Requiem pour un COMP
Après quelques brèves, ce billet est consacré au lancement d’un nouveau pan de la LRU2.0 : les contrats d’objectif, de moyens et de performance, les COMP, conçus comme des outils de contrôle politique direct des établissements d’enseignement supérieur et de recherche.
« Quand on mettra les COMP sur orbite t’as pas fini de tourner… »
Réplique de Jean Gabin extraite du film Le Pacha de Georges Lautner.
Notre désir de voir s’élargir l’horizon
Le frémissement perceptible à l’automne est devenu bouillonnement en ce début de printemps. Devant les menées de l’alliance entre technofascisme et conservatisme chauvin aux Etats-Unis, devant aussi les politiques austéritaires des gouvernements d’alliance entre droites et extrême-droite en Europe, la communauté scientifique et universitaire a manifesté son désir de voir s’élargir l’horizon. Elle peut se prévaloir d’une série de mobilisations réussies par leur ampleur et leur unité : KeyLabs, Hcéres, In Solidarity et Stand Up for Science. L’enjeu des prochains mois est de cristalliser ce momentum en une réinstitution de l’Université et la recherche.
Le réseau polycentrique Stand Up for Science a produit dans son manifeste une esquisse programmatique autour d’une première question : quelles solidarités et quelles résistances mettre en œuvre contre l’attaque de l’écosystème scientifique planétaire ? Pour peser dans les médias et auprès de la représentation nationale, il importe de faire circuler ce manifeste et d’accumuler le plus possible de signatures avant le 5 mai :
https://standupforscience.fr/tribune/
« La grande beauté est de faire venir, imprévues, fragiles mais vivaces, comme les herbes qui poussent entre les pavés, les questions que la plupart, sans s’en rendre compte, foulent du pied, tout simplement en avançant. »
Annie Lebrun
Choose France for Austerity and Bureaucracy
La communication sur le programme d’accueil des chercheuses et chercheurs travaillant aux Etats-Unis, Choose France for Science, était déjà concomitante avec la divulgation d’une division par deux des crédits alloués au programme PAUSE. Une semaine plus tard, le gouvernement a annoncé une nouvelle annulation de 600 millions d’euros de crédits 2025,
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051520778
répartis en 225 M€ sur la mission « Investir pour la France de 2030 » et 387 M€ sur la mission « Recherche et enseignement supérieur ». Le reste des annulations de crédits (3,1 milliards d’euros au total) vise l’écologie, le réchauffement climatique, les adaptations nécessaires du tissu agro-industriel.
La représentation nationale avait voté 1,5 milliard d’euros de baisse du budget de l’ESR en 2025, une fois corrigés de l’inflation. Les annulations de crédits s’élevaient déjà à 1,1 milliards d’euros pour 2025, avant même le projet de loi de finances de fin de gestion 2024. Signalons enfin que les universités, à ce jour, n’ont toujours pas reçu leur notification budgétaire pour 2025, ce qui les place d’office en régime de douzièmes provisoires avec des restrictions d’usage importantes sur leur subvention pour charge de service public. Budget initial en baisse, douzièmes provisoires artificiellement prolongés, annulations printanières : c’est donc la troisième coupe budgétaire en cinq mois pour l’Université.
Rappelons enfin que les annonces du 5 mai s’inscrivent sur fond de liquidation des programmes européens de recherche :
https://rogueesr.fr/fin-des-keylabs-et-des-programmes-europeens/
« Parce que la France est porteuse d’une ambition renforcée en matière de recherche »
Site de Choose France for Science
En finir avec Ubu, rond de cuir
Il ne reste plus pour défendre la fiction d’une réforme vertueuse du Hcéres qu’une petite poignée de bureaucrates. Il est vrai que ceux-ci, ne faisant effectivement ni recherche ni enseignement, ne risquent pas d’en subir l’arbitraire, les indicateurs hors sol et l’opacité. Après les évaluations caviardées de la vague E, Mme Chevallier, présidente du Haut comité, avait annoncé quelques réformes qu’aucun texte un tant soit peu contraignant n’est venu étayer à ce jour. La pièce centrale en aurait été l’abandon de l’évaluation des formations en tant que telles, cette évaluation étant transférée aux établissements. Les dernières annonces du ministre révèlent que ces mesures sont en fait motivées par la nécessité d’aligner le Hcéres sur les besoins des contrats d’objectif, de moyens et de performance (COMP). Rétrospectivement, cette nécessité éclaire aussi les remarques sibyllines de Mme Chevallier sur les COMP lors de son audition à l’Assemblée Nationale. Il n’y a donc, à ce stade, aucun recul de sa part, mais au contraire une accélération.
Le Hcérès, qui n’a jamais eu d’autre objet que le contrôle politique de l’Université et de la recherche, est irréformable. 4500 universitaires et chercheurs ont déjà signé la tribune demandant sa suppression, parue dans le Monde du 16 avril:
https://rogueesr.fr/tribune-hceres/
La Commission Mixte Paritaire (CMP) qui décidera ou non de maintenir la suppression du Hcéres ne se réunira que mi-juin, avant le vote final. Il importe pour convaincre les parlementaires de continuer à faire signer largement la tribune du 16 avril. Notons que Philippe Baptiste a choisi in extremis de retirer sa propre tribune, qui aurait dû se situer en regard de la nôtre, pour la publier ailleurs. Il a sans doute bien fait ; sa prose évoque irrésistiblement les pastiches du groupe Javier Milei :
https://rogueesr.fr/il-existe-un-printemps-inoui/
La suppression du Hcéres constituerait un moment fort de rupture avec 21 ans de sclérose bureaucratique, de paupérisation et de décrochage scientifique et technique. Cette perspective nous donne d’ores et déjà l’élan nécessaire pour rompre avec le fatalisme, ce lent glissement qui nous entraîne vers l’un des variants de l’extrême-droite, et pour nous mettre au travail.
« J’avais la chance d’être avec France Universités il y a quelques jours, on parlait de nos fameux COMP. (…) C’est vrai que quand on regarde en vrai ce qu’avec ces contrats on pilote comme vraies dépenses au total, on a envie de se dire que les gens qui sont prêts à les préparer, à les documenter et les évaluer sont des héros, c’est les meilleurs COMP. »
Discours du président Macron, le 7 décembre 2023
https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-22053-fr.pdf
Pourquoi les COMP sont-ils si dangereux ?
Les contrats d’objectifs, de moyens et de performances (COMP) sont au cœur de la LRU2.0, nouvelle étape de la transformation du supérieur théorisée en 2004 dans le rapport Education & Croissance. Aghion et Cohen y préconisaient de procéder par réforme incrémentale en n’explicitant jamais la manière dont un dispositif s’inscrit dans un continuum de réformes dont l’objectif est pourtant explicite : déclasser toutes les universités publiques sauf une dizaine, requalifiées en “universités de recherche” et restructurées en singeant les universités privées étatsuniennes. M. Macron a présenté les trois « piliers » de la LRU2.0 dans son discours du 7 décembre 2023 : « pilotage », « évaluation » et « statuts » des enseignants et chercheurs.
« transformer nos grands organismes nationaux de recherche en de vraies agences de programmes (…) faisons des vraies agences de financement qui arrêtent de gérer directement les personnels »
Le « pilotage » est le pilier du contrôle centralisé de l’Université et de la recherche : il suppose le démantèlement des organismes nationaux de recherche par transfert aux « universités de recherche » des personnels scientifiques pour ne conserver des anciennes institutions transformées en agences que le management bureaucratique et la gestion financière. Comme l’ont montré les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), promus par le PDG du CNRS pour leur approche top-down, les agences de programmes soumettent la recherche à un contrôle politique centralisé, conférant à l’exécutif et aux lobbies le droit de décider de ce sur quoi portent les recherches, de qui peut les mener et, surtout, d’éliminer les recherches contraires aux convictions des pouvoirs politique, économique et religieux en place. La ministre Montchalin a choisi les médias du groupe Bolloré pour annoncer que « d’ici la fin de l’année […] un tiers des agences et des opérateurs [de l’Etat] qui ne sont pas des universités [allaient être] fusionnés ou supprimés ». Parmi ces opérateurs, ceux de la mission Recherche et enseignement supérieur sont principalement : ANR, Académie des technologies, ACTA/ACTIA, BRGM, CEA, CIRAD, CEA, CNES, CNRS, IFPEN, IFREMER, INED, INRAE, INRAP, INSERM, IPEV, IRD, LNE et CROUS.
« c’est au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche […] de faire de la stratégie, du pilotage et de l’évaluation »
L’« évaluation » constitue le second pilier du contrôle bureaucratique : elle discipline les équipes et les établissements en conditionnant les budgets à des indicateurs de performance édictés et calculés par l’administration ministérielle ou par des agences. Introduire ces indicateurs sans rapport avec la qualité de la recherche et de l’enseignement a été la raison des caviardages et réécritures par la bureaucratie du Hcéres des évaluations de vague E. C’est le principe des contrats d’objectifs, de moyens et de performance (COMP) : « Les budgets des universités seront arbitrés, non plus en reconduisant ceux des années précédentes, comme c’était fait depuis très longtemps, ni en utilisant un modèle mathématique ou une feuille Excel, mais dans une discussion au premier euro. ». Telle est la définition exacte d’une allocation des moyens discrétionnaires, aux mains du Ministre en exercice, qui pourra ensuite déléguer aux recteurs les « discussions » qui ne l’intéressent pas. L’introduction d’indicateurs quantitatifs arbitraires, contraires à l’éthique scientifique et universitaire, répond à un objectif : préparer la mise en concurrence entre établissements publics et privés pour l’obtention des contrats publics. Les formations privées étant dispendieuses et de qualité médiocre, seuls des critères ad hoc peuvent leur permettre d’apparaître comme concurrentielles.
« Les statuts ne sont pas des protections aujourd’hui, ce sont devenus des éléments de complexité »
La liberté académique repose sur les financements pérennes des formations, des recherches et des salaires. A l’inverse, le contrôle politique centralisé suppose de démanteler les statuts des chercheurs et enseignants-chercheurs au profit de contrats individuels échappant aux règles de la fonction publique d’Etat : contrôle des missions, du temps de travail, des rémunérations et soumission au contrôle politique. Les COMP conditionnant l’intégralité des budgets (100%), salaires compris, leur mise en œuvre suppose la suppression des statuts de fonctionnaires [1].
« Mort aux COMP ! Vaste programme ! »
(Presque) Charles de Gaulle
Les tactiques déployées par le DOGE de M. Musk contre les universités et les agences gouvernementales nous aident paradoxalement à prendre la mesure du danger. Aux Etats-unis, la contractualisation facilite les baisses budgétaires et les licenciements des institutions fédérales de recherche et de régulation. Les universités privées et publiques sont contrôlées au travers des outils de contrôle du management par agence : les projets et l’évaluation. La méthode est simple et terrifiante : imposer de nouvelles normes d’évaluation à même de censurer toute recherche ayant des conséquences sur la prévention sanitaire, la régulation environnementale, la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou les dispositifs d’atténuation des inégalités. Les trois leviers programmés de la LRU2.0 sont donc ceux-là même qui sont utilisés par l’alliance entre nationalisme MAGA et technofascisme : politique d’austérité, contrôle politique direct par contractualisation et contrôle politique indirect par les agences de financement et d’évaluation, après édiction de normes exogènes.
En conclusion, il faut le réaffirmer : jamais en 21 ans, la communauté scientifique et universitaire n’a été ainsi unie et n’a affirmé aussi clairement la nécessité d’une réinstitution complète. Nous devons dès maintenant prendre le temps de reposer les fondements de l’Université et des sciences, comme piliers de la démocratie. A quoi sert l’Université ? Pourquoi la société a-t-elle besoin d’institutions de savoir indépendantes des pouvoirs ? Pourquoi l’autonomie et ce qui la garantit, la liberté académique, sont-elles les conditions d’exercice du métier d’universitaire ?
Nous appelons les sociétés savantes, les collectifs, les associations, les syndicats à définir les modalités et le calendrier de cette réinstitution de l’Université et de la recherche par la communauté académique elle-même, avec un moment fondateur courant juin.
[1] COMP100% : les universités libres d’obéir :
https://blog.educpros.fr/julien-gossa/2025/04/22/comp100-les-universites-libres-dobeir/