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Bureaucratie

La fin du printemps et le début de la période estivale demeurent dans l’imaginaire universitaire une trêve, un répit, une suspension temporelle où il serait permis de s’adonner à l’activité savante. La skholè, popularisée sous l’Empire romain sous le nom d’otium, désigne cet usage du temps libre et souverain, pour la quête du sens, de la beauté, de la sagesse, du savoir, en jouissant du plus haut degré d’autonomie et de désintéressement possible. La skholè suppose de s’affranchir des affairements de la vie quotidienne (a-skholia), des occupations serviles, de la vie captée par la simple subsistance, par le négoce (nec otium). Nous savons combien cet idéal est non seulement menacé par l’extension de l’insignifiance, mais n’est tout simplement plus accessible à une large fraction de la communauté académique.

Que l’on nous permette, du moins, de former le vœu d’un joyeux otium pour toutes et tous.

Cinq brèves dans ce dernier billet avant l’été ; cinq visages de l’hydre bureaucratique :

  1. Boycott du Hcéres
  2. Livre blanc sur les entraves à la recherche
  3. Rapport Gillet
  4. Liberté des scientifiques et libertés civiques
  5. Fin de partie au Hcéres

Les notes numérotées entre crochets sont des liens cliquables vers les sources.

I. Boycott du Hcéres

« Les vraies victoires ne se remportent qu’à long terme et le front contre la nuit. »

René Char

Certains signaux avant-coureurs (cf. brève V) laissent à penser que l’heure est venue de destituer la bureaucratie du Hcéres, en nous organisant pour que les unités de recherche boycottent la vague d’évaluation en cours et l’accueil de ses comités de visite. Pour ce faire, les unités doivent se protéger mutuellement, ce qui suppose de savoir par avance que ce pas de côté collectif sera suffisamment large. Le motif de ce « non » salvateur est simple à articuler : nous n’en pouvons plus. Nous proposons donc de mettre en œuvre le recensement préalable des unités et des formations qui se refuseraient à organiser leur prochaine évaluation, sous réserve d’être assez nombreuses. Jusqu’à quelques dizaines d’unités se déclarant prêtes, nous servirions à établir le contact entre elles. Au-delà du seuil de viabilité de l’opération Bartleby, il serait important de rendre publique la liste de ces unités pour obtenir un effet boule de neige. Si votre unité s’avère frileuse, que ce soit par crainte de représailles ou par incertitude sur le mode opératoire, n’hésitez pas à ouvrir la discussion avec les unités voisines, ou à nous contacter.

Une telle grève de l’évaluation peut être mise en œuvre sans effort, puisque dans toutes ses dimensions, cette évaluation repose sur nous. Non seulement nous participerons à l’effondrement d’un système ubuesque, mais nous dégagerons du temps et des moyens pour nos activités premières : la recherche et l’enseignement. Chacun d’entre nous peut enclencher la mise en débat, puis le vote, au sein de son unité, d’une non-participation. Nous avons tout à y gagner.

La plupart des unités de recherche et formations de la vague D d’évaluation en cours (Paris intra-muros) ont déjà rendu leur dossier de bilan et de projet, souvent avec fierté, toujours à grand prix… Comment compter le nombre d’heures sacrifiées aussi bien pour le travail que pour le sommeil et la vie personnelle ? Que dire de la mise en burnout des équipes de direction d’unité, et de leurs assistants administratifs — quand il en reste ? Quelle forme d’aliénation avons-nous ressentie, case après case de tableurs kafkaïens ? Les comités de visite préparent maintenant leur venue — à la charge logistique des unités —, imposant aussi bien leur agenda que la liste des évaluateurs, dont la compétence n’est pas toujours la qualité première. Cette déliquescence de la qualité des comités est révélatrice d’une démission à bas bruit : un nombre croissant de chercheuses et chercheurs actifs refusent de contribuer à ces procédures vides de sens.

Les unités et les équipes se doivent maintenant de prendre le relais de cette démission silencieuse, en refusant d’organiser les visites et de commander viennoiseries et petits fours, en refusant d’accueillir les évaluateurs, en refusant de passer derrière le pupitre pour présenter bilan, trajectoire et analyse SWOT. Pourquoi se prêter au « jeu », après tout ? À quoi servent ces évaluations, ces tournées, ces milliers d’heures données — et prises ailleurs ? Quelle conséquence positive pour nos recherches, pour nos collectifs et leur fonctionnement, pour les investissements dans nos locaux, nos équipements, pour les recrutements de personnels, avons-nous pu constater à la suite des précédentes évaluations ? Pas la moindre, sinon les flagorneries d’usage, et quelques cartons de dossiers supplémentaires qui prennent la poussière sur les étagères. Et lorsqu’une inspection menée avec probité révèle exceptionnellement de lourds dysfonctionnements connus de toutes et tous sur place, et qu’elle expose publiquement l’incompétence d’une équipe présidentielle, a-t-on déjà eu vent d’une quelconque réaction venant donner raison aux soutiers contre les bureaucrates locaux ?

Ce n’est pas une institution distincte en surplomb mais l’ensemble du corps savant qui doit présider à l’évaluation qualitative de sa production scientifique ; ce à quoi il s’emploie, quotidiennement, par le processus collégial de mise à l’épreuve des travaux de recherche. Ce sera à la communauté de recherche et d’enseignement supérieur de réaffirmer les principes d’autonomie et de responsabilité des universitaires et chercheurs, qui fondent la science. C’est à nous qu’il revient de bâtir les institutions qui débattront des savoirs de demain.

II. Livre blanc sur les entraves à la recherche

– Ces bêtes-là, déclara Gridoux, on sait jamais ce qu’elles gambergent.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c’est tout ce que tu sais faire.
– Vous voyez, dit Gridoux, ils entravent plus qu’on croit généralement.
– Ça c’est vrai, approuva Madeleine avec fougue. C’est rudement vrai, ça. D’ailleurs nous, est-ce qu’on entrave vraiment kouak ce soit à kouak ce soit ?
– Koua à koua ? demanda Turandot.

Raymond Queneau, Zazie dans le métro

Le Conseil scientifique du CNRS a rendu public un « livre blanc sur les entraves à la recherche »[1] qui pointe, avec raison, les dysfonctionnements — la paperasse, les lenteurs, les normes et procédures ubuesques — que les chercheurs et les personnels administratifs ont à subir au quotidien. Malgré l’évidence commune des faits rapportés, la bureaucratie du CNRS y a réagi en niant les constats.

S’il y a lieu de se réjouir que les travers de la bureaucratisation de la recherche soient enfin discutés dans des instances officielles, on peut regretter que l’analyse du conseil scientifique en reste à la surface des problèmes. La paperasse n’est que l’ensemble des normes et des procédures de la bureaucratie, qui désigne la séparation entre décideurs et exécutants. Les deux décennies de bureaucratisation rapide de l’Université et des institutions de recherche ne sont pas des « dysfonctionnements », mais le fruit d’une politique de reprise en main par le nouveau management public, avec son tryptique projet/évaluation/classement. Si la recherche s’est bureaucratisée, c’est en conjonction avec le remplacement de la figure du chercheur par celle du « P.I. », du « manager de la science », figure duale de celle du précaire. Nous renvoyons à notre article récent sur le sujet paru dans la revue revue Savoir/Agir :[2]

Réformes de l’imaginaire social et contrôle des subjectivités

Si les propositions du livre blanc sont aussi décevantes, alors même que la première partie est remarquable, c’est qu’elles embrassent les causes dont elles déplorent les conséquences. Pour que le livre blanc du Conseil scientifique du CNRS puisse conduire à des transformations dans le réel, ses membres doivent s’appuyer sur la communauté académique, sur ses aspirations, sur ses propositions et sur l’intérêt général. La pratique savante regorge de moyens de faire éclore cette parole, à commencer par celle de la conférence avec appel à communications.

III. Rapport Gillet

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

Molière, Le Malade imaginaire

Philippe Gillet, ancien directeur de cabinet de Valérie Pécresse devenu Chief Scientific Officer de SICPA,[3] a remis à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche un rapport[4] qui devrait servir de base à une proposition de loi cet automne. Lire un tel rapport suppose de connaître ce principe premier de l’exercice : il s’agit de légitimer des mesures politiques décidées par avance, sans agiter de chiffon rouge, en accompagnant les transformations structurelles d’éléments de langage technocratiques, cotonneux, à la logique évanescente, quand il ne s’agit pas de simples leurres.

Le rapport Gillet s’inscrit sans surprise dans le droit fil de 20 ans de reprise en main managériale de l’Université et de la recherche, avec sa triple obsession : désinvestir dans la formation des jeunes adultes par abaissement des coûts, promouvoir l’enseignement supérieur privé et mettre la recherche publique au service de la sphère productive privée. Il pointe, comme tous les rapports précédents, le déclin de la part de produit intérieur brut (PIB) consacré en France à la recherche, malgré la prise en compte dans le calcul du crédit d’impôt recherche (CIR), cette aide directe aux entreprises qui encourage tous les maquillages. Entre 1995 et 2021, cette part a augmenté en Europe de plus d’un tiers, témoignant du problème spécifiquement français d’un milieu dirigeant coupé du monde scientifique.[5] Le rapport recommande, comme de coutume, un surcroît de mise en concurrence et d’évaluation quantitative, en cherchant cette fois à isoler et à mettre la pression sur les jeunes recrutés avec, comme carotte, des moyens prélevés dans les crédits récurrents des chercheurs plus âgés. Il affiche, sans originalité, une volonté de « simplification » et conduit à complexifier une fois de plus le millefeuille administratif, par l’ajout de nouvelles surcouches bureaucratiques, sans rien supprimer hormis les alliances de recherche. Il reconnaît — et c’est son intérêt majeur — que la structure institutionnelle actuelle échoue à organiser correctement la recherche, mais ne se résout à aucune suppression d’instance bureaucratique.

Plus précisément, le rapport Gillet a été commandé pour démontrer la nécessité de transformer les organismes nationaux de recherche (ONR) en agences de programmes nationales. Les nouvelles missions envisagées entrent en conflit avec les missions traditionnelles des ONR, dont aucune n’est enlevée, mais également avec celles du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) et de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui ne doivent rien perdre non plus. Le rapport Gillet apparaît ainsi comme une preuve par l’absurde de la séparation entre l’objectif affiché par la lettre de mission — renouer avec un pilotage stratégique de la recherche par l’État, au service d’intérêts privés — et la réalité institutionnelle du système de recherche. Cette absence de cohérence interne se redouble d’une incohérence politique: les réformes récentes de l’Université ont visé à développer le localisme, dans une « logique de marque » (sic) et de « site », en tentant de supprimer tout cadre national pour les statuts, la mobilité géographique et les recrutements.[6] Dès lors, on pourrait s’étonner de la promotion soudaine de l’idée opposée, celle d’un pilotage national de la recherche scientifique par le politique — avec un comité Théodule placé au côté du chef de l’État, en charge de légitimer les lubies du moment. Derrière ces coups d’accordéon, la ligne de cohérence demeure l’attaque du principe d’autonomie des universitaires et des chercheurs. La nouveauté réside dans le retour d’une figure de pilotage au sommet de l’État, en lieu et place du middle management des présidences d’établissement, que le rapport invite à remplacer par un corps de managers non issus du milieu académique.

Le rapport Gillet ne s’embarrasse d’aucune tentative d’aborder la réalité du système actuel. Ainsi, l’Université, institution d’élaboration et de transmission des savoirs, y est pratiquement occultée. Elle n’est abordée que sous cet aspect comptable : comment assurer les heures à moindre coût ? Par la modulation de service des enseignants-chercheurs définie par les présidences d’établissement, en contraignant les chercheurs à enseigner, et en augmentant le recours à des enseignants du second degré (PRAG) pour tirer avantage de leur double service. Ce même rapport prend soin de rappeler que la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU) avait déjà cette ambition et a échoué dans ses visées.

In fine, le seul intérêt du rapport est de reconnaître publiquement que le décrochage scientifique et universitaire français est le fruit des 20 ans de contre-réformes du système auxquelles son auteur a contribué — avant de recommander d’en administrer un peu plus. Mais même ce mince plaisir que l’on pourrait trouver à la lecture se trouve gâché par l’absence de méthode, de faits, de raisonnements, bref de travail scientifique. Par comparaison, la contribution de l’Académie des sciences,[7] dont les membres ont accompagné de leur soutien chaque contre-réforme bureaucratique des dernières décennies, a au moins le mérite de s’intéresser aux missions et non seulement au pilotage de la recherche.

IV. Liberté scientifique et libertés civiques

Nous avons souligné à plusieurs reprises le danger que représentent les procédures-bâillons, intentées par des représentants des pouvoirs politiques ou économiques pour entraver la liberté d’expression des chercheurs.[8,9,10] Cette liberté n’est pourtant que l’application du devoir de responsabilité sociale inséparable de la liberté de la recherche elle-même. Elle est une liberté professionnelle, constitutive de l’exercice de la science.

Une proposition de directive européenne contre les procédures-bâillons est en cours de négociation, mais le Conseil de l’Union européenne vient d’adopter ce vendredi 9 juin une orientation générale qui vide le texte de sa substance. Il y a urgence à interpeller le gouvernement français et les instances européennes sur la nécessité de revenir à une version plus protectrice du texte dans le cadre des futurs trilogues (négociations réunissant le Conseil, le Parlement et la Commission), qui débuteront mi-juillet.

La liberté d’engagement politique des scientifiques est d’une toute autre nature que la liberté académique, y compris lorsque la cause défendue s’appuie sur le fait scientifique : il s’agit d’une liberté civique à défendre pour l’ensemble des citoyens. Scientifiques en Rébellion, un collectif d’universitaires et de chercheurs qui sensibilise aux urgences climatiques, environnementales et sociales par des actions symboliques, a produit un manifeste pour la liberté d’engagement des scientifiques,[11] auquel vous pouvez vous associer,[12] et qui défend un point de vue différent sur cette question brûlante.

V. Fin de partie au Hcéres

Une course au hochet agite en ce moment le Landerneau bureaucratique : la présidence du (Conseil d’administration) de l’École polytechnique est à pourvoir. L’actuel président du Hcéres figure parmi les deux candidats retenus, pour prendre la suite d’Éric Labaye, nommé en 2018 alors qu’il était directeur associé senior chez McKinsey & Company et président du McKinsey Global lnstitute.[13]

L’hypothèse d’une vacance prochaine à la présidence du Hcéres[14] conduit naturellement à s’interroger sur le bilan d’un mandat qui se trouverait ainsi écourté.[15] Les principaux faits d’armes publics de M. Coulhon resteront d’une part son rôle d’intercesseur entre l’appareil d’État et M. Didier Raoult durant la crise sanitaire[16] et d’autre part, le dévoiement de la vocation d’indépendance du Hcéres, au point d’être utilisé comme officine du pouvoir ; avec notamment une image forte, prise sous les ors de la Sorbonne en janvier 2022 : le président du Hcéres clôturant ès-qualités une parodie de colloque[17] organisé, sous le patronage de Jean-Michel Blanquer, par la fine fleur des milieux universitaires autoritaires et conspirationnistes dans leur croisade hallucinée contre le « wokisme », la « cancel culture » et autre chimère « islamo-gauchiste« . Ces dernières années ont été marquées par une complexification grotesque des procédures d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le nouveau référentiel d’évaluation des unités de recherche et l’évaluation intégrée des établissements sont les résultats les plus visibles d’une inflation bureaucratique qui pousse les personnels en charge jusqu’à l’épuisement et la perte de sens. Ce désastre s’est opéré alors que M. Coulhon prétendait impulser, comme le rapport Gillet, une « simplification », démontrant ainsi que l’hydre bureaucratique du Hcéres n’est pas réformable, pas même par nos plus excellents managers.

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Sortir de la crise permanente par la démocratie : le rôle de l’Université

« La signification historique actuelle des étudiants et de l’Université, leur forme d’existence dans le présent, ne mérite donc d’être décrite que comme une métaphore, une représentation d’un état suprême, métaphysique, de l’Histoire. Il n’y a qu’ainsi qu’elle est compréhensible et possible. Une telle description n’est pas un appel ni un manifeste, qui dans un cas comme dans l’autre ont fait la démonstration de leur impuissance, elle pointe vers la crise qui repose au fond des choses et conduit à la décision à laquelle succombe les lâches, et à laquelle les braves se soumettent. Dans l’intervalle, la seule chose à faire est de reconnaître ce qui est encore à venir et de l’extraire de la gangue où le présent lui impose sa forme. »

Walter Benjamin, La vie des étudiants, 1915.

Le mouvement pour la préservation du système de retraites reprend la rue à partir de ce mardi 6 juin, dans un contexte d’atteintes aux libertés publiques et à l’État de droit, de contournement des corps intermédiaires et d’anti-parlementarisme au sommet de l’État. Si le caractère anxiogène du moment est alimenté par la chronique quotidienne d’un glissement vers l’extrême-droite, il se nourrit avant tout de notre apathie. Faire mouvement, c’est d’abord sortir de la stupéfaction, faire un premier pas vers la démocratie, comme direction consciente par les citoyens eux-mêmes de leur vie. S’il apparaît évident que participer aux cortèges de ce mardi vise à défendre non seulement le système de retraites mais aussi la démocratie et les libertés publiques, l’objet de ce billet est de ré-élargir l’horizon en inscrivant dans le temps long les formes particulières d’intervention du monde savant dans l’espace public.

Du rapport instrumental au savoir à la déchéance de rationalité

L’usage impropre des termes de « crise » ou de « transition »[1] pour qualifier la bascule climatique,[2] l’effondrement du vivant,[3] l’érosion des libertés publiques, le rejet par la société de la concentration des pouvoirs ou le ralliement de la minorité présidentielle à l’illibéralisme autoritaire[4] n’a pas seulement une fonction euphémisante : elle est l’occasion de réglementations d’exception et de possibilités inédites de transferts de richesse. Une crise désigne la manifestation brutale d’une pathologie, qui appelle la prescription de « solutions », tandis que les problèmes auxquels notre société doit faire face sont nés de processus lents et appellent à inscrire l’analyse comme l’action politique dans le temps long. Pour échapper aux pièges du gouvernement par la crise, le chemin de sortie passe par une réactivation de l’idéal démocratique. Mais amorcer un processus constituant[5] refondant les institutions centrales du pays, suppose de restaurer un espace public de délibération. L’Université, la recherche comme aspiration collective à dire le vrai sur le monde, le savoir lui-même, sont essentiels à cette tâche. Si l’autonomie du monde savant par rapport à tous les pouvoirs est une condition nécessaire à l’élaboration, la transmission, la conservation et la critique des savoirs, sa contrepartie est la responsabilité devant la société. Ce nœud liant l’autonomie et la responsabilité est au principe de l’instruction d’un débat public éclairé. L’Université, telle qu’il s’agit de l’instituer, est en ceci l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Elle est et doit être au service de l’institution démocratique des règles collectives, et servir ainsi l’ensemble du corps social.[6]

Le rapport de la sphère politique au savoir procède d’une longue histoire, au sein de laquelle il serait vain de chercher un âge d’or dont il faudrait déplorer la disparition. La science est de longue date devenue une instance de renforcement et de légitimation du pouvoir. Ce rapport à la science lui octroie un rôle proche de celui de la religion dans les sociétés d’Ancien Régime.[7] La production d’un discours « expert », qui reprend la forme de la discursivité scientifique, est devenue une modalité ordinaire utilisée par le pouvoir pour se légitimer et se perpétuer. Nourries de saint-simonisme et d’une caricature de positivisme comtien, les élites technocratiques ont prétendu s’appuyer sur la raison pour prendre en charge le destin de l’humanité. Le chemin choisi passe par une soumission de la nature et de l’espèce humaine, et par l’accroissement illimité de la production de biens matériels. Ce programme s’est une première fois fracassé sur les deux guerres mondiales et sur les barbaries techniquement équipées du XXème siècle. Il se heurte aujourd’hui aux réalités de l’effondrement du vivant et aux désastres qui accompagnent le réchauffement climatique. Or, plutôt que de courir le risque de remettre en cause le dogme productif, les milieux dirigeants, qu’ils soient politiques ou économiques, ont choisi de tergiverser. Pour cela, les sphères dirigeantes tentent de nouer de nouvelles relations avec les sciences, en triant d’un côté les savoirs « innovants », susceptibles d’être implémentés dans la sphère productive et compatibles avec les doctrines qui la structurent, et de l’autre ceux qui documentent la gravité des transformations biotiques en cours ou les effets sociaux de trente ans de politiques néolibérales. Un double mouvement d’instrumentalisation des sciences par les techniques et de dissimulation de la réalité sociale, sanitaire et écologique par des campagnes de communication s’est ainsi amplifié. Le dernier stade de cette dégradation du rapport du pouvoir aux sciences se caractérise par la publicité du faux ou des déclarations manifestement contraires aux intérêts collectifs les plus vitaux, comme celui de l’annonce d’une « pause » dans la réglementation environnementale.[8]

La haute fonction publique a démontré son incompétence scientifique, qui procède de sa formation initiale, laquelle se déroule à l’écart des lieux d’élaboration de la connaissance. Aussi le savoir qui intéresse les cabinets ministériels et les consultants qui les hantent n’est pas de nature scientifique ; il ne s’agit en aucune manière d’une interrogation illimitée de l’existant, d’une confrontation aux procédures contradictoires de mise à l’épreuve d’une hypothèse et encore moins d’une exigence de sincérité face à l’état de l’art sur une question : il s’agit de chercher, dans le grand marché des idées, la solution technique qui permettra de résoudre rapidement un problème (un « sujet ») sans déroger à la loi du moindre effort. Il ne faut pas chercher plus loin la fascination de la majorité de la classe politique, président et oppositions confondus, pour les expérimentations spécieuses de M. Raoult sur la chloroquine. La promotion de foutaises est inséparable du double mythe des « stars » de la recherche et de la promesse solutionniste. Nous reviendrons dans un billet ultérieur sur la manière dont l’incapacité à prendre en compte des faits scientifiques majeurs sur SARS-CoV-2 ont sculpté la réponse désastreuse à la pandémie.[9]

La Loi de Programmation de la Recherche était l’expression de ce rapport instrumental à la connaissance. Une mesure, étonnamment peu commentée, signait le crime : la création d’une agence de désinformation scientifique et technique, la Maison de la Science et des Médias, inspirée d’un exemple britannique désastreux érigeant le conflit d’intérêt et le lobbying en norme de « l’information scientifique ». Ce projet est porté en France par les cabinets McKinsey et Bluenove.[10] À travers la conception de fiches-mémo par « grandes questions », cette agence de presse officielle en partenariat public-privé a vocation à faire disparaître le métier de journaliste scientifique en instaurant une interface étanche entre le grand public et la littérature scientifique. La place prise par les cabinets de consultance est symptomatique de ce double décalage dans la relation instrumentale et court-termiste du pouvoir à la science et à la raison, qui conduit à remplacer le savoir par une communication qui n’a plus aucun souci de vérité. Dans un temps de baisse du nombre de poste de chercheurs, l’État a dépensé 2,5 milliards d’euros en achat de « prestations intellectuelles » (sic) en 2021[11] — plus de la moitié du budget du CNRS. Le recours par l’État aux cabinets de consultance a été multiplié par 5 entre 2015 et 2021.[12] Ainsi, contre 496 800 €, le cabinet McKinsey a produit trois documents[13,14,15] d’une indigence rare sur l’évolution du métier d’enseignant, qui ont servi de base à un rapport signé — sans mention des sources — de membres éminents du « conseil scientifique » de M. Blanquer.[16] Peut-être faut-il se féliciter, après tout, que le rapport commandé par Mme Vidal sur la chimère de l’« islamo-gauchisme » supposé gangrener l’Université soit demeuré fiction.[17] Contre 957 000 €, le cabinet McKinsey a produit un Power-Point et un carnet d’éléments de langage sur une possible (contre)-réforme des retraites.[18] Pourtant, l’État dispose de chercheurs remarquables sur les politiques de retraites et d’instituts chargés d’établir des données quantitatives, qui auraient dû être mobilisés pour poser correctement les problèmes. Quelles sont les sommes nécessaires au financement du régime de retraites et quels sont les différents moyens d’assurer ce financement, et avec quelles conséquences ?[19] Et puisque c’est la motivation explicite de la (contre)-réforme, quelles sont les retombées pour la société de la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et de l’accroissement des aides publiques à l’actionnariat d’entreprise ? Ce travail d’objectivation et d’explication, permettant une organisation rationnelle du dissensus politique, n’a jamais été fait par l’exécutif — il a eu lieu imparfaitement grâce à la rigueur d’universitaires qui ont obtenu un petit accès médiatique, et il faut les en remercier. Mais officiellement, il a été remplacé de fait par une « communication » dépourvue de fondement, d’analyse, de référence et truffée de falsifications — ainsi, l’épisode des 1 200 € de minimum retraite.[20] On a voulu croire que la « politique post-vérité » était spécifique du recours au clash, au verbiage ubuesque visant à susciter l’offuscation morale des « droitdelhommistes bien-pensants », à l’inversion rhétorique des « privilégiés » — les migrants, les titulaires des minimas sociaux, les fonctionnaires, etc — à la profusion de sottises incohérentes, de vulgarités et de balivernes sur les réseaux sociaux. Mais la fabrique du consentement par une communication politique faite de storytelling, d’énoncés ouverts et cotonneux, à la logique évanescente, niant tout antagonisme, est tout aussi constitutive de ce brouillard de confusion et de mensonge, avec son orthodoxie et ses gardiens du dogme.

Notre société a un besoin urgent de lieux de passage démocratiques, mis en réseau, soustraits aux influences des pouvoirs extérieurs, ne poursuivant pas d’autre objectif que la diffusion des savoirs et des techniques dans les institutions mêmes où elles s’élaborent. À la violence du consentement à une vision unique du monde, il nous faut suppléer par un espace public de pensée, de confrontation et de critique réciproque qui fasse vivre l’idéal démocratique d’une pluralité des rationalités en débat. Il n’est pas anodin que l’École tout entière subisse des trains de réformes qui la dévoient de ses missions démocratiques essentielles ; nous devons travailler à restaurer, avec l’égalité, l’exercice de la liberté et l’usage de la raison dont elle assure l’apprentissage. Le débat démocratique suppose des mœurs, des règles et des standards éthiques ainsi qu’un attachement à l’établissement scientifique des faits comme horizon commun dans un espace public où l’imposture publicitaire, la démagogie et la communication soient combattues comme telles. En dernière analyse, la responsabilité du monde savant devant la société est d’ouvrir et de garantir la tenue de cet espace public de délibération démocratique. « Car la démocratie n’est possible que là où il y a un ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (parrésia), contrôle réciproque et conscience aiguë de ce que les enjeux publics sont aussi nos enjeux personnels à chacun. »[21]