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Compter pour quelqu’un

Le séminaire de Joël Laillier et Christian Topalov intitulé Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020) est en ligne :

La (contre)-réforme des retraites, destinée entre autres à financer « la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) » est impopulaire auprès de 90% des salariées et des salariés en activité, et de près des trois quarts des citoyennes et des citoyens. La jeunesse étudiante et lycéenne est de plus en plus nombreuse à rejoindre le mouvement social. Le rejet de la proposition de loi instaurant un repas à 1 € pour les étudiants, la généralisation du projet de Service national universel (repoussée de quelques mois) pour un budget de 3,4 milliards d‘euros selon la Cour des comptes ou encore la réforme du lycée professionnel s’ajoutent à la précarisation d’une jeunesse privée d’espoir.

La première phase du mouvement, qui vise à mobiliser et à asseoir le soutien aux grévistes, a été un succès qui doit s’amplifier lors des manifestations de ce samedi 11 février, destinées à préparer la grève totale et reconductible prévue à partir du 7 mars. Il nous faut réussir cette rencontre réjouissante et déterminée, pour y puiser le courage nécessaire pour enclencher cette seconde phase du mouvement, destinée à construire le rapport de force nécessaire à une victoire.

La solution de l’énigme des manifestants manquants

« Il ne faut compter que sur soi-même. Et encore, pas beaucoup. »

Tristan Bernard

Les comptes-rendus journalistiques du mouvement massif en faveur de la préservation du système de retraites ont été pollués par une question destinée à nous détourner des enjeux du moment : le comptage des manifestants. En résumé, la police compte manuellement, mais de manière robuste, le nombre de personnes qui défilent sur la chaussée en un point choisi des manifestations : il s’agit d’un comptage temporel. À Avignon, France bleu et France 3 ont effectué un comptage spatial en mesurant la densité de manifestants et en la multipliant par la surface occupée par la manifestation. Ils obtiennent un nombre de manifestants 2 à 4 fois supérieurs à celui de la police et légèrement inférieur au comptage des syndicats. À Paris, un cabinet de marketing politique, Occurrence, compte lui aussi, et souvent au même endroit que la police, le nombre de participants au défilé mais avec une méthode automatique ; celle-ci, très précise à petite densité de personnes, retourne des nombres sans rapport avec la réalité du nombre de manifestants lorsque la foule est dense. L’énigme est simple : à Paris, ces mesures ne reflètent pas l’ampleur exceptionnelle des manifestations.

La figure ci-dessous permet d’apporter une solution à cette énigme. Elle indique (ronds bleus) le nombre de manifestants à Paris en fonction du nombre de manifestants en région selon la police. En dessous de 600 000 manifestants en région, tout semble cohérent. Le nombre de participants au cortège parisien est proportionnel au nombre de participants dans le reste de la France, et ce, en rapport des populations. Mais pour les manifestations gigantesques, le dénombrement de la police ne croît plus, il sature, tout en conservant une cohérence, idéalisée par la courbe en pointillés. Les nombres obtenus par Occurrence avec un système incapable de dénombrer les personnes à haute densité de foule perdent, eux, toute rationalité.

Comment interpréter cette saturation du comptage de la police? Tout se passe comme si il existait un phénomène d’embouteillage conduisant à un flux maximal de manifestants sur les grands boulevards parisiens, autour de 5 manifestants par seconde soit 72 000 personnes commençant à défiler entre 14h30 et 18h30. C’est peu, mais ce flux est en unités de comptage policier. Tous les autres manifestants se rassemblent, mais finissent après quelques heures de piétinement par renoncer. La police a le grand mérite de produire un nombre qui présente une forme de reproductibilité mais qui n’est ni le nombre de manifestants, ni proportionnel à celui-ci. Le cabinet Occurrence, quant à lui, produit beaucoup de bruit pour rien. Et finalement, pourquoi se concentrer systématiquement sur les mobilisations des grandes métropoles, quand celles des petites villes sont plus significatives encore de l’ébullition du pays.

Nombre de manifestants à Paris, selon les comptages de la police et d’Occurrence, en fonction du nombre de manifestants en région (France moins Paris) mesuré par la police. La zone orange représente la loi de proportionnalité Paris-région qui sort des mesures pour les petites manifestations. La pente de 0,16±0,02 coïncide raisonnablement avec le rapport entre la population d’Ile-de-France n’ayant pas de manifestation plus proche que Paris et la population vivant en région. La courbe en pointillés correspond à une loi présentant une saturation du nombre de personnes comptées dans le défilé parisien, ajustée sur les mesures de la police. Les points correspondent aux manifestations nationales contre la loi sur les retraites en 2019-2020 et 2023. Données en format csv.