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KeyLabs – 1,2 Mrd € = KoLaps

Ce billet se compose de quatre brèves : un appel au rassemblement devant le siège du CNRS ce lundi, à 12h30 ; un point d’information sur l’ampleur des coupes budgétaires votées au Sénat ; la nécessité d’une Assemblée Instituante de l’Université et de la Recherche ; le filtrage de nos newsletters.

« Quand le soleil décline à l’horizon, le moindre caillou fait une grande ombre et se croit quelque chose. »

Victor Hugo

Rassemblement au siège du CNRS

Le projet de KeyLabs de la bureaucratie du CNRS suscite à juste raison le rejet de l’ensemble de la communauté académique. La motion de défiance initiée par un collectif de chercheuses et chercheurs du CNRS a déjà rassemblé 7 500 signataires :

https://framaforms.org/motion-de-defiance-pdg-cnrs-1736518552

Certaines unités de recherche n’en prennent connaissance que maintenant : continuons à la promouvoir.

Cette réforme articule les quatre points centraux qui travaillent l’Université et la recherche scientifique :

  • la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) 2.0, baptisée par antiphrase « seconde phase de l’autonomie », qui comprend la fin du régime de fonctionnaires, la dérégulation des statuts et le passage des chercheurs comme des enseignant-chercheurs sous la tutelle de la bureaucratie universitaire ;
  • les coupes budgétaires, prévues depuis la Loi de Programmation de la Recherche, et aujourd’hui devenues l’évidence commune,  et la précarisation croissante du supérieur ;
  • la concentration des moyens et la différenciation des établissements, des laboratoires et des statuts, mises en évidence par le projet de KeyLabs ;
  • la bureaucratie, de plus en plus autoritaire et les atteintes aux libertés académiques.

Le collectif RogueESR appelle, aux côtés de l’intersyndicale, au rassemblement du lundi 27 janvier à 12h30 devant le siège du CNRS, 3 rue Michel-Ange, Paris 16ème, Métro Michel-Ange – Auteuil, à l’occasion du Conseil Scientifique.

Ce rassemblement sera l’occasion de nous retrouver, et de signifier publiquement la nécessité de tourner la page des 20 ans de réformes qui ont produit, par la bureaucratisation, la précarisation et la paupérisation, le décrochage scientifique et technique du pays. Nous pensons important d’offrir un débouché à la mobilisation naissante, au-delà des KeyLabs, dont la liste est supposée être rendue publique le 15 mars : rouvrir l’avenir en travaillant à un programme de réinstitution à 20 ans du système d’Université et de recherche. Enfin, ce rassemblement sera l’occasion de témoigner de notre attachement au rationalisme, aux sciences et aux disciplines du sens, dans un temps où une barbarie techniquement équipée prend le pouvoir aux États-Unis.

Concernant le rassemblement, nous suggérons de prendre instruments de musique et casseroles. Nous proposons de participer à une scène photogénique où 25% d’entre nous aurons revêtus des vêtements symboliques de l’Université et de la recherche, et 75% des ponchos en haillons et des blouses en sac poubelle — ce qui suppose optimalement une concertation par quadruplet auparavant. Nous avons reçu plusieurs affiches par courrier électronique, qui seront ajoutées au précédent billet :

https://rogueesr.fr/comprendre-la-reforme-des-keylabs/

« L’ignorance et la bêtise sont des facteurs considérables de l’histoire. »

Raymond Aron

Coupes budgétaires

Le 20 janvier 2025, le Sénat a adopté un amendement du gouvernement, déposé la veille au soir, amputant les crédits de la mission « recherche et enseignement supérieur » de 630,1 M€. Le 16 janvier 2025, les sénateurs avaient voté l’annulation de 535 M€ de crédits de la mission « Investir pour la France de 2030 », ventilés en -415,9 M€ de « Financement des investissements stratégiques » et -46,1 M€ de « Soutien des progrès de l’enseignement et de la recherche ». Ces coupes concernent particulièrement les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), les programmes prioritaires de recherche, les équipements structurants de recherche. Le vernis mis devant la paupérisation de l’ESR craque de toutes parts, révélant au passage ce qu’il en est des “agences de programmation”, entre enfumage et lyssenkisme.

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. »

René Char

Pourquoi une Assemblée Instituante de l’Université et de la Recherche ?

Le processus de désagrégation qui va s’accélérant semble conduire le gros de la communauté académique à comprendre qu’il ne se passera rien tant qu’elle ne se mettra pas en mouvement pour rouvrir l’horizon. De fait, plus personne, pas même la Cour des comptes, ne feint encore de croire aux politiques publiques menées depuis deux décennies. 

Dès lors, le travail à accomplir s’inscrit dans une dynamique instituante, dans un moment de création politique radicale qui remet en cause la clôture de l’imaginaire qui s’est imposé à nous depuis 20 ans. Il ne s’agit plus de produire une énième critique des dernières félonies de la bureaucratie, mais au contraire de cesser

« Cesser » pour ouvrir l’horizon politique de la science : ce geste ne vient pas de nulle part. En effet, l’histoire de l’Université et de la recherche scientifique est, depuis la cessatio fondatrice de 1229, travaillée par la tension qui existe entre le monde savant et le pouvoir. Les phases d’autonomisation et de liberté sont celles où l’imaginaire social valorise le savoir. Cela a été le cas lors des deux phases de démocratisation de l’Université, dans les années 1960, dans un contexte de concurrence scientifique et technique entre les USA et l’URSS, puis entre la loi Savary de 1984 et le tournant du siècle. Au contraire, les phases de reprise en main politique et de sclérose se caractérisent par un désintérêt pour le savoir, en particulier lorsque les conditions économiques conduisent à une surqualification de la main d’œuvre salariée. C’est le cas depuis 20 ans, les réformes de bureaucratisation, de paupérisation et de précarisation, baptisées par antiphrase « autonomie » et « excellence », ayant conduit au décrochage scientifique et technique du pays. Lorsqu’on décrit aujourd’hui l’Université réelle des années 2000 à de jeunes chercheuses et chercheurs, elle leur apparaît comme une douce utopie.

Mais aujourd’hui, « cesser », c’est aussi cesser de penser les problèmes de l’Université et de la Recherche de manière séparée de la pratique de l’enseignement et de la recherche, et segmentée par telle ou telle réforme. Nous avons besoin d’une vision renouvelée, pour un programme de transformation à 20 ans, conforme aux besoins de la société. L’un de nos prochains billets sera consacré aux modalités d’une Assemblée Instituante de l’Université et de la Recherche. Nous faisons ici appel à toutes les bonnes volontés pour collecter les idées d’organisation.

« Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »

Emmanuel Kant

Filtrage de la newsletter

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Comprendre la réforme des KeyLabs

Ce billet, outre un rappel des deux séminaires de recherche réflexifs sur l’ESR, traite des « KeyLabs », ces laboratoires de référence que le président du CNRS, par un coup de force inédit, entend valoriser au détriment de tous les autres. Le billet vise d’une part à expliquer cette réforme, et d’autre part à mettre à la disposition de la communauté académique des outils de mobilisation et à promouvoir la motion de défiance la contestant, qui a déjà été signée par 5 000 chercheuses et chercheurs :

https://framaforms.org/motion-de-defiance-pdg-cnrs-1736518552

« Le Comité national aura pour mission essentielle de définir en session plénière la ligne générale des recherches et les méthodes de travail. À chaque section incombera la tâche d’orienter et de développer les recherches relevant de sa compétence. Ainsi, le Comité national ne sera pas un organisme purement consultatif, mais constituera une assemblée délibérante et agissante qui assumera de véritables responsabilités et participera effectivement par l’intermédiaire de ses sections et de commissions composées de membres de diverses sections à la réalisation des programmes généraux élaborés en séance plénière. Un directoire choisi parmi les membres du Comité national assurera de façon permanente la direction scientifique du Centre. »

Ordonnance n°45-2632 réorganisant le Centre national de la recherche scientifique. Journal officiel, 3 novembre 1945, p. 7192-7194.
Le texte est signé de Charles de Gaulle pour le Gouvernement provisoire de la République française, de René Capitant, ministre de l’Éducation nationale, et de René Pleven, ministre des Finances.

« Nous n’arrivons pas à harmoniser tous les statuts. Nous n’avons pas la main sur les carrières de tous les personnels, même si nous les payons. Cela reste un frein. Les chaires de professeur junior ont permis quelques avancées, mais cela reste limité. Certains organismes de recherche essaient d’ouvrir des postes de chercheurs avec un peu d’enseignement, pour développer des profils mixtes et harmonisés, mais, tant que nous n’avons pas la main sur les ressources humaines et les carrières, nous restons bloqués. »

François Germinet, conseiller spécial en charge des sujets transversaux (sic) du secrétaire d’État. Source. NDLR : dans cet extrait, « nous », c’est eux, la bureaucratie, et non nous, les praticiens.

Séminaires réflexifs

Le séminaire « Sociologie des réformes universitaires et du gouvernement de la recherche » reprend le 21 janvier avec un exposé de Charles Soulié. Programme à retrouver ici :

https://acides.hypotheses.org/3297

Nous rappelons la séance de Politique des sciences avec Quinn Slobodian, Estelle Delaine et Michel Feher sur l’actualité de la recherche sur l’extrême-droite et l’autoritarisme, le vendredi 31 janvier 2025, 16h30-19h, salle Cavaillès, ENS, 45 rue d’Ulm. La séance peut être suivie en live à cette adresse :

https://youtube.com/live/pPqqN5b4JEI

Une pré-inscription est demandée aux personnes extérieures à l’ENS-PSL par un mail à : Po_des_Sciences@proton.me afin de fournir la liste des invités à la loge d’entrée.

« Sur les arêtes de notre amertume, l’aurore de la conscience s’avance et dépose son limon. »

René Char

Motion de défiance

La motion de défiance contre le démantèlement en cours du CNRS par sa bureaucratie a déjà été signée par 5 000 chercheuses et chercheurs, tous statuts confondus. Nous invitons à signer et faire signer cette motion et à aller la déposer en mains propres à M. Philippe Baptiste au ministère dans quelques jours :

https://framaforms.org/motion-de-defiance-pdg-cnrs-1736518552

Sans doute faudra-t-il que trois quarts d’entre nous soient vêtus de haillons et un quart de tenues de chercheurs, pour faire écho à la décision du Président du CNRS, Antoine Petit, de flécher les crédits sur 25% des laboratoires, réputés être les plus performants, les fameux KeyLabs.

Pourquoi devons-nous arrêter ce processus de démantèlement ? Quatre raisons :

  • Il appartient aux universitaires et aux chercheurs et chercheuses de prendre collectivement en main les décisions engageantes (domaines stratégiques, recrutements, budget, etc.) de la recherche comme de l’enseignement. Nous devons rappeler la bureaucratie au principe de responsabilité, la discipliner : M. Petit ne peut pas rester en poste après une tentative aussi désastreuse que cavalière.
  • La réforme des KeyLabs est le prélude au démantèlement annoncé du CNRS par la dérégulation et la fusion des statuts et par la transformation en « organisme de programmes », ce vieux rêve qu’entretient la bureaucratie d’organisme de recherche sans chercheurs.
  • La recherche est un écosystème. Personne ne sera à l’abri des conséquences de cette mesure ubuesque, des coupes budgétaires et du décrochage scientifique et technique qu’elle induira. En concentrant les financements sur une minorité de laboratoires jugés « stratégiques » selon des critères clientélistes opaques, la réforme creuse les inégalités territoriales et disciplinaires et marginalise 75% des unités de recherche.
  • Cette transformation absurde et brutale, imposée de manière unilatérale par la bureaucratie du CNRS, a été décidée sans aucune concertation avec la communauté scientifique. Elle rompt avec les principes de collégialité, de démocratie et d’intelligence des processus de recherche qui ont toujours guidé le CNRS depuis sa création et elle amplifie la mise en compétition délétère entre les équipes.

Signer la motion de défiance n’est pas un acte de bravade, mais un premier geste indispensable pour défendre la liberté académique, la pérennité de nos métiers et l’avenir de la recherche publique, qui ouvre vers la possibilité de réinstituer un système de recherche et d’enseignement supérieur propre à juguler les crises que notre société doit affronter. Ouvrons l’horizon !

https://framaforms.org/motion-de-defiance-pdg-cnrs-1736518552

« Le premier ministre a bien mentionné devant les députés un « mouvement de réforme de l’action publique », qui passerait par une réduction du nombre et des crédits des agences et opérateurs de l’État, parmi lesquels les agences régionales de santé, Business France ou encore le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). »

Ademe, CNRS, ARS… Les agences publiques dans le viseur du gouvernement. Le Figaro, le 15 janvier 2025.

Logo et affiches

Dans un contexte où le mouvement pour juguler le décrochage scientifique et technique doit gagner en visibilité et en rayonnement, il est essentiel de se différencier en créant une identité visuelle spécifique. Cette évolution concerne le logo et la charte graphique que nous avons rendus plus disruptifs et véritablement impactants. Adoptez dès à présent notre nouvelle identité de marque, placée sous le signe du jaune, pour votre communication professionnelle, votre site web et les photos de profil de vos réseaux sociaux : téléchargez la Version pdf ou la version png. Avec le jaune, on affirme haut et fort l’originalité de notre modèle de sorte que, demain, les gens identifieront le jaune à nos institutions, parce que le jaune est aussi singulier que notre système. Le déploiement d’affiches dans les ascenseurs, les couloirs, près des machines à café et des photocopieuses se fera de manière progressive en fonction des besoins et des mises en production des unités, au regard de la taille et de la diversité de nos établissements et de leurs réseaux de communicants. In fine, nous espérons un élan collectif de tout le réseau pour adopter aussi vite que possible cette nouvelle identité visuelle, et faire entrer la communication du mouvement dans une belle dynamique de transformation.

Téléchargeons-les, imprimons-les et affichons-les dès à présent !

          

      

D’autres affiches, reçues par courrier électronique, dont nous déclinons toute responsabilité quant au mauvais goût:

      Camembert Petit — Key member  

  

« Supprimer des agences, c’est une arlésienne, confie François Ecalle, ancien membre du Haut Conseil des finances publiques et président de l’association Fipeco. Mais si l’on veut faire de fortes économies, il faudrait supprimer des opérateurs qui coûtent cher comme les universités, le CNRS ou France Travail. »

Ces agences de l’État dans le viseur du gouvernement, Le Parisien, le 17 janvier 2025.

Comment comprendre la réforme des KeyLabs ?

Dans notre billet du 3 décembre 2024, nous faisions la prévision d’une attaque à venir contre le CNRS, soit neuf jours avant qu’elle ne se produise. De fait, le jeudi 12 décembre, M. Petit annonçait la réduction d’un facteur 4 du nombre d’unités de recherche soutenues par le CNRS, prélude à un démantèlement sous couvert de transformation en « agence de programmes ». L’objet de ce billet est d’expliquer la réforme des KeyLabs à celles et ceux qui ne suivent pas l’actualité de l’ESR, en prenant appui sur la méthode [*] qui nous permet d’interpréter et souvent d’annoncer par anticipation ce que produisent les réformes.

Depuis un mois, les KeyLabs nourrissent les discussions à la machine à café, d’où émerge le consensus suivant : il est inadmissible que la bureaucratie du CNRS, sans fondement ni procédure scientifique, prétende décider seule d’un pareil changement qui affectera l’ensemble de l’écosystème scientifique. La méthode choisie par M. Petit est évidemment contraire aux principes fondateurs de la recherche. Il importe cependant d’aller au-delà de cette critique de  méthode. Une erreur commune pour celles et ceux qui cherchent à comprendre, consiste à partir de la communication indigente des promoteurs de la réforme : CNRS_KeyLabs.pdf. Cette accumulation d’éléments de langage dans la communication du CNRS n’est pas destinée à éclairer la réforme mais à focaliser l’attention sur des détails et à créer une forme d’angoisse par une logique évanescente. C’est la méthode de management enseignée sous le nom de « précarisation subjective » : les « agents » sont placés sur le fil du rasoir par la force persuasive d’un dispositif qui remet en cause leur compétence professionnelle. Cela produit une séparation avec le réel et avec l’analyse systémique, holistique, pour ne laisser que cette question : « qu’est-ce que cette réforme, dans son détail technique, va changer pour moi ? »

Les réformes sont globalement cohérentes et s’inscrivent dans un projet de transformation continu, explicité dans des rapports ou lors de tables rondes, mais que la segmentation en mesures techniques rend peu lisible. C’est la stratégie dite de « réforme incrémentale » décrite et recommandée par MM. Aghion et Cohen en 2004. Une réforme est lancée lorsqu’une « fenêtre de tir » le permet. C’est ainsi que la haute fonction publique ministérielle qualifie la conjonction entre opportunité politique et faible potentiel de mobilisation contestataire. Les « ballons d’essai » servent ainsi à estimer la capacité de propagation de la colère au-delà de la frange critique. En cas d’alerte, une séance de pédagogie ministérielle infantilisante est organisée, pour qualifier de « procès d’intention » toute analyse qui reconstitue la place de cette réforme incrémentale dans le projet de transformation à 20 ans.

D’où vient l’idée des KeyLabs ? Il y a 20 ans, des économistes schumpétériens ont théorisé le fait qu’il fallait concentrer toute l’activité de recherche française au sein de dix universités conçues comme des entités privées. Les autres établissements étaient destinés à l’enseignement professionnel ou à jouer le rôle des Colleges étatsuniens. De fait, affichaient-ils, un tel système consommerait beaucoup moins d’argent public puisque ces collèges d’enseignement supérieur pourraient employer des enseignants contractuels à temps plein — pas de recherche et deux fois plus d’enseignement que ce que prévoit le statut des universitaires titulaires. Mieux, les Collèges Universitaires qui s’adapteraient le mieux à ce changement de doctrine pourraient eux-même être privatisés, s’ils s’avéraient suffisamment rentables. La concentration des « meilleurs » chercheurs et des moyens dans quelques établissements devaient garantir une amélioration fulgurante de la production scientifique, et engendrer un choc de croissance économique proprement schumpétérien. Les rares données affichées à l’appui de cette théorie étaient constituées de graphiques bidons figurant des corrélations médiocres entre indicateurs dépourvus de toute scientificité. Théorie donc dépourvue de tout fondement rationnel.

Pour comprendre les KeyLabs, il faut penser en réformateur : produire une séquence cohérente de réformes segmentées de sorte qu’aucune ne mette à la rue les étudiants ni ne perturbe le silence des charentaises du monde savant. Comment construire ces dix universités de recherche susceptibles de s’auto-financer par des frais de scolarité élevés, et privatisables en période de « crise » ? C’est évident : vous devez d’abord casser les capacités de résistance en dépossédant les universitaires de toute décision concernant l’enseignement et la recherche (priorités scientifiques, recrutements, budgets, etc.). Cela suppose de promouvoir une nouvelle classe gestionnaire, bureaucratie issue encore de la communauté académique, dont l’intérêt personnel contribue à servir les objectifs de l’idéologie prônant une marchandisation de l’ESR. A titre d’exemple, on lira avec profit la violence de la charge du rapport du Hcéres contre l’assemblée des professeurs du Collège de France, qui en est l’instance souveraine décidant, trois fois par an, des grandes orientations de l’établissement.

L’étape suivante consiste à casser le statut de fonctionnaires, au profit de contrats dérégulés, négociés au cas par cas. Pour fabriquer le consentement, voire la coproduction par les universitaires et les chercheurs, la parole managériale doit adopter un style fait de storytelling, d’énoncés cotonneux, niant tout antagonisme, donc user d’antiphrases : la dépossession, on la qualifiera d’« autonomie », la dérégulation statutaire d’« harmonisation » entre chercheurs et enseignant-chercheurs, et la médiocrité bureaucratique de « politique d’excellence ». En parallèle, on amorce le déplafonnement des frais d’inscription, de sorte à structurer les établissements en entités capables de générer du profit. Tout est mûr alors pour organiser un mercato des chercheurs de sorte à les concentrer dans les dix universités de recherche « intensives » ou « excellentes » — celles qui permettront ensuite un accroissement des frais d’inscriptions en Master. Ici, il faut diviser : flattez l’ego des chercheurs que vous désignerez comme « excellents » pour qu’ils vous appuient dans vos réformes avant d’en être eux-mêmes les acteurs et les victimes. C’est très exactement le stade où nous sommes arrivés, et dont l’opération Keylabs est une pièce essentielle.

On pourrait s’étonner de l’incapacité des middle-managers, par exemple les présidents de tel ou tel établissement, à voir qu’ils contribuent activement à des initiatives favorisant le démantèlement général, y compris quand ils se croient opposés aux réformes. C’est pourtant tout le sel de cette marche au désastre que de faire produire le mal par ses futures victimes, soigneusement enrôlées dans ce « projet » qu’est la grande comédie de la réforme. Telle est par exemple l’effet principal de la baisse des moyens que la bureaucratie du CNRS s’est habituée à consommer en pure perte. Cette coupe ne représente qu’une économie dérisoire pour l’État, mais elle enclenche un mouvement : la bureaucratie du CNRS, pour préserver son argent de poche, prélève dorénavant 10% des ressources propres banalisées des chercheurs. En retour, cette mise sous tension des unités favorise la généralisation des indicateurs quantitatifs de productivité et d’excellence. Elle produit simultanément le recrutement de bureaucrates supplémentaires de catégorie A, avec un enrobage du style « assistants de pilotage » ou « directeurs adjoints administratifs » alors que les unités demandent des informaticiens, des gestionnaires, des ingénieurs réseaux, des techniciens. Ces postes n’ont pas d’autre raison d’être que l’instauration d’un contrôle managérial, visant à entraver la sagesse qui fait tenir la machine jusqu’à présent, ce bricolage dont les « professionnels » de la bureaucratie ne parlent qu’avec dégoût. Différents laboratoires ont ainsi fait part de comportements de commissaires politiques ataviquement hostiles à la liberté académique. Alarmés par la nouvelle du projet Keylabs, même les scientifiques les  plus soucieux du bien public auront le réflexe humain de regarder si leur unité est dans la liste — alors même que les laboratoires épargnés aujourd’hui ont vocation à être sacrifiés d’ici deux ou trois ans.

Si les personnes que cette évolution cible, rendues anxieuses par la pénurie et par la pression des indicateurs, en arrivent à désirer elles-mêmes ce qui les écrasera, le paroxysme de la dépossession est atteint. La servitude volontaire règne en maître. C’est pour éviter cet enfermement et cette approbation de ce qui nous écrase que nous ne devons jamais oublier le point de fuite des réformes en cours : constituer un authentique marché de la connaissance et assembler 10 universités complètes de rang mondial dégageant du profit, libérant  une croissance supposément schumpéterienne, et limitant au passage l’accès à la connaissance.

« De nombreux établissements sont dans une situation budgétaire tendue aujourd’hui, il nous faut, c’est certain, faire des choix, établir des priorités dans chaque établissement, je sais que vous le faites déjà aujourd’hui, il faut sans doute aller encore plus loin. »

Philippe Baptiste

Le KeyLab pionnier du Professeur Raoult

Faut-il croire que la bureaucratie du CNRS est si incompétente qu’elle procède ainsi sur un coup de tête, sans expérimentation préalable ? En réalité, il y a bien sûr eu des tests à petite échelle. Il serait dommage de ne pas rappeler le glorieux bilan d’un des plus anciens et des plus connus : celui opéré par le Professeur Raoult qui, à la tête de l’université Aix-Marseille-II, en préleva les « meilleurs » chercheurs pour constituer ce qu’on n’appelait pas encore un KeyLab : l’IHU Méditerranée Infection. Le rayonnement de ce KeyLab fut tel qu’il fut salué par M. Elon Musk, le 16 mars 2020, par un tweet qui déclencha l’exaltation de la classe politique mondiale : « Maybe worth considering chloroquine for C19. » Le 19 mars 2020, M. Donald Trump déclarait en conférence de presse : « I get a lot of tremendously positive news on the hydroxy and I say “hey…”. You know the expression I used, John? “What do you have to loose, okay, what do you have to loose? » Le 21 mars 2020, il tweetait : « HYDROXYCHLOROQUINE & AZITHROMYCIN, taken together, have a real chance to be one of the biggest game changers in the history of medicine. » Le 9 avril 2020, sur les conseils insistants de M. Bernard Arnault, M. Macron rendait visite à la star mondiale autour de laquelle s’organisait ce KeyLab pionnier. Des mois plus tard, en septembre 2021, il rendrait publique son évaluation mûrement réfléchie: « Il faut rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique ». La même année, René Ricol (commissaire général à l’investissement) confirma le verdict : « Quoi qu’on en dise, l’IHU de Didier Raoult à Marseille est un succès ». Il faudrait des œillères épaisses, dans ces conditions, pour nier le bien fondé des KeyLabs.


* Note. Pour preuve de la valeur de la méthode d’analyse déployée ici, nous avons montré avant son adoption que la loi de programmation de la recherche (LPR) de 2020 programmait une baisse budgétaire, analysé le tour de passe-passe budgétaire avec les retraites, pointé que les chaires de professeur junior ne seraient pas des « postes en plus » mais, après baisse budgétaire, des postes en moins. Enfin, nous avons annoncé le contenu effectif de cette loi insincère, que Mme Retailleau résume ainsi aujourd’hui : « Il faut absolument continuer la mise en œuvre de la LPR. Tout est posé, allez-y. Les acteurs [la bureaucratie, NDLR] peuvent demander des contrats différents. » De fait : la LPR était une loi bureaucratique de dérégulation des statuts, de précarisation et de paupérisation.

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But then, it was too late

« Ce qui reste de liberté prend un caractère d’épiphénomène, relève d’une culture de la vie privée, ce n’est pas une liberté substantielle au sens où les hommes pourraient se déterminer eux-mêmes : on se contente de les laisser libres dans quelques secteurs seulement et jusqu’à nouvel ordre, pour que la vie ne leur paraisse pas complètement insupportable. »

Adorno, Leçons sur l’histoire et sur la liberté

45 au carré

2025 est un carré parfait — 45 au carré ; le précédent carré parfait était 1936. Ce tour de passe-passe arithmétique, propre à émerveiller des élèves de petites classes*, place l’année 2025 sous les augures de deux dates clés du combat contre le fascisme.

L’année 2024 a vu l’extrême-droite, souvent coalisée avec les droites affairiste et conservatrice, proliférer dans les pays occidentaux, suscitant adhésion et mouvement quand les partisans de la démocratie semblent tétanisés. En France, un gouffre s’est ouvert entre la responsabilité remarquable de la société et l’effondrement moral d’une large part du système médiatique, de la classe politique et des milieux d’affaires. Chacun, chacune, sent désormais le souffle de la bête dans le cou. Ni la société, ni l’histoire ne sont soumises à des lois déterministes et transcendantes. Le politique est affaire de création humaine, conditionnée mais non déterminée par la vie matérielle. La création, précisément, est ce qui ne se déduit pas de ce qui précède. Le moment a le mérite de la clarté : nous savons ce qu’il se produira si nous ne faisons rien, et si perdure le narcissisme, la solitude, l’apathie politique et le conformisme. Mais l’anomie n’a rien d’une fatalité. Il ne tient qu’à nous de faire vivre l’idéal démocratique visant à constituer une société réflexive faisant appel à l’activité lucide et éclairée de tous les citoyens pour se réimaginer sans cesse. Tel est l’enjeu de 2025 et des années suivantes : il revient désormais à la société civile, donc à chacun et chacune d’entre nous, de prendre ses responsabilités politiques.

« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert reste mis. »

René Char

* Épatez les enfants autour de vous en leur montrant que 2025 est le carré de la somme des 9 premiers entiers et, en vertu du théorème de Nicomaque, la somme des cubes des 9 premiers entiers.

KeyLabs : motion de défiance

Vous trouverez ci-dessous le lien vers une motion de défiance dont nous nous faisons le relais, sans en assumer la responsabilité, et que nous vous invitons à relayer à votre tour au sein des unités et UFR. Voici le message du collectif de chercheuses et chercheurs du CNRS qui en est à l’initiative :

« Comme vous le savez, le PDG du CNRS vient de dévoiler sa volonté de développer un label de KeyLabs qui serait attribué à environ un quart des labos de France et sur lesquels viendraient se concentrer l’essentiel des moyens humains et financiers (et au détriment des 75 % de labos restants bien entendu). C’est une orientation qui, pour plusieurs d’entre nous, est totalement inacceptable. La brutalité avec laquelle A. Petit veut l’imposer nous semble appeler une réponse extrêmement ferme. Aussi, nous avons pris l’initiative de rédiger une “motion de défiance” envers A. Petit et appelons au retrait de ce projet et à sa démission. »

https://framaforms.org/motion-de-defiance-pdg-cnrs-1736518552

«  À cet instant où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avait mis leurs espoirs, où ces politiciens aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions arracher l’enfant politique du monde aux filets dans lesquels ils l’avaient enfermé. »

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940

Séminaire Politique des sciences

Le séminaire Politique des sciences reprend son cours en mettant à profit la parution d’ouvrages issus de trois disciplines des sciences humaines et sociales (science politique, histoire, philosophie) pour examiner aussi bien les stratégies institutionnelles du Rassemblement National que les terreaux économiques et sociaux à la fois modelés et investis par les libertariens radicaux, et qui contribuent au rêve d‘un monde sans démocratie.

Actualité de la recherche sur l’extrême-droite et l’autoritarisme (1)

Vendredi 31 janvier 2025, 16h30-19h, salle Cavaillès, ENS, 45 rue d’Ulm

Une pré-inscription est demandée aux personnes extérieures à l’ENS-PSL par un mail à : Po_des_Sciences@proton.me afin de fournir la liste des invités à la loge d’entrée.

Quinn Slobodian professeur d’histoire économique et politique globale à l’Université de Boston. Il publie Le Capitalisme de l’apocalypse ou le rêve d’un monde sans démocratie au Seuil et Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right chez Zone Books.

Estelle Delaine est maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Rennes. Elle publie À l’extrême droite de l’hémicycle. Le RN au cœur de la démocratie européenne. chez Raison d’Agir.

Michel Feher est philosophe et fondateur de la maison d’édition new-yorkaise Zone Books. Il publie Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement National. aux éditions La Découverte.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »

Hannah Arendt

Science, com’ et réseaux sociaux 

En prévision du retour au pouvoir de M. Trump le 20 janvier, en compagnie des broligarques de l’extrême-droite libertarienne, ALIA, l’Association pour la Liberté Académique, a appelé en décembre les établissements d’enseignement supérieur et de recherche les universitaires et les chercheurs à quitter « X », le réseau de M. Musk  :

https://liberte-academique.fr/wp-content/uploads/2024/12/2024-12-16-Quitter-X-au-nom-de-lethique-de-la-science.pdf

Nous souscrivons à cet appel au boycott des plateformes du techno-féodalisme libertarien et, surtout, à son dernier paragraphe : nous invitons à notre tour à une réflexion collective de la communauté académique sur ce que le personal branding, la « com’ » et la « stratégie de marque » font à l’Université et à la science.

À intervalles réguliers, les universitaires et les salariés des EPST reçoivent dans leur boîte courriel des lettres d’actualités de leur(s) établissement(s) de tutelle, concoctées par leur service communication. La 4ème place régionale de l’innovation sociétale durable attribuée à un mémoire de master y est présentée comme le signe d’une ascension inéluctable vers les cimes de la recherche globale. Le portrait du chercheur du mois, choisi selon des critères mystérieux, y côtoie la mise en avant d’un passage sur France Culture et un communiqué de presse sur les avancées cruciales représentées par un article publié le mois précédent — des dizaines, voire des centaines d’autres, sont, par contraste, invisibilisés. On trouvera les mêmes communiqués de presse étrangement sélectifs, les mêmes portraits venus d’on ne sait où, les mêmes interviews lénifiantes de membres de l’équipe de direction sur les comptes facebook et linkedin de l’établissement. Généralement, il faut le reconnaître, ces messages ne sont pas lus : ils sont mis à la poubelle, et ne suscitent d’agacement significatif que lorsqu’ils annoncent triomphalement un nouveau logo, une nouvelle charte graphique ou tout autre emballage contraignant. Ce mélange général d’indifférence et d’hostilité n’empêchera pas le service communication de continuer son « travail », et parfois d’être le seul service de l’université dont les effectifs et le budget augmentent.

La stratégie de marque achève la transformation de l’Université en entreprise de ventes des diplômes en y important le culte du pitch et du teasing, plutôt que la culture du doute, l’évidence de la nuance et la nécessité du temps long. La recherche incrémentale, voire confirmatoire, permet aux structures de valorisation de générer un narratif présentant l’université comme l’élément clef dans une politique d’économie de la connaissance. Des concours locaux, régionaux et nationaux comme la thèse en 180 secondes sont des rustines pour “soigner” l’absence de postes et de débouchés. Les universitaires, pour essayer de donner quelques espoirs à leurs étudiants et à eux-mêmes, participent à la sape de leur propre métier, conformément au grand principe managérial : faire co-produire par les dominés leur propre système d’aliénation.

La réaction à la prise de contrôle de twitter, plateforme au rôle institutionnel pour les universités, les politiciens ou les journalistes, est symptomatique de la coupure entre bureaucratie et praticiens de la recherche et de l’enseignement. En ordre dispersé, nos établissements se sont interrogés sur les conséquences pour leur réputation et leur visibilité, plutôt que de mettre en débat les questions d’intégrité et d’exemplarité dans la diffusion des connaissances et informations. Les lentes migrations de comptes institutionnels procèdent d’une rationalité instrumentale et comptable, plutôt que de l’éthique académique. Les chercheuses et chercheurs qui étudient les réseaux sociaux, la désinformation ou le techno-féodalisme n’ont jamais été conviés à contribuer à une réponse commune des institutions académiques. En conséquence, nous restons démunis face à un problème chaque jour plus urgent.

Le départ de « X » n’est-il pas l’occasion de remettre en cause les stratégies de communication des établissements qui renversent les normes qui régissent la pratique de la science ? Faut-il vraiment encourager à la migration de comptes sur Bluesky, sans autre perspective ? N’est-il pas temps de participer, comme praticiens de la recherche, à la construction d’outils numériques sous contrôle citoyen, conformes aux aspirations démocratiques ?

« La liberté consiste d’abord à ne pas mentir. Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s’annonce ou se perpétue. »

Albert Camus

But then, it was too late

I was a scholar, a specialist. Then, suddenly, I was plunged into all the new activity, as the university was drawn into the new situation; meetings, conferences, interviews, ceremonies, and, above all, papers to be filled out, reports, bibliographies, lists, questionnaires. And on top of that were the demands in the community, the things in which one had to, was ‘expected to’ participate that had not been there or had not been important before. It was all rigmarole, of course, but it consumed all one’s energies, coming on top of the work one really wanted to do. You can see how easy it was, then, not to think about fundamental things. One had no time. […]

The dictatorship, and the whole process of its coming into being, was above all diverting. It provided an excuse not to think for people who did not want to think anyway. I do not speak of your ‘little men,’ your baker and so on; I speak of my colleagues and myself, learned men, mind you. Most of us did not want to think about fundamental things and never had. There was no need to. […]

To live in this process is absolutely not to be able to notice it […] unless one has a much greater degree of political awareness, acuity, than most of us had ever had occasion to develop. Each step was so small, so inconsequential, so well explained or, on occasion, ‘regretted’: that, unless one were detached from the whole process from the beginning, unless one understood what the whole thing was in principle, what all these ‘little measures’ […] must some day lead to, one no more saw it developing from day to day than a farmer in his field sees the corn growing. One day it is over his head. […]

In the university community, in your own community, you speak privately to your colleagues, some of whom certainly feel as you do; but what do they say? They say, ‘It’s not so bad’ or ‘You’re seeing things’ or ‘You’re an alarmist.’

And you are an alarmist. You are saying that this must lead to this, and you can’t prove it. These are the beginnings, yes; but how do you know for sure when you don’t know the end, and how do you know, or even surmise, the end? On the one hand, your enemies, the law, the regime, the Party, intimidate you. On the other, your colleagues pooh-pooh you as pessimistic or even neurotic. You are left with your close friends, who are, naturally, people who have always thought as you have.

But your friends are fewer now. Some have drifted off somewhere or submerged themselves in their work. You no longer see as many as you did at meetings or gatherings. Informal groups become smaller; attendance drops off in little organizations, and the organizations themselves wither. Now, in small gatherings of your oldest friends, you feel that you are talking to yourselves, that you are isolated from the reality of things. This weakens your confidence still further and serves as a further deterrent to-to what? It is clearer all the time that, if you are going to do any- thing, you must make an occasion to do it, and then you are obviously a troublemaker. So you wait, and you wait.

But the one great shocking occasion, when tens or hundreds or thousands will join with you, never comes. That’s the difficulty. If the last and worst act of the whole regime had come immediately after the first and smallest, thousands, yes, millions would have been sufficiently shocked. […]

Suddenly it all comes down, all at once. You see what you are, what you have done, or, more accurately, what you haven’t done (for that was all that was required of most of us: that we do nothing). You remember those early meetings of your department in the university when, if one had stood, others would have stood, perhaps, but no one stood. A small matter, a matter of hiring this man or that, and you hired this one rather than that. You remember everything now, and your heart breaks. Too late. You are compromised beyond repair.

Milton Mayer, They Thought They Were Free The Germans, 1933-1945

Paru en 1955, cet ouvrage est fondé sur dix entretiens menés dans la ville de Hesse. Il raconte la montée du nazisme au quotidien.

Traduction.

« J’étais un universitaire, un spécialiste. Puis, soudainement, j’ai été plongé dans toutes ces nouvelles activités, alors que l’université était entraînée dans la nouvelle situation ; des réunions, des conférences, des interviews, des cérémonies, et, par-dessus tout, des papiers à remplir, des rapports, des bibliographies, des listes, des questionnaires. Et par-dessus tout cela, il y avait les exigences de la communauté, les choses auxquelles il fallait, on “s’attendait à ce que” l’on participe, qui n’étaient pas là auparavant ou qui n’étaient pas importantes. Tout cela n’était que du tralala, bien sûr, mais cela consumait toutes nos énergies, en plus du travail que l’on voulait vraiment faire. Vous pouvez voir à quel point il était facile, alors, de ne pas penser aux choses fondamentales. On n’avait pas le temps. […]

La dictature, et tout le processus de son avènement, faisait avant tout diversion. Elle fournissait une excuse pour ne pas penser à ceux qui ne voulaient pas penser de toute façon. Je ne parle pas de vos “petits hommes”, votre boulanger et ainsi de suite ; je parle de mes collègues et de moi-même, des hommes instruits, vous savez. La plupart d’entre nous ne voulaient pas penser aux choses fondamentales et ne l’avaient jamais fait. Il n’y avait pas besoin de le faire. […]

Vivre dans ce processus, c’est absolument ne pas pouvoir le remarquer […] à moins d’avoir un degré de conscience politique, d’acuité, beaucoup plus grand que la plupart d’entre nous n’avaient jamais eu l’occasion de développer. Chaque étape était si petite, si insignifiante, si bien expliquée ou, à l’occasion, “regrettée”, que, à moins d’être détaché de tout le processus dès le début, à moins de comprendre ce qu’était tout cela en principe, ce à quoi toutes ces ‘petites mesures’ […] devaient un jour mener, on ne voyait pas plus cela se développer de jour en jour qu’un fermier dans son champ ne voit le maïs pousser. Un jour, il est au-dessus de sa tête. […]

Dans la communauté universitaire, dans votre propre communauté, vous parlez en privé à vos collègues, dont certains ressentent certainement la même chose que vous ; mais que disent-ils ? Ils disent, “Ce n’est pas si grave” ou “Vous voyez des choses” ou “vous êtes un alarmiste.”

Et vous êtes un alarmiste. Vous dites que cela doit mener à cela, et vous ne pouvez pas le prouver. Ce sont les débuts, oui ; mais comment savez-vous avec certitude quand vous ne connaissez pas la fin, et comment savez-vous, ou même supposez-vous, la fin ? D’un côté, vos ennemis, la loi, le régime, le Parti, vous intimident. De l’autre, vos collègues vous traitent de pessimiste ou même de névrosé. Vous êtes laissé avec vos amis proches, qui sont, naturellement, des personnes qui ont toujours pensé comme vous.

Mais vos amis sont moins nombreux maintenant. Certains se sont éloignés quelque part ou se sont plongés dans leur travail. Vous ne voyez plus autant de personnes que vous voyiez lors des réunions ou des rassemblements. Les groupes informels deviennent plus petits ; la participation diminue dans les petites organisations, et les organisations elles-mêmes se flétrissent. Maintenant, dans de petits rassemblements de vos plus vieux amis, vous avez l’impression de parler à vous-mêmes, d’être isolés de la réalité des choses. Cela affaiblit encore plus votre confiance et sert de dissuasion supplémentaire à — à quoi ? Il devient de plus en plus clair que, si vous allez faire quelque chose, vous devez créer une occasion de le faire, et alors vous êtes évidemment un fauteur de troubles. Alors vous attendez, et vous attendez.

Mais l’occasion grande et choquante, où des dizaines ou des centaines ou des milliers de personnes se joindront à vous, n’arrive jamais. C’est la difficulté. Si le dernier et pire acte de tout le régime était venu immédiatement après le premier et le plus petit, des milliers, oui, des millions de personnes auraient été suffisamment choquées. […]

Soudain, tout s’effondre, tout à coup. Vous voyez ce que vous êtes, ce que vous avez fait, ou, plus précisément, ce que vous n’avez pas fait (car c’est tout ce qui était requis de la plupart d’entre nous : que nous ne fassions rien). Vous vous souvenez de ces premières réunions de votre département à l’université où, si quelqu’un s’était levé, d’autres se seraient levés, peut-être, mais personne ne s’est levé. Une petite affaire, une question d’embaucher cet homme ou cet autre, et vous avez embauché celui-ci plutôt que celui-là. Vous vous souvenez de tout maintenant, et votre cœur se brise. Trop tard. Vous êtes compromis au-delà de toute réparation. »