La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter
« La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter est probablement beaucoup plus réduite qu’on n’aimerait le croire. Mais cela ne peut pas constituer un argument en faveur de l’erreur et de l’illusion. »
Jacques Bouveresse, à propos de Georg Christoph Lichtenberg, dans Le Philosophe et le Réel
La nouvelle de la mort de Jacques Bouveresse nous est parvenue quelques heures après l’envoi de notre dernière lettre d’information. L’intégrité de Bouveresse, son exigence intellectuelle et son refus des honneurs individuels contribuaient à faire de lui un modèle de droiture scientifique. Son rationalisme n’était jamais dénué de lucidité historique et d’une pratique critique. Nous souhaitons également saluer son souci exemplaire de maintenir le fil d’un dialogue rigoureux entre les sciences de la nature et les disciplines du sens, et son attachement à la dimension publique et politique de la recherche de la vérité. L’œuvre de Bouveresse s’est largement construite par le dialogue avec les traditions rationalistes germanophones. Helmholtz, mentionné dans la note ci-dessous, était une référence importante dans ses travaux de ces vingt dernières années. Qu’il nous soit donc permis de dédier cette note à sa mémoire.
Deux rappels auparavant :
1. Webinaire sur la réduction de risque de transmission par voie d’aérosol ce lundi 17 mai 2021 de 17h30 à 19h, sur la chaîne du séminaire Politique des sciences.
Vaut-il mieux enseigner dans le grand volume d’un amphithéâtre ou dans de petites salles, par petits groupes ? À quoi sert d’équiper les salles de cours d’un capteur de CO2 ? Tous les masques se valent-ils pour prévenir la transmission et peut-on les réutiliser ? Les cantines universitaires sont-elles aussi sûres qu’une salle de classe ? Comment peut-on les sécuriser ? Faut-il ouvrir les fenêtres lorsqu’une salle est équipée d’une VMC ? Les purificateurs d’air ont-ils une utilité ? Comment utiliser les tests de manière optimale ? À quelles conditions pourrons-nous ouvrir, enfin, l’Université en septembre ?
2. Nous continuons à recevoir vos propositions pour la plateforme transpartisane de refondation de la recherche et de l’Université et nous vous en remercions. Vous avez jusqu’au 24 mai pour nous les adresser.
L’Université allemande et la nôtre
Pourquoi revenir sur le cas allemand ?
Les politiques de destruction de l’université française depuis vingt ans se prévalent régulièrement d’une inspiration allemande : l’exemple le plus criant en est l’Initiative d’Excellence (IDEX), adaptée d’un système d’appels à projets mis en place en Allemagne en 2005 et qui portait le même nom. L’introduction de frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens a parfois été justifiée par l’existence d’un précédent dans le sud-ouest de l’Allemagne, sans s’appesantir sur le bilan désastreux de cette réforme locale. Le budget considérable de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) sert également de miroir aux alouettes pour promouvoir une augmentation du budget de son équivalent français, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au détriment des crédits récurrents. Comme souvent lorsqu’un modèle étranger est brandi, le cas allemand est utilisé pour justifier des réformes en misant sur le caractère parcellaire, voire lacunaire, des informations dont disposent les destinataires de ce discours.
Au printemps dernier, un collectif de scientifiques et d’universitaires partageant l’expérience des deux pays mettait justement en garde contre ce « modèle allemand » de la Loi de programmation de la recherche (LPR), en soulignant que l’Université allemande est un lieu de précarité généralisée, de bureaucratie managériale violente et de grande souffrance pour beaucoup d’universitaires. L’Université allemande est restée un haut lieu du mandarinat traditionnel. Ainsi, les facultés n’y sont pas structurée en départements mais en grands instituts qui sont à leur tour organisées en « chaires » tenues par des professeurs inamovibles exerçant le plus souvent un pouvoir discrétionnaire sur leurs « assistants », tandis que des cohortes de Privatdozenten sont payés à la tâche dans une position de vacataires à durée illimitée. Les quelques statuts protecteurs à destination des docteurs en début ou milieu de carrière, le Mittelbau, ont été peu à peu vidés de leur substance suite à un tournant néomanagérial observé depuis vingt ans, qui démultiplie les effets de cette structuration historique autoritaire et individualisée. 92% des universitaires allemands sont aujourd’hui contractuels ou payés à la tâche. Au sein du Mittelbau, les femmes sont les plus touchées par cette précarité et paient en moyenne le plus lourd tribut tant dans leur vie personnelle que dans la progression de leurs carrières.
Les promoteurs des réformes autoritaires et bureaucratiques, pour leur part, mettent en avant l’existence d’un différentiel entre la France et l’Allemagne, selon deux critères : l’évolution quantitative récente de la production scientifique et la reconnaissance publique du travail scientifique des universités. Il est vrai que là où la bureaucratie française a échoué à l’aune de ses propres critères (ceux de la course au chiffre pour la part nationale dans le total mondial des publications et les classements internationaux abstraits), on ne peut sans doute pas en dire autant de l’Allemagne. Pour cette raison, si nous ne voulons pas accréditer l’idée que l’autoritarisme et la précarité permettent de satisfaire aux missions de l’Université, il nous semble nécessaire de compléter l’analyse de ce que nous ne voulons pas dans le modèle allemand en isolant ce qui, dans l’histoire et la géographie de ce modèle, lui permet de répondre aux besoins sociaux malgré ses dysfonctionnements avérés. Dès lors que l’écart de performance entre la France et l’Allemagne est réel, nous devons à notre communauté, et notamment aux précaires, de réfuter la thèse selon laquelle cette meilleure situation relative serait le résultat de l’Initiative d’Excellence, de la contractualisation des statuts et du budget important de la principale agence de financement de la recherche par projets. L’enjeu est de montrer que les conditions du relatif succès allemand ne sont pas réalisées en France et sont même antithétiques de l’agenda des bureaucraties réformatrices. En conséquence, leur propre projet d’acclimater l’Université allemande en France est voué à aggraver la crise que ces bureaucraties prétendent résoudre.
Université et recherche
Commençons par la différence la plus flagrante que rencontrent les scientifiques et universitaires des deux pays lorsqu’ils observent la situation du voisin : la place des universités comme opérateurs de recherche, et plus généralement les modalités de financement et d’organisation de la recherche scientifique. La recherche française repose beaucoup sur les grands organismes scientifiques (CNRS, Inserm, Inria, INRAE…) et sur le système des unités mixtes de recherche (UMR). Cela a pu accréditer l’idée que la recherche sérieuse ne se déroulait pas à l’Université. Les réformes en cours tendent à transformer ces organismes en agences de moyens travaillant en partenariat privilégié avec les « fleurons universitaires » qu’il s’agirait de constituer, ce qui revient à considérer que l’« excellence » reste exogène à l’Université et est associée aux grands organismes.
En Allemagne, la recherche fondamentale s’effectue historiquement à l’Université, y compris dans des domaines comme l’énergie nucléaire (le centre pionnier de Garching appartient à l’Université Technique de Munich). Les instituts publics de recherche extra-universitaires existent, et sont regroupés en grandes fédérations (essentiellement la Société Max Planck, la Société Fraunhofer, la Communauté Helmholtz et la Communauté Leibniz). Ces fédérations remplissaient au départ une fonction de coordination et de péréquation des moyens entre des instituts largement autonomes. Mais cette péréquation des moyens est probablement le domaine où la managérialisation de la recherche et le recours aux appels à projets ont laissé le plus de traces, avec une dépendance problématique aux financements de la DFG.
Il faut aussi noter que certaines Académies des sciences ont conservé un rôle actif de pilotage de la recherche extra-universitaire en exerçant la tutelle de laboratoires importants (Leopoldina, Académie de Berlin-Brandebourg notamment). Les autres académies des sciences viennent essentiellement seconder les universités locales en leur apportant des moyens matériels et institutionnels supplémentaires. Les instituts extra-universitaires sont en partie imbriqués dans la structure académique locale, leur direction étant par exemple liée à un poste de professeur dans la même ville. Cela signifie que la recherche extra-universitaire est à la fois plus autonome vis-à-vis des établissements d’enseignement supérieur qu’elle ne l’est dans l’esprit des réformateurs français, et moins séparée d’eux qu’elle ne l’a été dans les phases antérieures de la bureaucratie scientifique française.
La politique de financement sur projet se concrétise par le rôle important des centres de recherche collaborative (Sonderforschungsbereich, SFB), créés par un contrat quadriennal renouvelable deux fois (soit douze ans au total). Les SFB sont généralement adossés à une ou deux universités. Leur bilan scientifique est souvent impressionnant et sert à justifier la politique de contractualisation des moyens alloués. En réalité, leur force repose sur le fait qu’ils mettent à disposition des moyens considérables autour, non de « projets », mais de programmes de recherche de moyen terme, relativement ouverts, et liés à des coopérations interdisciplinaires portées par des chercheurs titulaires de leur poste, généralement des professeurs d’université. En d’autres termes, la force du système des SFB n’est pas leur caractère non-pérenne dans une logique de projets, mais au contraire leur dimension foncièrement collaborative et leur capacité à s’inscrire dans un horizon de douze ans. La contractualisation ne renforce pas les SFB : elle les fragilise. Un tel dispositif collaboratif serait donc compatible avec un système d’allocation des moyens fondé sur une dotation fixe par tête, avec une part modulable selon les coûts de fonctionnement propres à une discipline, à condition de doter les universités et organismes de recherche de lieux et de moyens dédiés à l’encadrement et à l’hébergement de ces programmes reposant sur la mise en réseau des scientifiques.
Structuration historique du paysage universitaire et résistance aux réformes
Le contraste saisissant entre les deux organisations institutionnelles s’enracine dans une histoire, qui explique également l’autre divergence majeure entre les deux pays : le caractère polycentrique de l’Université allemande. Après la césure de la Révolution, la réinstitution de l’Université française par Napoléon s’est faite sur le mode d’une administration publique centralisée à Paris, destinée à former la partie de l’élite nationale extérieure au système des grands corps. Ceux-ci sont issus d’écoles situées hors de l’Université, d’abord publiques (Polytechnique, Centrale, ENS) puis privées (première incarnation de Sciences Po, écoles de commerce, certaines écoles d’ingénieurs). La distinction entre ces deux pôles tend à s’amenuiser au fil du temps. Dans les milieux économiques et administratifs français, l’Université est considérée à bien des égards comme un « reliquat », défini négativement par rapport aux grandes écoles, dont la production scientifique brille généralement par son indigence et dont la formation est historiquement séparée de la recherche.
Dans les pays germanophones, la réorganisation de l’Université à partir de 1809, à partir des plans de Wilhelm von Humboldt pour la nouvelle université de Berlin, se fait sans extérioriser la formation des ingénieurs ni celle de la haute administration. Aujourd’hui encore, celle-ci reste massivement issue des départements de droit public des universités. Les institutions de sélection des bacheliers « méritants » et de prise en charge matérielle de leurs études existent, mais n’assurent pas de formation propre, la future élite restant formée à l’Université. Historiquement, la formation universitaire allemande est relativement longue, l’introduction du grade de licence en Allemagne datant des années 2000. Des écoles supérieures professionnelles de sciences appliquées (Fachhochschulen) existent, en particulier dans les villes moyennes, forment notamment des cadres intermédiaires et collent parfois le titre d’ingénieur, mais leur corps enseignant est issu de l’Université.
Compte tenu de la fragmentation politique et de l’instabilité territoriale des pays germanophones au 19ème siècle, la géographie universitaire ne repose pas sur un modèle centralisé. Aujourd’hui encore, les États fédérés, les Länder, conservent une part centrale des prérogatives institutionnelles en la matière, par exemple en matière d’autonomie statutaire des universités. Même la mise en avant de champions locaux dans les capitales y est restée cantonnée à quelques espaces (Berlin, Munich) : beaucoup de grandes universités ont été créées au Moyen Âge ou à l’époque moderne, sur initiative ecclésiastique ou étatique, dans des villes moyennes ou petites (Heidelberg, Tübingen, Erlangen, Göttingen, Halle…) ou dans des villes libres sans territoires dépendants (Francfort, Leipzig) ou des résidences épiscopales (Würzburg, première université de Strasbourg). Si la logique de l’Initiative d’Excellence prolonge à bien des égards l’histoire française des « fleurons nationaux », son avènement représentait une rupture majeure dans l’histoire institutionnelle de l’Université allemande : la concentration des moyens sur une poignée de pôles universitaires, en particulier Munich et Berlin, allait à rebours du polycentrisme et de la diversité qui caractérisait le paysage universitaire allemand. Cette logique de concentration a finalement fait long feu. Aujourd’hui, la Hochschulrektorenkonferenz (HRK), l’équivalent allemand de la Conférence des présidents d’université (CPU), promeut un mot d’ordre d’« excellence distribuée » garantissant un maillage territorial relativement serré, soit précisément l’inverse du contenu de la LPR.
Ce n’est pas le seul point sur lequel les réformateurs allemands aient vu leurs projets contrecarrés là où des mesures équivalentes se sont imposées en France. Ainsi, dans le sillage de l’IDEX, la « politique de site » à la française est marquée par des fusions « expérimentales » décidées par les bureaucraties présidentielles contre l’avis de la communauté. L’université de Lille en offre actuellement un exemple criant. Or ces fusions « expérimentales », qui sont un élément constitutif des politiques de dépossession, sont restées exceptionnelles en Allemagne : le seul cas comparable aux grandes manœuvres françaises est la fusion de l’université de Karlsruhe, devenue le Karlsruher Institut für Technologie (KIT) par mimétisme du MIT. Ce projet pharaonique porté par le président de la HRK d’alors, M. Horst Hippler, s’est soldé par un échec scientifique, y compris si l’on s’en remet aux critères mis en avant par les réformateurs locaux, identiques à ceux brandis en France. Depuis, aucune tentative de fusion n’a été esquissée : tout au plus les différentes universités de Berlin et de Munich ont-elles mis en place des comités de liaison.
On peut noter que l’IDEX allemand était concomitant d’une remise en cause de la gratuité de l’Université. Ces velléités d’introduction de frais d’inscription se sont finalement soldées par des échecs : les étudiants allemands ne paient toujours que quelques dizaines d’euros de frais de dossier ainsi qu’un abonnement collectif obligatoire aux transports communs (la souscription obligatoire lors de l’inscription permet à chaque université de négocier directement le tarif étudiant avec la régie locale de transports) [1].
L’actualité de ces derniers mois fournit un dernier exemple de résistance efficace à une politique comparable à celle imposée en France: fin 2020, alors que le gouvernement bavarois travaillait à une loi reprenant les grandes caractéristiques de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et de la LPR à l’échelon du Land, la mobilisation du monde universitaire, favorablement couverte par la presse, a fini par entraîner une reculade du gouvernement local, dont il reste à voir si elle est stratégique ou définitive. Dans l’ensemble, le gouvernement de l’Université conserve un degré de collégialité relativement élevé, même s’il est loin d’être démocratique : sur les sujets importants, cette collégialité n’inclut que les 8% de personnels titulaires. La situation est paradoxale : l’agenda néo-managérial a pu s’imposer à l’intérieur des facultés et dans une large mesure des centres de recherche, en profitant de la structure hiérarchique et autoritaire héritée du 19ème siècle, et dont la précarité constitue la pierre de touche. En revanche, là où le cadre juridique d’organisation des établissements, la « politique de site » et le « pilotage national » constituent des terrains privilégiés du néo-management scientifique en France, les managers allemands poursuivant le même agenda ont pour l’instant échoué à imposer leurs vues. À cet égard, on peut penser que les réformateurs allemands ont en partie au moins perdu la bataille culturelle qu’ils entendaient mener.
L’Université en discours
La situation de la liberté universitaire effective en Allemagne est caractérisée par une tension: un fonctionnement autoritaire et mandarinal couplé à une précarisation très violente à l’échelle individuelle coexiste avec une capacité indéniable à contrecarrer des aspects du programme réformateur qui ont triomphé en France. L’une des clés de ce paradoxe, ou au moins de ce contraste entre les deux pays, est l’existence en France des statuts de Maître ou Maîtresse de Conférences et de Chargé (ou Chargée) de Recherche, qui offrent au Mittelbau français cette capacité de résistance qui fait défaut en Allemagne. Un autre aspect explicatif tient bien sûr à la structuration historique centralisée du système français, qui favorise les réformes par en haut, dont le système des Idex et de l’ANR est bel et bien un héritier. Mais un troisième paramètre important doit être souligné : l’existence, en Allemagne, d’une tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université, qui infuse dans toutes les classes dirigeantes allemandes et érige la liberté académique, comprise comme liberté positive, en valeur cardinale. C’est cette culture universitaire que l’on associe fréquemment à la notion de « modèle humboldtien », et dont l’histoire complexe épouse les mutations et les contradictions de l’Université allemande [2].
En effet, la tension observée plus haut entre une structure interne de l’Université foncièrement hiérarchique et précarisante et l’attachement au principe d’autonomie traverse tout le corpus historique des discours publics consacrés à l’essence de l’Université en Allemagne. Cette tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université s’est ancrée dans les élites allemandes depuis deux siècles et s’articule autour de l’interprétation du concept de liberté académique (akademische Freiheit). Malgré la référence fréquente à Humboldt, cette tradition remonte au moins au texte de Kant sur « le conflit des facultés », dix ans avant la création de l’Université de Berlin. Il a trouvé sa forme d’expression au fil du 19ème siècle, dans l’exercice du discours inaugural prononcé à chaque rentrée par le professeur qui assurait la présidence tournante de l’université pour un an. C’est par exemple dans ce cadre que le grand physicien rationaliste Hermann von Helmholtz a prononcé en 1877 son plaidoyer pour la liberté académique, devenu un classique. Dans ce texte, non dénué de chauvinisme par ailleurs, Helmholtz faisait de la pratique collective de « l’autonomie de conviction » le principe même de l’enseignement et de la recherche dans l’Université allemande. L’histoire de cette idéologie académique est bien sûr tortueuse et contradictoire, du fait de l’insécurité statutaire chronique d’une majorité d’universitaires et d’une longue histoire de discriminations, notamment envers les femmes, qui contredit les revendications d’autonomie formulées dans ces discours. Le rapport entre liberté académique et démocratie politique ne s’est véritablement stabilisé qu’après la Seconde Guerre mondiale et l’expérience nationale-socialiste, soutenue à l’époque par de nombreux universitaires.
Ce consensus humboldtien constamment renégocié a de nouveau été mobilisé ces derniers mois par les opposants au programme de réforme bavarois, par exemple dans des tribunes publiées par le principal quotidien des élites allemandes, la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). Dans la première, le juriste Jens Kersten et l’historien Martin Schulze-Wessel affirment : « La démocratie a besoin d’établissements d’enseignement supérieur cultivant l’esprit démocratique ». Dans la seconde, le physicien Ferdinand Evers écrit : « Comme les arts, les universités sont l’expression d’une disposition humaine : formuler des idées et les mettre à l’épreuve de l’échange avec les pairs. » Ces deux thèses sont communément admises dans une large partie des classes dirigeantes en Allemagne et constituent aujourd’hui les piliers du combat pour la liberté universitaire dans ce pays.
Les élites politiques, administratives et économiques face à la recherche
Ce point nous amène à une nouvelle différence entre les deux pays : l’audience de l’Université auprès des classes dirigeantes. Formées par les universités, les élites administratives et économiques allemandes entretiennent une certaine familiarité avec le milieu de la recherche. Même si peu de responsables politiques ont (eu) une véritable production savante ailleurs qu’en droit ou en sciences politiques, beaucoup ont fréquenté des séminaires et se sont formés à l’écriture de petits travaux de recherche. De leur côté, les élites économiques allemandes, sans être homogènes, incluent un nombre important de hauts cadres ayant une formation scientifique. Surtout, les spécificités du tissu bancaire, institutionnel et économique allemand sont connues pour favoriser l’émergence de PME de niche produisant des biens à haute valeur ajoutée, loin du mythe français du chercheur-start-uppeur montant sa micro-entreprise dans le seul but d’être racheté dans les cinq ans. L’année 2020 en a fourni deux exemples extrêmes, puisque les premiers tests anti-covid ont été produits par une PME de ce type, Til Molbiol, fondée il y a trente ans par Olfert Landt, un chimiste docteur de la Freie Universität Berlin qui continue à travailler en partenariat avec le CHU de la ville. BioNTech, à qui l’on doit le premier vaccin ARN contre le coronavirus, a été créée par deux universitaires de Mayence en 2008, Uğur Şahin et Özlem Türeci, qui en ont gardé la direction au fur et à mesure qu’elle grossissait. Au-delà des trajectoires individuelles, la politique scientifique de l’Allemagne et le rapport des sphères économiques locales à l’Université se caractérisent donc par une meilleure connaissance et une plus grande confiance dans le monde de la recherche, et par une familiarité avec la temporalité scientifique très éloignée du paradigme ingénierial et technocratique qui prévaut en France, et se manifeste par une politique faite de proclamations grandioses et d’à-coups méconnaissant totalement la réalité de la recherche.
Conclusion
Comme souvent, chacun voit l’Allemagne à sa porte. Si les réformateurs acquis au nouveau mandarinat et aux financements sur projets veulent une Université à l’allemande, qu’ils commencent par en créer les préconditions de temps long : excellence distribuée, démantèlement des grandes écoles, collégialité, financements de recherche axés sur la coopération. Pour notre part, nous n’avons pas de modèle allemand : nous considérons que les idéaux dits humboldtiens, auxquels nous souscrivons dans leur version démocratique, sont condamnés à rester inachevés dans un système perclus par l’autoritarisme, les hiérarchies de corps et la précarisation. De ce point de vue, l’Université allemande existante n’a jamais été à la hauteur des ambitions qu’elle affichait. Mais à défaut, le cas allemand est au moins là pour nous rappeler qu’une Université libre ne singe pas les grandes écoles, ne court pas après le transfert de technologie et ne promeut pas la concentration des moyens.
Du point de vue institutionnel, les contradictions qui empêchent l’instauration d’une autonomie effective de la communauté scientifique et académique ne peuvent se défaire que dans une Université organisée par départements d’enseignements et par laboratoires de recherche, sur une base pérenne, égalitaire et démocratique. Cela doit se traduire par une garantie générale de l’emploi statutaire et un financement de la recherche reposant sur une dotation individuelle conséquente, doublée d’un fonds pour la coopération scientifique, administré par les pairs. Notre conviction est qu’une Université néo-humboldtienne à la hauteur de ses ambitions d’autonomie collective, de rigueur intellectuelle et d’engagement démocratique doit se proposer d’illustrer un rationalisme non scientiste. L’horizon intellectuel de l’Université demande un rapprochement de ces deux traditions de pensée — sans forcément exclure d’autres apports historiques et intellectuels à la pensée de notre métier. Au cœur de ce rapprochement de concepts, nous devons placer ce qui garantit la probité et l’éthique universitaires : la libre coopération, la confrontation d’arguments étayés, l’expérimentation. Créer de nouvelles disciplines, décalcifier les savoirs existants, essayer d’en construire de nouveaux, en mêlant là où il le faut les disciplines du sens et les sciences de la nature dans certaines formations ou dans certains programmes. En d’autres termes : affirmer que la pluralité des sciences peut coexister avec l’unité de la communauté académique, grâce à l’attachement commun à l’éthique de la dispute argumentée et à la construction autonome de la conviction.
[1] En revanche, un Land, le Bade-Württemberg, a introduit des frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens, selon la même logique xénophobe que l’on retrouve dans le dispositif Bienvenue en France.
[2] Sur cette question du discours universitaire entre la France et l’Allemagne, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de Pierre Macherey, La Parole Universitaire, paru à La Fabrique en 2011.