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Ces chemins qui ne mènent nulle part

« France can’t go on like this. It’s time to end the Fifth Republic, with its all-powerful presidency — the closest thing in the developed world to an elected dictator — and inaugurate a less autocratic Sixth Republic. »

Simon Kuper, Financial Times, 24 mars 2023

Nous serons à nouveau dans la rue cette semaine pour défendre le droit à la retraite, les libertés publiques et la possibilité d’une réinstitution démocratique, seule capable de nous permettre de faire face aux urgences sociales et écologiques.

L’attente de la décision du Conseil constitutionnel pourrait nous bercer d’une illusion cruelle : que la fin de la crise démocratique que nous traversons puisse se trouver dans les ressorts de nos institutions. Or, quelle que soit cette décision, nous devons aujourd’hui regarder en face et nommer le moment que nous vivons pour ce qu’il est, celui de la transgression autoritaire que nous redoutions. Pour en sortir, il faut en finir avec la violation des principes démocratiques et les violences policières.

La mutation illibérale du mouvement jadis appelé « En Marche » était dès le départ inscrite au champ des possibles. On qualifie d’illibérale une politique qui est opposée aux principaux fondements du libéralisme politique : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’État de droit, la liberté de la presse, la liberté académique et les libertés individuelles. L’autoritarisme illibéral désigne un régime fondé sur l’élection, mais qui prétend ensuite détenir le monopole de la volonté générale du peuple et ignore de ce fait les limites constitutionnelles à son pouvoir, dépossédant ainsi les citoyens de leurs droits et libertés en exigeant d’eux un consentement à une vision unique du monde. Il s’oppose à l’idéal démocratique, qui suppose un pluralisme de rationalités en débat dans un espace public, et des institutions permettant la réalisation effective de la souveraineté du dêmos.

Certaines doctrines de libéralisme économique s’accommodent de l’illibéralisme politique, notamment sa variante « libertarienne », connue pour l’emphase avec laquelle elle déclare défendre les libertés individuelles. Son principal théoricien, Friedrich von Hayek, ne se privait pas de faire l’éloge du général Pinochet. Pour ses adeptes, la liberté qu’il s’agit de défendre est d’abord la liberté d’entreprendre, la liberté de mise en concurrence, la liberté du marché… qui, dès lors qu’elles sont les libertés principales, se résument à la liberté de prédation laissée à quelques uns ; la liberté politique, et notamment les libertés publiques collectives, comme le droit de manifester ou de faire grève, n’entrent guère en considération : un pays libre, pour ces « libéraux », c’est d’abord un pays qui se tient sage.

Depuis l’accession de M. Macron à la Présidence, le refus du dissensus organisé et de la mise en débat d’argumentations contradictoires, ainsi que la prétention à occuper l’ensemble de l’espace politique rationnel et légitime, relevaient déjà d’une tentation autoritaire. Plusieurs lois adoptées brutalement, une politique migratoire contraire à l’histoire post-révolutionnaire de la France ainsi que la répression violente de plusieurs vagues de manifestations, dont le mouvement des Gilets-Jaunes, furent autant de transgressions. Désormais, la fuite en avant est complète : l’exécutif a lié son sort à celui des secteurs factieux de la police, et sa figure dominante est un ministre de l’intérieur dont l’ancrage à l’extrême-droite est aujourd’hui reconnu par la presse internationale ; le gouvernement est ainsi solidaire d’un transfuge de l’Action française, admirateur de la politique religieuse napoléonienne, politique dont l’inspiration antisémite est avérée, et mis en accusation pour agressions sexuelles à propos desquelles une procédure court encore. Sans surprise, une fois aux affaires et confronté à une opposition politique vivace, cet idéal-type incarné de la droite illibérale se livre à des déclarations hostiles aux droits humains inédites depuis la fin de la guerre d’Algérie. Ce bréviaire maurrassien, validé au sommet de l’État, a été lâchement cautionné ce mercredi dans l’hémicycle du Sénat par la cheffe du gouvernement. Une telle perdition morale illustre s’il en était besoin la paresse intellectuelle dont se nourrit l’illibéralisme : outrance, conspirationnisme, mépris des faits.

Symétriquement à la post-vérité du moment Trump / Macron — l’adhésion à des récits que l’on sait être faux —, nous traversons un moment de suspension de la rationalité, où il est difficile de croire au récit de la transgression autoritaire qui repose sur des faits avérés. Le mythe élitiste selon lequel l’illibéralisme autoritaire ne saurait entraîner que des franges de la population à faible bagage scolaire et menacées de déclassement contribue au plafond d’incrédulité qu’il nous faut crever. L’histoire des Lumières devrait nous avoir enseigné la vacuité du concept même de « despotisme éclairé » ; force est de constater qu’il n’en est rien, et qu’il fait retour sous la figure d’un monarque élu qui fait fi du parlement, des corps intermédiaires comme de la démocratie sociale.

Dire le virage illibéral de l’exécutif n’est pas banaliser le Rassemblement national, ni même mettre celui-ci sur un pied d’égalité avec l’ensemble du groupe Renaissance. Au contraire, c’est prendre au sérieux la situation créée par l’accession au pouvoir de M. Macron, et en combattre les dangers par l’énonciation de la vérité, devoir auquel nous nous sommes engagés comme universitaires. Il serait illusoire d’imaginer un retour à un exercice légitime du pouvoir par la promesse d’un référendum d’initiative partagée, d’une part quand les processus démocratiques fondamentaux sont, dans leur ensemble, mis à ce point à mal et, d’autre part, quand les modalités de ce référendum sont extrêmement longues et ne garantissent en rien qu’il y ait bien un référendum au bout (un référendum est organisé si, à la fin de ce processus, la loi n’est pas examinée après un délai de six mois au Parlement).

Notre responsabilité est de nous lever contre tout mouvement qui menace les principes fondateurs de l’Université et, par extension, de notre vie collective : humanisme, libre dispute, exigence de vérité, autonomie vis-à-vis de tous les pouvoirs. Exactement à l’image de l’urgence écologique, la crise démocratique exige des solutions drastiques, qui seront d’autant plus dures et dramatiques que nous tarderons à les mettre en œuvre. Ce n’est plus demain et dans les urnes qu’il faudra combattre l’extrême droite, mais bien dès aujourd’hui et dans la rue. L’urgence est à affirmer avec force notre attachement aux libertés publiques, aux valeurs de la République — liberté, égalité, fraternité — et aux principes du libéralisme politique. Notre contribution, comme chercheurs, comme savants, comme universitaires, passe par l’élaboration et la mise en débat des moyens d’instituer sans délai une démocratie à l’épreuve de l’illibéralisme autoritaire.

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus

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Le printemps est inexorable !

Nous relayons l’appel de plusieurs associations et collectifs scientifiques engagés sur les questions climatiques et environnementales :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2023/04/Appel_inter-collectifs.pdf

Lors des manifestations de ce jeudi 6 avril, nous montrerons une nouvelle fois la force vive du mouvement démocratique avec une solidarité et une détermination sans faille, en portant haut l’espoir et les valeurs qui nous animent.

L’heure est grave. Quiconque se sentirait trop frappé de sidération pour apprécier la situation peut se référer aux écrits des observateurs des libertés publiques et des droits de l’humain, aux comptes-rendus des journaux progressistes, libéraux et démocrates :

Pour l’ONU, deux fois en une semaine,
pour le Financial Times,
pour le New York Times,
pour Bloomberg,
pour El País,
pour le Washington Post,
pour Il tempo,
pour le Guardian,
pour la FAZ,
pour Human Rights Watch,
pour la Maison Blanche,
pour la Commission aux Droits de l’Homme (Conseil de l’Europe),
pour Amnesty International,
pour la Wirtschaftswoche,
pour la défenseure des droits,
l’heure est grave.

Le contournement du parlement, l’arbitraire et le déchaînement des violences policières, l’usage permanent du mensonge et du choc, la rhétorique de l’ennemi de l’intérieur, la surdité de l’Élysée devant un quasi-consensus démocratique de rejet d’une (contre)-réforme des retraites qui n’est pas nécessaire : tout cela constitue de graves atteintes à la démocratie et aux libertés publiques. C’est à l’aune de cette fuite en avant qu’il convient d’interpréter les menaces proférées ces derniers jours contre la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), qui n’ont pas d’équivalent depuis sa reconstitution en 1944. Vous pouvez adhérer à la LDH en suivant ce lien :

https://www.ldh-france.org/adherer/

Pour autant, nous ne sommes pas les spectatrices et les spectateurs d’un désastre en cours. L’isolement et la violence du pouvoir disent aussi sa faiblesse. Ce serait une faute de nous laisser intimider et enfermer dans la stratégie de la tension portée, pour le compte du chef de l’État, par un ministre de l’Intérieur d’extrême-droite. Le mouvement social contre la réforme des retraites a cristallisé une multitude d’autres revendications. Il a été rejoint par les scientifiques et les militants qui entendent juguler le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant, désormais criminalisés. Bien au-delà, depuis quelques jours, toutes celles et ceux qui sont attachés aux libertés publiques savent attester concrètement leur solidarité. Nous sommes nombreux, unis, déterminés.

La place de l’Université et de la recherche dans ce grand mouvement est essentielle. Face à la violence, nous devons montrer plus que jamais notre attachement indéfectible à dire le vrai sur le monde. La temporalité dans laquelle nous nous inscrivons n’est pas celle d’un théâtre où tous les coups médiatiques semblent permis, elle n’est pas commandée par une défense réflexe face aux attaques infondées que nous subissons. Obligés par la jeunesse, obligés par les nouvelles sombres qui viennent des sciences du climat et du vivant, nous portons les valeurs de la libre discussion rationnelle, du lent rassemblement des preuves, de la transmission et de la publicité des savoirs.

En contre-feu puissant aux pulsions mortifères ou même simplement nihilistes qui tentent d’envahir l’espace public, il s’agit aujourd’hui de nous ouvrir un avenir, en poursuivant le travail d’élaboration collective d’un horizon politique initié il y a un an, et synthétisé en 50 propositions. Par ces temps difficiles, le plus grand des dangers est la sirène du renoncement. Face à l’ampleur de l’enjeu et la noirceur des prévisions, jeter l’éponge pour l’avenir collectif n’est pas une option possible. Alors que d’autres secteurs de la société ont fortement contribué aux premières semaines de mouvement, il est temps que l’Université prenne sa part et pèse de tout son poids. Chaque heure de cours débrayée, chaque démission des tâches administratives, chaque Commission d’Examen des Vœux refusant de contribuer aux classements de Parcoursup va peser dans le bon sens. Chacun doit se poser en conscience la question : la gravité de la situation actuelle ne vaut-elle pas quelques semaines de grève totale ?

« Le printemps est inexorable ! » Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu.