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Requiem pour un COMP

Après quelques brèves, ce billet est consacré au lancement d’un nouveau pan de la LRU2.0 : les contrats d’objectif, de moyens et de performance, les COMP, conçus comme des outils de contrôle politique direct des établissements d’enseignement supérieur et de recherche.

« Quand on mettra les COMP sur orbite t’as pas fini de tourner… »

Réplique de Jean Gabin extraite du film Le Pacha de Georges Lautner.

Notre désir de voir s’élargir l’horizon

Le frémissement perceptible à l’automne est devenu bouillonnement en ce début de printemps. Devant les menées de l’alliance entre technofascisme et conservatisme chauvin aux Etats-Unis, devant aussi les politiques austéritaires des gouvernements d’alliance entre droites et extrême-droite en Europe, la communauté scientifique et universitaire a manifesté son désir de voir s’élargir l’horizon. Elle peut se prévaloir d’une série de mobilisations réussies par leur ampleur et leur unité : KeyLabs, Hcéres, In Solidarity et Stand Up for Science. L’enjeu des prochains mois est de cristalliser ce momentum en une réinstitution de l’Université et la recherche.

Le réseau polycentrique Stand Up for Science a produit dans son manifeste une esquisse programmatique autour d’une première question : quelles solidarités et quelles résistances mettre en œuvre contre l’attaque de l’écosystème scientifique planétaire ? Pour peser dans les médias et auprès de la représentation nationale, il importe de faire circuler ce manifeste et d’accumuler le plus possible de signatures avant le 5 mai :

https://standupforscience.fr/tribune/

« La grande beauté est de faire venir, imprévues, fragiles mais vivaces, comme les herbes qui poussent entre les pavés, les questions que la plupart, sans s’en rendre compte, foulent du pied, tout simplement en avançant. »

Annie Lebrun

Choose France for Austerity and Bureaucracy

La communication sur le programme d’accueil des chercheuses et chercheurs travaillant aux États-Unis, Choose France for Science, était déjà concomitante avec la divulgation d’une division par deux des crédits alloués au programme PAUSE. Une semaine plus tard, le gouvernement a annoncé une nouvelle annulation de 600 millions d’euros de crédits 2025,

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051520778

répartis en 225 M€ sur la mission « Investir pour la France de 2030 » et 387 M€ sur la mission « Recherche et enseignement supérieur ». Le reste des annulations de crédits (3,1 milliards d’euros au total) vise l’écologie, le réchauffement climatique, les adaptations nécessaires du tissu agro-industriel.

La représentation nationale avait voté 1,5 milliard d’euros de baisse du budget de l’ESR en 2025, une fois corrigés de l’inflation. Les annulations de crédits s’élevaient déjà à 1,1 milliards d’euros pour 2025, avant même le projet de loi de finances de fin de gestion 2024. Signalons enfin que les universités, à ce jour, n’ont toujours pas reçu leur notification budgétaire pour 2025, ce qui les place d’office en régime de douzièmes provisoires avec des restrictions d’usage importantes sur leur subvention pour charge de service public. Budget initial en baisse, douzièmes provisoires artificiellement prolongés, annulations printanières : c’est donc la troisième coupe budgétaire en cinq mois pour l’Université.

Rappelons enfin que les annonces du 5 mai s’inscrivent sur fond de liquidation des programmes européens de recherche :

https://rogueesr.fr/fin-des-keylabs-et-des-programmes-europeens/

« Parce que la France est porteuse d’une ambition renforcée en matière de recherche »

Site de Choose France for Science

En finir avec Ubu, rond de cuir

Il ne reste plus pour défendre la fiction d’une réforme vertueuse du Hcéres qu’une petite poignée de bureaucrates. Il est vrai que ceux-ci, ne faisant effectivement ni recherche ni enseignement, ne risquent pas d’en subir l’arbitraire, les indicateurs hors sol et l’opacité. Après les évaluations caviardées de la vague E, Mme Chevallier, présidente du Haut comité, avait annoncé quelques réformes qu’aucun texte un tant soit peu contraignant n’est venu étayer à ce jour. La pièce centrale en aurait été l’abandon de l’évaluation des formations en tant que telles, cette évaluation étant transférée aux établissements. Les dernières annonces du ministre révèlent que ces mesures sont en fait motivées par la nécessité d’aligner le Hcéres sur les besoins des contrats d’objectif, de moyens et de performance (COMP). Rétrospectivement, cette nécessité éclaire aussi les remarques sibyllines de Mme Chevallier sur les COMP lors de son audition à l’Assemblée Nationale. Il n’y a donc, à ce stade, aucun recul de sa part, mais au contraire une accélération.

Le Hcérès, qui n’a jamais eu d’autre objet que le contrôle politique de l’Université et de la recherche, est irréformable. 4 500 universitaires et chercheurs ont déjà signé la tribune demandant sa suppression, parue dans le Monde du 16 avril :

https://rogueesr.fr/tribune-hceres/

La Commission Mixte Paritaire (CMP) qui décidera ou non de maintenir la suppression du Hcéres ne se réunira que mi-juin, avant le vote final. Il importe pour convaincre les parlementaires de continuer à faire signer largement la tribune du 16 avril. Notons que Philippe Baptiste a choisi in extremisde retirer sa propre tribune, qui aurait dû se situer en regard de la nôtre, pour la publier ailleurs. Il a sans doute bien fait ; sa prose évoque irrésistiblement les pastiches du groupe Javier Milei :

https://rogueesr.fr/20231214/

https://rogueesr.fr/20240902/

https://rogueesr.fr/il-existe-un-printemps-inoui/

La suppression du Hcéres constituerait un moment fort de rupture avec 21 ans de sclérose bureaucratique, de paupérisation et de décrochage scientifique et technique. Cette perspective nous donne d’ores et déjà l’élan nécessaire pour rompre avec le fatalisme, ce lent glissement qui nous entraîne vers l’un des variants de l’extrême-droite, et pour nous mettre au travail.

« J’avais la chance d’être avec France Universités il y a quelques jours, on parlait de nos fameux COMP. (…) C’est vrai que quand on regarde en vrai ce qu’avec ces contrats on pilote comme vraies dépenses au total, on a envie de se dire que les gens qui sont prêts à les préparer, à les documenter et les évaluer sont des héros, c’est les meilleurs COMP. »

Discours du président Macron, le 7 décembre 2023
https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-22053-fr.pdf

Pourquoi les COMP sont-ils si dangereux ?

Les contrats d’objectifs, de moyens et de performances (COMP) sont au cœur de la LRU2.0, nouvelle étape de la transformation du supérieur théorisée en 2004 dans le rapport Education & Croissance. Aghion et Cohen y préconisaient de procéder par réforme incrémentale en n’explicitant jamais la manière dont un dispositif s’inscrit dans un continuum de réformes dont l’objectif est pourtant explicite : déclasser toutes les universités publiques sauf une dizaine, requalifiées en “universités de recherche” et restructurées en singeant les universités privées étatsuniennes. M. Macron a présenté les trois « piliers » de la LRU2.0 dans son discours du 7 décembre 2023 : « pilotage », « évaluation » et « statuts » des enseignants et chercheurs.

« transformer nos grands organismes nationaux de recherche en de vraies agences de programmes […] faisons des vraies agences de financement qui arrêtent de gérer directement les personnels »

Le « pilotage » est le pilier du contrôle centralisé de l’Université et de la recherche : il suppose le démantèlement des organismes nationaux de recherche par transfert aux « universités de recherche » des personnels scientifiques pour ne conserver des anciennes institutions transformées en agences que le management bureaucratique et la gestion financière. Comme l’ont montré les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), promus par le PDG du CNRS pour leur approche top-down, les agences de programmes soumettent la recherche à un contrôle politique centralisé, conférant à l’exécutif et aux lobbies le droit de décider de ce sur quoi portent les recherches, de qui peut les mener et, surtout, d’éliminer les recherches contraires aux convictions des pouvoirs politique, économique et religieux en place. La ministre Montchalin a choisi les médias du groupe Bolloré pour annoncer que « d’ici la fin de l’année […] un tiers des agences et des opérateurs [de l’État] qui ne sont pas des universités [allaient être] fusionnés ou supprimés ». Parmi ces opérateurs, ceux de la mission Recherche et enseignement supérieur sont principalement : ANR, Académie des technologies, ACTA/ACTIA, BRGM, CEA, CIRAD, CEA, CNES, CNRS, IFPEN, IFREMER, INED, INRAE, INRAP, INSERM, IPEV, IRD, LNE et CROUS.

« c’est au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche […] de faire de la stratégie, du pilotage et de l’évaluation »

L’« évaluation » constitue le second pilier du contrôle bureaucratique : elle discipline les équipes et les établissements en conditionnant les budgets à des indicateurs de performance édictés et calculés par l’administration ministérielle ou par des agences. Introduire ces indicateurs sans rapport avec la qualité de la recherche et de l’enseignement a été la raison des caviardages et réécritures par la bureaucratie du Hcéres des évaluations de vague E. C’est le principe des contrats d’objectifs, de moyens et de performance (COMP) : « Les budgets des universités seront arbitrés, non plus en reconduisant ceux des années précédentes, comme c’était fait depuis très longtemps, ni en utilisant un modèle mathématique ou une feuille Excel, mais dans une discussion au premier euro. ». Telle est la définition exacte d’une allocation des moyens discrétionnaires, aux mains du Ministre en exercice, qui pourra ensuite déléguer aux recteurs les « discussions » qui ne l’intéressent pas. L’introduction d’indicateurs quantitatifs arbitraires, contraires à l’éthique scientifique et universitaire, répond à un objectif : préparer la mise en concurrence entre établissements publics et privés pour l’obtention des contrats publics. Les formations privées étant dispendieuses et de qualité médiocre, seuls des critères ad hoc peuvent leur permettre d’apparaître comme concurrentielles.

« Les statuts ne sont pas des protections aujourd’hui, ce sont devenus des éléments de complexité »

La liberté académique repose sur les financements pérennes des formations, des recherches et des salaires. À l’inverse, le contrôle politique centralisé suppose de démanteler les statuts des chercheurs et enseignants-chercheurs au profit de contrats individuels échappant aux règles de la fonction publique d’État : contrôle des missions, du temps de travail, des rémunérations et soumission au contrôle politique. Les COMP conditionnant l’intégralité des budgets (100%), salaires compris, leur mise en œuvre suppose la suppression des statuts de fonctionnaires [1].

« Mort aux COMP ! Vaste programme ! »

(Presque) Charles de Gaulle

Les tactiques déployées par le DOGE de M. Musk contre les universités et les agences gouvernementales nous aident paradoxalement à prendre la mesure du danger. Aux États-Unis, la contractualisation facilite les baisses budgétaires et les licenciements des institutions fédérales de recherche et de régulation. Les universités privées et publiques sont contrôlées au travers des outils de contrôle du management par agence : les projets et l’évaluation. La méthode est simple et terrifiante : imposer de nouvelles normes d’évaluation à même de censurer toute recherche ayant des conséquences sur la prévention sanitaire, la régulation environnementale, la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou les dispositifs d’atténuation des inégalités. Les trois leviers programmés de la LRU2.0 sont donc ceux-là même qui sont utilisés par l’alliance entre nationalisme MAGA et technofascisme : politique d’austérité, contrôle politique direct par contractualisation et contrôle politique indirect par les agences de financement et d’évaluation, après édiction de normes exogènes.

En conclusion, il faut le réaffirmer : jamais en 21 ans, la communauté scientifique et universitaire n’a été ainsi unie et n’a affirmé aussi clairement la nécessité d’une réinstitution complète. Nous devons dès maintenant prendre le temps de reposer les fondements de l’Université et des sciences, comme piliers de la démocratie. À quoi sert l’Université ? Pourquoi la société a-t-elle besoin d’institutions de savoir indépendantes des pouvoirs ? Pourquoi l’autonomie et ce qui la garantit, la liberté académique, sont-elles les conditions d’exercice du métier d’universitaire ?

Nous appelons les sociétés savantes, les collectifs, les associations, les syndicats à définir les modalités et le calendrier de cette réinstitution de l’Université et de la recherche par la communauté académique elle-même, avec un moment fondateur courant juin.


[1] COMP100% : les universités libres d’obéir :

https://blog.educpros.fr/julien-gossa/2025/04/22/comp100-les-universites-libres-dobeir/

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L’espoir d’un renouveau pour les sciences, l’Université et la recherche

L’objet de ce billet est un appel à signer la tribune parue dans Le Monde daté du 16 avril et intitulée L’espoir d’un renouveau pour les sciences, l’Université et la recherche, dont vous trouverez le texte ci-dessous.

Le « Projet de loi de simplification de la vie économique », porté par l’alliance entre droites et extrême-droite, s’inspire directement des dérégulations opérées par les administrations Milei et Trump : la tronçonneuse autoritaire au nom de la simplification. C’est à cette aune qu’il faut comprendre l’ardeur du Rassemblement National à contribuer à cette loi en supprimant, dès l’article 1, toujours plus de comités consultatifs et d’organismes de régulation. Par un curieux paradoxe, cette fureur musko-trumpiste a conduit aussi l’extrême-droite à voter la suppression de ce qui serait son meilleur outil pour caporaliser l’université, une fois arrivée au pouvoir : le Hcéres. Cette erreur d’appréciation repose sans doute sur le fait que ce jour-là ses députés n’avait d’attention que pour leur propre opération de déstabilisation du travail parlementaire en collusion avec le magazine suprémaciste Frontières.

Le ministre et ses alliés se sont engouffrés dans cette brèche pour présenter le Hcéres en rempart exclusif de la liberté académique contre un pouvoir d’extrême-droite : cette liberté constitutionnelle, à les écouter, ne serait garantie que par un comité Théodule — pourtant renversable par un simple amendement. Le ministre n’a sans doute pas d’autre but, dans sa communication de crise, que d’essayer de trianguler l’adversaire en reprenant les catégories et les concepts qui articulent l’indignation du monde universitaire : la liberté académique, l’autonomie nécessaire aux universitaires et aux scientifiques, la défense des sciences comme bien commun et comme pilier de la démocratie. Cet emploi des mots pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils signifient normalement est une tactique sémantique éculée destinée à faire obstacle à la compréhension. Son usage indique en creux une terrible vérité : le Hcéres n’a rien d’un contre-pouvoir. Il est au contraire la clé de voûte du contrôle politique déployé depuis vingt ans, et c’est lui qui expose l’Université et la recherche aux menées d’une future domination de l’extrême-droite. Difficile en tout cas d’imaginer aveu plus clair de l’état réel de la liberté académique : démunie, assujettie à la bureaucratie, et in fine, dans la main des financeurs quels qu’ils soient.

Le Hcéres, ou ce qu’il en reste, ne saurait être une protection face à l’extrême-droite. Reconstruire des défenses efficaces est donc une urgence : la responsabilité démocratique du monde savant dépend aujourd’hui de sa capacité à se réinventer. Le parlement ayant détruit le miroir aux alouettes d’une institution indépendante et protectrice, cette reconstruction de la liberté académique et des sciences comme bien commun, nécessaire et urgente, devient enfin possible. C’est le sens de l’appel paru dans le journal Le Monde. Le Ministre, M. Baptiste, aurait souhaité nous répondre par une tribune en regard.

Nous sommes plus de 4 400, déjà, à avoir signé cette tribune. Nous vous invitons également à la signer et à la partager avec les collègues de votre entourage.

Donnons-nous rendez-vous dès le retour des vacances de printemps pour définir le calendrier et les modalités du travail de réinstitution devant mener à un changement de cap et une vision renouvelée pour l’Université et la recherche.

« Le Haut Conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur étant devenu irréformable, il fallait le supprimer »

Dans une tribune au Monde, un collectif de plus de 3 000 praticiens de la communauté académique salue la suppression du Haut Conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur, et y voit l’espoir d’un renouveau pour les sciences, l’Université et la recherche.

Répondant à un souhait très largement exprimé par les universitaires et les chercheurs, les députés ont validé la suppression du Haut Conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Hcéres) après des années de paupérisation, de bureaucratisation, dans le cadre du « Projet de loi de simplification de la vie économique ». Les missions de l’université et de la recherche scientifique supposent de démêler deux notions confondues sous le vocable d’« évaluation » : l’évaluation des enseignements et des travaux scientifiques et l’évaluation des politiques publiques.

L’évaluation des travaux scientifiques fait partie du quotidien des chercheuses et des chercheurs. Le régime de vérité scientifique, fondé sur la preuve et sur la critique mutuelle, suppose d’être à l’abri des pressions de tous ordres. Par la nature même de leur activité, universitaires et chercheurs doivent disposer d’une autonomie vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux. C’est la raison pour laquelle les laboratoires et les formations doivent être évalués par des chercheurs et des universitaires en activité, selon des normes propres à l’Université et la recherche.

L’évaluation des politiques publiques ou des décisions prises par les présidences des établissements est destinée quant à elle à apporter aux parlementaires et aux citoyens une information transparente et objective, afin d’améliorer la qualité globale du service public. Pour des raisons démocratiques, cette évaluation ne doit pas être soumise au pouvoir politique, ni directement — par le ministère — ni indirectement — par le Hcéres ou toute autre instance dont l’indépendance ne serait que de façade. C’est le sens judicieux de l’obligation européenne d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche par une autorité indépendante.

Or, le Hcéres, dont la direction est souvent proche du pouvoir exécutif, est très directement lié au pouvoir politique. Cette dépendance en a fait l’outil central d’un projet bureaucratique plus global de « gouvernement par agences » qui a entraîné déclin scientifique et technique, aggravé l’échec des politiques de réussite et d’insertion, et favorisé l’essor d’un secteur privé lucratif de qualité médiocre échappant à toute évaluation publique.

La faillite politique et morale du Hcéres est confirmée par la Cour des comptes, qui souligne la lourdeur et l’utilité « marginale » de ses rapports, tout en déplorant l’absence de « réel effort de maîtrise de ses dépenses » — rappelons que le budget annuel du Hcéres était de 24 millions d’euros pour 2024. Le Hcéres a multiplié les procédures opaques, chronophages, et parfois absurdes, utilisant des indicateurs contraires aux normes scientifiques et universitaires. Les tentatives de simplification et de rationalisation de cette institution ont précipité la catastrophe de la « vague E », ruinant sa réputation et sa légitimité auprès des universitaires et du grand public. En plus d’avoir réécrit les avis des évaluateurs, la direction du Hcéres a donné à voir toute l’injustice des critères d’accréditation des formations : taux d’insertion professionnelle trop bas des jeunes dans les territoires défavorisés, taux de poursuite trop élevé des études au sortir d’IUT, impossibilité pour la philosophie d’entrer dans les normes bureaucratiques ubuesques de l’agence d’évaluation, entre autres. Aucun de ces critères ne reflète la qualité de l’enseignement dispensé, mais seulement la conséquence de situations géographiques particulières, de spécificités disciplinaires ou de réformes incohérentes. Le Hcéres étant devenu irréformable, inutile pour les uns et nuisible pour les autres, il fallait le supprimer.

Le ministre lui-même ne croit plus au Hcéres : preuve en est l’annonce, le 8 avril, du projet de soumettre la totalité des subventions des établissements d’enseignement supérieur et de recherche à la signature d’un contrat d’objectifs, de moyens et de performances (COMP) avec l’État. Au contraire de répondre au besoin pressant de financements pérennes du travail académique, ces COMP conditionnent les budgets à l’arbitraire d’objectifs chiffrés, tels que le taux de diplomation en trois ans, l’insertion professionnelle à 12 mois ou, pourquoi pas, le nombre de publications scientifiques. En phase d’austérité, il s’agit d’un projet de soumission illibérale de l’université et de la recherche à des priorités gouvernementales pouvant varier arbitrairement, édictées en tout cas sans débat ni transparence. Pire encore, les COMP retournent contre les formations et les laboratoires les manquements de l’action publique et l’inconséquence des choix politiques gouvernementaux. Cette réforme parachève l’inféodation de l’Université et de la recherche au pouvoir politique. Cette nouvelle atteinte au principe d’autonomie et à la liberté académique est particulièrement inquiétante dans un contexte international marqué par les attaques menées par Elon Musk et Donald Trump contre les sciences et la démocratie.

La suppression du Hcéres n’est pas un saut dans l’inconnu : elle ouvre au contraire la voie à la reconstruction des normes probatoires mises à mal, mais aussi à un débat démocratique sur le rôle de l’université et de la recherche dans l’espace politique. Mieux, elle porte l’espoir de tourner la page de vingt ans de paupérisation et de promotion d’une « excellence » auto-proclamée et anachronique, dont il est vérifiable qu’elle n’a porté aucun fruit. Il faut en finir aussi bien avec l’inertie institutionnelle qu’avec le corset technocratique imposé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il suffit pour cela de prolonger toutes les accréditations actuelles de deux ans et de profiter de ce délai de latence pour construire, en s’appuyant sur l’expérience de la communauté, un nouveau système collégial de probation académique, ainsi qu’un dispositif transparent de contrôle des politiques scientifiques et universitaires. C’est à ces seules conditions que la France pourra, enfin, instaurer la liberté et la responsabilité de la recherche et de l’Université.

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Fin des keylabs et des programmes européens

Ce billet comprend deux brèves : l’abandon officiel des keylabs et l’annonce gouvernementale à venir, clinquante et vide, en récupération de Stand Up for Science. Il est suivi d’une information exclusive qui nous est parvenue en « tombé du camion » de la part de hauts fonctionnaires du ministère, inquiets du tournant annoncé de la politique européenne de recherche.

« Les ailes ne sont liberté que lorsqu’on les déploie pour voler.
Repliées sur le dos, elles ne sont qu’un fardeau.
»

Marina Tsvetaieva

Abandon officiel des keylabs

Cela reste fragile encore, mais depuis quelques mois, la communauté scientifique et universitaire réapprend à dire nous. La nécessité d’un investissement dans l’Université et la recherche, le démantèlement par paliers des organismes nationaux de recherche, les menées bureaucratiques du Hcéres, la liberté académique et la solidarité internationale en matière scientifique et universitaire ont donné lieu à d’amples engagements transpartisans, après des années de traversée du désert. Pour la première fois depuis des décennies, nous assistons à un largage de lest et à des témoignages d’anxiété du cabinet ministériel devant une communauté académique unie.

Premier signe, le projet de keylabs est abandonné : il n’y aura pas de label déclassant les trois quarts des unités de recherche pour inciter au regroupement des personnels CNRS au sein des universités de recherche. Aucune vision renouvelée n’a évidemment émergé de ce recul, qui tournerait la page de 21 ans de bureaucratisation, de paupérisation et de décrochage. Ainsi, en lieu place du label, il est question désormais de trajectoire discutée avec chaque laboratoire pour produire le même effet. Le programme conçu en 2004 demeure inchangé : mettre fin au statut de fonctionnaire, regrouper les meilleurs chercheurs et universitaires sous contrat dans les universités de recherche, démanteler les organismes nationaux de recherche pour en faire des agences de programmes au service du secteur privé, et déréguler les frais d’inscription.

Second signe, le ministère semble pris de panique devant la possibilité d’une suppression du Hcéres, après le scandale des évaluations caviardées de la vague E. En témoignent la frénésie des changement de procédures, des argumentaires d’autolégitimation et des communiqués des bureaucrates de France Universités qui deviennent difficilement distinguables de leurs parodies du Groupe Javier Milei.

Troisième signe de nervosité, la ministre de la Culture a interdit aux médiateurs scientifiques d’Universcience de contribuer à la seconde journée de Stand Up for Science pendant que le ministre de l’Intérieur faisait fermer Jussieu et envoyait 1500 CRS à la manifestation parisienne, le cortège nourri d’étudiantes et d’étudiants se faisant molester pour quelques fumigènes et une Tesla en carton.

Le printemps, déjà là, reste fragile encore.

« L’air maintenant, parfois, semble porter,
                             tremblante, une charge invisible.
Mais nous, il faut que nous nous contentions
                           du visible ; si grand que soit notre désir,
                                                      d’atteindre, derrière les jours et la vie,
Jusqu’à ce souffle imprégné de retour. »

Rainer Maria Rilke

Une poignée de chaires en guise de solidarité

La communauté scientifique et universitaire a témoigné de sa solidarité avec les collègues aux États-Unis et partout où la liberté académique est menacée ou inexistante.

https://rogueesr.fr/in-solidarity/

Les attaques de MM. Trump, Thiel, Vance et Musk contre les universités et les organismes de recherche et de régulation appellent un arsenal de mesures concrètes que le réseau Stand Up for Science a commencé de recenser dans son manifeste :

https://standupforscience.fr/tribune/

Alors que le programme PAUSE a été amputé de 60% de ses moyens, l’obsession de la bureaucratie universitaire et du ministère semble être de promouvoir le système des chaires contractuelles, dépourvues de protections statutaires, en prétendant « attirer les meilleurs talents » des États-Unis. Or, ces chaires sont notoirement dépourvues de l’attractivité que tente de leur conférer les récupérateurs de Stand Up for Science. Le bilan du programme clinquant « Make Our Planet Great Again » parle de lui même :

https://www.makeourplanetgreatagain.fr/

43 contrats principalement acceptés par des Français ou des Européens, pour 30 millions d’euros. Par comparaison, la baisse budgétaire et les annulations de crédits des mois derniers s’élèvent à 3,1 Milliards d’euros, soit 100 fois plus. Les collègues travaillant aux États-Unis ne rêvent pas d’une chaire sous-payée en France, sans moyen pour travailler, et soumis à une bureaucratie proliférante. Peut-être serait-il sage de leur demander comment nous pouvons concrètement aider à la résistance… En tout état de cause, pour aider l’écosystème scientifique mondial, il faut investir dans la recherche et l’Université et réinstituer le système pour affronter les grandes crises planétaires :

https://rogueesr.fr/investir-recherche-universite/


« La vieille Europe ; elle ne revivra jamais : La jeune Europe offre-t-elle plus de chances ? »

François René de Chateaubriand

 

Un tournant de la politique européenne de recherche

La presse s’est fait l’écho du récent rapport sur la compétitivité de l’Union Européenne rédigé par un groupe d’experts que présidait Mario Draghi : ce rapport pointait du doigt la faiblesse et l’inefficacité des politiques européennes de soutien à l’économie réelle et le sous-investissement dans l’enseignement supérieur, la recherche et ce qu’il nomme « l’innovation ». Ce rapport s’insérait dans une série de trois. Le premier rapport de l’année 2024, coordonné par Enrico Letta, portait sur l’approfondissement du marché unique européen. Le troisième, dit rapport Heitor, portait plus spécifiquement sur l’avenir du Framework Programme for Research and Technological Development au-delà de la période actuelle, 2021-2027. Ce « FP9 » est plus connu sous son nom publicitaire, Horizon Europe. Le « FP8 » s’appelait lui « Horizon 2020 » ou H2020. Comprendre cette architecture des trois rapports permet d’anticiper ce qui va suivre : l’avenir du programme-cadre pour la recherche, Horizon Europe, est entièrement subordonné à la politique d’innovation industrielle de l’Union Européenne dans un contexte de tensions économiques et commerciales qui étaient déjà critiques avant la mise en place des barrières douanières de M. Trump aux États-Unis.

L’actuel plan budgétaire pluriannuel de l’UE arrive à échéance fin 2027. Les rapports de force politiques complexes qu’implique l’élaboration de ces budgets font que la négociation du programme suivant commence, les États membres abattant peu à peu leurs cartes, tandis que la Commission a déjà transmis ses propres plans. Porter l’état actuel des discussions à la connaissance de la communauté permettra d’éclairer certaines annonces récentes, à commencer par la déclaration de M. Macron réclamant un accueil de scientifiques états-uniens sur les fonds de l’ERC et du Programme Marie Curie, c’est-à-dire sur les fonds du FP9 : dans deux ans et demi, ces fonds arriveront à échéance. Or en l’état actuel des négociations, tout suggère qu’il n’y aura pas de FP10 et que ces programmes sont menacés dans leur existence même, ceci avec l’aval du gouvernement français.

La Commission dirigée par Mme von der Leyen demande que le budget de l’UE soit dorénavant divisé en trois grands blocs, contre sept actuellement. Le premier serait un bloc « programmes de cohésion et programmes décentralisés » dont les deux principaux piliers seraient les fonds structurels et de développement régional, et la politique agricole commune. Le deuxième, un « fonds de compétitivité » intégré, fonctionnant comme un guichet unique et censé répondre aux demandes du rapport Draghi en encourageant une économie des soft skills (théorie du capital humain) adossée aux doctrines schumpétériennes de croissance par l’innovation. Le troisième bloc serait la politique extérieure et de défense de l’Union Européenne, avec une nette augmentation des budgets de défense et d’armement. Pour la Commission, le programme-cadre pour la recherche doit faire partie des outils à supprimer et à fondre dans le grand « guichet unique pour la compétitivité », dans un sous-pôle « innovation ». Le programme-cadre pour les formations supérieures, Erasmus+, est absent des discussions mais au moins pour son volet de soutien direct aux formations, son sort semble avoir été scellé : il rejoindrait selon toute vraisemblance un pôle « développement d’une économie des soft skills » du fonds de compétitivité. 

Certains États membres renâclent à sacrifier ainsi l’enseignement supérieur et la recherche à la politique économique. Mais hormis l’Espagne, il s’agit essentiellement de petits États. La France n’a pas encore formellement notifié sa position, en raison de l’instabilité politique de la fin 2024. Toutefois, les arbitrages essentiels ont été rendus. Les directions générales des organismes nationaux de recherche ainsi que lobby de l’Udice ont certes réussi à convaincre le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche de plaider pour le maintien des programmes « d’excellence » de l’ERC via un FP10 autonome, mais la rue Descartes ne pèse pas grand chose face à Bercy, qui s’est positionné pour la mise en place d’un fonds de compétitivité dont les deux priorités seraient la « recherche collaborative » (l’euphémisme consacré pour parler de la mise à disposition du secteur privé des infrastructures de recherche publique) et la « recherche duale » (c’est-à-dire civilo-militaire). Plusieurs inspirateurs de la politique du gouvernement, notamment MM. Tirole et Aghion, soutiennent cette position de principe. De l’aveu d’un représentant du Groupe de Coimbra, l’équivalent européen de l’Udice, le FP10 « n’est sans doute plus sauvable ». 

La discussion se déplace maintenant sur deux questions : celle des cinq à six thématiques retenues pour le sous-programme « recherche et innovation » du fonds de compétitivité, et celle de « la gouvernance du fonds ». La France demandera que les thématiques retenues soient celles mises en avant par M. Macron il y a quelques mois : intelligence artificielle, énergie, valorisation et commercialisation des biotechnologies, quantique, espace. 

Quant à la « gouvernance », c’est-à-dire l’éventuel maintien de sous-programmes-cadres sous le chapeau du « fonds de compétitivité », des documents préparatoires tombés du camion le mois dernier suggèrent que le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a renoncé à maintenir un programme-cadre global pour la recherche mais va tenter de satisfaire l’Udice et la direction des organismes de recherche en demandant de sauver quelques bribes de l’ERC et du programme Marie Curie.

Pour cela, le ministère s’est replié sur une position intermédiaire dans l’espoir de rallier quelques soutiens supplémentaires (dont potentiellement M. Aghion) : la Commission ne serait « pas équipée pour gérer un tel fonds » qui devrait donc être divisé en « opérations » ; afin de « ne pas arrêter le pipeline de la recherche », la France demanderait qu’une de ces opérations soit consacrée à « l’excellence en recherche fondamentale » avec comme objectif d’ « attirer les meilleurs talents internationaux ». C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’opération de récupération de Stand Up For Science par la bureaucratie de l’Udice, du CNRS et du ministère : Bercy renâclant encore à appuyer cette demande de préservation d’un fragment de politique scientifique indépendante des intérêts industriels, la bureaucratie de la recherche tente de poser des faits accomplis en profitant de l’aubaine trumpienne.

Ce jeu de bonneteau ne doit pas masquer les éléments objectifs de similitude avec la situation états-unienne, ou au moins argentine : Bercy, c’est-à-dire la France, va bel et bien demander que le gros des fonds de la politique scientifique soit fléchés vers le complexe militaro-industriel et que les politiques de soutien à la recherche se concentrent sur quatre ou cinq thèmes valorisables et commercialisables. Si le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche n’obtient pas quelques concessions, la panique qui gagne l’Udice ou le CNRS nous vaudra probablement une tribune en défense de l’ERC, comme ce fut le cas jadis en défense de l’ANR, du Hcéres ou de la LPR. Nous nous permettrons d’y voir la preuve par le fait de ce que chacun subodore depuis des années : il n’y a que des perdants au « jeu » de la différenciation et de l’excellence, et les « acteurs » qui croient sauver leur statut en « jouant le jeu » se retrouveront demain gros-jean comme devant.