Dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste
« Le fascisme, c’est le mépris. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. »
Albert Camus, L’Homme révolté, 1951
« Dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste. »
Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, 2001
Passé le soulagement d’un soir, ne subsiste que l’immensité de la tâche à accomplir pour transformer quelques mois de sursis en une bifurcation historique qui éloigne durablement le spectre d’un gouvernement d’extrême-droite et rouvre l’horizon d’une aube démocrate.
Les travaux de sociologie politique montrent que le vote national-identitaire procède de la conjonction de plusieurs mécanismes : le racisme et sa politisation par la « préférence nationale » et le droit du sang ; la hantise du déclassement, conséquence directe de l’extension du marché et de la mise en concurrence à l’intégralité de la vie sociale ; la rhétorique dévoyées des « privilégiés » qui oppose un peuple autochtone désireux de vivre correctement du fruit de son labeur d’un côté aux élites intellectuelles et économiques et de l’autre aux « immigrés » et aux « assistés » supposés détourner à leur profit ce qui reste d’État providence ; le désir de préserver un mode de vie ou un « entre-soi ». Cette conjonction est favorisée par la reprise des thèmes et des éléments de langage de l’extrême-droite par une large partie de la classe politique, et par la sphère médiatique, notamment par des groupes possédés par des entrepreneurs politiques ; cette reprise, enfin, est elle-même facilitée par le soutien des franges libertariennes et néo-conservatrices des milieux d’affaire. Derrière l’émergence d’une extrême-droite hybride entre néolibéralisme autoritaire et suprémacisme national-identitaire dans l’ensemble des pays occidentaux, il y a de fait l’érosion tendancielle de la croissance et, en même temps, l’accroissement aux forceps du taux de profit : « France now has […] an unusually dominant billionaire class whose total wealth is equal to 22 per cent of GDP, ahead of even the US », résume ainsi le Financial Times.
La minorité présidentielle porte ainsi une responsabilité écrasante dans la transition du FN/RN de 7 députés en 2021 à 143 aujourd’hui. Le pouvoir sortant s’est engagé dans une dérive illibérale interminable, au point d’avoir, le premier, noué une « coalition de projet » avec Mme Le Pen, en décembre dernier, pour faire adopter sa loi sur l’asile et l’immigration ; l’artisan de cet accord s’appelait… M. Ciotti. L’exigence de l’heure est donc de congédier « tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte » (V. Hugo) et leur monde fait d’arrangements sordides, de concessions à la xénophobie et de démagogie médiatique. Les rapports de force dans le futur hémicycle mettront du temps à devenir lisibles. Une chose est sûre, toutefois : le Parlement ne suffira pas à la tâche, et la société civile — associations, organisations non gouvernementales, syndicats, collectifs — doit prendre une part active à l’institution d’une démocratie propre à juguler la polycrise qui lamine nos existences. La Vème République est morte honteusement, au détour d’une manœuvre tactique du prétendu « maître des horloges ». Rendre un avenir à notre société impose d’en passer par un nouveau moment constituant et, sauf en pensée magique, la Constituante n’émergera pas spontanément d’un parlement ingouvernable issu de la décomposition d’un régime césariste.
Cette intervention directe de la société civile n’est donc pas une simple conséquence de l’impasse arithmétique d’une Assemblée divisée en trois blocs d’importance analogue. Elle vient de plus loin, de la faillite même de la monarchie élective sur laquelle se fondait la Vème République. Chaque élection abîme un peu plus notre société. L’abandon de toute forme d’attachement à la vérité par les prétendants au pouvoir conduit à ce que candidats et électeurs s’entre-déchirent, dans un spectacle navrant que la raison pousse à fuir. Les élections ne sont plus un moment d’expression et de résolution des contradictions qui habitent notre société, mais un moment de surdité et d’intensification de ces contradictions, dont la majorité des citoyens sort plus frustrée et inquiète qu’elle n’y est entrée. Une élection qui se joue sur les plateaux de MM. Drahi et Bolloré ne saurait offrir la délibération démocratique nécessaire à sortir de la société de l’insignifiance et à nous bâtir un avenir commun. La démocratie ne sera réinstituée que si la société civile organisée s’attèle à ce travail.
Les fronts sont multiples. Il y a urgence à défasciser la sphère médiatique, en s’inspirant des ordonnances de 1944 conçues par le Conseil national de la résistance (CNR) et en commençant par le renouvellement des fréquences TNT par l’Arcom. Place de la République hier soir, dans la douceur de ce bref soulagement, des slogans chantés par la jeunesse le disaient déjà : « Casse-toi Hanouna », « Bolloré la TNT c’est pas à toi ».
Il y a urgence aussi à ce que les organisations du mouvement démocratique, écologique et social interpellent les élus de centre-gauche pour empêcher la poursuite de la destruction de la société. Parce que l’École, de la maternelle à l’Université, est le lieu d’apprentissage de la citoyenneté et de la tolérance mais aussi parce qu’elle est devenue un lieu de mise en concurrence délétère, nous devons nous atteler à sa refondation.
Le rôle de l’Université est primordial dans la construction d’un horizon démocratique pour les vingt ans à venir, condition sine qua non pour sortir notre société de l’ornière et bannir le fantôme du fascisme. Parce que la post-vérité trumpienne, la confusion et le bruit des bots ont envahi l’espace public, l’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux compte parmi les urgences. Cela impose que nous défendions la même conception exigeante de la liberté académique, et que nous nous engagions pour disposer des moyens institutionnels, statutaires et financiers pour la faire vivre. Cette défense de l’idéal universitaire signifie aussi, pour nous, un devoir et une responsabilité envers la jeunesse.
Il y a quatre ans, nous étions plus de 7 000 à signer :
« Il y a une affinité profonde entre le temps long de la science, son ancrage dans l’expérience et la controverse savantes, et l’exercice de la démocratie, impliquant la délibération et l’attention à l’expérience ordinaire des citoyens. »
« Le corollaire de l’autonomie du monde savant est son engagement sur un principe : sa responsabilité vis-à-vis de la société. L’usage politique, technique et industriel des travaux scientifiques doit se décider dans un cadre pluraliste et démocratique, en accord avec l’intérêt commun. Cela suppose de réinstituer l’Université comme lieu de formation des citoyens à une pensée autonome et aux savoirs critiques, et comme lieu de production et de transmission au plus grand nombre de connaissances scientifiques et techniques. Le métier de scientifique ne consiste pas à aménager la crise ou climatiser l’enfer, ni à bâillonner la démocratie au nom du savoir expert. »
« Nous devons à la jeunesse un horizon élargi, un avenir à nouveau ouvert. »
https://rogueesr.fr/retrouver-prise/
Quelles contributions concrètes pouvons-nous apporter à cet effort ? Il est au moins un thème politique se situant au point d’articulation de la crise démocratique, sociale, économique et écologique : l’aménagement du territoire. Le prendre à bras-le-corps nécessite de tourner la page du bonapartisme et mettre à bas le mythe des métropoles intelligentes en concurrence avec les villes-mondes des autres pays de l’OCDE, qui contribue directement à offrir à l’extrême-droite les territoires relégués au rang d’arrière-pays paupérisé, vivier de travailleurs précaires et de salariés déclassés, où la jeunesse n’a pas d’avenir. Or la politique de différenciation territoriale des établissements universitaires est un aspect fondamental de cet aménagement à contresens, porteur de misère et de frustration. Cela signifie qu’il nous faut tourner la page des programmes de bureaucratisation et de concentration métropolitaine de l’Université conçus par M. Aghion et M. Cohen en 2004 puis par M. Merindol en 2012. Nous avons assez dit combien ces réformes ont érodé la liberté académique, provoqué le décrochage scientifique du pays et étendu le règne de l’insignifiance managériale ; mais elles ont aussi, et peut-être surtout, contribué à la montée du sentiment de déclassement de la jeunesse, dont se nourrit l’extrême-droite.
Mais l’aménagement du territoire est aussi un enjeu pour la construction d’une société post-carbonée. Le réchauffement climatique implique de relocaliser la production de biens agricoles et manufacturés, conformes aux besoins de la population, au plus près de leur utilisation. Investir dans l’aménagement du territoire est à même de réunir un large consensus, incluant ce qui reste du centre-droit démocratique, dont les derniers bastions sont souvent dans des circonscriptions rurales et périurbaines.
Il nous faut donc édifier un système d’Université et de recherche scientifique qui ait du sens, et soit adapté à la société que nous devons construire. Nous l’avons déjà souligné à maintes reprises : rouvrir l’avenir du pays impose de réorganiser l’Université selon un modèle polycentrique.
Cela passe par la construction de cinq ou six universités expérimentales, qui doivent être disséminées dans des villes moyennes voire des petites villes, en privilégiant des régions jusqu’à présent lésées par les politiques d’aménagement du territoire. Elles y réinsuffleront la vie tout en offrant à la recherche et à l’enseignement des perspectives inédites d’invention collégiale et d’intégration dans le tissu urbain, à l’image de ce qu’ont su faire non seulement l’université expérimentale de Vincennes mais surtout un grand nombre d’universités étrangères, sises dans des communes moyennes. Loin des collèges universitaires de proximité, il s’agit d’instituer des établissements nouveaux, humboldtiens, ouverts aux salariés non-bacheliers, où se pratique une recherche exigeante et audacieuse, appuyée sur la réalité mille fois démontrée : la recherche progresse quand elle s’organise en un réseau souple d’unités de taille intermédiaires et non sur quelques fleurons réputés d’excellence.
L’Université peut-elle rester en-dehors du grand mouvement constituant sans lequel le sursaut ne serait qu’un sursis ? Comment pourrait-on imaginer que l’institution vouée au débat rationnel, argumenté et contradictoire ne soit pas partie prenante de la reconstruction d’une démocratie effective, contre le règne du bavardage, de la post-vérité et du repli sur soi ? Il nous revient de faire œuvre d’imagination et de liberté pour redonner un avenir à notre société, pour retrouver prise sur nos vies.