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But then, it was too late

« Ce qui reste de liberté prend un caractère d’épiphénomène, relève d’une culture de la vie privée, ce n’est pas une liberté substantielle au sens où les hommes pourraient se déterminer eux-mêmes : on se contente de les laisser libres dans quelques secteurs seulement et jusqu’à nouvel ordre, pour que la vie ne leur paraisse pas complètement insupportable. »

Adorno, Leçons sur l’histoire et sur la liberté

45 au carré

2025 est un carré parfait — 45 au carré ; le précédent carré parfait était 1936. Ce tour de passe-passe arithmétique, propre à émerveiller des élèves de petites classes*, place l’année 2025 sous les augures de deux dates clés du combat contre le fascisme.

L’année 2024 a vu l’extrême-droite, souvent coalisée avec les droites affairiste et conservatrice, proliférer dans les pays occidentaux, suscitant adhésion et mouvement quand les partisans de la démocratie semblent tétanisés. En France, un gouffre s’est ouvert entre la responsabilité remarquable de la société et l’effondrement moral d’une large part du système médiatique, de la classe politique et des milieux d’affaires. Chacun, chacune, sent désormais le souffle de la bête dans le cou. Ni la société, ni l’histoire ne sont soumises à des lois déterministes et transcendantes. Le politique est affaire de création humaine, conditionnée mais non déterminée par la vie matérielle. La création, précisément, est ce qui ne se déduit pas de ce qui précède. Le moment a le mérite de la clarté : nous savons ce qu’il se produira si nous ne faisons rien, et si perdure le narcissisme, la solitude, l’apathie politique et le conformisme. Mais l’anomie n’a rien d’une fatalité. Il ne tient qu’à nous de faire vivre l’idéal démocratique visant à constituer une société réflexive faisant appel à l’activité lucide et éclairée de tous les citoyens pour se réimaginer sans cesse. Tel est l’enjeu de 2025 et des années suivantes : il revient désormais à la société civile, donc à chacun et chacune d’entre nous, de prendre ses responsabilités politiques.

« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert reste mis. »

René Char

* Épatez les enfants autour de vous en leur montrant que 2025 est le carré de la somme des 9 premiers entiers et, en vertu du théorème de Nicomaque, la somme des cubes des 9 premiers entiers.

KeyLabs : motion de défiance

Sous embargo jusqu’au vendredi 17 janvier 2024, 0h.

«  À cet instant où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avait mis leurs espoirs, où ces politiciens aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions arracher l’enfant politique du monde aux filets dans lesquels ils l’avaient enfermé. »

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940

Séminaire Politique des sciences

Le séminaire Politique des sciences reprend son cours en mettant à profit la parution d’ouvrages issus de trois disciplines des sciences humaines et sociales (science politique, histoire, philosophie) pour examiner aussi bien les stratégies institutionnelles du Rassemblement National que les terreaux économiques et sociaux à la fois modelés et investis par les libertariens radicaux, et qui contribuent au rêve d‘un monde sans démocratie.

Actualité de la recherche sur l’extrême-droite et l’autoritarisme (1)

Vendredi 31 janvier 2025, 16h30-19h, salle Cavaillès, ENS, 45 rue d’Ulm

Une pré-inscription est demandée aux personnes extérieures à l’ENS-PSL par un mail à : Po_des_Sciences@proton.me afin de fournir la liste des invités à la loge d’entrée.

Quinn Slobodian professeur d’histoire économique et politique globale à l’Université de Boston. Il publie Le Capitalisme de l’apocalypse ou le rêve d’un monde sans démocratie au Seuil et Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right chez Zone Books.

Estelle Delaine est maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Rennes. Elle publie À l’extrême droite de l’hémicycle. Le RN au cœur de la démocratie européenne. chez Raison d’Agir.

Michel Feher est philosophe et fondateur de la maison d’édition new-yorkaise Zone Books. Il publie Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement National. aux éditions La Découverte.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »

Hannah Arendt

Science, com’ et réseaux sociaux 

En prévision du retour au pouvoir de M. Trump le 20 janvier, en compagnie des broligarques de l’extrême-droite libertarienne, ALIA, l’Association pour la Liberté Académique, a appelé en décembre les établissements d’enseignement supérieur et de recherche les universitaires et les chercheurs à quitter « X », le réseau de M. Musk  :

https://liberte-academique.fr/wp-content/uploads/2024/12/2024-12-16-Quitter-X-au-nom-de-lethique-de-la-science.pdf

Nous souscrivons à cet appel au boycott des plateformes du techno-féodalisme libertarien et, surtout, à son dernier paragraphe : nous invitons à notre tour à une réflexion collective de la communauté académique sur ce que le personal branding, la « com’ » et la « stratégie de marque » font à l’Université et à la science.

À intervalles réguliers, les universitaires et les salariés des EPST reçoivent dans leur boîte courriel des lettres d’actualités de leur(s) établissement(s) de tutelle, concoctées par leur service communication. La 4ème place régionale de l’innovation sociétale durable attribuée à un mémoire de master y est présentée comme le signe d’une ascension inéluctable vers les cimes de la recherche globale. Le portrait du chercheur du mois, choisi selon des critères mystérieux, y côtoie la mise en avant d’un passage sur France Culture et un communiqué de presse sur les avancées cruciales représentées par un article publié le mois précédent — des dizaines, voire des centaines d’autres, sont, par contraste, invisibilisés. On trouvera les mêmes communiqués de presse étrangement sélectifs, les mêmes portraits venus d’on ne sait où, les mêmes interviews lénifiantes de membres de l’équipe de direction sur les comptes facebook et linkedin de l’établissement. Généralement, il faut le reconnaître, ces messages ne sont pas lus : ils sont mis à la poubelle, et ne suscitent d’agacement significatif que lorsqu’ils annoncent triomphalement un nouveau logo, une nouvelle charte graphique ou tout autre emballage contraignant. Ce mélange général d’indifférence et d’hostilité n’empêchera pas le service communication de continuer son « travail », et parfois d’être le seul service de l’université dont les effectifs et le budget augmentent.

La stratégie de marque achève la transformation de l’Université en entreprise de ventes des diplômes en y important le culte du pitch et du teasing, plutôt que la culture du doute, l’évidence de la nuance et la nécessité du temps long. La recherche incrémentale, voire confirmatoire, permet aux structures de valorisation de générer un narratif présentant l’université comme l’élément clef dans une politique d’économie de la connaissance. Des concours locaux, régionaux et nationaux comme la thèse en 180 secondes sont des rustines pour “soigner” l’absence de postes et de débouchés. Les universitaires, pour essayer de donner quelques espoirs à leurs étudiants et à eux-mêmes, participent à la sape de leur propre métier, conformément au grand principe managérial : faire co-produire par les dominés leur propre système d’aliénation.

La réaction à la prise de contrôle de twitter, plateforme au rôle institutionnel pour les universités, les politiciens ou les journalistes, est symptomatique de la coupure entre bureaucratie et praticiens de la recherche et de l’enseignement. En ordre dispersé, nos établissements se sont interrogés sur les conséquences pour leur réputation et leur visibilité, plutôt que de mettre en débat les questions d’intégrité et d’exemplarité dans la diffusion des connaissances et informations. Les lentes migrations de comptes institutionnels procèdent d’une rationalité instrumentale et comptable, plutôt que de l’éthique académique. Les chercheuses et chercheurs qui étudient les réseaux sociaux, la désinformation ou le techno-féodalisme n’ont jamais été conviés à contribuer à une réponse commune des institutions académiques. En conséquence, nous restons démunis face à un problème chaque jour plus urgent.

Le départ de « X » n’est-il pas l’occasion de remettre en cause les stratégies de communication des établissements qui renversent les normes qui régissent la pratique de la science ? Faut-il vraiment encourager à la migration de comptes sur Bluesky, sans autre perspective ? N’est-il pas temps de participer, comme praticiens de la recherche, à la construction d’outils numériques sous contrôle citoyen, conformes aux aspirations démocratiques ?

« La liberté consiste d’abord à ne pas mentir. Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s’annonce ou se perpétue. »

Albert Camus

But then, it was too late

I was a scholar, a specialist. Then, suddenly, I was plunged into all the new activity, as the university was drawn into the new situation; meetings, conferences, interviews, ceremonies, and, above all, papers to be filled out, reports, bibliographies, lists, questionnaires. And on top of that were the demands in the community, the things in which one had to, was ‘expected to’ participate that had not been there or had not been important before. It was all rigmarole, of course, but it consumed all one’s energies, coming on top of the work one really wanted to do. You can see how easy it was, then, not to think about fundamental things. One had no time. […]

The dictatorship, and the whole process of its coming into being, was above all diverting. It provided an excuse not to think for people who did not want to think anyway. I do not speak of your ‘little men,’ your baker and so on; I speak of my colleagues and myself, learned men, mind you. Most of us did not want to think about fundamental things and never had. There was no need to. […]

To live in this process is absolutely not to be able to notice it […] unless one has a much greater degree of political awareness, acuity, than most of us had ever had occasion to develop. Each step was so small, so inconsequential, so well explained or, on occasion, ‘regretted’: that, unless one were detached from the whole process from the beginning, unless one understood what the whole thing was in principle, what all these ‘little measures’ […] must some day lead to, one no more saw it developing from day to day than a farmer in his field sees the corn growing. One day it is over his head. […]

In the university community, in your own community, you speak privately to your colleagues, some of whom certainly feel as you do; but what do they say? They say, ‘It’s not so bad’ or ‘You’re seeing things’ or ‘You’re an alarmist.’

And you are an alarmist. You are saying that this must lead to this, and you can’t prove it. These are the beginnings, yes; but how do you know for sure when you don’t know the end, and how do you know, or even surmise, the end? On the one hand, your enemies, the law, the regime, the Party, intimidate you. On the other, your colleagues pooh-pooh you as pessimistic or even neurotic. You are left with your close friends, who are, naturally, people who have always thought as you have.

But your friends are fewer now. Some have drifted off somewhere or submerged themselves in their work. You no longer see as many as you did at meetings or gatherings. Informal groups become smaller; attendance drops off in little organizations, and the organizations themselves wither. Now, in small gatherings of your oldest friends, you feel that you are talking to yourselves, that you are isolated from the reality of things. This weakens your confidence still further and serves as a further deterrent to-to what? It is clearer all the time that, if you are going to do any- thing, you must make an occasion to do it, and then you are obviously a troublemaker. So you wait, and you wait.

But the one great shocking occasion, when tens or hundreds or thousands will join with you, never comes. That’s the difficulty. If the last and worst act of the whole regime had come immediately after the first and smallest, thousands, yes, millions would have been sufficiently shocked. […]

Suddenly it all comes down, all at once. You see what you are, what you have done, or, more accurately, what you haven’t done (for that was all that was required of most of us: that we do nothing). You remember those early meetings of your department in the university when, if one had stood, others would have stood, perhaps, but no one stood. A small matter, a matter of hiring this man or that, and you hired this one rather than that. You remember everything now, and your heart breaks. Too late. You are compromised beyond repair.

Milton Mayer, They Thought They Were Free The Germans, 1933-1945

Paru en 1955, cet ouvrage est fondé sur dix entretiens menés dans la ville de Hesse. Il raconte la montée du nazisme au quotidien.

Traduction.

« J’étais un universitaire, un spécialiste. Puis, soudainement, j’ai été plongé dans toutes ces nouvelles activités, alors que l’université était entraînée dans la nouvelle situation ; des réunions, des conférences, des interviews, des cérémonies, et, par-dessus tout, des papiers à remplir, des rapports, des bibliographies, des listes, des questionnaires. Et par-dessus tout cela, il y avait les exigences de la communauté, les choses auxquelles il fallait, on “s’attendait à ce que” l’on participe, qui n’étaient pas là auparavant ou qui n’étaient pas importantes. Tout cela n’était que du tralala, bien sûr, mais cela consumait toutes nos énergies, en plus du travail que l’on voulait vraiment faire. Vous pouvez voir à quel point il était facile, alors, de ne pas penser aux choses fondamentales. On n’avait pas le temps. […]

La dictature, et tout le processus de son avènement, faisait avant tout diversion. Elle fournissait une excuse pour ne pas penser à ceux qui ne voulaient pas penser de toute façon. Je ne parle pas de vos “petits hommes”, votre boulanger et ainsi de suite ; je parle de mes collègues et de moi-même, des hommes instruits, vous savez. La plupart d’entre nous ne voulaient pas penser aux choses fondamentales et ne l’avaient jamais fait. Il n’y avait pas besoin de le faire. […]

Vivre dans ce processus, c’est absolument ne pas pouvoir le remarquer […] à moins d’avoir un degré de conscience politique, d’acuité, beaucoup plus grand que la plupart d’entre nous n’avaient jamais eu l’occasion de développer. Chaque étape était si petite, si insignifiante, si bien expliquée ou, à l’occasion, “regrettée”, que, à moins d’être détaché de tout le processus dès le début, à moins de comprendre ce qu’était tout cela en principe, ce à quoi toutes ces ‘petites mesures’ […] devaient un jour mener, on ne voyait pas plus cela se développer de jour en jour qu’un fermier dans son champ ne voit le maïs pousser. Un jour, il est au-dessus de sa tête. […]

Dans la communauté universitaire, dans votre propre communauté, vous parlez en privé à vos collègues, dont certains ressentent certainement la même chose que vous ; mais que disent-ils ? Ils disent, “Ce n’est pas si grave” ou “Vous voyez des choses” ou “vous êtes un alarmiste.”

Et vous êtes un alarmiste. Vous dites que cela doit mener à cela, et vous ne pouvez pas le prouver. Ce sont les débuts, oui ; mais comment savez-vous avec certitude quand vous ne connaissez pas la fin, et comment savez-vous, ou même supposez-vous, la fin ? D’un côté, vos ennemis, la loi, le régime, le Parti, vous intimident. De l’autre, vos collègues vous traitent de pessimiste ou même de névrosé. Vous êtes laissé avec vos amis proches, qui sont, naturellement, des personnes qui ont toujours pensé comme vous.

Mais vos amis sont moins nombreux maintenant. Certains se sont éloignés quelque part ou se sont plongés dans leur travail. Vous ne voyez plus autant de personnes que vous voyiez lors des réunions ou des rassemblements. Les groupes informels deviennent plus petits ; la participation diminue dans les petites organisations, et les organisations elles-mêmes se flétrissent. Maintenant, dans de petits rassemblements de vos plus vieux amis, vous avez l’impression de parler à vous-mêmes, d’être isolés de la réalité des choses. Cela affaiblit encore plus votre confiance et sert de dissuasion supplémentaire à — à quoi ? Il devient de plus en plus clair que, si vous allez faire quelque chose, vous devez créer une occasion de le faire, et alors vous êtes évidemment un fauteur de troubles. Alors vous attendez, et vous attendez.

Mais l’occasion grande et choquante, où des dizaines ou des centaines ou des milliers de personnes se joindront à vous, n’arrive jamais. C’est la difficulté. Si le dernier et pire acte de tout le régime était venu immédiatement après le premier et le plus petit, des milliers, oui, des millions de personnes auraient été suffisamment choquées. […]

Soudain, tout s’effondre, tout à coup. Vous voyez ce que vous êtes, ce que vous avez fait, ou, plus précisément, ce que vous n’avez pas fait (car c’est tout ce qui était requis de la plupart d’entre nous : que nous ne fassions rien). Vous vous souvenez de ces premières réunions de votre département à l’université où, si quelqu’un s’était levé, d’autres se seraient levés, peut-être, mais personne ne s’est levé. Une petite affaire, une question d’embaucher cet homme ou cet autre, et vous avez embauché celui-ci plutôt que celui-là. Vous vous souvenez de tout maintenant, et votre cœur se brise. Trop tard. Vous êtes compromis au-delà de toute réparation. »

Comments ( 2 )

  1. F. Hoogstoel
    Bonjour. Merci pour cet article et tous les autres. Dans la deuxième phrase du deuxième paragraphe, ne faudrait-il pas plutôt traduire "not to think for people" par "ne pas penser pour ceux" ? Cordialement.
  2. Justin
    Bonjour, Merci et comme toujours, vos billets sont une gourmandise à lire. Je souhaiterais revenir là-dessus : "n’est-il pas temps de participer, comme praticiens de la recherche, à la construction d’outils numériques sous contrôle citoyen, conformes aux aspirations démocratiques ?" Depuis 2017, il est mis en place le Fédiverse, dont Mastodon est la facette la plus médiatisée. Sur une base décentralisée (plus que Bluesky, où des startupeurs lèvent 30 millions d'€ pour proposer un 2e serveur), à gouvernance ouverte (comme connait le logiciel libre, chacun pouvant développer un logiciel se connectant au réseau global, et pour Mastodon, une refonte de son organisation vient d'être annoncée). De nombreux chercheurs sont passés sur Mastodon, et de nombreux citoyens prennent part à ce réseau. Il existe des instances pour des chercheurs, des artistiques, des minorités LGBT, etc. Bref, un contrôle réellement citoyen. Les outils existent, les récits sont là (Framasoft fait un travail formidable là dessus, pour fournir un contre récit aux GAFAM, et en prime avec de jolies illustrations). Il ne s'agit plus de construire, mais de participer au développement des alternatives existantes. Il n'y a rien à attendre des "startups" proposant des solutions toutes faites. L'avenir n'est pas aux gros mastodontes (si je peux me permettre l'expression), mais à la décentralisation et à l'interconnexion de petites structures. Et si cela devait marcher pour les réseaux sociaux, cela devrait aussi être le cas pour les universités. Mais cela est une autre histoire.