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Zéro Covid

Zéro Covid

La journal Libération a publié la tribune « Zéro Covid : pour une stratégie sanitaire d’élimination du coronavirus » demandant une stratégie sanitaire à la fois plus efficace et plus respectueuse des libertés. Vous pouvez la signer ici.

Nous attirons votre attention sur un changement lexical : le terme de « brigades d’arpenteurs » était une scorie d’une version précédente et aurait dès le départ dû être remplacé par « équipes d’arpenteurs », l’enjeu n’étant évidemment pas de déployer une police du virus, mais bien des groupes de conseil et de soin au plus près des besoins humains. Cette imprécision a été corrigée dans le texte publié. 

Nous pensons que le débat public a besoin de la démarche d’argumentation rationnelle sur laquelle repose la pratique scientifique. Cette large appropriation des termes du débat savant nous incombe en partie en tant que scientifiques. C’est pourquoi nous joignons au texte de la tribune la note technique « Vertige des hauts plateaux » détaillant les diverses options stratégiques en présence et justifiant notre engagement en faveur de l’une d’elles, Zéro Covid. Vous pouvez également signer l’appel international #ZéroCovid, qui propose une version paneuropéenne de cette stratégie, à la fois très stricte et accompagnée d’un ensemble de mesures sociales concourant à ne laisser personne sur le bas-côté.

Dans l’intervalle, notre communauté a pris connaissance avec effroi des propos de Mme Frédérique Vidal sur le plateau d’une chaîne de télévision puis à l’Assemblée Nationale, où la Ministre a repris des catégories médiatiques fantaisistes et diffamatoires pour lancer contre l’Université une attaque de type maccarthyste. Il y a déjà longtemps que Mme Vidal aurait dû démissionner. Dans le contexte politique actuel, ses propos ignominieux rendent son renvoi à la fois encore plus nécessaire et encore moins probable. La voir justifier cette offensive au nom d’une conception dévoyée des libertés académiques, manifestement réduites à la liberté de dire n’importe quoi en s’affranchissant de toute norme de vérité et de rationalité, confirme un diagnostic posé de longue date : la bureaucratie dirigeante de l’ESR n’a plus aucune notion de ce qui fait la science, ni de l’éthique discursive qui fonde la possibilité d’une démocratie. 

Nous reviendrons dans les semaines à venir sur la nécessité d’opposer un concept scientifiquement fondé des libertés académiques à cet usage frelaté qu’en donne le ministère. Au-delà du soutien nécessaire à toutes les personnes et à tous les programmes d’enseignement et de recherche ainsi calomniés, RogueESR renouvelle sa proposition d’œuvrer à la mise en place d’un réseau de conseil et de solidarité entre universitaires et scientifiques dont la liberté est ainsi menacée.

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Vertige des hauts plateaux

Vertige des hauts plateaux

Note complémentaire à la tribune « Zéro Covid : pour une stratégie sanitaire d’élimination du coronavirus » publiée le 17 février 2021 dans Libération.

Alors que selon la presse et la radio, l’Élysée s’« agace » que le conseil scientifique Covid-19 qu’il a coopté n’ait, pour toute solution, qu’un reconfinement à proposer, alors que le couvre-feu s’éternise et que les effets de l’isolement forcé des étudiants deviennent insupportables, il est plus que jamais nécessaire de procéder à une évaluation froide de l’efficacité des moyens déployés au regard de la situation sanitaire.

À l’irritation légitime de la population répondent les circonlocutions d’un gouvernement qualifiant sans sourciller de « pari réussi » un « plateau haut » correspondant à 20 000 tests positifs et 400 morts par jour. Alors que le 80 000ème décès vient d’être enregistré, le Président de la République se voit octroyer ses galons d’épidémiologiste par l’exécutif, au motif que l’épidémie « ne s’emballe pas ». Pendant que le Président joue à pile ou face avec la vie d’autrui, le ministre de la santé estime « que nous avons déjà gagné du temps et en tenant ensemble [espère] gagner suffisamment de temps pour éviter un reconfinement. » Dans l’intervalle, la croissance exponentielle des nouveaux variants réduit quasiment à néant la possibilité d’échapper à ce reconfinement. Les 18 000 morts depuis le premier janvier, directement imputables au maintien du haut plateau, n’en sont pas moins bel et bien enterrés.

Faisons un pas de côté et comparons la voie progressivement empruntée — volontairement ou par négligence — par nos dirigeants, « vivre avec le Covid », et la stratégie mise en œuvre dans d’autres États (essentiellement en Asie et Océanie) dite « No Covid », ou « Zéro Covid » en français.

La première stratégie, celle du « Vivre avec » (ou « Stop-and-Go » dans sa mise en pratique), est une stratégie de mitigation, consistant à limiter, par des mesures restrictives, la transmission du virus dans la communauté sans chercher à l’interrompre totalement ; son objectif principal est d’éviter une flambée de cas qui provoquerait une saturation du système hospitalier. Elle a comme particularité de pouvoir être prolongée indéfiniment jusqu’à l’immunisation collective de la société, un objectif que les mutations du virus renvoient aux calendes grecques. Cette stratégie s’oppose à une autre, dite d’élimination, qui préconise de cumuler une série d’investissements et de mesures de contrôle visant à abaisser la circulation du virus jusqu’à un niveau auquel il est possible de repérer et circonscrire tout nouveau cas via un dispositif humain pérenne et conséquent, afin de proscrire toute circulation du virus sur le territoire. La stratégie d’élimination permet de revenir à une vie, une économie, une société quasi normales par ailleurs. En ce sens, au prix d’investissements qui seront détaillés plus bas, la stratégie d’élimination est bien plus respectueuse des libertés, moins désespérante que la vie sous cloche actuelle, lourde, coercitive et dépourvue de perspectives d’avenir.[1]

De la suppression à la mitigation — « Vivre avec le Covid »

Certes, la politique actuelle ne consiste pas à ne rien faire. Nous en sommes tous bien conscients, au vu de ce qu’elle coûte d’efforts et de contraintes à chacun, et de la théâtralité avec laquelle l’exécutif informe de ses (non-)décisions. Son mot d’ordre n’est pas « vivre et laisser mourir ». Pour autant, nous semblons être passés d’une politique de type « suppression » jusqu’à l’automne — c’est-à-dire une réponse graduée, destinée à maintenir un taux de reproduction épidémique et un nombre total de cas très bas jusqu’à ce qu’un vaccin prenne le relais —, à une politique de type « mitigation » dont l’ambition se résume à aplatir la courbe épidémique juste au-dessous du seuil de saturation hospitalier depuis l’échec du second confinement.

Au sortir du premier confinement, et jusqu’au milieu de l’été, le nombre de cas est redevenu très bas sur le territoire, la circulation virale très faible. Mais à partir du milieu de l’été, la reprise d’une vie quasi normale aurait demandé une politique reposant sur trois piliers : un réseau dense de centres de tests permettant d’obtenir des résultats rapides, doublé d’un contrôle virologique des eaux usées (« tester ») ; le déploiement sur le terrain d’équipes d’arpentage épidémiologique, composées d’environ cinq personnes et disposant d’une formation médicale de base, avec pour travail d’enquêter sur les chaînes de contamination (« tracer »). Le troisième pilier aurait été de procéder à des réquisitions d’hôtels et de restaurants permettant de mettre à l’isolement les malades avérés et les cas contacts suspects (« isoler »). Tel était le prix à payer pour garder les bénéfices du confinement dont nous avions souffert au printemps. C’est ici que se situe la bifurcation entre une stratégie d’élimination (Zéro Covid), celle dont le tester-tracer-isoler aurait pu constituer le socle, et une stratégie de mitigation (« Vivre avec »), celle qui a de facto été adoptée en France.

L’échec programmé de la mitigation

L’État n’a pas voulu assumer l’effort de l’élimination, en partie sur la base d’une idée reçue : la préservation de l’économie serait en compétition avec la mise en œuvre de mesures sanitaires. À cet égard, l’exemple de la rentrée scolaire de septembre est particulièrement significatif, avec une première salve de déclarations sur la tolérance zéro et la fermeture de classes, puis une révision du dispositif à la baisse et une occultation des cas contacts d’autant plus aisée qu’il suffit, pour ne pas les recenser, de ne pas tester. Il est vrai que savoir aurait imposé des congés maladie, des quarantaines de cas contacts, des fermetures d’établissements… Les conférences de presse à grand spectacle sont plus rentables politiquement (« showiness is often mistaken for effectiveness »). Mais combien de cas, de clusters familiaux, de congés maladies, de mois de fermetures pour la culture, la restauration et les activités professionnelles dédiées aux loisirs, sont nés de ce prétendu compromis en faveur de l’activité ?

Le second confinement, marqué par une « réponse graduée » associée à une révision des objectifs à la baisse au fur et à mesure qu’ils n’étaient pas atteints, fut une variation sur le même thème. Sans jamais totalement l’assumer, l’exécutif a opté pour une stratégie de mitigation, réduisant ses ambitions de lutte à la capacité d’apporter les soins aux malades tout en espérant que la population s’immunise progressivement. En pratique, il impose les contraintes d’un quasi-confinement avec les mêmes conséquences sanitaires qu’une politique de laisser-faire. L’exemple de Manaus, au Brésil, aurait pourtant dû suffire à disqualifier l’objectif de l’immunité de groupe comme une fiction commode débouchant sur un bilan humain désastreux, comme l’expose cet article dans The Lancet. Poursuivre cette chimère aujourd’hui est encore plus absurde si l’on place ses espoirs dans une stratégie d’immunisation par la vaccination. Vouloir « vivre avec » la pandémie revient à décider de continuer à mourir du Covid, mais à plus petit feu.

Le maintien du « plateau haut », avec sa cohorte de morts et de malades, parfois touchés par les formes longues et invalidantes de la maladie,[2] a déjà un coût économique, social, démocratique et sanitaire important : couvre-feu, fermetures d’une bonne part des commerces et lieux de vie et de culture (restaurants, bars, musées, salles de cinéma et de spectacle, établissements d’enseignement, etc.), risques psycho-sociaux, notamment pour les étudiants. Dans le même temps, la montée en puissance des nouveaux variants se poursuit sous le radar, augurant d’une flambée incontrôlable lorsqu’ils seront devenus hégémoniques. Par ricochet, cette stratégie met en péril la campagne de vaccination.[3] Le seul objectif atteint est la jugulation du taux de reproduction épidémique (le facteur R). Mais cette réussite elle-même montre l’absurdité des politiques de mitigation : les mesures qui permettent actuellement de maintenir un nombre de cas haut pourraient tout aussi bien maintenir un nombre de cas bas, puisqu’elles contrôlent le taux de reproduction et non directement le nombre de cas.[4] Retarder la décision de faire décroître le nombre de cas a pour seul effet d’accroître le nombre de morts. Il n’y a donc pas de « semaines gagnées », de quelque point de vue que ce soit.

Un objectif d’élimination de la transmission

Revenons à la bifurcation de cet été. Les dépenses qui n’ont pas été consenties auraient dû être les premiers grands axes d’une stratégie d’élimination : la généralisation de tests rapides et la mobilisation de 40 à 50 000 enquêteurs de terrain astreints au secret médical, assurant un suivi humain des malades et des cas contacts et mettant en œuvre leur prise en charge et leur isolement.[5] Le cas échéant, comme à Brisbane en janvier et Auckland cette semaine, des reconfinements brefs et très localisés peuvent être mis en place en cas de redémarrage de l’épidémie. L’analyse systématique des eaux usées permettrait de détecter ces redémarrages très vite, de façon à les étouffer dans l’œuf. Le tester-tracer-isoler s’accompagne d’investissements supplémentaires destinés à sécuriser les lieux publics en les équipant de ventilateurs à filtre HEPA, de flashs UV mais aussi de capteurs de CO2 et de particules fines qui permettent de quantifier précisément le risque dans un lieu donné et donc d’adapter la réponse sanitaire aux caractéristiques de l’endroit. La stratégie se doit d’être concertée et synchronisée, à l’échelle européenne, afin d’éviter de compromettre les résultats par des ré-importations incessantes de virus aux frontières.[6] La stratégie d’élimination pose de plus la question du pilotage social de l’appareil productif, dans la mesure où à moyen terme, ces équipements imposeront une production publique continue de masques, de tests, de ventilateurs et de filtres.

L’impératif est donc désormais de recréer la possibilité que les exécutifs européens ont laissé échapper cet été. C’est l’objet d’un appel lancé par un collectif scientifique international et interdisciplinaire le 18 décembre dernier dans The Lancet. De façon concomitante, le British Medical Journal a également publié une analyse détaillée et convergente. Ces propositions ont inspiré de nombreux éditoriaux, ainsi que deux appels au politique, l’un dans le cadre du système économique et social actuel, sous la bannière No-Covid, et l’autre, incluant des éléments de transformation sociale et écologique de l’économie, intitulé ZéroCovid. Sur le plan sanitaire, ces travaux et ces appels sont équivalents. Il s’agit d’organiser une baisse très rapide de la circulation du virus par le biais d’un ensemble de mesures complémentaires, qui doivent être aussi concertées et synchronisées que possible entre pays frontaliers. Le seuil d’élimination à partir duquel on peut envisager de basculer vers le régime de veille permettant le retour à une vie quasi-normale est fixé à 10 nouveaux cas par million d’habitants et par jour (en France, nous avoisinons actuellement les 300).

Plus le dispositif tardera à être mis en place, plus il sera difficile d’y parvenir sans un confinement dur à l’échelle paneuropéenne. Mais une action résolue immédiate permettrait probablement d’échapper à cette perspective, en déployant dès maintenant les systèmes de sécurisation collective et individuelle évoqués plus haut, accompagnés d’autres mesures du même ordre. Ainsi, la généralisation du port du masque FFP2 (ou à défaut, d’un masque en tissu élastique apposé sur un masque chirurgical) dans les lieux de réunions clos diminuerait la quantité de particules inhalées par un facteur 50. Dans le même esprit, les lieux de restauration collective, qui sont des endroits de forte contamination, peuvent être rendus moins dangereux en équipant chaque table de deux ventilateurs recouverts d’un filtre HEPA, l’un qui apporte à la table de l’air non contaminé, et l’autre qui piège les gouttelettes produites avant qu’elles puissent être inhalées. En procédant ainsi, on réduit la quantité de particules virales d’un facteur 10. La formation et le déploiement initial d’équipes de traçage épidémique et d’isolement des malades ne prendrait que trois semaines et les épidémiologistes de terrain les constituant seraient totalement formés après cinq semaines d’alternance sur le terrain.[5] Enfin, la vaccination a une place importante à jouer dans un dispositif d’élimination, même si elle ne peut en constituer l’alpha et l’oméga, à la fois du fait des incertitudes sur l’efficacité de la protection vaccinale contre certains variants,[3] mais aussi compte tenu de la relative contre-performance de la France en matière de vaccination, notamment faute de production vaccinale sur notre sol. Si aucune de ces mesures n’est suffisante pour écraser le coronavirus, leur conjugaison forme un faisceau efficace et plus respectueux des libertés publiques que ne l’est la stratégie actuelle. Un chemin existe donc sans doute pour comprimer vigoureusement le taux d’incidence sans passer par un confinement aussi long et strict que celui du printemps, à condition d’agir très vite.

Il est d’autant plus urgent de se saisir de cette réflexion que sa mise en œuvre impose des négociations à l’échelle européenne, faute de quoi elle ne manquera pas d’occasionner des tensions internationales. Or l’Allemagne, où les mouvements NoCovid et ZeroCovid sont très forts, semble d’ores et déjà s’approcher d’une stratégie d’élimination ou du moins de maintien à un plafond très bas. Dans sa conférence de presse du 10 février, Angela Merkel a annoncé que les commerces de détail et certains lieux publics non-essentiels (pas les restaurants ni les salles de sport) ne rouvriront dans le respect des règles de distanciation le 1er mars que si un taux d’incidence hebdomadaire inférieur ou égal à 35 cas pour 100 000 habitants est à portée de main (rappelons qu’il est actuellement de 68 en Allemagne et de 196 en France). Certains Länder comme la Bavière se penchent ouvertement sur l’adoption d’un plan NoCovid. Les implications politiques de ces choix sont immédiates : la Chancelière n’a pas manqué d’insister sur la nécessité d’une concertation entre l’Allemagne et ses pays voisins afin d’éviter que « le tourisme commercial » (Einkaufstourismus) ne menace les résultats obtenus.

Quels choix pour la suite ?

L’alternative est donc entre un long crépuscule démocratique et sanitaire tuant plus de 10 000 personnes par mois, et un assemblage de mesures permettant le retour à une vie quasi-normale en quelques semaines, au prix d’investissements de plusieurs milliards d’euros dont nous tirerons les bénéfices sur le long terme. L’ordre de grandeur budgétaire pourrait sembler considérable, mais il ne l’est pas rapporté aux sommes déjà dissipées par le désastre économique provoqué par l’étirement de l’épidémie. Il l’est encore moins si l’on prend en compte le coût humain, social et budgétaire des hospitalisations à court terme et de la prise en charge de long terme des handicaps laissés par les formes de Covid long, pour ne rien dire des dégâts psychologiques sur des pans entiers de la population.

L’exécutif français est féru d’évaluation des politiques publiques : peut-être gagnerait-il à s’appliquer à lui-même ses principes au lieu de systématiquement minimiser les dégâts de la politique de mitigation. Cette minimisation s’opère à trois niveaux. D’une part, les défenseurs des politiques de mitigation, qu’ils appuient la stratégie gouvernementale actuelle ou qu’ils en prônent une autre, minorent fréquemment la gravité de la maladie, qui ne tuerait qu’un nombre négligeable de personnes en fin de vie et ne laisserait pas de séquelles significatives aux autres.[2] D’autre part, l’exécutif en tant que tel ne semble pas vouloir prendre la mesure du creusement des inégalités sociales induit par l’éternisation du régime de semi-confinement, dont la misère étudiante est probablement l’une des illustrations les plus criantes. Enfin, la sévérité des restrictions imposées aux droits individuels et aux libertés publiques semble largement passée par pertes et profits du point de vue du gouvernement.

Cette triple tendance à la minimisation de réalités graves doit être prise au sérieux pour ce qu’elle révèle, ou confirme : la « vie quasi-normale » à laquelle il s’agit de revenir ne devra pas être identique à l’ordre que la pandémie a pris en défaut, et dont elle a exposé l’incurie. De même que les réformes de la recherche depuis vingt ans, couronnées par l’adoption de la LPR en plein reconfinement, ont contribué à désarmer les scientifiques français face au virus et sont directement responsables de l’échec du programme national de conception d’un vaccin, de même, l’absence complète de formation au raisonnement scientifique qui caractérise la classe politique, administrative et économique française a pesé lourd dans les choix stratégiques qui nous ont conduits dans l’impasse sanitaire de la mitigation à tout prix. Plus généralement, cette croisée des chemins donne à voir l’importance d’une information méthodique du débat démocratique par la controverse scientifique. En ce sens, la stratégie Zéro Covid est aussi le nom d’un impératif politique : celui d’une refondation du débat démocratique sur une base rationnelle et argumentée, en lien avec une recherche scientifique autonome.


[1] Que désignent les termes de « mitigation », suppression », « élimination » employés pour désigner les différentes stratégies mises en œuvre ici ou là sur le globe ? Ce diagramme, inspiré de l’article de MJ Baker et N Wilson publié en décembre 2020 dans le BMJ, vous en donne un aperçu.

Différentes stratégies de réponse aux pandémies. Ces stratégies se regroupent en différentes catégories, en fonction de leurs objectifs : Absence de transmission dans la communauté (exclusion et élimination), transmission sous contrôle (suppression et mitigation), ou transmission incontrôlée. Derrière cette représentation schématique en 5 stratégies distinctes, il faut voir dans les faits un continuum. Les États peuvent aussi passer d’une stratégie à une autre après ré-évaluation de leur capacité à contrôler la pandémie. D’après Baker & Wilson, BMJ 2020.

Notez que dans les stratégies rassemblées sous le terme d’« élimination », on vise l’élimination de la transmission dans la communauté, et non l’éradication du virus. L’éradication complète d’une maladie (la disparition totale de l’agent pathogène de la surface du globe, comme ce fut le cas en 1980 pour le virus de la variole grâce à la vaccination) est rarement atteinte en épidémiologie, en particulier lorsqu’il existe des réservoirs animaux.

[2] Il est souvent tentant, voire commode, de minimiser les effets sanitaires de la pandémie, en se focalisant sur sa létalité pour parvenir à la conclusion que ce ne serait qu’une « maladie de vieux », qui n’aurait pour effet que d’écourter de quelques mois les années de bonus de pensionnaires de pays riches à la démographie vieillissante. Et de railler au passage une supposée mode du principe de précaution. Ce point de vue, outre son cynisme, occulte les cas graves, mais non létaux, de la maladie, les mois passés sous assistance respiratoire, les séquelles à long terme chez des sujets dans la force de l’âge et en pleine santé, les Covid longs et l’accablement qui les accompagne. Il occulte aussi le fait que les « seulement » 83 000 morts enregistrés à ce jour, représentant un excès de mortalité de l’ordre de 10 % sur une année courante, sont le bilan d’un début d’épidémie, où (de par les mesures lourdes de distanciation mises en œuvre) uniquement 8 à 15 % de la population française ont été infectés, encore loin du bilan dont on pourrait écoper en laissant filer le nombre de cas de cette « petite grippe » dont le taux de létalité (tenant compte des soins symptomatiques prodigués quand le système hospitalier ne s’emballe pas) avoisine les 1 %. Par ailleurs, l’épidémie amplifie les inégalités sociales : chez les moins de 80 ans, les plus défavorisés sont les plus touchés par les formes graves de la maladie, d’après l’étude EPI-PHARE

[3] Parmi les variants déjà caractérisés dont la proportion est actuellement en croissance, certains, comme le variant 501Y.V2 sont capables d’échapper aux anticorps neutralisants produits lors d’infections précédentes ou, selon les premières études, par vaccination. Par ailleurs, une circulation élevée du virus dans la population ménage un réservoir important de virus dont sont susceptibles d’émerger de nouveaux variants échappant à la pression de sélection que constitue l’immunité vaccinale. Statistiquement, le nombre de mutations d’un virus est proportionnel au nombre d’hôtes. Une mutation qui rend le virus, soit plus contagieux (comme pour le variant B.1.1.7), soit plus transmis parce qu’échappant au vaccin (comme potentiellement pour le variant 501Y.V2), a un avantage sélectif et devient donc dominante. Ne pas faire redescendre le nombre de cas constitue donc un risque — avéré — que l’épidémie devienne plus incontrôlable encore. Enfin, indépendamment de cette pression de sélection liée à la transmission, une fréquence accrue d’apparition de nouveaux variants est aussi, potentiellement, une probabilité accrue que certains d’entre eux provoquent des formes plus graves de la maladie.

[4] Les mesures restrictives actuellement imposées à nos vies et à notre économie régulent le taux de croissance de l’épidémie, et non (directement) le nombre de cas. Or, contrôler le R lorsque le nombre de cas est bas ne demande pas plus d’efforts, pas plus d’investissements, que lorsqu’il est haut… et même, en demande plutôt moins ; le traçage des clusters, par exemple, est facilité et moins onéreux s’il y a peu de cas. Idéalement, si le nombre de cas tombe à zéro, il n’y a plus de contaminations, épargnant les moyens de traçage et permettant de lever les mesures de distanciation.

[5] Nous nous appuyons ici sur les aspects techniques de l’appel lancé dans The Lancet (rubrique « What is the cost and the benefit of contact tracing? »). Les contributeurs y avancent un ratio de 10 000 arpenteurs pour 1 500 cas par jour, sur la base de l’outil de simulation mis à disposition par l’OMS. Une fois le nombre de cas retombés à 10 par million et par jour, dans un pays de 67 millions d’habitants, environ 5 000 arpenteurs médicaux suffiraient donc. Toutefois, la proposition formulée ici est de déployer ce système au plus tôt, de façon à limiter la durée des mesures de confinement. Le taux d’incidence journalière est actuellement de 300 par million en France. Une solution intermédiaire consisterait donc à former ces équipes et à les déployer dans un premier temps en alternance, à partir d’un seuil situé à 100 cas par million et par jour, soit 50 000 personnes à former et rémunérer. Ce chiffre important s’explique également par la nécessité, selon nous, de privilégier le contact humain sur les solutions intrusives ou susceptibles d’être vécues comme attentatoires aux libertés comme le recours exclusif à des applications-espionnes. La viabilité de la stratégie Zéro Covid dépend de son acceptation sociale et de l’universalité de sa mise en œuvre, y compris auprès des personnes en situation de rupture numérique ou d’isolement. Ce travail demande également un accompagnement social, financier, administratif, sanitaire et psychologique des personnes testées positives et des cas-contacts. Il repose donc sur des personnels de terrain, en contact direct avec la population et les malades, et travaillant dans une relation de confiance avec l’opinion, ce qui exige une disponibilité et une présence visible sur l’ensemble du terrain. L’arpentage épidémique ne devrait pas être assuré par des agents de la CPAM comme cela avait initialement été proposé par le gouvernement, mais par un personnel assermenté, tenu au secret médical et spécialisé dans cette tâche. La formation initiale, rapide, devrait se concentrer sur les modalités de transmission de l’épidémie, sur les risques psycho-sociaux encourus par les personnes concernées, et sur les procédures d’assistance. Aucune formation médicale préalable n’est requise, les arpenteurs n’étant pas des personnels de soin, même s’il est souhaitable que chaque équipe locale d’environ 5 arpenteurs comprenne au moins une ou deux personnes disposant d’une telle formation. Des diplômés de premier cycle en psychologie ou des personnes ayant une formation dans le domaine de l’assistance sociale seraient tout indiqués pour organiser la prise en charge des cas-contacts.

[6] La dimension géographique de ces mesures est primordiale. Elle impose un quadrillage du territoire sur plusieurs niveaux. Dans l’espace d’un territoire, il s’agit de mailler le pays en zones de circulation du virus de façon à pouvoir procéder à des mesures ciblées en cas de résurgence locale. Il a par exemple été proposé de distinguer des zones « vertes », de vie quasi-normale, et des zones faisant temporairement l’objet d’un contrôle renforcé. L’échelon choisi dans un pays comme l’Allemagne, qui n’a pourtant pas encore officiellement adopté la stratégie d’élimination, se rapproche de la taille d’un département français. Ce maillage revient en pratique à poser des restrictions à la liberté de circulation, avec des quarantaines locales, ce qui impose des réquisitions d’hôtels et la mise en place de dispositifs d’accompagnement humain. La question se pose avec encore davantage d’acuité aux frontières nationales et européennes. Une stratégie Zéro Covid n’est viable qu’en concertation étroite entre pays voisins. Mais elle remet aussi en cause la politique frontalière de l’Union Européenne, qui se veut une « forteresse » inexpugnable pour les uns et qui est une passoire pour les autres. Dans le cadre d’une stratégie Zéro Covid, les frontières extérieures de l’UE et les interfaces (grandes gares internationales, hubs aéroportuaires si ceux-ci ne sont pas fermés) doivent être réinvestis par un dispositif sanitaire et social de grande ampleur, permettant des tests et une prise en charge de toute personne se présentant aux frontières, à plus forte raison si elles arrivent de pays n’appliquant pas la stratégie Zéro Covid.

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Refonder la formation des enseignants

Refonder la formation des enseignants

La nouvelle de la quinzaine fut certainement de recevoir une réponse du cabinet du premier ministre, M. Castex, après que nous avons envoyé une trentaine de courriers à différents conseillers de l’Elysée, de Matignon et des ministères concernés. Nous demandions qu’une délégation de chercheuses et de chercheurs de différentes disciplines soit reçue pour présenter un plan de sécurisation sanitaire des établissements universitaires. Notre initiative correspond parfaitement à ce que réclame le président de la République dans une fuite au Canard Enchaîné : avoir des propositions scientifiquement fondées qui ne se résument pas à un confinement plus ou moins poussé. Vous trouverez cette réponse ici

Ce premier billet programmatique porte sur le recrutement et la formation des enseignants, aujourd’hui installés dans une crise profonde et durable. Ces difficultés font écho à celles de l’institution scolaire, déconsidérée, précarisée et mal-aimée. Si elle a longtemps été regardée comme un instrument de mobilité sociale et d’émancipation, l’éducation est aujourd’hui surtout un rouage essentiel de la mécanique « méritocratique » qui conduit nos sociétés au naufrage à la fois démocratique, social et écologique. La fracture éducative accentue les inégalités et les hiérarchies entre groupes sociaux et entretient aujourd’hui les envies de sécession politique d’une partie des élites et la désaffection des classes populaires. L’institution scolaire a été assujettie à un imaginaire de plus en plus autoritaire et enkysté dans le productivisme et le conformisme. Dans le même temps, elle n’assure plus guère l’impératif démocratique que représente l’initiation à la pratique commune de l’argumentation rationnelle et contradictoire. Enfin, sur le plan des contenus, le débat démocratique a besoin d’une formation initiale et continue de la société aux grandes questions techniques, éthiques et scientifiques de notre temps, où l’école devrait jouer un rôle central dont elle est actuellement trop éloignée. Si nous pensons que la renaissance de l’Université a partie liée avec une refondation sociale, politique et écologique de nos sociétés, la question de la reconstruction de l’école est primordiale : il nous faut réorienter l’école vers un triptyque associant émancipation individuelle, exigence intellectuelle et utilité collective. Le premier point implique d’aller vers toujours plus d’autonomie intellectuelle et matérielle des personnes en formation ; le deuxième objectif revient à demander une formation scientifique, technique et artistique de qualité pour le plus grand nombre ; le troisième impose de rompre avec les hiérarchies professionnelles et scolaires actuelles, d’affirmer le principe d’utilité sociale des savoirs et des qualifications, et de promouvoir un système dans lequel une bachelière professionnelle maîtrisant les bonnes techniques agro-écologiques ne se verra plus placée socialement et scolairement en-dessous d’un trader polytechnicien.

Sur ces trois plans, l’Université a un rôle majeur à jouer, y compris en interrogeant ses propres pratiques et en resserrant les liens avec les corps enseignants des autres degrés. En particulier, la formation universitaire initiale et continue des enseignants est un point nodal pour envisager cette reconstruction du système scolaire. L’entrée en vigueur de la réforme Blanquer, qui représente le contraire de cet élan refondateur, nous donne l’occasion de réfléchir à ces questions. La note programmatique qui suit est structurée en trois parties : un historique des réformes, un diagnostic de la situation qui prévaudra en 2022, et une série de propositions techniques de réorganisation de la formation des enseignants.

1. Historique des réformes

Après la désastreuse réforme Darcos-Pécresse de 2009, la création des ESPE par la loi de Refondation de l’École de 2012 portée par M. Peillon avait constitué une évolution positive en rétablissant une année de formation en alternance à mi-temps comme fonctionnaire-stagiaire pour les lauréats des concours au niveau bac + 4, ce qui assurait une entrée un peu moins brutale dans le métier. La réforme de M. Peillon, qui avançait d’un an la première rémunération, avait aussi permis d’enrayer l’effondrement du nombre de candidats au concours. Cependant, cette réforme était demeurée boiteuse, et en particulier elle ne posait guère la question d’une formation exigeante et contradictoire aux problématiques scientifiques et démocratiques actuelles. Elle n’interrogeait pas les hiérarchies sociales et professionnelles perpétuées par l’école. Après une année de temporisation forcée, et à l’avant-veille des élections présidentielles, M. Blanquer impose une nouvelle réforme, sans bilan ni concertation, inspirée par les thuriféraires du chèque éducation, du scientisme naïf et du nouveau management public.

La réforme Blanquer est d’abord une réforme de précarisation des enseignants, repoussant à nouveau les concours de recrutement des enseignants à bac + 5. On a vu en 2010 l’effet immédiat d’assèchement des viviers de candidats, particulièrement dans le premier degré et de manière persistante dans certaines disciplines du second degré — les mathématiques par exemple. Les lauréats des concours, titulaires d’un M2, seront fonctionnaires-stagiaires, placés à temps plein dans les établissements. Les étudiants en master MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) ne seront que contractuels en alternance dans leurs établissements d’affectation, et donc payés 600 € nets mensuels au lieu de 1 400 €, déjà modestes, auxquels ils avaient droit comme fonctionnaires-stagiaires. Des étudiants se retrouveront en situation d’enseigner en responsabilité sans avoir encore réussi les concours de recrutement. Quant aux cohortes d’étudiants qui obtiendront un master MEEF mais échoueront aux concours de recrutement de l’enseignement (les « reçus-collés »), ils pourront être recrutés comme contractuels dans les établissements scolaires, sous statut précaire et sans leur offrir l’accès à une formation continue leur permettant de pallier les lacunes censées avoir été attestées par l’échec au concours. Ce que la réforme Darcos-Pécresse n’était pas parvenue à faire, la réforme Blanquer est en passe de le mettre en place.

C’est ensuite une réforme de managérialisation et d’atteinte aux savoirs. Les maquettes proposées pour les nouveaux masters MEEF font la part belle au bréviaire ministériel : proclamation de valeurs autoritaires sous un emballage plus ou moins lénifiant, soumission aux hiérarchies bureaucratiques et, en guise de science, une caricature de psychologie cognitive déterministe. Le nouveau concours du CAPES voit logiquement une réduction du nombre d’épreuves portant sur la maîtrise disciplinaire. La réforme remplace la seconde épreuve orale, qui était à la fois disciplinaire, épistémologique et pédagogique, par un entretien d’embauche devant un jury qui comprend « des personnels administratifs relevant du ministre chargé de l’éducation nationale, choisis en raison de leur expérience en matière de gestion des ressources humaines » (sic). Il sera demandé au candidat d’exposer « sa motivation » et de faire la preuve de son « aptitude à se projeter dans le métier de professeur ».

Les compétences déclaratives de conformité à des valeurs républicaines à réciter comme un bréviaire seront ainsi à l’honneur. Rappelons que l’épreuve « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable » créée dans le même esprit lors de la réforme des concours en 2010, avait été un échec total.

2. Analyse critique de la situation qui prévaudra en 2022

La crise des recrutements. Le nombre d’inscriptions aux différents concours du CAPES externe et de l’agrégation est en baisse rapide dans un nombre non négligeable de disciplines, par exemple en mathématiques, en sciences économiques et sociales, en SVT, en allemand, etc. La précarisation et l’entrée brutale dans le métier induites par cette réforme, ainsi que le report d’un an des concours, détourneront en particulier les étudiants issus des milieux populaires. Il faut noter que certaines universités préparent déjà des futurs masters d’enseignement hors MEEF, où l’accent est mis sur la préparation du concours. Il y aura donc deux voies d’accès au concours : les masters MEEF pour les étudiantes et étudiants qui ont besoin d’argent pour financer leurs études, et ces masters spécifiques pour celles et ceux qui ont les moyens de ne faire que préparer le concours, et dont les chances seront maximisées. Par ailleurs, les masters MEEF ne seront plus en mesure de bien accueillir et préparer au concours les étudiants en reconversion, qui sont essentiels dans les disciplines en déficit. 

Développement de la contractualisation. Dans les disciplines fragilisées, la faiblesse du niveau des candidats dans leur maîtrise disciplinaire conduit à ne pas pourvoir tous les postes — quitte à recruter dans la foulée les mêmes candidats comme contractuels. Une réforme « d’autonomie » des établissements, c’est-à-dire de managérialisation et de dérégulation des statuts, pourrait parachever le recours massif à la contractualisation, finissant au passage de démanteler le caractère national de la formation des enseignants. Dans le même état d’esprit, avec un budget en constante régression dans un contexte d’austérité, la formation continue des enseignants fonctionnaires par le ministère de l’Éducation Nationale est en voie d’extinction. 

Attractivité supplémentaire de l’enseignement privé. Cette crise pratique du métier d’enseignant et de l’institution scolaire publique nourrira l’essor de l’enseignement privé. Actuellement 17 % des élèves sont scolarisés dans des établissements privés sous contrat avec une tendance à une augmentation plus forte que dans le public. En 2020, 5 490 postes ont été ouverts dans le cadre du concours externe du CAPES (secteur public) et 1 006 postes dans le cadre du concours externe du CAFEP-CAPES (secteur privé). Les épreuves du CAPES et du CAFEP-CAPES sont identiques et les salaires versés aux enseignants, sensiblement équivalents. Les lauréats du CAPES, après la titularisation, obtiennent un poste de fonctionnaire dans un établissement public qui leur est imposé par le rectorat après une phase de mouvement inter-académique. Les lauréats du CAFEP-CAPES auront un poste d’agent contractuel de droit public géré par l’État et enseignent dans un établissement de droit privé, généralement dans l’académie où ils ont obtenu le concours, après négociation avec le chef de l’établissement d’affectation. Évitant l’affectation d’office, les postes d’enseignant dans le privé pourraient devenir de plus en plus attractifs au détriment de l’enseignement public, d’autant que les enseignants du public peuvent passer directement sous statut privé (sans que l’inverse soit vrai). L’hémorragie des meilleurs enseignants vers le secteur privé est donc une possibilité tout à fait crédible.

Insuffisance de la formation au métier. La formation s’effectue déjà dans le cadre de masters consacrés à la préparation du concours et à une formation professionnelle en alternance, durant laquelle les étudiants effectuent un mi-temps devant les élèves. Accablés de sollicitations, les étudiants et fonctionnaires stagiaires passent trop peu de temps à apprendre le métier, c’est-à-dire à approfondir les contenus disciplinaires et les méthodes, à réfléchir sur les finalités de l’école, à recevoir une formation didactique et pédagogique. Le « stage » de M2 interdit de faire quoi que ce soit d’autre et donne lieu à une surenchère d’évaluations qui transforme souvent les moments d’accompagnement que devraient être les visites de formation en inspections décisives et anxiogènes. Demain, ce sont des étudiants n’ayant pas encore réussi les concours qui seront placés en responsabilité dans ces classes, en étant encore moins rémunérés. La réalité est que le concours du CAPES, qu’il soit situé en fin de M1 ou de M2, est mal placé dès lors qu’il imbrique la préparation du concours et celle d’un diplôme. Il faut former les enseignants à l’exercice du métier après qu’ils ont été reçus au concours disciplinaire.

Dans le premier degré. Le concours de recrutement des enseignants du premier degré ne concernait jusqu’à cette année que quatre disciplines sur les treize, qui sont enseignées à l’école. L’arrêté du 25 janvier 2021 en revient à des épreuves écrites d’admissibilité dans cinq domaines : français ; mathématiques ; histoire, géographie, enseignement moral et civique ; sciences et technologie ; arts. Les INSPE vont avoir à adapter les maquettes de master à ce retour des disciplines de la « polyvalence » pour permettre de préparer au mieux les étudiants à ces épreuves. En revanche, l’idéologie des « compétences » et des « fondamentaux » (lire, écrire, compter) conduit à une formation lacunaire et inadaptée des professeurs des écoles. En particulier, le retour d’une vision passéiste et dogmatique de l’école maternelle qui réduit les apprentissages à une conception strictement techniciste et utilitaire, pilotée par l’objectif de taux de réussite aux évaluations, constitue une aberration technocratique.

Ambiguïté du statut des ESPE/INSPE. Les ESPE (ex-IUFM) ont été intégrées aux universités paupérisées. Cette évolution s’est traduite par une combinaison entre la tutelle universitaire et la persistance d’un statut ambigu des rectorats, employeurs, et de facto prescripteurs. Ce régime a conduit à cumuler les travers des deux bureaucraties, et les ingérences des deux ministères. Dans certains cas, les ESPE sont devenus les fiefs personnels de directeurs indéboulonnables naviguant entre les tutelles. La récente réforme transformant les ESPE en INSPE (donc le sigle, à lui seul, évoque l’inspection) a encore aggravé la situation en accentuant les pressions des petits télégraphistes du ministère. Les INSPE souffrent d’un déficit de démocratie dans les conseils, où les élus sont minoritaires. Comme dans le reste de l’Université, il y a un mal-être des personnels des INSPE, qui voient leur métier s’abîmer sous le coup de réformes autoritaires et opposées aux principes qui avaient poussé beaucoup d’entre eux à entrer dans la carrière. Le nombre de stagiaires à suivre, les évaluations, les suivis de mémoires se sont bien souvent multipliés sans cohérence et sans résultat positif sur la formation des fonctionnaires-stagiaires eux-mêmes placés devant des injonctions incompatibles.

3. Propositions : Refonder la formation des enseignants

Pour se mettre en accord avec la réforme du Master sans pour autant imbriquer concours et diplôme, il convient de maintenir le concours de recrutement des enseignants dans la foulée de l’obtention de la licence, en dehors de tout master, et de le faire suivre de deux années de formation professionnelle en INSPE. Ces années de formation doivent être rémunérées et assorties d’un engagement proportionnel au service de l’Éducation nationale. Elles déboucheront sur l’obtention d’un master. Des étudiants déjà titulaires d’un master pourront bien sûr passer et réussir un concours de recrutement d’enseignants : ils suivront alors, en INSPE, une formation adaptée à leur parcours. Cette solution permet tout à la fois d’allonger la durée de la formation initiale tout en accueillant dans les INSPE un public homogène constitué d’étudiants ayant tous réussi le concours. Elle dissocie la préparation d’un diplôme et celle d’un concours et ne produit pas de reçus au concours collés au master ni de reçus au master collés au concours.

Avant le concours et le master

Si cette solution permet d’éviter de précariser encore plus les futurs enseignants, elle n’avance pas pour autant la date de la première rémunération, qui interviendrait un an après l’obtention du grade de licence dans l’hypothèse d’un enchaînement linéaire et d’un succès dès la première candidature. Un effort supplémentaire est donc nécessaire en amont du concours, afin d’éviter que les impératifs financiers ne dissuadent les étudiants d’entreprendre une formation à l’enseignement. Par conséquent, nous nous prononçons de façon générale pour une allocation d’étude pour tous les étudiants de licence, allocation qui dans le cas de certaines formations professionnelles, dont celle aux métiers de l’enseignement, pourrait être étendue d’une année pour permettre la préparation au concours après l’obtention du grade.

Sans contradiction avec la mise en oeuvre de cette allocation, on peut également imaginer la mise en place d’un pré-recrutement au niveau bac ou bac + 1, qui donnerait le droit à un premier salaire, d’un montant supérieur à l’allocation d’autonomie. En contrepartie, les étudiants pré-recrutés suivraient des modules additionnels de découverte du métier d’enseignant dès la L1 ou la L2, qui s’ajouteraient à la formation disciplinaire sans s’y substituer, avec des compléments didactiques et disciplinaires et des visites dans des classes ou établissements scolaires. Ce type de parcours, dont il existe des précédents historiques, aurait aussi l’avantage de permettre aux étudiants de mettre leur vocation à l’épreuve et éventuellement de changer d’orientation avant de s’engager dans la formation au métier d’enseignant ou conseiller principal d’éducation.

Quel concours et quelle formation initiale ?

Il faut également une réforme du contenu même des concours de recrutement des enseignants afin que ceux-ci permettent d’évaluer la maîtrise par les candidats des disciplines qu’ils auraient à enseigner en cas de réussite et non la maîtrise d’une pédagogie ou d’une didactique virtuelles. Placer le concours en amont de la formation de terrain permet précisément ce recentrage sur les contenus disciplinaires et leur didactique spécifique.

Lors de la formation en master, l’enjeu disciplinaire et didactique est redoublé par l’ardente nécessité d’une formation pédagogique de terrain. Il serait aussi vain de former à enseigner sans une maîtrise exigeante des contenus disciplinaires, indexée à des repères nationaux, que d’ignorer les processus d’apprentissage et les capacités des élèves à un moment donné.

La formation devra s’appuyer sur les sciences et la sociologie de l’éducation et la connaissance de l’institution scolaire. Des stages d’observation, de pratique accompagnée et en responsabilité permettent aux stagiaires de se former à tous les cycles d’enseignement, y compris ceux auxquels ces nouveaux enseignants ne sont pas destinés. Les stagiaires doivent se former, et non être utilisés comme des moyens supplétifs d’enseignement.

Mais la formation dispensée aux nouveaux enseignants après obtention du concours doit également comprendre une initiation à la recherche qui permette de rompre avec la tentation du scientisme sous toutes ses formes, en associant les nouveaux enseignants du premier et du second degré aux pratiques d’argumentation contradictoire et collégiale qui définissent le travail scientifique.

Après l’obtention du master et la titularisation

Il faut prévoir une troisième année de formation, lors de la première année d’exercice après l’obtention du master et la titularisation (année T1) avec un service de 60 % maximum pour faciliter l’entrée dans le métier. De même, une seconde année de formation « continuée » (année T2) comprenant des compléments de formation sur la base d’un plan individualisé de formation (formation disciplinaire complémentaire en particulier ; s’agissant du premier degré, un renforcement est souvent nécessaire en mathématiques et en sciences) permettrait un meilleur accompagnement dans le métier en début de carrière. Ainsi pourrait être mise en place une prise en charge progressive étalée sur trois voire quatre années après le concours et le début de la rémunération des nouveaux enseignants encore en formation : des stages d’observation et de pratique accompagnée en M1, des stages en responsabilité en M2, un service d’enseignement allégé en année T1, et le cas échéant un parcours individualisé en année T2. 

Autres mesures

Il faut encore un rétablissement de la formation continue sur le temps de travail. Dans le cadre d’une réforme organisant les universités en réseaux confédéraux d’entité à échelle humaine, les ESPE pourraient disposer de moyens en postes et en budgets sanctuarisés. Les ESPE doivent être communes à toutes les universités de l’académie, ce qui suppose un dispositif souple. Les enseignants, et dans une moindre mesure les étudiants et les étudiants-fonctionnaires stagiaires doivent être majoritaires dans les instances décisionnelles. De manière transitoire, il faut raccourcir la durée du stage en M2 dès la rentrée prochaine. Le stage ne doit ni s’effectuer sur un seul cycle ni dépasser un tiers temps annuel en responsabilité devant les élèves. Cet allègement du stage pendant l’année de transition permettrait de rééquilibrer les différentes dimensions du master (formation disciplinaire, didactique, pédagogique et initiation à la recherche).