Tirer le frein d’urgence
Ce billet se compose de trois parties. Dans la première, nous analysons les ballons d’essai sur l’enseignement supérieur et la recherche qui ont éclos ces dernières semaines dans la presse. Dans la deuxième, nous montrons que le curieux mouvement initié par les présidents d’université après la bataille ne fait que préparer les esprits à la réforme ultime : la dérégulation des frais d’inscription. Dans la troisième, nous rappelons l’invraisemblable gabegie d’argent public de la formation en alternance, argent qui fait défaut à l’Université.
« Comme ceux qui avoient part aux affaires n’avoient point de vertu, que leur ambition étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé, que l’esprit d’une faction n’étoit réprimé que par l’esprit d’une autre ; le gouvernement changeoit sans cesse ; le peuple étonné cherchoit la démocratie, & ne la trouvoit nulle part. »
Montesquieu, De l’esprit des lois.
Il devient urgent de poser les fondements d’un nouveau système d’Université et de recherche, reprenant l’idéal Humboldtien pour l’adapter aux crises que nos sociétés ont à juguler. Nous appelons la communauté académique à s’auto-saisir de l’organisation d’assises du supérieur et de la recherche, dès ce printemps. Nous vous invitons une nouvelle fois à signer la tribune-pétition demandant des moyens pour l’Université et la recherche en réformant CIR et formation en alternance,
https://rogueesr.fr/investir-recherche-universite/
et celle demandant la suppression du Hcérès,
https://rogueesr.fr/supprimons-le-hceres/
« Ce “quelque chose” qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la “disparition des lucioles”. »
Pier Paolo Pasolini
Ballons d’essai
Le programme de transformation de l’Université et du système de recherche conçu il y a vingt ans, et baptisé « autonomie » par une antiphrase caractéristique du néo-management, se décline en quatre volets. L’autonomie administrative dote les universités d’un cadre juridique et d’un conseil d’administration inspirés des firmes de droit privé. L’autonomie de gestion des personnels place les universitaires sous la tutelle de la bureaucratie universitaire et remplace le statut national de fonctionnaires par des contrats locaux de droit privés. L’autonomie pédagogique soumet l’enseignement à la mise concurrence croisée des étudiants (principe de sélection) et des formations (marché éducatif). L’autonomie financière, enfin, substitue le financement privé des études (crédit étudiant ou financement par les familles) au financement par l’impôt. Après vingt ans de grignotage ininterrompu, il ne reste plus que trois mesures à mettre en œuvre pour boucler ce programme de bureaucratisation, de paupérisation et de dépossession destiné à promouvoir un secteur privé. Chacune a fait l’objet de ballons d’essais ces dernières semaines.
(i) La dérégulation des statuts, la fin du statut de fonctionnaire et le recours systématique à la contractualisation. Le « volet RH » de la loi de programmation de la recherche (LPR) n’a fait qu’amorcer cette dérégulation. La fascination du camp présidentiel et en particulier de M. Kasbarian pour Elon Musk a relancé les attaques dans la presse contre le statut de fonctionnaire.
(ii) La suppression des organismes de recherche de sorte à placer leurs personnels sous la tutelle des universités. La volonté de transformer les organismes en « agences de moyens », grossièrement maquillées en « agences de programmes », ou la tribune récente appelant de facto à démanteler le CNRS, constituent de nouvelles tentatives de mener à bien cette mesure.
(iii) La dérégulation des frais d’inscription, réforme ultime, a fait l’objet d’un ballon d’essai du ministre, M. Hetzel, dans Les Échos. Elle constitue une réforme délicate de nature à enflammer la jeunesse étudiante, mais aussi à provoquer les effets délétères que l’on constate, par exemple, en Angleterre. Du point de vue des réformateurs, l’idéal serait que la communauté académique se mobilise pour demander elle-même cette mesure. Cela suppose tout d’abord de baisser abruptement les budgets en donnant l’illusion qu’il n’y a aucun autre moyen de financer la charge de service public universitaire. C’est très exactement le scénario auquel nous assistons depuis quelques jours.
« Avant que l’étincelle n’arrive à la dynamite, il faut couper la mèche qui brûle. »
Walter Benjamin, Avertisseur d’incendie, 1928.
La 25ème heure
Ce mardi, la communauté universitaire a été invitée à écouter retentir les alarmes incendie, pénétrée par le sentiment d’un authentique moment de vraie gravité et émue par la véritable mobilisation des présidents d’université. Le moment choisi par les associations de défense de la bureaucratie universitaire, France Universités et UDICE, est un symbole éloquent de leur résistance : à la 37ème minute de la 25ème heure précédant le test mensuel de ladite alarme. À onze heure et trente sept minutes pétantes.
De prime abord, la révolution des détecteurs de fumée n’a pas grand chose à envier aux applaudissements vespéraux dont les bourreaux de l’hôpital public gratifiaient les personnels de santé en mars et avril 2020. Mais si le lobby des bureaucrates tente d’enrôler les universitaires après la bataille, c’est que ces Lazare Carnot de l’alarme incendie ont un plan, que nous nous permettons de reproduire in extenso tant il force l’admiration :
« Si l’État refuse de prendre en compte ces revendications, les présidentes et présidents d’université n’auront d’autres choix que de :
- baisser les capacités d’accueil sur Parcoursup et donc le nombre de places pour les futurs bacheliers,
- fermer certains sites universitaires délocalisés,
- réduire l’offre de formation,
- revoir à la baisse, voire stopper la rénovation de son patrimoine immobilier,
- diminuer le niveau de service, par exemple en réduisant le nombre de bibliothèques universitaires. »
La grève du zèle en somme, consistant à prendre en charge avec contrition la destruction de l’Université par attrition budgétaire programmée depuis 20 ans. Pourquoi ne pas avoir spécifiquement ciblé les disciplines de SHS honnies par l’Alt-Right pour affiner cette proposition de baisse des capacités d’accueil ? Pourquoi ne pas avoir pensé à offrir pour un euro symbolique les « sites universitaires délocalisés » à des officines privées de formation supérieure ? Pourquoi avoir omis de promettre de piétiner les franchises universitaires ?
Dans une tribune publiée fin octobre, en contre-feu de celle issue de la communauté académique, nos pompiers incendiaires menaçaient déjà « de supprimer de nombreux postes d’enseignants-chercheurs » et avaient dénoncé la « mise en cause des opportunités offertes aux universités pour obtenir de nouvelles ressources » comme les « contrats en apprentissage ». Une tribune au stade du Hetzel, en somme. Pour être juste, cette tribune contient bien d’autres choses plaisantes comme cette promesse de découvrir « de nouveaux dispositifs en cybersécurité et cyberdéfense », faite dans le temps même où l’université Paris-Saclay peinait à se relever de la cyberattaque perpétrée par un groupe de ransomware.
À quoi rime ce mouvement des résistants de la 25ème heure, lancé après l’examen par le parlement du projet de loi de finance ? Il frappe par sa cécité — volontaire ou non — devant les causes de la paupérisation délibérée de l’Université. Ainsi, la bureaucratie semble découvrir que les « Responsabilités et Compétences Élargies » n’avaient d’autre objet que de permettre à l’État de ne plus couvrir les dépenses par les subventions pour charge de service public. Elle découvre que la LPR est fondée sur un jeu de bonneteau avec les pensions de retraite, que nous avons analysé longuement alors que la bureaucratie universitaire s’esbaudissait devant cette paupérisation annoncée. Elle se refuse à dénoncer le pillage d’argent public par le Crédit d’Impôt Recherche et le financement public de l’alternance et de l’apprentissage — allant même jusqu’à en soutenir la reconduction.
Les managers d’établissements reçus en délégation au ministère n’ont pas compris ce que voulait leur faire entendre M. Hetzel lorsqu’il a eu la franchise de leur dire que pour Bercy, ils étaient « des punks à chien » (sic). Ainsi, l’un d’eux joue aux étonnés dans les colonnes du Monde: « Que met précisément le ministre derrière cette idée de revoir le modèle d’allocation des moyens ? ». Qu’il s’agisse de duplicité ou d’aveuglement, leur mouvement — dépourvu de toute analyse sur les 20 ans de réformes qui ont conduit au désastre actuel comme sur les moyens de reconstruire le système d’Université et de recherche — se résume à entraîner les universitaires à co-produire la réforme ultime : l’augmentation des frais d’inscription, qui sera présentée comme la solution à une crise que les bureaucraties persistent à vouloir réduire au budget. Avec cette augmentation des frais d’inscription, il ne s’agit pourtant pas d’un pis-aller, ni même d’une conséquence de ces réformes : elle en est l’aboutissement voulu et patiemment construit avec la complicité active de ceux qui aujourd’hui crient au loup.
« La liberté devient chétive et dérisoire, elle se réduit à la possibilité de préserver sa propre existence. L’humanité en est arrivée de nos jours au point où même les plus hauts postes de décision ne donnent plus de véritable joie à ceux qui les occupent parce que ceux-ci sont devenus en eux-mêmes les fonctions de leur propre fonction. »
Adorno, Leçons sur l’histoire et sur la liberté (1964-1965).
La gabegie de l’alternance
La politique de soutien à l’alternance a été initiée par M. Macron en 2017-2018, malgré l’opposition de Bercy. Elle a conduit à une augmentation du nombre d’apprentis de trois-cent-mille à un million en six ans au prix de prélèvements abyssaux dans les finances publiques et d’abus non régulés. La réforme de l’alternance a profité aux entreprises, qui trouvent dans les apprentis une main-d’œuvre bon marché: « ce contrat reste celui actuellement disponible sur le marché du travail dont le coût du travail est le plus faible » d’après l’OFCE. En particulier, la réforme permet aux entreprises, même florissantes, de s’offrir des diplômés à bas prix. Ainsi, 61,6% des entrées en apprentissage concernent désormais des étudiants préparant un diplôme d’études supérieures, alors qu’ils étaient minoritaires avant 2020. Les jeunes ni en emploi ni en formation (Neet) n’ont pas bénéficié de cette dynamique.
La dérégulation de l’alternance, auparavant gérée par les régions, a surtout profité aux centres de formation privés. Les fonds d’investissement ont tiré profit de cette situation, en se dotant d’organismes de formation permettant des taux de profit record, du fait de la générosité des subventions publiques. Ainsi, chez Galileo Global Education, l’employeur de Mme Pénicaud, ministre du travail au moment où fut votée la réforme de l’alternance (Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, LCAP 2018), un cadre rapporte que 20% seulement du financement d’une formation par le contribuable vont à l’enseignement. Un apprenti coûte environ 26 000 euros à l’État, soit deux fois plus que ce qui est consacré à chaque étudiant du supérieur, auquel il faut ajouter les subventions différées de la protection sociale. Les escroqueries sont légions : centres de formation virtuels, écoles pratiquant le surbooking, etc. Les garde-fous mis en place, comme la certification Qualiopi, sont insuffisants et facilement contournés. Les inspecteurs du travail, comme partout, sont en sous-effectifs.
France compétences (sic), l’organisme public gérant le budget de l’apprentissage, a vu son déficit se creuser, atteignant 5,9 milliards d’euros en 2022. L’État a dû renflouer les caisses à plusieurs reprises pour éviter la cessation de paiement. Les rapports de l’Inspection Générale des Finances et de la Cour des Comptes montrent que l’alternance a surtout permis d’arroser les entreprises d’argent public sans contrepartie, avec un effet limité sur l’accès à l’emploi. En somme l’alternance est l’homologue pour l’enseignement universitaire de ce qu’est le Crédit d’Impôt Recherche (7 milliards d’euros) pour la recherche scientifique. Le coût de l’aide aux entreprises embauchant des apprentis a été multiplié par 3,5 entre 2018 et 2024, atteignant environ 25 milliards d’euros par an. Ce calcul n’inclut pas certaines dépenses comme les cotisations de retraite, évaluées à 12 milliards d’euros par an.
Cette débauche d’argent public explique le succès du dispositif, avec 850 000 nouveaux contrats signés en 2023. Cependant, une grande partie de ces emplois sont attribuables à un effet de substitution, où des emplois classiques sont transformés en contrats d’apprentissage en raison de leur coût moindre pour l’employeur. Il faut également noter que l’apprentissage est pointé par plusieurs rapports comme principale source de la baisse de la productivité nationale.
En plus du Crédit d’Impôt Recherche, il faut d’urgence réformer le financement public de l’alternance (20,4 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 7,2 milliards d’euros d’apprentissage) et le réallouer au service public. Les économies budgétaires réalisables sur les aides directes aux actionnaires sont considérables : les CFA en société commerciales redistribuent 32,5% des excédents sous la forme de dividendes.
Elles permettraient facilement de sanctuariser le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche, dont la baisse programmée est de 1,3 milliards d’euros, une fois prise en compte l’inflation autour de 2,1%. La subvention pour charge de service public baisse de 430 millions d’euros alors qu’il manquait déjà 1 milliard d’euros de SCSP pour couvrir la masse salariale de l’ESR.
L’Université est sur la paille, c’est un fait. Nous n’en sortirons qu’en construisant un modèle alternatif à celui qui a conduit à 20 ans de décrochage scientifique, de précarisation, de paupérisation et d’insignifiance bureaucratique. Et non pas en cherchant refuge dans les feintes alertes ou la cécité volontaire.
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