Adresse aux Parlementaires

Le 3 novembre 1945, trois textes fondamentaux paraissaient dans le Journal Officiel. Le premier est la loi constitutionnelle de novembre 1945, actant le retour à une pleine démocratie parlementaire quelques jours après les élections constituantes du 21 octobre. Les deux autres sont des ordonnances réorganisant totalement l’enseignement supérieur et la recherche sur la base d’un principe d’indépendance et de collégialité, garanties par le statut de fonctionnaire des universitaires et chercheurs ainsi que par leur recrutement national. Ces deux ordonnances étaient signées par René Capitant, universitaire, juriste, ancien membre du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, cofondateur du réseau Combat. Il fut ensuite une figure tutélaire du gaullisme social et le dernier Garde des Sceaux du général de Gaulle.

L’ordonnance 45-2631, instituant un « Comité Consultatif des Universitaires », devenu en 1987 le Conseil National des Universités (CNU). Elle lui confiait le recrutement direct des Professeurs d’Université ; l’inscription sur « liste d’aptitude », ancêtre de l’actuelle qualification, fut instituée en 1972 pour les enseignants-chercheurs titulaires non-professeurs, trop nombreux pour être directement nommés par le CNU. Le texte de l’ordonnance ne laisse aucun doute quant à la volonté de Capitant et du GPRF : il s’agissait de promouvoir une conception des libertés académiques qui se fondait sur l’indépendance des universitaires titulaires vis-à-vis de la sphère administrative et politique. Il en va de même pour l’ordonnance 45-2632, qui marque la véritable naissance du CNRS après l’élan brisé de 1939 et l’horreur vichyste. Là encore s’exprime une conception exigeante de la science, dotée dès l’origine de moyens humains pérennes, exercée collégialement par des scientifiques titulaires de leur poste.

Soixante-quinze ans plus tard exactement, au terme d’un débat parlementaire biaisé par une étude d’impact lacunaire et fallacieuse, sous la pression de la crise sanitaire et du second reconfinement, dans un contexte d’attaques verbales émanant de l’exécutif à l’égard des libertés universitaires, la Commission Mixte Paritaire est saisie d’un projet de Loi de Programmation de la Recherche (LPR). Ce projet est la négation même de l’œuvre de Capitant et du GPRF. Les changements introduits au Sénat représentent une attaque frontale contre l’héritage de 1945 : la LPR amendée réduit le champ de compétence du CNU et le récuse en ce qui concerne le recrutement national des Professeurs, mission précise pour laquelle il a été institué (amendement 150). Plus grave, deux amendements (amendements 147 et 234), promouvant un dramatique affaiblissement des libertés académiques, ont été introduits dans la loi, suscitant l’émotion du monde savant dans son ensemble, tous bords politiques confondus à l’exception de l’extrême-droite.

L’amendement 234 du Sénat est particulièrement inquiétant : il vise expressément à restreindre le champ d’application des libertés universitaires à des « valeurs de la République », expression qui contrairement au « Principe Fondamental de la République », précisément introduit par les Constituants de 1945-1946, n’a rigoureusement aucune base légale, ouvrant ainsi la voie aux reprises en main d’un éventuel gouvernement autoritaire. En 1957, la IVe République ne voyait pas d’incompatibilité entre ses « valeurs » et la « Gégène » mais réprimait comme complices du terrorisme ceux qui dénonçaient les errements de sa politique algérienne : si l’amendement sénatorial avait alors été en vigueur, René Capitant, encore lui, aurait-il pu dénoncer comme il l’a fait l’usage de la torture en Algérie dans l’enceinte de la faculté de droit de Paris sans être inquiété ?  Si un tel amendement devait être maintenu dans la loi, celle-ci mettrait fin à l’alliance scellée entre l’université, la recherche et l’état de droit le 2 novembre 1945. La France deviendrait un cas unique en Europe de l’Ouest en matière de restriction des libertés académiques.

En l’espace de quelques jours, 26 000 personnes ont demandé au Sénat de surseoir à l’examen de la LPR tant que des données chiffrées sincères et factuelles ne seraient pas portées à la connaissance de la représentation nationale par le gouvernement. Les signataires alertent sur le fait que, dans le contexte écologique, économique et sanitaire où se trouve la société française, renoncer à une recherche autonome garantie par des instances et des statuts protecteurs représenterait une défaite gravissime pour notre démocratie. Aujourd’hui, il en va de la possibilité même d’un débat démocratique fondé sur l’examen informé et réfléchi des données.

Nous en appelons aux représentants des trois principales familles politiques du premier GPRF, gaullistes, socialistes et communistes : la commission mixte paritaire ne doit pas laisser sombrer l’héritage de 1945.

Rejetez ces dispositions ! Sans recherche libre, la France n’a pas d’avenir.

RogueESR, le 3 novembre 2020


La communauté académique est unanime pour demander le retrait des trois amendements sénatoriaux portant atteinte aux libertés académiques, comme le montrent le communiqué des sociétés savantes, ou de l’association Qualité de la Science Française.