par des campagnes de communication s’est ainsi amplifié. Le dernier stade de cette dégradation du rapport du pouvoir aux sciences se caractérise par la publicité du faux ou des déclarations manifestement contraires aux intérêts collectifs les plus vitaux, comme celui de l’annonce d’une « pause » dans la réglementation environnementale.[8]

La haute fonction publique a démontré son incompétence scientifique, qui procède de sa formation initiale, laquelle se déroule à l’écart des lieux d’élaboration de la connaissance. Aussi le savoir qui intéresse les cabinets ministériels et les consultants qui les hantent n’est pas de nature scientifique ; il ne s’agit en aucune manière d’une interrogation illimitée de l’existant, d’une confrontation aux procédures contradictoires de mise à l’épreuve d’une hypothèse et encore moins d’une exigence de sincérité face à l’état de l’art sur une question : il s’agit de chercher, dans le grand marché des idées, la solution technique qui permettra de résoudre rapidement un problème (un « sujet ») sans déroger à la loi du moindre effort. Il ne faut pas chercher plus loin la fascination de la majorité de la classe politique, président et oppositions confondus, pour les expérimentations spécieuses de M. Raoult sur la chloroquine. La promotion de foutaises est inséparable du double mythe des « stars » de la recherche et de la promesse solutionniste. Nous reviendrons dans un billet ultérieur sur la manière dont l’incapacité à prendre en compte des faits scientifiques majeurs sur SARS-CoV-2 ont sculpté la réponse désastreuse à la pandémie.[9]

La Loi de Programmation de la Recherche était l’expression de ce rapport instrumental à la connaissance. Une mesure, étonnamment peu commentée, signait le crime : la création d’une agence de désinformation scientifique et technique, la Maison de la Science et des Médias, inspirée d’un exemple britannique désastreux érigeant le conflit d’intérêt et le lobbying en norme de « l’information scientifique ». Ce projet est porté en France par les cabinets McKinsey et Bluenove.[10] À travers la conception de fiches-mémo par « grandes questions », cette agence de presse officielle en partenariat public-privé a vocation à faire disparaître le métier de journaliste scientifique en instaurant une interface étanche entre le grand public et la littérature scientifique. La place prise par les cabinets de consultance est symptomatique de ce double décalage dans la relation instrumentale et court-termiste du pouvoir à la science et à la raison, qui conduit à remplacer le savoir par une communication qui n’a plus aucun souci de vérité. Dans un temps de baisse du nombre de poste de chercheurs, l’État a dépensé 2,5 milliards d’euros en achat de « prestations intellectuelles » (sic) en 2021[11] — plus de la moitié du budget du CNRS. Le recours par l’État aux cabinets de consultance a été multiplié par 5 entre 2015 et 2021.[12] Ainsi, contre 496 800 €, le cabinet McKinsey a produit trois documents[13,14,15] d’une indigence rare sur l’évolution du métier d’enseignant, qui ont servi de base à un rapport signé — sans mention des sources — de membres éminents du « conseil scientifique » de M. Blanquer.[16] Peut-être faut-il se féliciter, après tout, que le rapport commandé par Mme Vidal sur la chimère de l’« islamo-gauchisme » supposé gangrener l’Université soit demeuré fiction.[17] Contre 957 000 €, le cabinet McKinsey a produit un Power-Point et un carnet d’éléments de langage sur une possible (contre)-réforme des retraites.[18] Pourtant, l’État dispose de chercheurs remarquables sur les politiques de retraites et d’instituts chargés d’établir des données quantitatives, qui auraient dû être mobilisés pour poser correctement les problèmes. Quelles sont les sommes nécessaires au financement du régime de retraites et quels sont les différents moyens d’assurer ce financement, et avec quelles conséquences ?[19] Et puisque c’est la motivation explicite de la (contre)-réforme, quelles sont les retombées pour la société de la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et de l’accroissement des aides publiques à l’actionnariat d’entreprise ? Ce travail d’objectivation et d’explication, permettant une organisation rationnelle du dissensus politique, n’a jamais été fait par l’exécutif — il a eu lieu imparfaitement grâce à la rigueur d’universitaires qui ont obtenu un petit accès médiatique, et il faut les en remercier. Mais officiellement, il a été remplacé de fait par une « communication » dépourvue de fondement, d’analyse, de référence et truffée de falsifications — ainsi, l’épisode des 1 200 € de minimum retraite.[20] On a voulu croire que la « politique post-vérité » était spécifique du recours au clash, au verbiage ubuesque visant à susciter l’offuscation morale des « droitdelhommistes bien-pensants », à l’inversion rhétorique des « privilégiés » — les migrants, les titulaires des minimas sociaux, les fonctionnaires, etc — à la profusion de sottises incohérentes, de vulgarités et de balivernes sur les réseaux sociaux. Mais la fabrique du consentement par une communication politique faite de storytelling, d’énoncés ouverts et cotonneux, à la logique évanescente, niant tout antagonisme, est tout aussi constitutive de ce brouillard de confusion et de mensonge, avec son orthodoxie et ses gardiens du dogme.

Notre société a un besoin urgent de lieux de passage démocratiques, mis en réseau, soustraits aux influences des pouvoirs extérieurs, ne poursuivant pas d’autre objectif que la diffusion des savoirs et des techniques dans les institutions mêmes où elles s’élaborent. À la violence du consentement à une vision unique du monde, il nous faut suppléer par un espace public de pensée, de confrontation et de critique réciproque qui fasse vivre l’idéal démocratique d’une pluralité des rationalités en débat. Il n’est pas anodin que l’École tout entière subisse des trains de réformes qui la dévoient de ses missions démocratiques essentielles ; nous devons travailler à restaurer, avec l’égalité, l’exercice de la liberté et l’usage de la raison dont elle assure l’apprentissage. Le débat démocratique suppose des mœurs, des règles et des standards éthiques ainsi qu’un attachement à l’établissement scientifique des faits comme horizon commun dans un espace public où l’imposture publicitaire, la démagogie et la communication soient combattues comme telles. En dernière analyse, la responsabilité du monde savant devant la société est d’ouvrir et de garantir la tenue de cet espace public de délibération démocratique. « Car la démocratie n’est possible que là où il y a un ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (parrésia), contrôle réciproque et conscience aiguë de ce que les enjeux publics sont aussi nos enjeux personnels à chacun. »[21]

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Ces chemins qui ne mènent nulle part

« France can’t go on like this. It’s time to end the Fifth Republic, with its all-powerful presidency — the closest thing in the developed world to an elected dictator — and inaugurate a less autocratic Sixth Republic. »

Simon Kuper, Financial Times, 24 mars 2023

Nous serons à nouveau dans la rue cette semaine pour défendre le droit à la retraite, les libertés publiques et la possibilité d’une réinstitution démocratique, seule capable de nous permettre de faire face aux urgences sociales et écologiques.

L’attente de la décision du Conseil constitutionnel pourrait nous bercer d’une illusion cruelle : que la fin de la crise démocratique que nous traversons puisse se trouver dans les ressorts de nos institutions. Or, quelle que soit cette décision, nous devons aujourd’hui regarder en face et nommer le moment que nous vivons pour ce qu’il est, celui de la transgression autoritaire que nous redoutions. Pour en sortir, il faut en finir avec la violation des principes démocratiques et les violences policières.

La mutation illibérale du mouvement jadis appelé « En Marche » était dès le départ inscrite au champ des possibles. On qualifie d’illibérale une politique qui est opposée aux principaux fondements du libéralisme politique : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’État de droit, la liberté de la presse, la liberté académique et les libertés individuelles. L’autoritarisme illibéral désigne un régime fondé sur l’élection, mais qui prétend ensuite détenir le monopole de la volonté générale du peuple et ignore de ce fait les limites constitutionnelles à son pouvoir, dépossédant ainsi les citoyens de leurs droits et libertés en exigeant d’eux un consentement à une vision unique du monde. Il s’oppose à l’idéal démocratique, qui suppose un pluralisme de rationalités en débat dans un espace public, et des institutions permettant la réalisation effective de la souveraineté du dêmos.

Certaines doctrines de libéralisme économique s’accommodent de l’illibéralisme politique, notamment sa variante « libertarienne », connue pour l’emphase avec laquelle elle déclare défendre les libertés individuelles. Son principal théoricien, Friedrich von Hayek, ne se privait pas de faire l’éloge du général Pinochet. Pour ses adeptes, la liberté qu’il s’agit de défendre est d’abord la liberté d’entreprendre, la liberté de mise en concurrence, la liberté du marché… qui, dès lors qu’elles sont les libertés principales, se résument à la liberté de prédation laissée à quelques uns ; la liberté politique, et notamment les libertés publiques collectives, comme le droit de manifester ou de faire grève, n’entrent guère en considération : un pays libre, pour ces « libéraux », c’est d’abord un pays qui se tient sage.

Depuis l’accession de M. Macron à la Présidence, le refus du dissensus organisé et de la mise en débat d’argumentations contradictoires, ainsi que la prétention à occuper l’ensemble de l’espace politique rationnel et légitime, relevaient déjà d’une tentation autoritaire. Plusieurs lois adoptées brutalement, une politique migratoire contraire à l’histoire post-révolutionnaire de la France ainsi que la répression violente de plusieurs vagues de manifestations, dont le mouvement des Gilets-Jaunes, furent autant de transgressions. Désormais, la fuite en avant est complète : l’exécutif a lié son sort à celui des secteurs factieux de la police, et sa figure dominante est un ministre de l’intérieur dont l’ancrage à l’extrême-droite est aujourd’hui reconnu par la presse internationale ; le gouvernement est ainsi solidaire d’un transfuge de l’Action française, admirateur de la politique religieuse napoléonienne, politique dont l’inspiration antisémite est avérée, et mis en accusation pour agressions sexuelles à propos desquelles une procédure court encore. Sans surprise, une fois aux affaires et confronté à une opposition politique vivace, cet idéal-type incarné de la droite illibérale se livre à des déclarations hostiles aux droits humains inédites depuis la fin de la guerre d’Algérie. Ce bréviaire maurrassien, validé au sommet de l’État, a été lâchement cautionné ce mercredi dans l’hémicycle du Sénat par la cheffe du gouvernement. Une telle perdition morale illustre s’il en était besoin la paresse intellectuelle dont se nourrit l’illibéralisme : outrance, conspirationnisme, mépris des faits.

Symétriquement à la post-vérité du moment Trump / Macron — l’adhésion à des récits que l’on sait être faux —, nous traversons un moment de suspension de la rationalité, où il est difficile de croire au récit de la transgression autoritaire qui repose sur des faits avérés. Le mythe élitiste selon lequel l’illibéralisme autoritaire ne saurait entraîner que des franges de la population à faible bagage scolaire et menacées de déclassement contribue au plafond d’incrédulité qu’il nous faut crever. L’histoire des Lumières devrait nous avoir enseigné la vacuité du concept même de « despotisme éclairé » ; force est de constater qu’il n’en est rien, et qu’il fait retour sous la figure d’un monarque élu qui fait fi du parlement, des corps intermédiaires comme de la démocratie sociale.

Dire le virage illibéral de l’exécutif n’est pas banaliser le Rassemblement national, ni même mettre celui-ci sur un pied d’égalité avec l’ensemble du groupe Renaissance. Au contraire, c’est prendre au sérieux la situation créée par l’accession au pouvoir de M. Macron, et en combattre les dangers par l’énonciation de la vérité, devoir auquel nous nous sommes engagés comme universitaires. Il serait illusoire d’imaginer un retour à un exercice légitime du pouvoir par la promesse d’un référendum d’initiative partagée, d’une part quand les processus démocratiques fondamentaux sont, dans leur ensemble, mis à ce point à mal et, d’autre part, quand les modalités de ce référendum sont extrêmement longues et ne garantissent en rien qu’il y ait bien un référendum au bout (un référendum est organisé si, à la fin de ce processus, la loi n’est pas examinée après un délai de six mois au Parlement).

Notre responsabilité est de nous lever contre tout mouvement qui menace les principes fondateurs de l’Université et, par extension, de notre vie collective : humanisme, libre dispute, exigence de vérité, autonomie vis-à-vis de tous les pouvoirs. Exactement à l’image de l’urgence écologique, la crise démocratique exige des solutions drastiques, qui seront d’autant plus dures et dramatiques que nous tarderons à les mettre en œuvre. Ce n’est plus demain et dans les urnes qu’il faudra combattre l’extrême droite, mais bien dès aujourd’hui et dans la rue. L’urgence est à affirmer avec force notre attachement aux libertés publiques, aux valeurs de la République — liberté, égalité, fraternité — et aux principes du libéralisme politique. Notre contribution, comme chercheurs, comme savants, comme universitaires, passe par l’élaboration et la mise en débat des moyens d’instituer sans délai une démocratie à l’épreuve de l’illibéralisme autoritaire.

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus

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Le printemps est inexorable !

Le printemps est inexorable !

Nous relayons l’appel de plusieurs associations et collectifs scientifiques engagés sur les questions climatiques et environnementales :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2023/04/Appel_inter-collectifs.pdf

Lors des manifestations de ce jeudi 6 avril, nous montrerons une nouvelle fois la force vive du mouvement démocratique avec une solidarité et une détermination sans faille, en portant haut l’espoir et les valeurs qui nous animent.

L’heure est grave. Quiconque se sentirait trop frappé de sidération pour apprécier la situation peut se référer aux écrits des observateurs des libertés publiques et des droits de l’humain, aux comptes-rendus des journaux progressistes, libéraux et démocrates :

Pour l’ONU, deux fois en une semaine,
pour le Financial Times,
pour le New York Times,
pour Bloomberg,
pour El País,
pour le Washington Post,
pour Il tempo,
pour le Guardian,
pour la FAZ,
pour Human Rights Watch,
pour la Maison Blanche,
pour la Commission aux Droits de l’Homme (Conseil de l’Europe),
pour Amnesty International,
pour la Wirtschaftswoche,
pour la défenseure des droits,
l’heure est grave.

Le contournement du parlement, l’arbitraire et le déchaînement des violences policières, l’usage permanent du mensonge et du choc, la rhétorique de l’ennemi de l’intérieur, la surdité de l’Élysée devant un quasi-consensus démocratique de rejet d’une (contre)-réforme des retraites qui n’est pas nécessaire : tout cela constitue de graves atteintes à la démocratie et aux libertés publiques. C’est à l’aune de cette fuite en avant qu’il convient d’interpréter les menaces proférées ces derniers jours contre la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), qui n’ont pas d’équivalent depuis sa reconstitution en 1944. Vous pouvez adhérer à la LDH en suivant ce lien :

https://www.ldh-france.org/adherer/

Pour autant, nous ne sommes pas les spectatrices et les spectateurs d’un désastre en cours. L’isolement et la violence du pouvoir disent aussi sa faiblesse. Ce serait une faute de nous laisser intimider et enfermer dans la stratégie de la tension portée, pour le compte du chef de l’État, par un ministre de l’Intérieur d’extrême-droite. Le mouvement social contre la réforme des retraites a cristallisé une multitude d’autres revendications. Il a été rejoint par les scientifiques et les militants qui entendent juguler le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant, désormais criminalisés. Bien au-delà, depuis quelques jours, toutes celles et ceux qui sont attachés aux libertés publiques savent attester concrètement leur solidarité. Nous sommes nombreux, unis, déterminés.

La place de l’Université et de la recherche dans ce grand mouvement est essentielle. Face à la violence, nous devons montrer plus que jamais notre attachement indéfectible à dire le vrai sur le monde. La temporalité dans laquelle nous nous inscrivons n’est pas celle d’un théâtre où tous les coups médiatiques semblent permis, elle n’est pas commandée par une défense réflexe face aux attaques infondées que nous subissons. Obligés par la jeunesse, obligés par les nouvelles sombres qui viennent des sciences du climat et du vivant, nous portons les valeurs de la libre discussion rationnelle, du lent rassemblement des preuves, de la transmission et de la publicité des savoirs.

En contre-feu puissant aux pulsions mortifères ou même simplement nihilistes qui tentent d’envahir l’espace public, il s’agit aujourd’hui de nous ouvrir un avenir, en poursuivant le travail d’élaboration collective d’un horizon politique initié il y a un an, et synthétisé en 50 propositions. Par ces temps difficiles, le plus grand des dangers est la sirène du renoncement. Face à l’ampleur de l’enjeu et la noirceur des prévisions, jeter l’éponge pour l’avenir collectif n’est pas une option possible. Alors que d’autres secteurs de la société ont fortement contribué aux premières semaines de mouvement, il est temps que l’Université prenne sa part et pèse de tout son poids. Chaque heure de cours débrayée, chaque démission des tâches administratives, chaque Commission d’Examen des Vœux refusant de contribuer aux classements de Parcoursup va peser dans le bon sens. Chacun doit se poser en conscience la question : la gravité de la situation actuelle ne vaut-elle pas quelques semaines de grève totale ?

« Le printemps est inexorable ! » Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu.

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Sur la ligne de partage de l’ombre et de la lumière

« Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l’ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée. »

René Char

Mardi 28 mars, nous manifesterons pour la liberté, l’intégrité et la justice.

Il y a trois ans, en plein confinement, près de 10 000 personnes s’associaient à un appel initié par RogueESR appelant à retrouver prise sur le monde et nos vies, et affirmant que l’engagement pour la liberté et la responsabilité des savants et de l’Université dans son ensemble va de pair avec une refondation démocratique, écologique et sociale des institutions :

Refonder l’Université et la Recherche pour retrouver prise sur le monde et nos vies

Trois ans plus tard, un nouveau moment paroxystique de la crise démocratique française cristallise ces aspirations et laisse entrevoir la possibilité d’une réalisation rapide de cette exigence.

Les manifestations du jeudi 23 ont dépassé en nombre et en intensité celles du 7 mars. Celles et ceux qui y ont pris part ont remarqué la joie et la détermination des cortèges, portés par les mouvements de grève reconductible des secteurs les plus stratégiques de l’économie, mais aussi par la présence massive de la jeunesse lycéenne et étudiante. Surtout, la « foule » déterminée et joyeuse était animée d’un sentiment, d’une énergie qui n’avaient probablement jamais été aussi sensibles depuis près de vingt ans : nous pouvons gagner. Gagner ne veut pas seulement dire faire reculer le gouvernement sur une réforme rejetée par la quasi-totalité des actifs. Au vu de la situation actuelle, gagner veut aussi dire amorcer la restauration de la démocratie délibérative, celle-là même qui est aujourd’hui bafouée par le gouvernement, et l’approfondir par une démocratie sociale et environnementale. Comme n’a pas manqué de le remarquer la presse étrangère, à commencer par la presse économique de centre-droit, la crise française est aujourd’hui une crise de régime qui ne trouvera son issue que par une nouvelle organisation politique, où la délibération instruite et contradictoire devra reprendre la place qui lui revient sous un régime de liberté retrouvée.

Nous avons vu comment l’intervention d’économistes universitaires dans le débat public a contribué à transformer la perception du projet de destruction des retraites, en imposant soudain des exigences d’exactitude factuelle, d’analyse chiffrée et tout simplement de lecture des textes à un gouvernement habitué à affabuler des éléments de langage assortis d’études d’impact bâclées. Les normes de l’intégrité scientifique ont directement concouru à démasquer et affaiblir ce projet. Nous voyons aussi comment l’entrée de nos étudiantes et étudiants dans la résistance a bouleversé la physionomie du mouvement et a contribué à lui donner une force d’affirmation tournée vers l’avenir. Ces développements nous obligent.

Dans l’immédiat, nous assistons aussi à une fuite en avant de l’exécutif : mensonges éhontés, essais d’intimidation, diffamation des oppositions de toute couleur, atteinte au droit de manifester, violence aveugle et criminelle : menaces, privations abusives de liberté, humiliations, coups, viols et mutilations — nous pesons ces mots. L’antagonisme entre les principes constitutifs de l’Université et la pratique du gouvernement ne saurait être plus clair. La dérive du gouvernement nous oblige, elle aussi.

https://petitions.assemblee-nationale.fr/initiatives/i-1319

La force des cortèges syndicaux denses, dûment déclarés, et bénéficiant du soutien d’une écrasante majorité de la population, constitue aujourd’hui le principal rempart de défense de la démocratie libérale. Mais au-delà, c’est aussi un levier de masse pour qu’advienne dans un avenir proche le moment constituant qui réconciliera la vie civique avec les principes d’intégrité intellectuelle, de solidarité et de responsabilité sociale qui, pour nous, sous-tendent l’idée même d’Université. C’est dans ces cortèges qu’est notre place, auprès de nos étudiantes et de nos étudiants. Dans la foule, légitime.

Entraînés par la foule qui s’élance
Et qui danse une folle farandole
Nos deux mains restent soudées

Michel Rivgauche, pour Edith Piaf

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Les 21, 22, 23 mars, un souffle démocratique

« Vous avez cru que tout pouvait se mettre en chiffres et en formules. Mais dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose sauvage, les signes du ciel, les visages d’été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes. »

Albert Camus

L’assemblée générale des personnels de l’ESR d’Île-de-France qui s’est tenue le 16 mars organise un rassemblement devant le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche à 12h30 le 22 mars — la date résonne avec le Mouvement du 22 mars.

Les centrales syndicales appellent à une journée de grève et de manifestation le 23 mars.

Contribuons au baromètre de l’ESR

La CPESR (Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche) est un collectif de collègues qui se donne pour but de produire et diffuser des connaissances sur l’ESR. Ils utilisent notamment pour cela des données publiques.

Une de ses actions récentes, visant à prendre la mesure des transformations imposées à nos métiers, est de construire un baromètre des conditions de travail dans l’ESR. Participer à cette enquête nécessite 10 minutes environ. Nous vous invitons à la transmettre à vos collègues, équipes et élus dans les conseils, sans distinction de statut et de métier.

https://cpesr.fr/barometre-de-lesr/

La CPESR vient de mettre en ligne deux documents présentant de nombreux indicateurs sur les carrières EC et les établissements de l’ESR :

On peut y voir, notamment, que le taux d’encadrement compris comme le nombre d’enseignants-chercheurs titulaires pour 100 étudiants a baissé de 17% lors de la dernière décennie, ce de façon parfaitement constante, donc nécessairement maîtrisée.

Évolution des effectifs étudiants et EC titulaires, et du taux d'encadrement.
Base 100 2010.

La conséquence est dramatique : c’est maintenant plus de 11 000 postes qu’il faudrait ouvrir pour retrouver les taux d’encadrement de 2010, donc les conditions d’enseignement et d’étude, et plus largement de travail, de l’époque.

Évolution réelle et nécessaire des effectifs enseignant-chercheur titulaire pour maintenir le taux d'encadrement de 2010

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The Big One — mercredi 15 mars

La séquence que nous vivons dépasse la simple question des retraites : nous traversons un moment de rupture avec la démocratie libérale, annonciateur, si la logique de la force devait prévaloir, de l’avènement au pouvoir de l’extrême-droite.

Si nous ne devions participer qu’à une seule manifestation, mobilisons-nous lors de la journée de grève du mercredi 15 mars, pour montrer que cette fois, ça ne passe pas et que ça ne passera pas.

Rien n’est perdu. Nous pouvons faire basculer le rapport de force pour ouvrir de nouvelles voies aux forces d’avenir et de progrès social. Par le passé, de nombreuses lois ont été abandonnées, aussi bien avant qu’après leur adoption par le parlement, face à leur impopularité signifiée par un mouvement puissant. La fin des régimes spéciaux de retraites en 1995, la loi sur le CPE, promulguée dans le vide, en 2006, ou les « projets de lois pour un renouveau de la vie démocratique », abandonnés après l’affaire Benalla, en sont des exemples restés dans toutes les mémoires. Entre 1977 et aujourd’hui, neuf lois ont été censurées complètement par le Conseil constitutionnel, deux ont été rejetées, cinq sont devenues caduques car non terminés en cours de mandat ; on ne compte plus les lois non promulguées, jamais entrée en application comme celles demeurées coincées « en première lecture ».

Le texte de loi prévoit désormais en son article 1 bis que le Gouvernement remette au Parlement d’ici un an un rapport détaillant les conditions et le calendrier de la loi suivante sur les retraites. Dans le projet de loi voté par l’Assemblée nationale, ce rapport préparerait l’alignement du régime de retraites de la fonction publique sur celui du privé, comme l’explicitait le fameux article 18 du précédent projet de loi, destiné à creuser un déficit dans les caisses de retraites et à baisser le niveau de pension (calculé sur les 6 derniers mois vs sur les 25 meilleurs années). Nous avons longuement analysé cette mesure désastreuse dans nos précédents billets :

https://rogueesr.fr/20220329/

https://rogueesr.fr/20221017/

https://rogueesr.fr/20230306/

Dans la version du Sénat, il s’agit d’instaurer et de rendre obligatoire un régime obligatoire d’assurance vieillesse par capitalisation.

La stratégie de l’exécutif s’appelle une martingale : si nous ne l’emportons pas en faisant monter le mouvement de grève reconductible en puissance, deux nouvelles contre-réformes sur les retraites seront soumises au Parlement dans la foulée. Notre propre stratégie est simple : refuser le distanciel, conserver les universités ouvertes et multiplier les prises de parole pendant les cours et les travaux dirigés pour expliquer clairement les tenants et aboutissants de ce train de lois.

« Pour éviter la colère d’Achille, il faut la ruse d’Ulysse. Et que donc, face à cette colère potentielle qui va se déclencher, il faut être rusé. On ne sait jamais laquelle des gouttes est la dernière. Ça, on ne sait pas. […]

« En 2017, on fait les ordonnances Travail. Moi, je me dis, quand on fait les ordonnances Travail, ça va être terrible, parce que je me souviens de la loi Travail, deux ans avant : manifestations monstres, tension maximale. Et on fait les ordonnances Travail et ça passe. On fait la réforme de la SNCF et on termine le statut, on met fin au statut. Et on ouvre à la concurrence, on développe la concurrence. On dit comment est-ce que ça va se passer. On s’attend à des blocages complets. Et on ne les a pas tant que ça. Il y a des grèves… Mais ça passe. On dit qu’on va pouvoir entrer dans les universités, dans l’enseignement supérieur, sur le fondement d’une orientation sélective. […] Si vous avez suivi l’actualité politique des 20 ou 30 dernières années, vous savez que c’est une bombe. On le fait, il y a des universités qui sont occupées, on les désoccupe, et ça passe. »

Edouard Philippe
Premier Ministre 2017-2020

Après les retraites viendront d’autres réformes, tant que « ça passe ». L’éducation ne sera bien sûr pas épargnée : Collège, INSPE et Masters sont déjà en ligne de mire. Le droit du travail devrait suivre rapidement. Tant que « ça passe ». Mercredi, faisons en sorte que ça ne passe plus.

Sans les vacataires, l’Université s’arrête.

Les vacataires sont 130 000 en France. Témoins exemplaires de la précarisation massive de l’Université française, les personnels non statutaires portent à bout de bras les besoins d’enseignements de facs exsangues. Un rôle essentiel qu’ils et elles continuent d’assurer, bien que sous-payés et oubliés par le droit du travail. Jusqu’à quand ?

Le collectif Vacataires, doublons nos salaires, dont nous nous portons solidaires, revendique la déclaration d’une heure de préparation de cours pour chaque heure de cours réalisée, et propose d’organiser à cette fin un blocage de notes. Quelle que soit votre situation, nous vous invitons à soutenir le mouvement ou y prendre part sur le site du collectif : https://www.vacataires.org/.

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Pyrocratie

Pyrocratie

Le mardi 7 mars a été la plus grosse journée de manifestation sociale depuis des décennies voire de l’histoire de France. Cette contre-réforme injuste, mal préparée par des cabinets de consultance, et accompagnée d’une étude d’impact au plus loin de l’exigence scientifique est rejetée par plus de neuf actifs sur dix et par les trois quarts des citoyennes et des citoyens. Il y a quelques décennies encore, le pouvoir aurait pris le temps de poser les enjeux et les options possibles, et, surtout, se serait ménagé des portes de sorties. Aujourd’hui, le président de la République, avec l’adhésion de 20% du corps électoral, a commis une faute politique majeure en accordant tant de poids à une loi sans urgence ni nécessité : car de fait, les caisses de retraites sont à l’équilibre pour des décennies. Pire, tous les observateurs voient dans l’entêtement solitaire du chef de l’État un cadeau offert à l’extrême-droite de Mme Le Pen. Le mépris des corps intermédiaires et les coups de force contre le parlement constituent des signes graves d’un délitement illibéral de nos institutions démocratiques.

Nous appelons avec détermination à la participation à la grève reconductible et aux manifestations organisées à l’appel des syndicats samedi 11 mars et mercredi 15 mars. Nous n’avons plus d’échappatoire.

Le déni français du covid long

En France, la gestion de la pandémie de Covid-19 a été en décalage avec les résultats scientifiques. Le déni du Covid long, nom donné par les patients à un ensemble de symptômes persistants, peut avoir des conséquences invalidantes à long terme sur la santé et l’économie. Cette anomalie pourrait être expliquée par un blocage spécifiquement français vis-à-vis des maladies chroniques.

Depuis trois ans, la France a nié la transmission du SARS-CoV-2 par voie d’aérosol, a utilisé le fantasme de l’immunité de groupe pour justifier une politique de laisser-faire, a promis la fin de la pandémie depuis le printemps dernier et a ignoré le Covid long. Cette stratégie est basée sur le primat de l’économie sur la santé, ce qui a conduit à passer sous silence les décès accumulés au fil des vagues. Pourtant, des dizaines de millions de personnes en Europe et aux États-Unis souffrent de conséquences invalidantes d’une infection par le virus SARS-CoV-2 qui perdurent longtemps après la fin de l’infection virale des voies respiratoires.

En Allemagne, le Covid long a été qualifié de « cas de force majeure scientifique » et des crédits de recherche ont été débloqués. En Suisse, la presse s’est alarmée de la fraction des personnes contaminées qui conservent des symptômes sur le long terme. En Israël, la presse s’est inquiétée des séquelles sur les enfants. En France, la presse et les dirigeants ont ignoré le Covid long. Le COVARS, instance qui remplace le conseil scientifique, a même décrit le Covid long comme un « trouble neurologique fonctionnel » et a mis en doute le lien avec l’infection par SARS-CoV-2.

Il est donc nécessaire de sortir de cette exception française en mettant en place une prévention efficace, en ouvrant des cellules médicales dédiées à ces maladies chroniques et en reconnaissant ces affections comme des maladies professionnelles. Il est également important de mettre en place de nouvelles normes de qualité de l’air et de ventilation des lieux recevant du public pour socialiser la réponse aux épidémies sans se défausser sur les responsabilités individuelles. Enfin, la prise en charge des patients atteints du Covid long doit être renforcée et la recherche doit être accélérée pour proposer des traitements personnalisés adaptés à chaque patient. Il y a urgence à agir pour prévenir ces conséquences invalidantes à long terme, néfastes pour la santé publique mais aussi pour…l’économie.[1]


[1] Il est significatif qu’au contraire de la presse généraliste, la presse financière a fait un travail d’information remarquable sur le Covid long, du Financial Times à Fortune en Bloomberg. Parmi les rares articles informés en français, citons : Trois ans du Covid-19 : la difficile réintégration des salariés touchés par le Covid long, et Séquelles : les mauvaises surprises à long terme du Sars-Cov-2.

Pour en savoir plus

Un séminaire de la chaîne Politique des sciences :

H.E. Davis, L. McCorkell, J.M. Vogel & E.J. Topol. Long COVID: major findings, mechanisms and recommendations. Nat Rev Microbiol. 2023 21(3):133-146. doi:10.1038/s41579-022-00846-2.

M. Monje & A. Iwasaki. The neurobiology of long COVID. Neuron. 2022 110(21):3484-3496. doi:10.1016/j.neuron.2022.10.006.

V. Venkataramani & M.D. Winkler. Cognitive Deficits in Long Covid-19. N Engl J Med. 2022 387(19):1813-1815. doi:10.1056/NEJMcibr2210069.

Y. Xie , E. Xu, B. Bowe & Z. Al-Aly. Long-term cardiovascular outcomes of COVID-19. Nat Med. 2022 28(3):583-590. doi:10.1038/s41591-022-01689-3.

E. Xu, Y. Xie & Z. Al-Aly. Long-term neurologic outcomes of COVID-19. Nat Med. 2022 28(11):2406-2415. doi:10.1038/s41591-022-02001-z.

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Chacun cherche son ChatGPT

Chacun cherche son ChatGPT

Le 7 mars, tout s’arrête. Que ferons-nous ?

Le 7 mars, nous allons entrer dans une phase de grève reconductible du mouvement pour préserver le système de retraites. L’évidence de l’insincérité du projet de loi, son caractère injuste, apparaissent chaque jour plus clairement, et la très large opposition qu’il suscite n’a cessé de croître. Que M. Macron ait décerné un colifichet de la République au principal actionnaire et président-directeur général d’Amazon, M. Bezos, le 16 février montre que son agenda ne croise que par hasard ou par mépris les questions des citoyennes et des citoyens.

Quelle sera la place des universitaires et des chercheurs dans le mouvement du 7 mars ? D’abord nous devons refuser les fermetures administratives et le basculement des cours en visioconférence, et plus encore l’intervention des forces de l’ordre sur les campus. Nous ne saurions nous satisfaire d’une grève par procuration. La grève est utile pour construire une opposition politique, pour compter et se compter : elle l’est aussi pour le pas de côté qu’elle permet grâce à la suspension, même momentanée, des activités ordinaires et à l’ouverture d’un espace de solidarité et de réflexion. Outre qu’il a suspendu durablement la modulation de service, le mouvement de 2009 a été fécond en idées, touchant jusqu’aux formations mêmes.

À ce titre, le 7 mars peut être l’occasion d’engager une réflexion collective sur le devenir de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le diagnostic, nous le connaissons : pas d’année sans un Parcoursup, un Monmaster (bientôt un Doctosup ? un Tondocto ?), sans une vague d’évaluation (A, B, C, D… courage, encore vingt-deux lettres !), sans un jeu de bonneteau financier (vous préférez une Ritraite ou un Repec ?)… Par des assemblées générales, par un travail  engagé dans chaque établissement, faisons donc des 7, 8, 9, 10… mars, la première étape d’une réappropriation de nos métiers, d’une réinstitution de l’Université et du système de recherche, et d’une contribution à la construction collective d’un monde nouveau, et de leurs apports dans l’anticipation des crises et l’apport de solutions latentes construites rationnellement et collectivement.

La solution de l’énigme des manifestants manquants (Mise à jour)

Dans une note précédente, nous avons produit une analyse suggérant que les manifestations parisiennes d’ampleur engendraient une saturation du nombre de participants comptés, quel que soit le nombre de manifestants réels et les biais de mesure.

Le jour même, le 11 février, la préfecture de police ouvrait deux larges boulevards aux manifestants. Sachant que le cabinet Occurrence « dénombrait » 55 000 personnes le 31 janvier dans une manifestation gigantesque tentant d’emprunter un unique boulevard, combien de manifestants ont-ils compté le 11 février ? 55 000 + 56 700. On appréciera la qualité de la prédiction.

Appel à l’aide pour éduquer un « ChatGPT » spécialisé en rapport Hcéres

L’idée est partie d’une boutade mais elle est graduellement apparue comme un moyen sérieux d’apporter une réponse à la hauteur des vues bureaucratiques du Hcéres : pourquoi ne pas former une variante de ChatGPT à répondre aux questionnaires délirants et souvent incompréhensibles de l’agence d’évaluation, à partir de nos publications postées sur HAL ou d’un court rapport d’activité à l’ancienne ? Quel gain de temps collectif !

Nous cherchons à constituer un mini-groupe de travail de collègues techniquement capables de mettre au point ce projet de manière point trop chronophage, pour qu’il soit utilisable massivement pour la vague D d’évaluation (qui a commencé).

Nous contacter.

(Contre)-réforme des retraites : quelles conséquences pour l’Université et la recherche ?

Si vous avez manqué le début — dans la première mouture du projet de loi, l’article 18 prévoyait que l’État aligne progressivement, sur 15 ans, son taux de cotisation patronale de 74,3% aujourd’hui sur celui du privé dans le nouveau système, 16,9%. Les sommes « libérées » étaient destinées à financer les « revalorisations » salariales négociées en compensation des mesures de précarisation et de dérégulation statutaire de la loi de programmation de la recherche (LPR) — un incroyable jeu de dupes — l’augmentation du budget de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), mais aussi une part de la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

Une mise en crise du financement de l’ESR — Le « régime universel de retraite » (donc cet article 18) était mentionné dans les plateformes électorales de la présidentielle et des législatives, mais ne figure pas dans le nouveau projet de loi. Par ailleurs, le budget total alloué à l’Université et à la recherche publique n’augmente pas, ce qui engendre un problème de financement des établissements — problème accru par l’augmentation du prix de l’énergie. Quelles sont les perspectives budgétaires et leurs conséquences, dans ce nouveau contexte ?

L’actuel projet de loi — Le véhicule législatif choisi par l’exécutif — un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale (PLFRSS) —, ne permet pas d’introduire des dispositions qui sortent du champ financier. Les rares mesures d’atténuation du report de l’âge légal de la retraite sont prévues par voie de décret, ce qui, d’expérience, permet de prédire, soit que les décrets ne seront jamais pris, soit qu’ils ne coïncideront pas avec les promesses politiques. Ce choix de procédure ouvre la possibilité d’une seconde loi dans la foulée de la première ; celle-ci est déjà amorcée par un amendement, soutenu par le gouvernement, demandant un rapport sur les conditions et le calendrier de mise en œuvre d’un système universel de retraite. Cette seconde loi pourrait prendre prétexte des décisions à venir du Conseil constitutionnel, s’il considérait à raison les articles 2 et 3 comme des cavaliers budgétaires. Première « solution » possible, donc : le retour de l’ex-article 18.

Un nouveau gel des salaires — Le rapport du Conseil d’Orientation des Retraites, basé sur les chiffrages prévisionnels de « Bercy », prévoit une diminution drastique de la rémunération des fonctionnaires (stabilité en euros courants, dans un contexte d’inflation). « Bercy » confirme ainsi qu’il envisage de geler les salaires, annulant les promesses de « revalorisation ». L’opération de communication aura servi à couvrir la généralisation d’une politique de prime sous le contrôle et au profit de la bureaucratie des établissements. Les établissements n’auront d’autre choix que d’ouvrir des postes contractuels, dont les cotisations patronales sont soumises au régime général.

Notons que s’il était mis en œuvre, le gel des salaires par « Bercy » conduirait à une dégradation conséquente des cotisations versées par l’État en tant qu’employeur, et donc à une mise en crise du régime de retraites, aujourd’hui à l’équilibre pour des décennies. Il remplit en cela l’un des rôles de l’ex-article 18 : créer les conditions de nouvelles (contre)-réformes des retraites pour encourager la retraite par capitalisation. De fait, s’il n’y a pas de problème à ce jour d’équilibre des caisses de retraite, il existe une solution pour assurer un surcroît de flottaison : l’augmentation des salaires.

La retraite à 70 ans — En plus des conséquences qu’il aura pour les femmes, les quinquagénaires, les salariés précaires et les carrières longues, le projet de loi systématise la possibilité de travailler jusqu’à 70 ans dans la fonction publique. Une partie significative des universitaires et des chercheurs pourra ainsi décider de retarder son départ en retraite. Les recrutements à l’Université et dans les organismes de recherche se faisant au mieux au rythme des départs en retraite, ce sont encore les postes pérennes qui seront menacés en priorité : « Bercy » a confirmé que le Glissement Vieillesse Technicité induit par le recul de limite d’âge sans condition à 70 ans ne sera pas compensé. Les postes permanents serviront donc, plus que jamais, de variable d’ajustement financier pour les directions d’université et leur nombre va nécessairement chuter.

En conclusion — Il n’y a pas de fatalité à cette dégradation programmée, mais nous devons d’une part arrêter le rouleau compresseur et d’autre part travailler à un projet de société, fondé sur un imaginaire renouvelé, où la jeunesse, le savoir, la science, l’Université aient pleinement leur place.