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Le problème des causeries en zone grise

Le problème des causeries en zone grise

« Je crois pourtant être hospitalier. Les Grecs anciens disaient que, quand on frappe à votre porte, c’est peut-être un dieu qui vient voir si vous êtes toujours disponible. C’est pourquoi ma porte et ma table sont toujours ouvertes. Je suis prêt à expérimenter tous les plats qu’on voudra, même les plus étrangers à mon goût et à mon régime. Mais on ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. Je ne souhaite ni partager leur repas ni les inviter à ma table. Le débat, l’échange des idées comme celui de la nourriture obéissent à des règles. »

Jean-Pierre Vernant, Le Monde, 8 juin 1993

L’obsession des bureaucraties des établissements de recherche et d’enseignement supérieur pour la « communication » et la valorisation de « marque » a conduit à la multiplication d’événements « gris » qui n’appartiennent pas au registre académique, ne se plient pas à aux normes de probation et à l’éthique savantes, des événements où interviennent bien souvent polémistes et bateleurs de plateaux de télévision. Nous prendrons ici quelques exemples symptomatiques des dérives auxquelles cela conduit.

Ainsi, la « lettre innovation » du CNRS du 13 juillet 2021 et le communiqué CNRS Info du 27 août 2021 ont annoncé de nouveaux « partenariats » avec des « think tanks et clubs de dirigeants », parmi lesquels l’« Institut Sapiens », qui reprend les codes des think tanks « libertariens » étasuniens. Son site abonde, sous une forme quasiment parodique, de cette rhétorique transhumaniste familière aux tycoons libertariens de Californie : « Être humain était autrefois un fait et une contrainte. Demain, être humain sera un choix. » Son cofondateur et principal promoteur médiatique en France est Laurent Alexandre, ancien urologue, homme d’affaires, bateleur médiatique, pâle copie d’Elon Musk. Il serait fastidieux d’énumérer les contre-vérités scientifiques qu’il assène à longueur d’interview sur les politiques climatiques ou l’héritabilité de l’intelligence.

De même que pour d’autres thinks tanks (Institut Montaigne, Institut français pour la recherche sur les administrations publiques [Ifrap], Institut supérieur du travail, etc.), le vocable d’« institut » permet à cette officine d’entretenir le doute quant à sa nature, en usurpant l’apparence d’un centre de recherche : dans le langage de son co-fondateur M. Olivier Babeau, « l’Institut Sapiens est plus qu’un think tank, c’est un think tech ». On ne saurait mieux dire : la pensée, en dehors de toute méthode scientifique, y est toute entière instrumentalisée au service d’intérêts politico-économiques.

Pour ces groupes de pression et de bataille idéologique, la stratégie du faux centre de recherche se décline de différentes façons. L’un de ses modes habituels d’expression est l’organisation de « conférences » et autres « colloques » qui n’en sont pas. Le procédé n’est pas neuf et n’est pas l’apanage de l’« Institut » Sapiens : il s’agit en règle générale de successions de tables rondes mêlant des éditorialistes sans légitimité scientifique, des visiteurs du soir (personnalités économiques, conseillers du pouvoir, membres du gouvernement), des essayistes que Cornelius Castoriadis aurait qualifiés d’« imposteurs publicitaires », et pour faire bonne mesure, quelques universitaires prétendant s’exprimer ès qualités, mais intervenant en dehors de toute production savante et de toute intégrité intellectuelle. Une illustration de ces méthodes est le faux colloque sur le « wokisme » organisé la semaine dernière via une association dont le nom laisse entendre, à tort, qu’il pourrait s’agir d’un département d’enseignement, dans une salle de la Sorbonne, mise à disposition non par l’Université, mais par le recteur de Paris. La présence du ministre de l’Éducation nationale, son soutien financier et la participation du président du Hcéres à ce faux colloque devraient suffire à convaincre qui en doutait encore de l’intérêt que la sphère politique et bureaucratique trouve à ce type d’initiatives interlopes. Il n’en va pas autrement avec l’« Institut » Sapiens, dont les cofondateurs ont table ouverte au Sénat (voir ici, et ).

Le mélange de l’expertise scientifique, du lobbying industriel et de la bataille idéologique fonctionne mieux s’il peut s’abriter derrière une caution académique. L’« Institut » Sapiens l’a bien compris. Ainsi, il a placé à sa tête le seul de ses trois cofondateurs qui dispose d’un poste à l’Université. Il a créé pas moins de huit « observatoires » regroupant industriels, lobbyistes et scientifiques, dont l’un promeut les tests génétiques « récréatifs » tout en renvoyant au site d’un « laboratoire » de génétique où la référence à l’« Institut » Sapiens coexiste avec le logo de l’Inserm – une démarche qui ne prend tout son sens que si l’on garde en tête les déclarations récurrentes des membres de l’« Institut » sur l’héritabilité de l’intelligence

D’autre part, cet institut affectionne la participation à des événements « gris » caractéristiques de la zone mondaine de la science promue par les présidences d’universités, et dont les imposteurs retirent toujours, malgré les polémiques, l’aura d’un exposé dans un cadre académique prestigieux. Ainsi d’un «Procès de Dieu » avec Laurent Alexandre et feu les frères Bogdanov qui aurait dû se tenir en Sorbonne en 2019, avant que l’université Paris I n’y renonce.

En novembre dernier, c’est dans l’amphi Boutmy de Sciences Po Paris que l’« Institut » Sapiens organisait une prétendue « conférence » mêlant scientifiques du CNRS et journalistes scientifiques abonnés aux ménages pour l’industrie. Cette fausse conférence s’intitulait « Rapprocher la science et la société : l’opportunité de la transition énergétique ». Rappelons que le président de l’« Institut » Sapiens, M. Babeau, a un avis particulier sur ces sujets : il y a quelques mois, il jugeait inutile que la France fasse des efforts en matière climatique en raison de la part de ses émissions dans les émissions mondiales. Il n’est pas anodin de noter que ces propos ont été tenus lors des dernières « Rencontres de l’Avenir », autre manifestation « grise » associant journalistes, scientifiques, politiciens et lobbyistes lors de tables rondes là encore rebaptisées « conférences ». On ne s’étonnera donc pas de voir que la fausse conférence à Sciences Po Paris prenait expressément comme prémisse que « seuls l’innovation et le génie humain pourront remédier » au dérèglement climatique.

Que faire face à ces évènements « gris » qui entretiennent la confusion entre science, lobbyisme, causeries mondaines et pseudo-débat de plateaux de chaînes de télévision en continu, lorsqu’ils servent à alimenter la désinformation scientifique ? On sait que toute tentative de les faire annuler conduit désormais à une avalanche de tribunes dans la presse conservatrice reprenant la rhétorique du free speech des libertariens de langue anglaise : la revendication de pouvoir dire n’importe quoi, et en particulier dans les murs des institutions du savoir.[1] Il n’y a d’ailleurs aucune surprise à constater que cette rhétorique de la libre parole est promue par des groupes utilisant strictement les mêmes méthodes, et qui se nourrissent aux mêmes sources. Il nous faut probablement prendre le problème en amont, et faire régresser la communication institutionnelle et la « valorisation de marque » qui servent de terreau. Il nous faut refonder l’interface entre la communauté scientifique et la société, sur de nouvelles bases, conformes au double principe d’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs économique, politique et religieux et de responsabilité devant la société.


[1] Il s’agit là d’une confusion caractéristique entre la liberté d’expression, qui est le droit du citoyen à ne pas être inquiété par l’État pour ses opinions si elles ne contreviennent pas au droit commun, et la liberté académique, dont ne bénéficient que les universitaires puisqu’ils sont supposés, en retour, se soumettre à l’éthique académique, comme l’a rappelé récemment encore le juriste Olivier Beaud.