Cet article est une version d’auteurs d’un texte initialement publié dans la revue Savoir/Agir, vol. 59-60 n°1, 2022, pp. 81-90. doi : 10.3917/sava.059.0082.

Réformes de l’imaginaire social et contrôle des subjectivités

RogueESR & Camille Noûs

Les transformations récentes de l’Université et de la recherche s’appuient sur un contrôle des subjectivités qui dépossède universitaires et chercheurs de leur métier. Sa modalité privilégiée est aujourd’hui le « projet », et son exemple paradigmatique, le « porteur de projet » ou Principal Investigator (P.I., à prononcer comme piaille). Le P.I., ou le chercheur conformant sa pratique à celle des P.I., se plie à la norme subjective de l’entrepreneur de soi-même, en quête permanente d’investissement. Ce faisant, il se soumet au pouvoir de sélection des investisseurs. Il est conduit, pour prospérer ou simplement survivre, à aligner ses désirs sur ceux d’un désir-maître foncièrement étranger au métier de savant. Cette situation confère au contrôle incitatif du néomanagement un rôle disciplinaire d’autant plus efficace qu’il est parcimonieux en moyens, furtif, diffus et flottant. Ce contrôle nécessite l’intériorisation des dispositifs normatifs et leur vaste relais. Dans cet article, nous remontons aux sources théoriques du contrôle néomanagérial des subjectivités, en analysant les articulations entre théories successives du capital humain, et réformes de l’Université et du système de recherche.

Depuis les années 2000, les métamorphoses de l’enseignement supérieur et de la recherche tiennent autant à un renouvellement de l’imaginaire social et des subjectivités qu’aux changements institutionnels opérés par les lois successives. Plus exactement, les seconds ont contribué aux premières, tandis que les premières renforçaient les effets des seconds. Les réformes gestionnaires, imaginées par Philippe Aghion et Élie Cohen en 2004,[1] reprennent et complètent le contenu de la loi Devaquet de 1986. La perspective tracée en 2004 trouve sa traduction programmatique concrète dans le rapport de la commission Attali de 2008.[2] En revanche, les transformations effectives des métiers d’universitaire et de la recherche n’ont pas fait l’objet de théorisations préalables explicites. Pourtant, des mécanismes incitatifs ont amplifié la portée des réformes, en opérant une transformation des subjectivités. Comment les politiques publiques ont-elles, par leur mouvement même, généré leur propre pensée en induisant des empilements de dispositifs qui, de façon subreptice, ont légitimé au quotidien évaluation, mise en concurrence, et autres outils et modes de pensée managériaux ?

Il fut un temps où les prix Nobel en science expérimentale, comme tous les chercheurs, faisaient leurs expériences eux-mêmes, en étant aidés par des techniciens et des ingénieurs. Aujourd’hui, l’idée même qu’un porteur de projet de recherche, un P.I., puisse produire un travail intensif de recherche empirique et expérimentale semble incongrue. Le P.I. est pourtant présenté dans les universités et organismes comme un nouveau parangon de la recherche scientifique. La journée d’un P.I. ressemble à bien des égards à celle d’un dirigeant de PME : éclusage de la correspondance administrative, échanges avec le secrétariat et le service financier, rendez-vous avec les doctorants et post-doctorants, relecture des articles produits par ces « petites mains » du labo, puis les évaluations d’articles et de projets de recherche, le travail d’éditeur d’un ou deux journaux, le travail de réseautage, l’écriture de lettres de recommandation, la communication sur Twitter et, quand il reste du temps, la lecture de quelques articles dans Science, Nature ou PNAS. De ces tâches multiples, aucune ne consiste à « faire de la recherche », au sens où on l’entendait il y a un quart de siècle : il s’agit d’un travail de manager. C’est ainsi qu’en sciences naturelles, le modèle de scientificité promu est incarné par quelqu’un qui s’est détaché de la pratique expérimentale depuis des années, au point de ne plus la maîtriser. En rompant avec la dimension artisanale de la recherche et avec le principe de plus faible division du travail scientifique, c’est aussi la transmission de gestes, de manières de faire, de styles, de mœurs, de standards d’exigence qui a été sacrifiée. Ainsi, le P.I. n’a-t-il plus pour ambition de former des étudiants mais « d’attirer les meilleurs ».

Une boutade fanée d’avoir été trop employée s’amuse de « chercheurs qui cherchent surtout des financements ». Derrière cette autodérision, son libellé même normalise cette situation en considérant que les « petites mains », les seules en définitive dont le travail soit susceptible de constituer un travail de recherche, ne sont pas « les chercheurs », mais que « les chercheurs » sont les managers. La logique managériale implique la disparition du métier de savant. Le P.I. est ainsi la figure duale du précaire : il en est même la condition d’existence. De fait, dans un système scientifique stagnant, un poste statutaire n’est libéré qu’à la mise en retraite d’un « permanent » ; sur l’ensemble des jeunes chercheurs qui produisent la recherche d’un P.I. tout au long de sa carrière, un seul aura, en moyenne, un poste à son tour. Par essence, les doctorants d’un P.I. ne sont plus des étudiants en formation disposant d’une allocation de recherche, mais des salariés précaires. Le P.I. est ainsi le symétrique en recherche du manager d’enseignement, dont la « responsabilité » consiste à recruter des cohortes de contractuels et de vacataires sous-payés pour que les cours soient assurés.

La perspective budgétaire ne doit pas masquer la dimension narcissique du single P.I. lab associé au nom de son porteur, qui a droit à son portrait sur le site de l’université ou de l’organisme, comme naguère l’employé du mois. Ce modèle n’est plus concentré sur une poignée de bénéficiaires des bourses senior de l’European Research Council(ERC) : il se reproduit en fractale à travers une foule d’appels à projets nationaux, régionaux, locaux, qui regorgent de « pépites émergentes », de « montées en leadership » et autres « prises de responsabilité des talents ». Dans cet univers, l’individualisme est roi. La taille comme la structure du single P.I. labinduit une mise en compétition permanente pour les ressources, qui ne peut qu’entretenir la rivalité, et la réduction du travail collectif à un opportunisme codifié des financements collaboratifs. Le point de fuite est un monde académique atomisé où tous les titulaires subsistants seraient des P.I. ou d’ex-P.I., fût-ce à l’échelle de leur laboratoire ou d’un micro-appel local. On pourra alors retourner la formule apocryphe prêtée à de Gaulle, et déclarer : « des chercheurs qui cherchent, on en cherche ».

Comment une transformation si profonde des pratiques, des mentalités et de la représentation collective des métiers de chercheur et d’universitaire a-t-elle pu survenir en si peu de temps ?

Pour tenter de répondre à cette question, il nous faut expliciter les croyances à partir desquelles les réformes ont été pensées, notamment par Ph. Aghion et É. Cohen. Le dogme central pourrait s’énoncer ainsi : la mise en concurrence (le marché) constitue la méthode optimale d’allocation des ressources, que ce soit au niveau des individus, des laboratoires ou des établissements. S’ensuit un principe baptisé « politique d’excellence » : les ressources doivent être concentrées sur une fraction faible des compétiteurs. Le principe opposé, consistant à accorder à chaque chercheur les moyens de travailler, sera baptisé avec dédain « saupoudrage ». Un troisième principe est déductible du dogme central : si une action de l’État peut s’avérer nécessaire pour créer un marché par dérégulation et différenciation, toute politique prévisionnelle ne peut que fausser l’optimum d’allocation garanti par les mécanismes de marché. Les réformes planifiées par le rapport Aghion-Cohen s’articulent en quatre volets baptisés « autonomies » dont les spécialistes de stylistique jugeront s’il s’agit là d’une antiphrase ironique.

  • l’« autonomie » administrative : les établissements sont dotés d’un cadre juridique dérégulé, d’un board of trustees inspiré des sociétés de droit privé, assurant les intérêts des « investisseurs » ; ils entrent dans une « logique » de marque.
  • l’« autonomie » de recrutement, d’évaluation et de gestion des personnels : les recrutements, les primes et les promotions sont soumis à la technostructure universitaire plutôt qu’aux pairs, avec des contrats de droit privés (sortie de la fonction publique), une dérégulation des salaires et des primes, et une généralisation de la précarité.
  • l’« autonomie » pédagogique : les filières universitaires sont organisées en marché par une mise en concurrence croisée des étudiants par les formations (sélection) et des formations par les étudiants, ce qui impose de mettre fin au cadre national des diplômes.
  • l’« autonomie » financière : la dérégulation des frais d’inscription vise à substituer le financement privé au financement par l’État, avec une phase transitoire de généralisation du crédit pour les étudiants et les établissements.

Pourquoi ces réformes ont-elles été d’abord conçues par des économistes ? Comment expliquer leur capacité à transformer les subjectivités dans le milieu académique ? Il faut d’abord souligner que les mises en concurrence des étudiants, des formations, des chercheurs ou des établissements universitaires ne portent pas sur des marchandises, dont le marché fixerait le juste prix. Ce hiatus a été souligné lors du mouvement universitaire de 2009, le plus important après 1968, qui s’était choisi ce slogan : « l’Université n’est pas une entreprise, le savoir n’est pas une marchandise ». Il faut remonter aux travaux fondateurs du macro-économiste néokeynésien Théodore W. Schultz[3] dans les années 1950 pour comprendre la vision des économistes schumpétériens de l’Université et de la recherche, au service d’une « économie de la connaissance ». Schultz est spécialiste d’agriculture mais apporte une première réponse à un problème ouvert connu sous le nom de résidu de Solow. Dans l’approche néoclassique, une fraction de la croissance économique observée n’est imputable ni à une accumulation du capital, ni à une augmentation du facteur travail, mais provient d’éléments exogènes que Schultz attribue à une dimension qualitative du facteur travail : le capital humain, qui recouvre « l’habileté, le savoir et toutes les capacités permettant d’améliorer la productivité du travail humain », la santé des travailleurs mais aussi le progrès technique et les connaissances scientifiques. L’investissement public dans le capital humain se concrétise aux États-Unis d’Amérique dans les années 1960 jusqu’au début des années 1970, dans le sillage du choc politique causé par les succès scientifiques soviétiques, que symbolise le Spoutnik. Il s’agit aussi de conjurer la croissance des industries japonaise et allemande et de lutter contre la pauvreté et les inégalités pour apaiser la contestation qui monte. Il n’y a pas de trait commun entre cette utopie fordiste tardive et le programme de dépossession, de précarisation, de paupérisation et de bureaucratisation d’Aghion et Cohen pour la France du XXIe siècle.

Au début des années 1960, Gary Becker,[4] le micro-économiste de l’École de Chicago considéré comme le père de l’économie comportementale, marque la théorie du capital humain d’un premier virage vers le néolibéralisme, plus conforme à ce que l’on observera ensuite dans les pays de l’OCDE. Il modélise mathématiquement les comportements d’unHomo economicus élevé en nouveau type anthropologique, en préservant la singularité de chaque individu. Pour ce faire, il déploie dans l’ensemble de la sphère sociale la « rationalité » du marché : l’individu, entrepreneur de lui-même, est invité à se comporter du point de vue de la santé, de l’éducation, de la culture, de la sexualité, comme un calculateur rationnel cherchant à maximiser son profit ou, plus exactement, à se valoriser seul en tant que « capital humain ». Cette extension du domaine du marché est confiée à l’État, qui intervient au travers de politiques publiques favorisant l’accès à la propriété (right to buy) ou le recours aux assurances maladies privées. Ainsi, la volonté légitime de s’occuper de soi devient le vecteur de promotion de la responsabilité de l’individu, niant de ce fait tout déterminisme social, tout héritage collectif ; la santé devient calcul de conduite pathogène ; la sécurité, calcul de risque criminogène ; l’éducation, calcul d’employabilité. Du point de vue de l’enseignement, le capital humain se compose de savoirs particuliers dont un individu fait l’acquisition au cours de sa formation, de manière à en tirer ultérieurement un revenu. On appelle ces savoirs segmentables, et quantifiables du point de vue d’un retour sur investissement financier, des « compétences ». La diffusion et l’appropriation de la notion de « compétences » dans l’institution scolaire masque sa dimension programmatique : pour naturaliser les inégalités sociales, les individus doivent porter l’entière responsabilité de leur destin. Il faut donc les convaincre que les différences de revenus sont justifiées par des aptitudes héritables et des stratégies inégalement optimales d’investissement dans leur portefeuille de compétences. La réforme Blanquer du baccalauréat et le dispositif Parcoursup relèvent très exactement de ces théories.

La théorie du capital humain produite par Becker renouvelle l’imaginaire social en évacuant la figure du travailleur libre vendant sa force de travail contre salaire au profit d’un nouveau type anthropologique subjectif : l’entrepreneur de soi-même.[5] Il digère la critique marxiste mettant en avant la figure du prolétaire, dépossédé par le travail salarié des choix, des moyens et du produit de son activité, dépossédé en somme de la conduite de sa vie et soustrait à la conscience même de son exploitation. Dans cette entreprise de déprolétarisation de la société, c’est le salaire lui-même qui change de nature, devenant simple dividende des investissements précédemment consentis par l’« agent » dans son propre capital humain. La fonction du travail est redéfinie pour en faire une forme de fructification du capital. Enfin, la firme comme organisation sociale contraignante est escamotée pour n’être plus qu’un nexus de relations contractuelles. Ce travail théorique de déréalisation et d’individualisation de la condition salariale a trouvé sa plénitude avec le capitalisme de plateforme — l’« ubérisation ». Sous le vocable de « catallaxie », on fantasme la possibilité d’un ordre stable et optimal émergeant spontanément du marché non planifié, censé caractériser une société composée d’Homines economici. Son efficience postulée proviendrait de l’aptitude unique de la mise en concurrence à mobiliser les fragments d’information dispersés dans le corps social, selon un lien entre information et concurrence théorisé par Friedrich von Hayek dès 1945, dans un texte au titre évocateur : The Use of Knowledge in Society. Ainsi, il suffirait d’en finir avec la raison organisatrice et avec les institutions sociales pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, pourvu que les individus soient dotés d’une rationalité instrumentale et prédatrice.

En substituant la valorisation individuelle au bien commun, la théorie du capital humain a créé les outils de promotion d’un marché éducatif. Le postulat consiste à évaluer comparativement les effets bénéfiques indirects de l’éducation pour la société dans son ensemble (réduction de la grande pauvreté, baisse de la criminalité, amélioration de l’état de santé, baisse de la mortalité infantile) et les revenus que chaque individu peut escompter en retour des investissements qu’il consent à faire dans son capital humain. Si la rentabilité privée est supérieure à la rentabilité collective, alors l’éducation ne doit pas être financée par de l’argent public. Cette doctrine, promue par la Banque mondiale, conduit à poser l’accroissement du financement privé de l’Université — sinon sa privatisation pure et simple — comme une nécessité absolue, l’éducation primaire étant la seule susceptible de remplir les critères de rentabilité collective. Les conceptions néolibérales de l’École promettent ainsi d’offrir à chaque enfant l’éducation la plus adaptée à sa personnalité et à ses besoins, en remplaçant l’idéal républicain d’une École qui jugule les inégalités sociales par celle du « chèque éducation ». C’est aussi l’essence du programme de transformation libellé par Aghion et Cohen pour l’Université : sa mise en œuvre, fidèle par-delà les alternances politiques, ne peut s’achever sans la dérégulation des frais d’inscription.

Cependant, le programme d’Aghion et Cohen n’est pas totalement en phase avec la conception néolibérale du capital humain de Becker ni a fortiori avec celle de Schultz[6] : dans le rapport Aghion-Cohen, les procédures de mise en concurrence ne portent pas sur la fixation d’un prix, ni sur le retour sur investissement de telle ou telle formation professionnalisante ; leur fonction est d’apprécier la qualité de la recherche ou de l’enseignement. Le tour de force de Becker consiste à mettre en relation satisfaction intime et valeur économique, en adoptant un point de vue individuel. Ceci devient inopérant dès lors qu’il s’agit d’allouer les ressources entre chercheurs ou entre établissements, en sorte d’optimiser la production scientifique et technique ainsi que la formation de la population. Se pose également la question d’une évaluation pour laquelle on ne peut guère s’appuyer sur les outils servant ordinairement à mesurer la valeur d’une production marchande. Aghion et Cohen utilisent des indicateurs de productivité du travail savant qui n’ont ni sens, ni rationalité, ni rigueur, et qui font fi de la littérature scientifique sur la quantification. On est loin de l’exigence analytique de Schultz comme de celle de Becker ; on serait plus proche de Friedman : « C’est une idée fausse et qui a causé de grands dommages, de vouloir tester les postulats. Non seulement il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas. »[7]

De fait, les procédures de mise en concurrence sont directement inspirées du néomanagement, dont les penseurs ont eux aussi investi la notion de capital humain, dans un second virage qui en change la nature. À l’organisation du travail de l’ère fordiste, fondée sur la rationalisation, l’autorité, l’impersonnalité des fonctions spécialisées, l’ordre et surtout la hiérarchie, s’est substituée depuis le tournant des années 1980 une administration des conduites qui travaille à la destruction des structures collectives pour parvenir à une individualisation maximale de la relation salariale et prévenir toute volonté de résistance.

Au lieu d’imposer des décisions par la force, le néomanagement prend appui sur les désirs de chacun pour obtenir un asservissement consenti individuellement.[8] Il récupère la critique « artiste » du capitalisme pour l’intégrer aux dispositifs dirigeant les conduites des individus. Les « agents » intériorisent ainsi leur impuissance à avoir prise sur leur vie professionnelle et deviennent prisonniers de leurs propres désirs. Le néomanagement n’agit pas directement sur les corps, mais sur la puissance d’agir des individus. Il procède ainsi d’une gouvernementalité indirecte et de ce fait difficilement perceptible. L’imposition insidieuse de nouvelles normes comportementales produit ceci que les individus assument seuls la responsabilité d’actions pourtant conformes aux décisions du management. Le néomanagement, pour sa part, institue un ordre paradoxal qui exige des « agents » qu’ils soient responsables,[9] indépendants, innovants, adaptables, résilients et flexibles[10] — les « valeurs agiles » — en créant les conditions d’une soumission à la conformité par incorporations de normes, de règles, de procédures, de formalités, de certifications et d’indicateurs de performance, qui constituent la « gouvernance ».

Ce nouveau système érige la concurrence en norme de comportement, par la généralisation d’une gestion au projet, à l’évaluation (benchmarking)[11] et au classement (ranking).[12] Le « projet » place les « agents » sur le fil du rasoir,[13] dans un état de précarisation subjective fondé sur la force persuasive d’un dispositif qui remet en cause leur compétence professionnelle. Déstabilisés par un dispositif qu’ils subissent sans en comprendre toujours les logiques, les « agents » se saisissent des normes comportementales qui leurs sont tendues comme des bouées de secours, et s’efforcent de les faire leurs. Ainsi, les chercheurs se sont-ils accoutumés à l’idée selon laquelle la recherche scientifique de qualité est affaire de « livrables », de « jalons », de « valeur ajoutée », d’« impact sociétal », d’« échéanciers », de « labellisation », de « contrôle qualité », de « reporting », de « coût consolidé », de « comité de pilotage », de « diagrammes de Gantt », de construction d’« indicateurs de performance » et de « programmation d’objectifs », et bien sûr d’« hommes·mois », puisque telle est la nouvelle unité de référence pour la quantification du temps de travail scientifique dépensée pour un projet. Le nouveau chercheur est RACI — responsible, accountable, consulted and informed — et procède lui-même à sa propre évaluation SWOT — strengths, weaknesses, opportunities and threats. À la substance de la pensée produite, aux faits scientifiques établis par un appareil probatoire, au questionnement sur le monde, se substituent progressivement le fétichisme de la valeur relative des revues scientifiques, la quête de citations, l’évaluation quantitative permanente (h-index et autres métriques), l’injonction à la communication, l’usage obsessionnel d’une novlangue et d’acronymes ou l’emploi d’une rhétorique de la promesse humaniste (dont les plus spectaculaires sont sans doute curing cancer, preventing global warming et feeding the world). Cette rhétorique d’apparence savante et généreuse fait miroiter des solutions techniques à des problèmes mal posés, et nourrit ainsi des bulles spéculatives sur le marché de l’appréciation égotique des chercheurs répondant à ces appels. Une des forces de ces dispositifs est qu’il n’est même pas besoin que l’on y adhère idéologiquement : le monde de l’ESR fourmille d’universitaires qui grommellent en déposant un projet d’ANR, moquent les contraintes bureaucratiques des ERC, et rédigent sans y croire les paragraphes sur « l’impact sociétal » de leur projet, le cas échéant après avoir suivi une formation dédiée.

Il ne suffit donc pas de se convaincre que l’on n’est pas dupe : avec le néomanagement, l’entrepreneur de soi-même est invité à se constituer, dans son identité subjective, comme capital humain en quête continue d’appréciation et de crédit. En recherche, le mode d’évaluation des « projets » conduit à une « titrisation » des individus et de leurs relations qui remplace l’appréciation des travaux scientifiques, donc de la production savante. L’évaluation accorde du crédit et sélectionne, conformément à un système de normes et de règles hétéronomes à la science ; elle certifie et labélise le conforme. Par des opérations d’abstraction et de catégorisation, le « porteur de projet » se soumet aux critères d’accréditation édictés en dehors des normes proprement scientifiques, ce qui engendre un divorce profond avec la pratique de la recherche elle-même, voire avec le réel. L’allocation de ressources par projet nourrit sans doute les fantasmes d’infaillibilité de la poignée de lauréats récurrents. Mais de façon générale, elle entretient le sentiment d’imposture et d’infantilisation et amplifie la perte de sens, à rebours des promesses humanistes mobilisées pour justifier ces dispositifs.

Le porteur de projet du néomanagement académique est-il si fondamentalement différent de l’Homo economicus de Becker, calculateur rationnel cherchant à maximiser son profit et étendant la « rationalité » économique à l’ensemble de ses interactions sociales ? De fait, un décalage s’est opéré entre la phase de théorisation du capital humain et sa phase opératoire depuis le début des années 1980[14] : dans le temps même où l’entrepreneur devenait le modèle à suivre, frappant de ringardise les valeurs et les types anthropologiques hérités de l’ère fordiste, l’entrepreneuriat a changé de nature. Le libéralisme exaltait la figure de l’entrepreneur schumpétérien capable, pour dégager des profits, d’optimiser l’appareil productif, de créer et pénétrer les marchés, et de concevoir de nouveaux produits grâce à son inventivité technique. La financiarisation de l’économie, depuis le tournant des années 1980, a conduit à une mutation d’un capitalisme fondé sur le profit à un capitalisme de crédit. Ce dernier repose sur la capacité de l’entrepreneur à optimiser la réputation de son entreprise, afin de convaincre les investisseurs de l’accroissement à venir de la valeur accordée par les marchés aux titres financiers.[15] Ainsi, la dérégulation des marchés financiers et l’essor des banques d’investissement et des fonds de placement ont vidé l’innovation de sa substance pour ne plus en faire que le moyen de susciter une élévation rapide de la valeur actionnariale d’entreprises spéculatives — élévation sans commune mesure avec les profits ou, le plus souvent, les pertes, qu’elles génèrent.

Devant un tel bilan, on peut se demander quelle prise subsiste pour infléchir ce mouvement de transformation. Si la pandémie de SARS-CoV-2 a permis de clarifier une chose, c’est bien l’absence totale de conséquences politiques de la fermeture des universités, qui semble même être devenue une mesure affectionnée par les gouvernements en période difficile. Cette leçon, combinée à la généralisation du recours à la visioconférence, achève de convaincre de l’inefficacité politique d’une grève de l’Université, hormis concernant la certification des « compétences » utiles à l’employabilité. La grève est de toute façon un moyen pensé pour lutter contre des réformes venues de l’extérieur, et est à ce titre peu appropriée pour contrer une évolution interne par transformation des systèmes de valeurs. La grève de l’Université ne redeviendra un levier d’action efficace que si l’explosion des frais d’inscription achève de transformer les étudiants en clients exigeant que les cours pour lesquels ils payent se tiennent bel et bien, et surtout qu’ils donnent lieu à la collation d’un diplôme dont la « valeur » soit préservée.

La tribune, moyen d’expression et de manifestation qui suscite parfois le sourire, a une certaine pertinence pour autant qu’elle fait exister un contre-discours construit et articulé autour de principes opposés à ceux qui régissent les évolutions récentes. En outre, par sa forme même, et notamment du fait qu’elle est signée, la tribune ou tribune-pétition représente une mise en jeu d’un capital réputationnel au service d’idées. Elle contredit donc le mouvement en cours sur son propre terrain symbolique. Mais une tribune ne change pas les pratiques individuelles et collectives. Or c’est bien là que s’est noué le succès de l’agenda réformateur jusqu’à présent.

Il est donc nécessaire de reprendre le contrôle des normes professionnelles de l’enseignement universitaire et de la recherche, et de réaffirmer dans nos pratiques les principes d’éthique scientifique contredits depuis vingt ans. Nous ne sommes pas condamnés à l’imposture publicitaire. Nous pouvons et nous devons nous défendre. Le pronom réfléchi est ici essentiel, qui reprend et dépasse cette première exigence : nous devons réapprendre à dire « nous », parce que « nous sommes l’Université ». Il s’agit en effet d’inscrire nos vies professionnelles, nos subjectivités et nos pratiques en accord avec notre conception de l’Université et de la recherche scientifique. Nous ne sommes pas frappés d’insignifiance. Nous savons pourquoi il est primordial aujourd’hui, dans une société marquée de crises multiples, couplées entre elles, de former les étudiants au raisonnement, à la critique, à la compréhension du monde, aux disciplines du sens, à l’exercice de la démocratie. Nous savons pourquoi il est vital pour la société de produire, transmettre, conserver et critiquer les savoirs. Nous savons pourquoi nous avons choisi un métier engageant à contribuer à la vérité comme horizon commun, à dire le vrai sur le monde. Nous sommes largement majoritaires, encore, à avoir une haute conception de l’enseignement et de la recherche, et à avoir honte de l’insignifiance, de la médiocrité, de l’infantilisation vers lesquels nous entraînent les mécanismes décrits plus haut. Dès lors, c’est d’abord autour des normes professionnelles et de l’éthique intellectuelle, en actes, que se joue la réappropriation de nos métiers. Nous ne devons plus siéger dans un comité, et laisser impunément un rapporteur discourir sans avoir lu le moindre article. Nous devons destituer la bureaucratie normative dont le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) est l’incarnation institutionnelle nationale, en mettant en œuvre des visites de laboratoire qui soient conçus comme des moments scientifiques. Nous devons évidemment occuper le terrain discursif et dire, depuis nos disciplines, ce que sont nos exigences intellectuelles, sans nous plier un seul instant aux normes hétéronomes de médiocrité que le contrôle managérial nous incite à intérioriser. Comment faire en sorte que les volontés atomisées de se défendre puissent se concrétiser en actes ? Par une analyse pratique et théorique et par des instruments réarticulant un « Nous » et désignant clairement un « Eux ». Nous ne nous soumettons aux normes et procédures néomanageriales que parce que nous nous sentons isolés lorsque nous maintenons silencieusement, presque honteusement, la qualité d’un cours ou d’un travail de recherche. Nous nous croyons seuls précisément parce que nous n’osons plus tenir tête ouvertement, et affirmer l’importance de l’exigence, du temps long, de l’éthique et du principe de moindre division du travail savant. Mais « Nous » ne sommes pas seuls. Quant à « Eux », nous pouvons leur opposer leurs armes : évaluer les managers de la recherche et de l’Université sur la base de nos standards d’éthique, de transparence et d’intégrité ; produire une agence de notation aussi simple que sur les sites de vente en ligne ; dégrader en temps réel les notes de celles et ceux qui co-produisent la dégradation des conditions d’exercice de nos métiers. C’est à cette condition que travailler à un horizon de réinstitution d’un système d’université et de recherche conforme aux exigences démocratiques, sociales, sanitaires et écologiques d’un avenir qui s’inscrirait sous le signe de l’émancipation collective a un sens : c’est à nous qu’il revient de ne plus plier le genou, et de dire « Nous sommes l’Université et la Recherche ».


[1] P. Aghion, E. Cohen. Éducation et croissance. Rapport public du conseil d’analyse économique, 2004.

[2] J. Attali et al. Rapport de la commission pour la libération de la croissance française, 2007-2010.

[3] T. W. Schultz. Investment in human capital, American Economic Review, vol. 51 n°1, 1961, pp. 1-17, .

[4] G. Becker. Human capital, National Bureau of Economic Research, 1975.

[5] M. Feher. S’apprécier, ou les aspirations du capital humain, Raisons politiques, vol. 28 n°4, 2007, pp. 11-31.

[6] M. Feher. Facteur de production, entreprise, portefeuille : les métamorphoses du capital humain, Séminaire Politique des sciences, 6 février 2020.[

[7] M. Friedman. Essays in Positive Economics, 1953.

[8] B. Hibou. La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012.

[9] É. Hache. Néolibéralisme et responsabilité, Raisons politiques, vol. 28 n°4, 2007, pp. 5-9.

[10] V. de Gaulejac, F. Hanique. Le Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Seuil, 2015.

[11] I. Bruno, E. Didier. Benchmarking . L’État sous pression statistique, Zones, 2013.

[12] L. Boltanski, E. Chiapello. Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[13] D. Linhardt. La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Eres, 2015.

[14] G. Chamayou. La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.

[15] M. Feher. Le Temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, La Découverte, 2017.