Investir dans la recherche et l’Université, pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique

Nous vous invitons à vous associer ci-dessous aux plus de 3 000 signataires de cette tribune, publiée le 10 octobre 2024 sous le titre « En privant de financement la recherche publique et l’Université, le crédit d’impôt recherche détériore l’écosystème français » dans le journal Le Monde.

Le rapport sur la compétitivité et l’avenir de l’Europe remis par Mario Draghi à la Commission européenne, le 9 septembre, a eu le grand mérite de remettre en cause le dogme de l’austérité budgétaire et de souligner l’importance de la recherche, de l’innovation et de la formation pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique de l’Europe. Pour autant, si ce rapport propose avec raison d’investir dans la formation, la santé, l’isolation thermique des bâtiments, les énergies décarbonées ou les grandes infrastructures de transport, il demeure attaché à une conception de la recherche et de l’Université frappée d’obsolescence, fondée sur la croyance économiciste en un marché total des chercheurs et des établissements.

Dans notre contexte de longue dépression économique, couplée aux crises climatique, démocratique, sanitaire et sociale, il importe de tirer le bilan des politiques publiques suivies en France depuis vingt ans en matière de formation et de recherche fondamentale et appliquée. Le crédit d’impôt recherche (CIR) est une niche fiscale qui permet aux entreprises de déduire de leur impôt sur les sociétés 30 % de dépenses qu’elles font apparaître dans leur bilan comme procédant de la « recherche et développement » (R&D). En l’absence de contrôles sérieux, de multiples officines se sont spécialisées dans le maquillage de dépenses génériques en R&D et de cadres commerciaux en chercheurs-ingénieurs.

Si le CIR a un effet très positif pour les microentreprises et les PME qui emploient des chercheurs-ingénieurs pour concevoir et produire de la haute technologie, il a toutefois un effet largement négatif sur la R&D des moyennes et grandes entreprises. Les rapports de l’Organisation de coopération et de développement économiques, de la Cour des comptes ou de France Stratégie ont montré que le CIR est avant tout un contournement des règlements européens sur les aides directes aux entreprises et n’a aucun effet ni sur l’emploi ni sur l’investissement en R&D.

Les effets indirects sont en réalité bien pires, puisqu’en privant de financement la recherche publique et l’Université, le CIR détériore l’écosystème français de recherche et de formation. Si les entreprises continuent de délocaliser leur R&D en Asie du Sud-Est et, dans une moindre mesure, aux États-Unis, c’est pour la qualité de leur écosystème et la dégradation du nôtre. Le décrochage du niveau scientifique et technique en France est alarmant, et le manque de culture scientifique de la classe politique en est le reflet. Les désastreuses réformes du lycée et l’absence de politique ambitieuse de recrutement et de formation des enseignants ont encore accéléré la débâcle.

Comment en sommes-nous arrivés là ? L’enseignement supérieur et la recherche ont connu deux décennies d’incessantes réformes structurelles, théorisées par le rapport « Education et croissance » des économistes Philippe Aghion et Elie Cohen, paru en 2004. Il reposait sur quelques postulats : les financements de l’Université et de la recherche doivent être concentrés sur quelques établissements, qui ont vocation à assurer l’activité de recherche et donc d’innovation ; les autres, paupérisés, doivent graduellement être transformés en collèges universitaires en grande partie financés par des frais d’inscription dérégulés. Les universitaires et chercheurs doivent être mis en concurrence pour obtenir les budgets nécessaires à l’exercice de leur métier. L’État doit accompagner l’essor d’un enseignement supérieur privé lucratif. Ce dernier volet a parfaitement réussi. Les moyens qui manquent au service public se retrouvent, par exemple, dans les 25 milliards d’euros consacrés en pure perte à l’apprentissage et à l’alternance et captés par un secteur privé de piètre qualité.

Pour le reste, ces croyances infondées ont engendré bureaucratisation, paupérisation, précarisation, et participé au décrochage mis en exergue par le rapport Draghi. Il en résulte une perte de sens pour l’Université, conçue pour produire, transmettre, conserver et critiquer les savoirs, et réformée au prétexte de produire de la croissance économique —  avec un résultat à l’exact opposé des promesses de prospérité.

Concevoir un système universitaire et de recherche conforme aux défis du XXI^ème siècle suppose de se projeter à dix ou vingt ans, dans une société profondément transformée, qui aurait triomphé des crises qui la frappent et qui aurait retrouvé vitalité, espoir et envie d’ouvrir des horizons communs désirables. Dépasser la crise politique et instituer une démocratie effective suppose une formation à la citoyenneté permettant de faire vivre un espace public de pensée, de critique réciproque et de délibération. À quelles connaissances, y compris pratiques et techniques, voulons-nous que l’école forme pour ce faire ?

Surmonter la crise sociale nécessite de traduire les valeurs de la République en services publics d’éducation, de santé, de transport, de justice. Juguler les crises climatique et environnementale suppose d’organiser une production agricole, énergétique et industrielle locale, conforme aux besoins de la population. Ce nouvel aménagement du territoire implique un besoin massif de formation et de recherche mais aussi une organisation de l’Université et de la recherche en réseau, qui innerve le territoire. Plafonner le CIR et le conditionner à l’emploi de docteurs en contrat de travail à durée indéterminée et au paiement de l’impôt sur les sociétés — que moins d’un tiers des entreprises de recherche paient à ce jour — permettrait de financer en grande partie cette politique d’avenir.

Nous projeter dans un avenir meilleur suppose, d’une part, de comprendre le monde au plus juste et au plus vrai et, d’autre part, de témoigner d’une attention et d’une confiance dans la jeunesse qui passent par sa formation intellectuelle et pratique et par les conditions matérielles de son émancipation. Mener une politique d’austérité pour l’Université et la recherche serait priver la société d’avenir.

Premiers signataires

Vladimir Adrien, Chef de clinique universitaire en psychiatrie | Samuel Alizon, Directeur de recherche en biologie au CNRS | Bruno Andreotti, Professeur de physique à l’université Paris Cité | Marie-Laure Basilien-Gainche, Professeure en droit, membre senior de l’Institut Universitaire de France à l’université Jean Moulin Lyon 3 | Alain Barrat, Directeur de recherche en physique au CNRS | Magali Bessone, Professeure en philosophie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne | Manik Bhattacharjee, Ingénieur de recherche au CNRS | Marie Blaise, Directrice de laboratoire, Maîtresse de conférences en littératures comparées à l’université Paul-Valéry, Montpellier 3 | Morgane Bomsel, Directrice de recherche en biologie au CNRS (Institut Cochin) | Thomas Boraud, Directeur d’Unité en Neurosciences au CNRS | Louisiane Burkart, Technicienne en ornithologie, Grand site cap d’Erquy – cap Fréhel | Maëlle Calandra, Chargée de recherche en anthropologie à l’IRD | Pierre-Henri Castel, Directeur de recherche en histoire et philosophie des sciences au CNRS (EHESS) | Kristel Chanard, Chargée de recherche en géophysique à l’IPGP | Francis Chateauraynaud, Directeur d’études en sociologie à l’EHESS | Ève Chiapello, Directrice d’études en sociologie à l’Ehess | Aboubakr Chraïbi, Professeur en littérature à l’Inalco | Philippe Cinquin, PU-PH en Santé Publique Numérique à l’université Grenoble Alpes / CNRS | Quentin Czerwiec, Post-doctorant à l’université de Montpellier | Christian de Montlibert, Professeur émérite en sociologie à l’université de Strasbourg | Nadine Dieudonné-Glad, Professeure en archéologie à l’université de Poitiers | Christine Dillmann, Directrice de l’UMR GQE-Le Moulon Biologie/Ecologie/Agriculture à l’université Paris-Saclay | Claire Doquet, Professeure, présidente de l’Association pour la Liberté Académique à l’université de Bordeaux | François Drémeaux, Post-doctorant en Histoire à l’université d’Angers | Bérengère Dubrulle, Directrice de recherche en physique au CNRS, membre de l’Académie des sciences | Jules Falquet, Professeure de philosophie à l’université Paris 8, Saint-Denis | Michel Feher, Éditeur de Zone Books et philosophe | Agnes Fouet, Directrice de recherche en biologie au CNRS | Jean-Louis Fournel, Professeur en études italiennes à l’université Paris 8, Saint-Denis | Anne Fraïsse, Professeure en patristique latine, Présidente de l’université Paul-Valéry Montpellier 3 | Lucille Gallardo, Post-doctorante en sociologie politique à Mesopolhis (CNRS/AMU/IEP d’Aix en Provence) | Gabriel Galvez-Behar, Professeur en histoire contemporaine à l’université de Lille | Virginie Gautron, Maîtresse de conférences en droit à Nantes Université | Florence Gherchanoc, Professeure en Histoire à l’université Paris Cité | Jonathan Ginzburg, Professeur en linguistique à l’université Paris-Cité | Michel Habib, Professeur émérite en Informatique à l’université Paris Cité | Nadine Halberstadt, Directrice de recherche en physique au CNRS | Béatrice Hibou, Directrice de recherche au CNRS (Ceri-SciencesPo) | Emmanuelle Huillard, Chargée de recherche en biologie au CNRS | Liora Israël, Directrice d’études en sociologie à l’EHESS | Elisabeth Jamet, Directrice de recherche en biologie végétale au CNRS | Philippe Jarne, Directeur de recherche en écologie au CNRS | Fabien Jobard, Président de la Conférence des président·es du Comité national de la recherche scientifique, Directeur de recherche en science politique au CNRS | Karl Joulain, Directeur d’unité en énergétique à l’université de Poitiers | Maud Jullien, Ingénieure de recherche en sciences des matériaux | Isabelle Krzywkowski, Professeure en littérature comparée à l’université Grenoble Alpes | Thomas Lamarche, Professeur en économie à l’université Paris Cité | David Lapoujade, Professeur en philosophie à l’Univesité Paris-I Panthéon-Sorbonne | Guillaume Lecointre, Professeur en zoologie au Muséum national d’Histoire naturelle | Julie Masquelier-Loorius, Ingénieure de recherche en archéologie au CNRS | Claire Mathieu, Directrice de recherches en Informatique au CNRS, membre de l’Académie des sciences | Chloé Mayere, Bioinformaticienne en biologie du développement à l’université de Genève | Safia Médiène, Maîtresse de conférences en agronomie à l’AgroParisTech | François Métivier, Professeur en sciences de la terre à l’université Paris Cité | Alice Meunier, Directrice de recherche en biologie au CNRS (ENS) | Anouchah Momeni, Maître de conférences en physique à l’université de Cergy | Marylene Mougel, Directrice de recherche en biologie au CNRS | Jamal Moussa, Maître de conférences en chimie à Sorbonne Université | Pierre Naegelen, Responsable du Service Documentation Numérique Recherche et APC de l’université Toulouse III – Paul Sabatier | Christine Noille, Professeure en rhétorique et théorie littéraire à Sorbonne Université, Directrice du CELLF (UMR 8599) | Marianne Palisse, Maitre de conférences en anthropologie à l’université de Guyane | Isabelle Pierozak, Professeure en sciences du langage à l’université de Tours | Emmanuelle Porcher, Directrice d’unité, Professeure en écologie au Muséum national d’Histoire naturelle | Dominique Pradelle, Professeur en philosophie à Sorbonne Université | Sandrine Rossi, Professeure en psychologie à l’université de Caen Normandie | Philippe Rousselot, Professeur en astrophysique à l’université de Franche-Comté, Directeur de l’Observatoire des sciences de l’univers THETA | Bruno Schapira, Professeur en mathématiques à Aix-Marseille Université | Arnaud Saint-Martin, chargé de recherche en sociologie au CNRS et député | Mathieu Schneider, Professeur en musicologie à l’université de Strasbourg | Céline Scornavacca, Directrice de recherche en bioinformatique au CNRS (ISEM) | Catherine Senamaud, Ingénieure d’études à l’Inserm | André Sentenac, Membre de l’Académie des sciences en biologie moléculaire | Tumba Shango Lokoho, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l’université Sorbonne Nouvelle | Isabelle Sommier, Professeure en science politique à l’université Paris 1 | Sabrina Speich, Professeure en sciences du climat à l’École normale supérieure | Alexis Spire, Directeur de recherche en sociologie au CNRS | Sophie Szopa, Directrice de recherche en chimie atmosphérique au CEA | Guy Theraulaz, Directeur de recherche en éthologie au CNRS à l’université de Toulouse | Christian Topalov, Directeur d’études en sociologie à l’EHESS | Pauline Trouillard, Post-doctorante en droit au CNRS (Nanterre) | Jennifer Urasadettan, Professeure en sciences de gestion à l’université Rennes 2 | Muriel Valantin Morison, Directrice de recherche en agronomie et écologie à l’INRAE (université Paris Saclay) | Thierry Walzer, Directeur d’unité en biologie à l’Inserm | Florence Weber, Professeure en anthropologie sociale à l’ENS | Axelle Zacaï, Chercheuse en paléontologie à l’université de Poitiers.

Liste des signataires