Sans loi & sans règle
« Dans le (gouvernement) despotique, un seul, sans loi & sans règle, entraîne tout par sa volonté & par ses caprices. »
Montesquieu, De l’esprit des lois.
Ce billet est consacré au Paris-Saclay-Summit 2025 co-organisé par Le Point, à l’obscurantisme des techno-fascistes et des libertariens coalisés derrière Musk et Milei, à l’annonce d’un rassemblement devant le ministère et à l’urgence de construire un mouvement de solidarité avec les collègues aux USA :
https://rogueesr.fr/in-solidarity/
Nous appelons à nouveau les associations, les collectifs, les revues, les sociétés savantes et les syndicats à s’engager dans le mouvement #InSolidarity.
« Le chef coupa court à la polémique :
— Ça va comme ça ! Assez de bavardage ! Rhinocéros ou non, soucoupes volantes ou non, il faut que le travail soit fait. »
[…]
« Les troupeaux de rhinocéros parcourant les rues à toute vitesse devinrent une chose dont plus personne ne s’étonnait. Les gens s’écartaient sur leur passage puis reprenaient leur promenade, vaquaient à leurs affaires, comme si de rien n’était. »
Ionesco
Brève : Enquête 2025 sur le financement de la recherche
Les sociétés savantes académiques vous invitent à remplir leur questionnaire en ligne :
https://societes-savantes.limesurvey.net/121783
Défense des sciences et de l’Université : rassemblement devant le ministère, le mardi 11 février à 12h
L’intersyndicale et divers collectifs, dont le nôtre, appellent à un rassemblement devant le ministère, rue Descartes, le mardi 11 février à 12h, à l’occasion de la réunion du CNESER.
Nous appelons à défendre le savoir, les sciences, le rationalisme, la liberté académique et l’Université comme piliers d’une société démocratique. Nous ne pouvons rester silencieux devant les autodafés numériques, la mise au pas des universitaires par la menace, le blitzkrieg mené par Elon Musk et sa jeune garde de techno-fascistes du Département de l’efficacité gouvernementale — US Department of Government Efficiency temporary organisation ou DOGE, un département temporaire dont le statut exécutif fédéral est discutable, faute d’approbation par le Congrès — qui placent l’État fédéral américain hors du contrôle parlementaire. Nous rappelons l’adresse à laquelle signer la lettre de solidarité avec nos collègues travaillant aux États-Unis, à partager (#InSolidarity) :
https://rogueesr.fr/in-solidarity/
Nous rappelons, enfin, l’urgence à tisser des réseaux de solidarité effective pour contrer les destructions en cours et à venir, pour rouvrir l’horizon, et pour nous mettre au travail programmatique de ré-institution démocratique de la recherche scientifique et de l’Université.
Nous appelons avec solennité et gravité l’ensemble des organisations de l’enseignement supérieur et de la recherche (Académie des sciences, collectifs, revues, sociétés savantes, syndicats, etc.) à organiser une nouvelle « marche pour les sciences » contre l’obscurantisme d’extrême-droite.
« La mer et son rivage, ce pas visible, sont un tout scellé par l’ennemi, gisant au fond de sa même pensée, moule d’une matière où entrent, à part égale, la rumeur du désespoir et la certitude de résurrection. »
René Char
Quand Saclay et l’X soutiennent la désinformation et les coups portés à la science par l’extrême-droite libertarienne
Cette semaine, Le Point célèbre à sa une les menées du président d’extrême-droite argentin. Nulle surprise pour cet hebdomadaire, qui est le relais en France depuis des années de l’idéologie « libertarienne » et fait d’Elon Musk l’un de ses héros. Javier Milei s’apprête à démanteler le Conicet, l’équivalent argentin du CNRS, et à porter un coup fatal à la recherche publique dans son pays, déjà amputée d’un tiers de ses moyens depuis sa prise de pouvoir. Le décret annoncé comporte une baisse drastique de budget, la fin du statut de fonctionnaire et le transfert de la gestion des 26 000 agents aux provinces ou, pour les SHS, aux universités. On reconnait… le programme prévu pour la LRU 2.0.
Sur la couverture du Point, au-dessus de Javier Milei, on trouve mention d’un événement de science-washing coorganisé les 12 et 13 février par la région Île-de-France, le Département de l’Essonne et Le Point, dans le cadre d’un partenariat avec l’Université Paris-Saclay et l’Institut Polytechnique de Paris. Le CNRS avait, en 2017, rompu sa collaboration avec Le Point à l’occasion d’un meeting confusionniste similaire, baptisé Futurapolis, où figurait le complotiste antivax I. Aberkane, un usurpateur qui avait été lancé dans la sphère publique par deux unes de l’hebdomadaire. On retrouve pourtant dans cette grand-messe politicienne de Paris-Saclay animée par Le Point, le CNRS aux côtés du CEA, de l’Ifremer, de l’Inrae, de l’Inria, de l’Inserm, de l’IRD et de l’Onera.
Il ne s’agit pas seulement d’une violation du principe de neutralité des établissements d’enseignement supérieur et de recherche publics — rappelons au passage que les universitaires bénéficient, quant à eux, de la liberté académique. Dans le temps même où les sciences états-unienne et argentine sont mises à sac par l’extrême-droite « libertarienne », la collusion avec un hebdomadaire qui assure la promotion de cette idéologie en France est incompatible avec l’éthique académique la plus élémentaire. Pour qui aurait le bonheur d’ignorer l’étendue de la désinformation scientifique pratiquée par l’hebdomadaire Le Point sur le climat (notamment dans les chroniques de D. Raoult), l’environnement, la santé, la biologie, la génétique et l’évolution, nous avons préparé une synthèse sur une page séparée,
S’il faut éviter de permettre à cet hebdomadaire de jouer les martyrs de la cause du free speech libertarien — cette fausse liberté de dire n’importe quoi et de désinformer — il nous appartient d’alerter les scientifiques prévus au programme d’une potentielle complicité avec l’extrême-droite anti-science. Nous les invitons à se faire porter pâle, voire à remplacer leurs exposés par un soutien aux collègues états-uniens et argentins menacés et par une invitation aux Lumières, à la démocratie, à l’humanisme et à la raison contre les ténèbres libertariennes.
« Je sais qu’il y en a qui disent : ils sont morts pour peu de choses. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois mal composé). À ceux-là, il faut répondre : C’est qu’ils étaient du côté de la vie. C’est qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement de doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de choses, dis-tu. Oui, c’est peu de choses. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles. »
Jean Paulhan, Cahiers de la Libération, n°3, février 1944, L’abeille
Le « libertarianisme », une barbarie obscurantiste, techniquement équipée
Le coup de force libertarien aux États-Unis vise quatre cibles : la démocratie, les institutions régulatrices, les droits civiques et la science. Nous mettrons progressivement en ligne des articles de presse documentant les autodafés numériques perpétrés par les « DOGE thugs » (la jeune garde d’Elon Musk) qui visent aussi à intimider et à sidérer par le déploiement d’un imaginaire de méchants de Marvel Comics. Beaucoup découvrent, à cette l’occasion, cette extrême-droite prédatrice qui se qualifie de « libertarienne » ou d’« anarcho-capitaliste » — la seule liberté promue par ce libertarianisme, qui inspire les milieux d’affaires français, est la liberté de prédation intégrale et de création de zones « libres » exemptes de tout contrôle démocratique.
Avant d’en venir à leur corporate coup, l’extrême-droite libertarienne a déployé des stratégies « métapolitiques » contradictoires et complémentaires pour investir et noyauter le champ intellectuel, l’Université et la recherche. On estime à un milliard de dollars par an les sommes investies dans la falsification scientifique et le lobbying par les pétroliers (e.g. les frères Koch ou ExxonMobil), par les cigarettiers (e.g. Philip Morris), par l’agrobusiness (e.g. l’Agribusiness Parliamentary Front au Brésil) et par les techno-fascistes de la Silicon Valley. Les réseaux libertariens de désinformation sur l’environnement, le climat et les risques sanitaires comprennent le Cato Institute, le Heartland Institute, le Committee for a Constructive Tomorrow, la Foundation for Economic Education, la CO2 Coalition, le Manhattan Institute, le Ludwig von Mises Institute, le Consumer Choice Center et Students for Liberty. Ces think-tanks sont articulés en réseau par l’Heritage foundation, qui est maître d’œuvre du Project 2025 que l’administration Trump a commencé d’appliquer, et par l’Atlas Network, après que ce rôle a été assuré par l’American Enterprise Institute. La plupart des hommes d’affaires fortunés qui ont financé ce réseau ont appartenu au noyau dur de la John Birch Society pendant la guerre froide. En Angleterre, les think-tanks les plus connus sont la TaxPayers’ Alliance, l’Adam Smith Institute, l’Institute of Economic Affairs, et Policy Exchange.
L’investissement massif des milliardaires libertariens pour constituer des réseaux de promotion de leurs idées ambitionne de priver la science de sa visée collective et désintéressée de dire le vrai sur le monde. Cette entreprise de démolition de toute éthique intellectuelle et de toute norme de véridiction, accompagnée d’une valorisation du conflit d’intérêt comme norme positive, a ceci de dangereux qu’elle use du retournement du réel en reprenant à son compte la rhétorique du progrès et de la raison.
Ces lobbies pratiquent le science-washing en s’infiltrant dans des lieux académiques prestigieux, comme le montre cette semaine encore le Paris-Saclay Summit. Ils promeuvent la dérégulation des normes de véridiction scientifiques au nom du free speech de sorte que la propagande suprémaciste, eugéniste, masculiniste, antisémite mais aussi la désinformation scientifique puissent s’exprimer au même titre que la pensée libérale modérée. Ainsi, la revue Inference du tycoon suprémaciste Peter Thiel mêle des articles de scientifiques reconnus, rémunérés 5 000 dollars, et des articles de falsification sur le climat ou l’évolution. L’un des hommes d’affaires libertariens féru d’éducation, M. Goodrich, formulait déjà cette thèse dans les années 1970 : « les libertés académiques sont en réalité un déni de liberté. » L’un de ses think tanks, Liberty fund, propose au format numérique une bibliothèque des écrits « libertariens », avec cette philosophie : « Il n’y a aucune raison qu’une bibliothèque universitaire contienne plus de 5 000 ouvrages, pourvu que ce soit les bons ouvrages. » En février 2021, le vice-président J.D. Vance lançait une déclaration de guerre aux sciences et à l’Université en en faisant un point de jonction entre paléo-conservatisme et libertarianisme : « We have to honestly and aggressively attack the universities in this country. (…) The Universities are the enemy. (…) The professors are the enemy. »
L’extrême-droite libertarienne promeut une technophilie solutionniste susceptible de séduire les milieux scientistes, et en même temps la falsification, l’obscurantisme, la manipulation, la destruction des principes de l’Université. Si elle est associée de longue date au climato-négationnisme et aux falsifications scientifiques qui touchent aux régulations agro-industrielles, elle prétend également détenir la « solution » au réchauffement climatique, en mêlant eugénisme, racisme et malthusianisme — d’où son obsession à prétendre à une origine génétique de l’intelligence, associée à une héritabilité du QI.
Comment le libertarianisme est-il passé d’une secte fondamentaliste, groupusculaire avant le Tea Party et la crise financière de 2007-2008, à la prise de contrôle de l’État fédéral étasunien ? Les politiques libertariennes ont reçu le soutien du secteur rentier de l’économie, donc des grandes entreprises technologiques, des industries énergétiques et du secteur financier, qui encouragent dérégulation et privatisations pour capter des sources de valeur et extraire des profits. Dans un jeu à somme nulle, le libertarianisme repose sur une prédation étendue à tous les secteurs de la société — système de santé, système scolaire, recherche, industrie spatiale, armée, etc. Il s’appuie sur une logique de rente particulièrement évidente dans les grandes entreprises du numérique, dont le modèle économique est fondé sur la vassalisation du secteur productif, rendu dépendant de leurs outils.
L’extrême-droite a trouvé dans le libertarianisme promu par Elon Musk, Peter Thiel ou Javier Milei une doctrine économique à sa mesure, naturalisant les inégalités et justifiant les politiques de destruction des services publics et de paupérisation du plus grand nombre. Réciproquement, les milieux d’affaires libertariens ont trouvé à l’extrême-droite un imaginaire qui suscite l’adhésion et le mouvement de majorités électorales. La volonté des techno-fascistes libertariens de mettre fin à la démocratie, à toute régulation, aux droits civiques et à la science comme commun de la connaissance, s’explique par la stagnation économique qui a résulté de décennies de « politique de l’offre ». Cette politique a naturellement été soutenue par le secteur concurrentiel de l’économie, qui dépend des aides publiques pour maintenir ses taux de profit en période de stagnation. En ce sens, la « solution » libertarienne est la réaction du néolibéralisme à sa propre crise — une « solution » qui ne répond à aucune des crises réelles qui frappent les sociétés occidentales, pas même à celle du système de production.
« There are two ways of spreading light : to be the candle or the mirror that reflects it. »
Edith Wharton
Austérité et LRU 2.0
L’émotion suscitée par l’attaque virulente et rapide contre la science aux États-Unis ne doit pas nous faire oublier les menaces contre l’Université et la recherche en France. Les motifs de mobilisation sont nombreux devant le ministère, le mardi 11 février à 12h.
Nous devons défendre l’investissement dans la recherche et l’Université, pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique engendré par 20 ans de réformes bureaucratiques et managériales, et pour faire face à la crise climatique et à l’effondrement du vivant. L’enseignement supérieur et la recherche vont subir des coupes budgétaires profondes. Le projet de loi de finances initial prévoyait une baisse de 1,3 milliards d’euros pour le budget de l’ESR (une fois l’inflation prise en compte) dont 430 M€ pour la charge de service public et un plafond d’emplois en baisse vertigineuse de 4 900 postes. Peu de surprise pour quiconque a suivi nos analyses au moment de l’examen de la loi de programmation pour la recherche. Les amendements du gouvernement Bayrou ont creusé un peu plus le budget de 630 M€, auxquels il faut ajouter la suppression de 535 M€ de crédits de la mission « Investir pour la France de 2030 ». Il faut encore attendre la parution des documents budgétaires, mais les coupes seraient de l’ordre de 2,5 milliards d’euros. En parallèle, la seule évolution du Crédit d’Impôt Recherche (CIR, qui a couté 7,6 milliards d’euros en 2024) est la suppression du statut « jeune docteur » qui incitait financièrement les entreprises à embaucher de jeunes chercheurs. À Bordeaux-Montaigne, Brest, Clermont-Ferrand, Nantes, Paris-I, Rennes-2 et Tours, un début de mouvement étudiant se lève. Il est extrêmement important de faire usage de ce qui nous reste de notre liberté d’expression en informant par tous les moyens étudiantes et étudiants que l’Université est mise délibérément sur la paille.
Un autre motif puissant de rassemblement le 11 février est de mettre un terme aux derniers volets de démembrement de l’Université mis en œuvre sous l’appellation LRU 2.0. Rappelons ses trois dimensions :
- Démantèlement des organismes de recherche pour affecter les chercheurs aux « universités de recherche ». Les KeyLabs s’inscrivent dans cette logique de transfert des moyens. Le nom changera peut-être : le Hcéres, à la tête duquel Mme Coralie Chevallier vient d’être nommée, sera peut-être chargé du déclassement bureaucratique de x% des laboratoires, mais l’objectif ne sera pas abandonné.
- Liquidation des statuts des universitaires et des chercheurs pour les remplacer par une contractualisation dérégulée, sous contrôle des managers d’établissements universitaires (Udice).
- Dérégulation des frais d’inscription. C’est vers cet objectif que tend la mise en crise budgétaire volontaire, alors même que l’argent public est massivement détourné vers des dispositifs inefficaces (alternance, CIR, etc.).
N’oublions pas que l’étape ultime de la destruction en cours sera la privatisation des universités rentables et pourvues de chercheurs performants, à l’occasion d’une crise socio-économique ou d’un blitzkrieg muskien suite à l’accession au pouvoir d’une coalition droite/extrême-droite.
Brève : vidéos du séminaire Politique des sciences
La rentrée du séminaire Politique des sciences a porté sur l’actualité de la recherche sur l’extrême-droite et l’autoritarisme. Vous pouvez retrouver le séminaire sur la chaine youtube de PdS :