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Au point de bascule

Un billet en quatre temps. Pourquoi faut-il participer à « Debout pour les sciences » le 7 mars ? Suivent une brève sur les attaques de l’enseignement (Hcéres) et de la recherche (KeyLabs) et une autre sur le budget d’austérité. Le billet se termine par une synthèse sur la coalition au pouvoir aux États-Unis et sur les raisons de son attaque contre les sciences et la démocratie.

Pourquoi faire mouvement ce 7 mars ?

En écho à la journée Stand-up for science initiée aux États-Unis, des manifestations sont organisées le 7 mars dans chaque grande ville universitaire de France. Retrouvez toutes les informations et inscrivez-vous pour participer à l’organisation sur le site suivant :

https://standupforscience.fr/

L’Association pour la Liberté Académique (ALIA) appelle à élargir les raisons de manifester :

https://liberte-academique.fr/appel-dalia-a-rejoindre-le-mouvement-debout-pour-la-science-stand-up-for-sciencele-7-mars-2025/

RogueESR appelle à son tour au mouvement du 7 mars pour servir de porte-voix aux collègues travaillant aux États-Unis, en Argentine et ailleurs, mais aussi pour fédérer les mobilisations qui concernent les KeyLabs, les attaques contre nos formations par la bureaucratie du Hcéres, les budgets d’austérité, premiers volets de la mise en application de la LRU 2.0. Rappelons les buts visés : suppression du statut de fonctionnaire, démantèlement des organismes de recherche, augmentation des frais d’inscription.

Il y a sans doute une raison qui prime : nous devons tout faire pour aller contre le cours de choses. Les élections en Allemagne nous le confirment : ce temps de crise est favorable électoralement aux extrêmes droites, dans le cadre d’alliances socio-politiques pour lesquelles la coalition arrivée au pouvoir aux États-Unis constitue un modèle. Ce modèle n’est pas seulement une inspiration de stratégie électorale : c’est une épure programmatique, par la vitesse et l’efficacité de sa destruction de la démocratie, des institutions universitaires et scientifiques, des droits civiques et des instances de régulation. Pour échapper à ce désastre, notre société a besoin d’un sursaut démocratique porté par un mouvement issu de la société civile ; une partie du monde étudiant tente d’emprunter cette voie, et il nous faut l’appuyer. Pour nous donner une chance d’« étonner la catastrophe », il nous faut cesser nos activités ordinaires ce 7 mars et faire mouvement. Nous avons une opportunité unique de faire de ce jour un moment pluraliste en faveur de la démocratie, des sciences, de la liberté académique et d’un modèle d’Université qui renoue avec le projet humaniste humboldtien. Nous avons besoin de retisser des solidarités avant qu’il soit trop tard, de nous retrouver, de juguler l’atomisation du monde académique. Nous n’avons pas mieux à faire le 7 mars : à quoi bon nous épuiser à nos tâches quotidiennes si le monde s’effondre dans l’indifférence ?

Nous appelons à utiliser chaque début de cours et de travaux dirigés pour inviter les étudiantes et les étudiants à participer au mouvement. Nous invitons toutes les bonnes volontés à concevoir, imprimer et distribuer des tracts chaque midi, sur tous les campus, à apposer des affiches partout où c’est possible :

https://standupforscience.fr/

Ce billet constitue une mise-à-jour des analyses sur l’ensemble des sujets que nous traitons.

« I need the kind of generals that Hitler had. »

Donald Trump

« J’ai besoin du type de généraux qu’avait Hitler. »

Hcéres et KeyLabs

Le déclassement arbitraire d’un grand nombre de formations par la bureaucratie du Hcérès et le démantèlement de 75% des laboratoires par le président du CNRS participent de la même visée politique, théorisée il y a plus de 20 ans. Il est symptomatique que l’attaque du Hcéres contre les sciences humaines et sociales n’épargne plus la philosophie, qui avait pu sembler relativement protégée par sa place particulière dans l’imaginaire collectif et dans nos institutions scolaires. Même le démantèlement du baccalauréat par M. Blanquer au profit d’un « portefeuille de compétences » s’était gardé d’attaquer frontalement la sacro-sainte épreuve de philosophie. Vous pourrez retrouver une tribune à ce sujet dans les colonnes du journal Le Monde et à cette adresse :

https://rogueesr.fr/dire-non-a-la-disparition-de-la-philosophie/

La bureaucratie du CNRS, quant à elle, après avoir été contrainte à un recul tactique, a tenu à réaffirmer son intention de mener à bien la réforme des KeyLabs — quel que soit le nom sous lequel elle fera retour cet été. M. Petit a envoyé une lettre dont les fautes de français agrémentent la vacuité :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/02/2025_02_20_Courrier-AP-CSCSISectionsCID.pdf

Une seule phrase importe : « Comment le CNRS doit-il identifier les unités les plus stratégiques qui ont vocation à être les plus à même de répondre aux exigences internationales et à être des fers de lance du rayonnement du CNRS et de la recherche française ? »

Plus explicite encore fut la journée des directeurs d’unité de biologie, marquée par des huées et des sifflets, tant le ton injurieux même et l’indigence pathétique des discours managériaux furent reçus comme une marque de mépris. En substance : « Puisque vous ne voulez parler que de KeyLabs, allons-y, vous n’y avez rien compris. » En quelques heures, c’est la frange du monde académique a priori la plus réceptive à la réforme qui a été saisie par la vulgarité trumpienne d’un « franc-parler » aussi odieux que dépourvu de vision. Sur le fond, aucune nouveauté sinon cette confirmation : si la présidence du CNRS tient à créer un label de différenciation, ce n’est pas tant pour une question de moyens que pour concentrer chercheuses et chercheurs au sein d’un petit nombre d’unités, en grande majorité localisées dans la dizaine d’« universités de recherche intensive » privatisables.

« The thing that I kept thinking about liberalism in 2019 and 2020 is that these guys have all read Carl Schmitt — there’s no law, there’s just power. And the goal here is to get back in power. »

J.D. Vance

« Ce que je n’ai cessé de penser à propos du libéralisme en 2019 et 2020, c’est que ces types ont tous lu Carl Schmitt — il n’y a pas de loi, il n’y a que le pouvoir. Et l’objectif ici est de revenir au pouvoir. »

Budget d’austérité

Il ne fait plus de doute pour quiconque que l’Université et la recherche publique subissent des coupes budgétaires abyssales. Les financements existent, pourtant : ils ont été détournés vers deux programmes dispendieux et inefficaces, le Crédit d’Impôt Recherche et la formation par alternance, que l’exécutif se refuse à remplacer par des mesures moins coûteuses qui pourraient avoir, elles, un effet réel de transformation de l’économie.

Le montant exact du plan d’austérité, destiné à amorcer la dérégulation des frais d’inscription, est difficile à établir pour une raison simple : les lois de finance sont systématiquement devenues insincères. Le principe de sincérité a été défini par le Conseil constitutionnel comme « absence d’intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre déterminé par la loi de finances ». De fait, la Loi de Programmation de la Recherche (LPR) reposait dès son adoption sur un déficit de financement, et les annulations de crédits qui reprennent des budgets dûment votés par la représentation nationale sont devenues systématiques. Dès lors, comment rendre compte des évolutions budgétaires ? Faut-il accepter ce recours systématique aux annulations de crédit et les soustraire au budget, au risque de normaliser l’insincérité budgétaire ? La solution la plus simple consiste à énumérer les baisses budgétaires et les annulations de crédits.

La loi de finance a aggravé de 376 millions les coupes budgétaires par rapport au projet de loi de finances initial. Au final, la représentation nationale a voté 1,5 milliard d’euros de baisse de budget, une fois corrigés de l’inflation (-929 millions d’euros sans prise en compte de l’inflation).

Les annulations de crédits ont été de 904 millions d’euros par décret du 21 février 2024 puis de 215 millions d’euros lors du projet de loi de finances de fin de gestion 2024, soit 1,1 milliard d’euros d’annulation de crédits pour 2024.

Il faut encore soustraire 0,5 milliards d’euros d’annulation de crédits de paiement de la mission « Investir pour la France de 2030 ». Votées en 2024, ces annulations concernent principalement en 2025 les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), les programmes prioritaires de recherche et les équipements structurants de recherche.

« A lot of people think of government and corporations as different, but the government is simply the worst form of a corporation in the limit, in that it that cannot go bankrupt without bankrupting the people and has a monopoly on violence. »

Elon Musk

« Beaucoup de gens considèrent que le gouvernement et les entreprises sont de nature distincte, mais le gouvernement est tout simplement la pire forme d’entreprise qui soit, en ce sens qu’il ne peut pas faire faillite sans mettre le peuple en faillite et qu’il a le monopole de la violence. »

La triple alliance étatsunienne

Vous trouverez une liste d’articles de presse sur la situation aux États-Unis mise à jour à l’adresse suivante :

https://rogueesr.fr/articles-usa/

La coalition qui a pris le pouvoir aux États-Unis articule trois courants politiques qui trouvent leur compte dans les menées du DOGE de M. Musk :

  • les milieux d’affaires du capitalisme de rente et de prédation (numérique, FinTech, énergies fossiles, cryptoactifs) qui entendent maximiser leur taux de profit ; cela suppose de vassaliser l’économie concurrentielle pour en extraire de la valeur et de supprimer toute régulation. Ils militent pour un management public fait de rightsizing et de cost-killing. Au fond, la meute techno-fasciste du DOGE, qui prend d’assaut les machines du gouvernement fédéral, menace et licencie à tour de bras, n’est qu’une forme radicalisée des managers que nous subissons depuis des années : une bureaucratie sous stéroïdes.
  • les think tanks paléo-conservateurs hostiles au programmes sociaux (New Deal) qui souhaitent annihiler les droits civiques et entraver l’État pour le rendre incapable de justice sociale. Les MAGA militent contre l’impôt et dénoncent l’emprise des parasites d’en-bas sur l’État, attaquent les droits des femmes et s’en prennent aux migrants, aux minorités sexuelles et à leurs défenseurs, y compris universitaires. C’est à cette composante que l’on doit la stratégie de la « merde dans le ventilo » (flood the zone) consistant à sidérer par le déploiement permanent de la souveraineté grotesque (voir la citation de M. Foucault ci-dessous) et du free speech.
  • les « accélérationnistes de la décadence », les fondamentalistes du Dark Enlightenment (NRx) et la composante « anarco-capitaliste » du libertarianisme, qui souhaitent mettre à bas l’État fédéral au profit d’un patchwork décentralisé d’entités privées. Ces micro-pays souverains et indépendants au sein desquels les acteurs privés produisent des lois et des juridictions conformes à leurs besoins personnels s’apparentent à des technomonarchies. Ils constitueraient les nœuds (nexus) articulant les flux de capitaux, de marchandise et d’informations.

Ces trois composantes trouvent leur compte dans le blitzkrieg corporate contre :

  • les institutions démocratiques et la société civile américaine,
  • les organismes de régulation climatique, environnementale, sanitaire et agro-industrielle,
  • les droits civiques,
  • les institutions scientifiques accusées de produire le fondement scientifique des régulations, de soutenir les droits des minorités sexuelles et ethniques, de documenter les inégalités et les injustices économiques et sociales.

Elles gèrent harmonieusement leurs différences en matière géopolitique puisqu’il s’agit :

  • de vassaliser des pays étrangers à des fins de prédation de matières premières et de captation de valeur par inféodation (IA, Gafam, etc.) pour constituer un Großraum eurasien,
  • de soutenir les alliances entre extrême-droite et conservateurs partout en occident pour éradiquer le progressisme et les aspirations démocratiques,
  • d’étendre l’archipel d’enclaves dérégulées et soumises à des lois privées.

On le constate, l’alliance fasciste au pouvoir aux États-Unis n’a pas les mêmes caractéristiques que l’extrême-droite de la famille Le Pen, de B. Retailleau ou de G. Darmanin et nécessite un travail d’analyse spécifique pour la combattre. Une certitude, déjà : nous vivons un moment de bascule générale et nous avons très peu de temps pour tenter de juguler le désastre.

« […] quand je dis « grotesque », je voudrais l’employer en un sens sinon absolument strict, du moins un petit peu serré ou sérieux. J’appellerai « grotesque » le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. Le grotesque, ou, si vous voulez, l’« ubuesque », ce n’est pas simplement une catégorie d’injures, ce n’est pas une épithète injurieuse, et je ne voudrais pas l’employer dans ce sens. Je crois qu’il existe une catégorie précise ; on devrait, en tout cas, définir une catégorie précise de l’analyse historico-politique, qui serait la catégorie du grotesque ou de l’ubuesque. La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir. Le pouvoir politique, du moins dans certaines sociétés et, en tout cas, dans la nôtre, peut se donner, s’est donné effectivement la possibilité de faire transmettre ses effets, bien plus, de trouver l’origine de ses effets, dans un coin qui est manifestement, explicitement, volontairement disqualifié par l’odieux, l’infâme ou le ridicule. Après tout, cette mécanique grotesque du pouvoir, ou ce rouage du grotesque dans la mécanique du pouvoir, est fort ancien dans les structures, dans le fonctionnement politique de nos sociétés. Vous en avez des exemples éclatants dans l’histoire romaine, essentiellement dans l’histoire de l’Empire romain, où ce fut précisément une manière, sinon exactement de gouverner, du moins de dominer, que cette disqualification quasi théâtrale du point d’origine, du point d’accrochage de tous les effets de pouvoir dans la personne de l’empereur ; cette disqualification qui fait que celui qui est le détenteur de la majestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d’être, un personnage infâme, grotesque, ridicule. De Néron à Héliogabale, le fonctionnement, le rouage du pouvoir grotesque, de la souveraineté infâme, a été perpétuellement mis en œuvre dans le fonctionnement de l’Empire romain.

Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire. Mais vous savez aussi que le grotesque, c’est un procédé inhérent à la bureaucratie appliquée. Que la machine administrative, avec ses effets de pouvoir incontournables, passe par le fonctionnaire médiocre, nul, imbécile, pelliculaire, ridicule, râpé, pauvre, impuissant, tout ça a été l’un des traits essentiels des grandes bureaucraties occidentales, depuis le XIXe siècle. Le grotesque administratif n’a pas simplement été l’espèce de perception visionnaire de l’administration qu’ont pu avoir Balzac, Dostoïevski, Courteline ou Kafka. Le grotesque administratif, c’est en effet une possibilité que s’est réellement donnée la bureaucratie. « Ubu rond de cuir » appartient au fonctionnement de l’administration moderne, comme il appartenait au fonctionnement du pouvoir impérial à Rome d’être entre les mains d’un histrion fou. Et ce que je dis de l’Empire romain, ce que je dis de la bureaucratie moderne, on pourrait le dire de bien d’autres formes mécaniques de pouvoir, dans le nazisme ou dans le fascisme. Le grotesque de quelqu’un comme Mussolini était absolument inscrit dans la mécanique du pouvoir. Le pouvoir se donnait cette image d’être issu de quelqu’un qui était théâtralement déguisé, dessiné comme un clown, comme un pitre.

Il me semble qu’il y a là, depuis la souveraineté infâme jusqu’à l’autorité ridicule, tous les degrés de ce que l’on pourrait appeler l’indignité du pouvoir. Vous savez que les ethnologues — je pense en particulier aux très belles analyses que Clastres vient de publier — ont bien repéré ce phénomène par lequel celui à qui l’on donne un pouvoir est en même temps, à travers un certain nombre de rites et de cérémonies, ridiculisé ou rendu abject, ou montré sous un jour défavorable. S’agit-il, dans les sociétés archaïques ou primitives, d’un rituel pour limiter les effets du pouvoir ? Peut-être. Mais je dirais que, si ce sont bien ces rituels que l’on retrouve dans nos sociétés, ils ont une tout autre fonction. En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets et de découronner magiquement celui auquel on donne la couronne. Il me semble qu’il s’agit, au contraire, de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié. Ce problème de l’infamie de la souveraineté, ce problème du souverain disqualifié, après tout, c’est le problème de Shakespeare ; et toute la série des tragédies des rois pose précisément ce problème, sans que jamais, me semble-t-il, on ait fait de l’infamie du souverain la théorie. Mais, encore une fois, dans notre société, depuis Néron (qui est peut-être la première grande figure initiatrice du souverain infâme) jusqu’au petit homme aux mains tremblantes qui, dans le fond de son bunker, couronné par quarante millions de morts, ne demandait plus que deux choses : que tout le reste soit détruit au-dessus de lui et qu’on lui apporte, jusqu’à en crever, des gâteaux au chocolat — vous avez là tout un énorme fonctionnement du souverain infâme. »

Michel Foucault, Les Anormaux, cours de 1974-1975 au Collège de France.