Je veux me battre partout où il y a de la vie
« The ideal subject of totalitarian rule is not the convinced Nazi or the convinced Communist, but people for whom the distinction between fact and fiction (i.e., the reality of experience) and the distinction between true and false (i.e., the standards of thought) no longer exist. »
Hannah Arendt, Totalitarianism
« Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus. »
Ce billet signale deux échéances importantes dans la semaine qui vient, dresse un bilan des mobilisations Stand Up for Science du 7 mars et esquisse la perspective d’un mouvement instituant qui prolongerait ce succès par des rencontres Debout pour les sciences.
Calendrier
Après le moment fort des rassemblements Stand Up for Science du 7 mars, deux échéances arrivent rapidement et constitueront un point d’appui pour la suite : le 11 mars, une journée de mobilisation aura lieu pour réclamer un budget à la hauteur des enjeux de l’enseignement supérieur et de la recherche, au lieu d’une énième saignée.
Le samedi 15 mars à 14h, un appel invite à nous retrouver à l’université Paris 8 pour travailler aux réponses qu’il convient d’apporter à la double attaque que représentent les velléités de KeyLabs au CNRS et les désaccréditations massives engagées par le Hcéres dans les universités d’Île-de-France, du nord de la France et des Outremers.
« La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »
Rosa Luxemburg
Stand up for science
La droite extrême qui est désormais au pouvoir aux États-Unis ne cache plus son jeu. Il n’aura fallu que quelques semaines pour saisir que la coalition nationaliste et libertarienne irait cette fois jusqu’au bout de son programme et entendait l’imposer vite et brutalement, en provoquant terreur et sidération. Dans cette perspective, les universités et les scientifiques ont été identifiés comme des ennemis et sont devenus une cible prioritaire :
https://www.youtube.com/watch?v=0FR65Cifnhw
Ceux qui tiennent à ne plus se référer qu’à des opinions, du ressenti ou des faits alternatifs, au gré de leur convenance, ne peuvent que nourrir une hostilité irréductible envers la poursuite méthodique de la vérité comme horizon commun. Stand up for science est né justement de la conviction que défendre les sciences — es sciences humaines et sociales et les sciences exactes comme les sciences de la nature — constituait aujourd’hui une exigence cruciale.
Voilà pourquoi vendredi 7 mars, nous avons été entre 13 000 et 16 000 à le dire haut et fort dans toute la France. Nous avons été 2 000 à manifester à Toulouse, 5 100 au Quartier latin (comptage de la préfecture), 800 à Montpellier, plusieurs autres milliers encore dans les rassemblements organisés spontanément par les universitaires et les chercheurs dans une quarantaine de villes, et jusqu’au fond de la Grotte Chauvet. Chacun de ces événements a fait vivre un discours simple et clair : la défense des sciences et de l’Université est un des piliers de la défense de la démocratie, de la liberté et d’un avenir vivable pour notre planète.
Cette mobilisation a ceci de remarquable qu’elle repose sur l’engagement de collègues dont c’était parfois la première mobilisation, et qui ont su travailler avec une diversité d’organisations et de collectifs : doctorants, précaires, syndicalistes, membres d’associations comme Alia ou Labos 1point5, collectifs comme le nôtre… Une satisfaction particulière est d’avoir vu les membres des sociétés savantes et les académiciens rompre avec un tropisme historique qui en faisait trop souvent des intercesseurs solitaires, redevenir des collègues et réapprendre à dire « nous » avec les autres universitaires et chercheurs — et c’est tout à leur honneur. Cette convergence est la réponse à un sentiment légitime, celui d’une solidarité forte avec nos collègues étasuniens, mais aussi d’une urgence démocratique dans notre propre pays : dans les rassemblements, il était souvent question de la situation française.
Aujourd’hui, nous porter à la hauteur de cet enjeu démocratique suppose d’aller plus loin dans ce que nous avons commencé le 7 mars : dépasser l’effet de sidération face à la stratégie du chaos. Nous ne pouvons plus nous laisser imposer le tempo des ennemis du savoir. Nous devons restaurer la possibilité de faire valoir notre propre temporalité.
« Je veux me battre partout où il y a de la vie. »
Clara Zetkin
Rester debout, changer de tempo
La solidarité avec les scientifiques d’outre-atlantique se construit aussi par et dans la solidarité avec les universités françaises et les organismes de recherche malmenés par les coupes budgétaires, par les restructurations (KeyLabs), par les atteintes de plus en plus nombreuses à la liberté académique et, enfin par les tendances muskiennes du Haut conseil à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), le nouveau comité de la hache. Nous devons d’urgence questionner l’usage que feraient un Musk, un Thiel ou un Milei de l’ensemble des institutions et des procédures en vigueur, du Hcéres à l’ANR, de Parcoursup à l’ERC. Pour gêner les menées d’une possible majorité extrême-droite/conservateurs en juillet, il nous faut commencer par obtenir la suppression du Hcéres :
https://rogueesr.fr/supprimons-le-hceres/
Le désastre étatsunien agit comme un révélateur de la visée des dirigeants néolibéraux (fascisés ou non) : contrôler la production de savoirs et leur transmission, et pour cela précariser matériellement et subjectivement celles et ceux qui sont l’Université. Ils conçoivent l’écosystème d’Université et de recherche comme une force antagoniste, qui s’oppose à leur relation élastique à la vérité. Comment comprendre sinon les déchaînements de discours haineux contre les sciences humaines et sociales ? Comment comprendre qu’un président de groupe parlementaire de la majorité demande la dissolution de l’Office français pour la biodiversité et que des forces gouvernementales livrent les spécialistes des sciences du vivant à la vindicte ?
C’est à cette aune qu’il faut comprendre les coups de tronçonneuse du Hcéres, une autorité publique supposée être indépendante. Si cet organe de la bureaucratie normative est devenu aussi outrancièrement hors-sol, ce n’est pas par un accident de construction : c’est par nécessité politique. Sa fonction est de faire peser une contrainte extérieure sur les disciplines, sur les savoirs et sur les personnes. Jusqu’à présent, cette fonction d’hétéronomie n’était sans doute pas évidente dans l’esprit de celles et ceux qui se prêtent au fonctionnement de la machine, mais elle l’est assurément dans les têtes de celles et ceux qui les dirigent.
Voilà pourquoi ils se permettent de changer les avis des comités de pairs, théoriquement en charge de l’évaluation, afin de mieux coller à une politique établie a priori. Voilà pourquoi ils imposent aux membres de leurs comités le secret sur le déroulé de leurs procédures, sous peine de poursuite pénale. Voilà pourquoi ils nous imposent des calendriers qu’ils sont les premiers à ne pas respecter. Voilà pourquoi ils nous épuisent à travailler dans l’urgence pour rédiger des rapports dans lesquels ils n’iront chercher que quelques mantras : la professionnalisation, l’approche par compétences — dont on sait les dégâts qu’elle peut produire dans l’enseignement primaire et secondaire —, la mobilité internationale, les indicateurs sacrés et chronophages, etc.
Le soutien revendiqué des directions du Hcéres et du CNRS à Stand up for science, dans le temps même où elles organisent le démantèlement de l’écosystème universitaire et scientifique, sont des injures à la vérité et à l’intégrité intellectuelle. Être debout pour la science, c’est être debout contre ces managers tristes et gris qui serviront les Trump français sans le moindre état d’âme. Comme France Université et de l’Udice, ils se sont sentis obligés de jouer une fois de plus aux résistants de la 25ème heure, témoignant avant tout qu’ils n’admettent pas que nous soyons la science et l’Université. Le moratoire sur les KeyLabs comme le dialogue sur les avis Hcéres sont des pièges destinés à monnayer quelques concessions, et peut-être quelques postes pour les intercesseurs qui s’y prêteront. Il serait surprenant que France Université, l’Udice et le Hcéres ne tentent pas de lancer de nouvelles Assises pour couper l’herbe sous les pieds des initiatives venues de la base et pour rétablir la légitimité de pilotage que la bureaucratie a dilapidée ces derniers mois. Nous ne serons pas « assis » avec eux : nous resterons debout.
Nous ne devons plus répondre à leurs injonctions et à leurs exigences, encore moins à leur tempo qui n’est pas le nôtre. La crainte de notre réaction collective est parfaitement perceptible dans leurs dernières prises de positions publiques. Si nous sommes unis, si nous écartons les réponses sectorielles et parcellaires, si nous revendiquons et tenons un discours commun, une réponse politique qui ouvre des horizons plus créatifs et joyeux que les leurs, alors nous pourrons réinstituer une liberté académique effective. Une première rencontre de coordination est proposée en ce sens à l’Université Paris 8 le samedi 15 mars entre 14h et 18h.
La tribune « Dire non à la disparition de la philosophie » est désormais disponible en ligne :
https://rogueesr.fr/dire-non-a-la-disparition-de-la-philosophie/
Rencontres Debout pour les sciences
Au-delà de cette urgence, il est temps pour nous de poser les modalités possibles d’une Assemblée Instituante de l’Université et de la Recherche. Pour engager cette dynamique instituante, nous proposons d’organiser des Rencontres Debout pour les sciences sur le même principe que la journée Stand up for science à partir de quatre principes :
- les Rencontres Debout pour les sciences ne doivent pas être confisquées par la bureaucratie de l’ESR, comme ce fut le cas pour les « Assises » de 2012 ;
- les Rencontres Debout pour les sciences doivent dépasser les clivages partisans ;
- les Rencontres Debout pour les sciences doivent conduire à un processus instituant très majoritairement partagé au sein de la communauté académique ;
- les Rencontres Debout pour les sciences doivent s’appuyer sur la pratique de l’enseignement et de la recherche, donc sur les laboratoires, les UFR et plus généralement les collectifs de travail qui ont échappé au processus de séparation entre bureaucrates et exécutants.
Comment articuler ces principes concrètement ? Nous soumettons au débat de la communauté d’enseignement et de recherche les propositions de modalités suivantes :
- constituer par tirage au sort une assemblée recevant mandat pour formuler un projet instituant ;
- les mandatés reçoivent le soutien de leur institution de tutelle sous forme d’une décharge leur permettant d’effectuer le travail ;
- les travaux de l’Assemblée instituante sont nourris de séminaires accessibles par vidéoconférence à l’ensemble de la communauté ;
- le rapport est soumis à l’approbation par le vote de l’ensemble de la communauté académique.
« Notre “État” actuel est la dictature du mal. On me répond peut-être : “Nous le savons depuis longtemps, que sert-il d’en reparler ?” Mais alors, pourquoi ne vous soulevez-vous pas, et comment tolérez-vous que ces dictateurs, peu à peu, suppriment tous vos droits, jusqu’au jour où il ne restera rien qu’une organisation étatique mécanisée dirigée par des criminels et des salopards ? Êtes-vous à ce point abrutis pour oublier que ce n’est pas seulement votre droit, mais aussi votre devoir social, de renverser ce système politique ? Qui n’a plus la force de faire respecter son droit, doit, en toute nécessité, succomber. Nous mériterons de nous voir dispersés sur la terre, comme la poussière l’est par le vent, si nous ne rassemblons pas nos forces et ne retrouvons, en cette douzième heure, le courage qui nous a manqué jusqu’ici. Ne cachez pas votre lâcheté sous le couvert de l’intelligence. Votre faute s’aggrave chaque jour, si vous tergiversez et cherchez des prétextes pour éviter la lutte. »
Extrait du troisième des six tracts de la Weiße Rose (1942)
Sophie Scholl fut exécutée le 22 février 1943 après avoir été remise à la Gestapo par des personnels de l’université de Munich, où elle venait de lancer des tracts.