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Liberté académique : principes et enjeux du débat

La capture du récit historique par l’extrême droite 

Le Séminaire Politique des Sciences (PdS) aura lieu le mercredi 12 novembre de 17h00 à 20h30 à l’EHESS, 54 boulevard Raspail, 75014 Paris, en salle BS1_05/BS1_28 (niveau -1, au premier sous-sol).

La séance sera retransmise en visioconférence :

https://cnrs.zoom.us/j/96503600653?pwd=ZZeSyUra0EvEaDcQWiORMcpjB5bNq4.1#success

  • Mark Bray, historien, professeur à Rutgers University  contraint à l’exil en Europe, spécialiste de l’histoire de l’anti-fascisme,et invité par le Clemens Heller Institute.
  • Mathilde Larrère, historienne, maîtresse de conférences Université Gustave-Eiffel. Autour de l’ouvrage « Le Puy du faux ».
  • Thomas Lemahieu, journaliste à L’Humanité, auteur des enquêtes portant sur Pierre-Edouard Stérin. Retour sur les « Murmures de la Cité », le mini « Puy du Fou » organisé dans l’Allier.
  • Michèle Riot-Sarcey et Natacha Coquery, historiennes, Retour sur le procès en diffamation fait au Comité de Vigilance sur les Usages de l’Histoire sur l’usage du terme « révisionnisme ».

L’offensive réactionnaire actuelle n’est pas sans effet sur les usages publics de l’histoire et sur la communauté historienne. D’une part, l’histoire est plus que jamais l’objet d’usages publics éloignés de ce que le consensus professionnel admet comme la vérité historique et on ne compte plus les ouvrages censés vulgariser l’histoire des croisades ou les parcs à thèmes revisitant l’histoire de la révolution française ou de la « nation ». D’autre part, les historien·nes tentant d’intervenir dans la cité pour y apporter un minimum d’éclairage utile au débat public sont de plus en plus harcelés sur les réseaux sociaux, traînés en justice, voire comme cela est désormais le cas aux États-Unis, contraints de s’exiler. Pour cette deuxième séance de l’année, le séminaire Politique des sciences reviendra en compagnie de plusieurs témoins sur des affaires récentes qui ont touché à la capture du récit historique par l’extrême-droite et le mouvement ultra-conservateur.

La séance précédente consacrée à l’intervention des économistes dans l’espace public est disponible en ligne.

Michael Zemmour : https://youtu.be/TKhxTkjYhvI

Isabelle This-Saint-Jean : https://youtu.be/tGtrs1MM8OA


Liberté académique : principes et enjeux du débat

Longtemps ignorée en France [1], la liberté académique est devenue un passage obligé de tous les discours politiciens et bureaucratiques. Derrière l’hommage du vice à la vertu, nous nous permettons de voir une nouvelle opération de dévoiement des notions qui définissent l’Université, à l’image du sort fait au concept d’autonomie suite au rapport de MM. Aghion et Cohen [2]. Au vu de cette nouvelle opération de triangulation politique par les démolisseurs de l’Université et de la recherche, nous éprouvons donc le besoin de revenir à ce sujet auquel nous avions consacré trois longs textes analytiques il y a quelques années :

https://rogueesr.fr/liberte-academique/

Notre retour vers le principe de liberté académique sera suivi de fiches pratiques visant à fournir des clés pour comprendre, revendiquer et faire vivre la liberté académique. Ce manuel d’autodéfense servira de base à la publication de propositions programmatiques concrètes sur le sujet.

Pourquoi ce soudain intérêt pour la liberté académique ?

Les études sur la liberté académique sont longtemps restées confidentielles, du fait du lourd héritage napoléonien, qui a tenu l’Université française éloignée du modèle humboldtien auquel ce concept se rattache [3]. De fait, l’akademische Freiheit devenue academic freedom en anglais dépasse largement le cadre des franchises universitaires, associées, en France, à la cessatio de 1229 et 1231. L’histoire du concept est tortueuse et transnationale, et son étude devient rapidement un exercice très technique.

Cette relative indifférence de la communauté académique française envers l’histoire et la nature de sa propre liberté a pris fin en 2020, sous l’effet de deux évènements qui ont frappé aussi bien les sciences de la nature que les sciences humaines. D’abord, les premiers mois de 2020 donnèrent lieu à une surexposition de bateleurs médiatiques transformant le Covid en simple « épidémie de peur », faisant des politiques de prévention une marque d’irrationalité, ou promouvant des remèdes miraculeux comme l’hydroxychloroquine. M. Macron emboîta tranquillement le pas à MM. Trump, Musk et Bolsonaro et entendit « rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » La communauté scientifique paya doublement le prix des pseudo-débats scientifiques médiatiques, construits à la manière des talk-shows contradictoires : 5 minutes pour le vrai, 5 minutes pour le faux, et dieu reconnaîtra les siens. D’abord, la littérature scientifique ne fut pas prise en compte pour construire une politique de prévention sanitaire efficace, contribuant à ce qu’on compte cinq fois plus de morts surnuméraires et de Covid longs dans le pays de Pasteur qu’au Japon. Ensuite, les violations les plus notoires de la déontologie scientifique furent utilisées comme prétexte pour tenter de museler l’expression publique des universitaires et des chercheurs. Aussi, penser de concert liberté académique et éthique scientifique devint une nécessité.

Peu après, en juin 2020, alors que la jeunesse états-unienne se mobilise contre l’extrême-droite de M. Trump, les violences policières et le racisme, dans le sillage du meurtre de George Floyd, M. Macron critique les manifestations et y voit la main… des universitaires : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. […] Cela revient à casser la République en deux. ». S’ensuivit une longue séquence d’importation des chimères de l’extrême-droite MAGA sur l’Université, impulsée par M. Blanquer et Mme Vidal, culminant en janvier 2022 avec un faux colloque en Sorbonne. À la même période, la doctrine du second mandat de M. Trump contre les sciences et l’Université prend sa place dans l’appareil de propagande, marquée par les keynotes de M. Thiel (« Nationalism breaks the dogma machine ») et M. Vance (« Universities are the enemy ») à la conférence National Conservatism de 2021.

L’acablanchiment bureaucratique

Ces cinq dernières années ont été mises à profit par les universitaires et les chercheurs pour s’approprier le concept de liberté académique, et le confronter à la situation française. C’est avec quatre ans de retard et surtout, après avoir appuyé deux décennies de régressions, que la bureaucratie de l’Université et de la recherche tente de reprendre le contrôle du concept et de le plier à ses intérêts. Il est symptomatique que France Universités ait confié cette mission à un comité issu de l’Institut d’Études Politiques de Paris, une institution fondée par des nostalgiques de la monarchie, hostile à la démocratie, déjà vilipendée pour son conformisme et son endogamie par Marc Bloch, restée consanguine de l’appareil d’État le plus inculte scientifiquement, et qui fut dans les années 2000 le laboratoire de toutes les réformes qui ont déclassé l’Université française. 

Sans doute cette opération d’acablanchiment (qu’on nous pardonne ce néologisme permettant d’éviter freedom washing) a-t-elle le mérite de susciter l’intérêt médiatique pour la liberté académique. Toutefois, nous devons nous prémunir contre les distorsions, occultations et effacements délibérément mis en œuvre pour la priver de sa portée et de son sens. De même que l’autonomie de l’Université n’est pas la toute-puissance illusoire de baronnets locaux, la liberté académique n’est pas une liberté individuelle, la liberté d’expression des universitaires n’est pas la liberté de dire n’importe quoi n’importe où, et la liberté de la recherche est irréductible à la « liberté de savoir » promue par les fossoyeurs de l’information scientifique indépendante. C’est précisément cette politique de confusion délibérée que nous voulons examiner ici.

De l’affrontement autour de la définition de la liberté académique

L’enjeu des mouvements opérés par la bureaucratie de l’Université et de la recherche n’est pas seulement de revendiquer le monopole du discours public sur ce sujet. Il consiste dans la définition même de la liberté académique, qui fait l’objet d’un affrontement dont l’enjeu est crucial. 

La liberté académique n’est autre que la condition de possibilité du métier d’universitaire, entendu au sens le plus large et incluant donc aussi bien la recherche scientifique que l’enseignement universitaire. La liberté académique est une liberté collective, de nature professionnelle, qui est accordée aux personnes que sont les universitaires, exclusivement en raison de leur appartenance à l’Université en tant que communauté. La liberté académique est intrinsèquement liée aux missions de l’Université : la production, la critique, la conservation et la transmission des savoirs s’inscrivent dans un cadre régulé par des procédures contradictoires (la disputatio). Mais ces activités ne sont possibles qu’à la condition que les universitaires puissent chercher le vrai et dissiper le faux, sans aucune sujétion aux pouvoirs politiques, religieux et économiques.

Cette définition permet de repérer une première opération de substitution conceptuelle de la part de la bureaucratie managériale : dissoudre la liberté académique dans une supposée « liberté de savoir », concept aussi flou que dangereux. À la différence de la liberté académique, la liberté de savoir permet par exemple de promouvoir le remplacement du journalisme scientifique par un Science media center en partenariat public-privé, et de faire passer des opinions et des éléments de communication orientés pour des vérités objectivables.

La liberté académique comme liberté positive

Si la liberté académique est bien un pilier de la démocratie, elle suppose de délimiter un intérieur et un extérieur de l’Université. De là, apparaît l’idée, développée par Isaiah Berlin dans les années 1950, de distinguer un sens négatif et un sens positif du concept de « liberté ». Ainsi, la liberté académique peut se concevoir comme une protection de l’Université contre toute intrusion de pouvoir — politique, religieux ou économique — qui la menace de l’extérieur ; cette liberté, dite négative, est l’absence d’obstacles, de barrières, de contraintes à l’exercice du métier d’universitaire. Mais il existe une seconde composante de la liberté académique, dite positive, qui repose sur l’idée que le libre exercice d’une activité sociale est également porteur d’une finalité collective. Chez un penseur comme Kant, la liberté académique est une liberté positive car son exercice est un prérequis à l’instauration d’un espace public démocratique, au progrès vers une société cosmopolitique, et plus généralement au plein développement culturel du genre humain. 

La communauté académique est traversée d’importants débats sur les finalités de la liberté académique positive, même si le problème est rarement posé dans ces termes. Il n’en demeure pas moins que la majeure partie des universitaires souscrivent à l’idée que la poursuite désintéressée de la vérité remplit une fonction sociale d’intérêt général. Par cette idée, la liberté académique entendue comme liberté positive se voit conditionnée à la possibilité effective de poursuivre les missions afférentes à l’exercice du métier d’universitaire. Ce n’est ni la propriété d’un lieu, ni celle d’un établissement, ni celle d’une marque : la liberté académique s’organise autour d’un ensemble de normes éthiques et intellectuelles, de procédures et de pratiques spécifiques à l’Université ; au premier rang de ces pratiques, on retrouve la poursuite de la vérité et l’exigence de probation, par l’argumentation empirique et par la disputatio.

Liberté académique et bureaucratie

La liberté académique, en tant que liberté positive, est la condition de réalisation du principe d’autonomie et repose ainsi sur la capacité d’auto-institution du monde académique i.e. de l’Université, qui se dote de ses propres règles, de ses propres normes, de ses propres standards, de ses propres procédures. Elle suppose la collégialité, comme principe d’auto-gouvernement, d’auto-organisation et d’auto-limitation collective. La liberté académique suppose donc l’existence d’un espace de délibération, de critique et de réflexion interne à l’Université.

Les réformes de ces deux dernières décennies ont, de ce point de vue, piétiné la liberté académique : les universitaires et les chercheurs n’ont plus, ni moyens effectifs de faire leur métier, ni droit de regard sur les décisions les concernant. Cette séparation entre décideurs qui n’exercent pas (ou plus) le métier d’universitaire et universitaires devenus exécutants porte un nom : bureaucratie. La bureaucratie est littéralement antagoniste à la liberté académique. Les directions des établissements d’enseignement supérieur et de recherche ne sont en aucun cas les supérieurs hiérarchiques des universitaires et des chercheurs. Elles appartiennent à la sphère administrative et sont tenues à ce titre, contrairement aux universitaires, à un principe de neutralité, de fait piétiné par des associations comme France Universités ou l’Udice. Les agences de financement et autres appels à projets d’excellence remplissent un rôle majeur dans cette destruction de la liberté académique positive, comme l’ont bien vu MM. Musk et Trump avec leur Compact for Academic Excellence in Higher Education.

La bureaucratie est extérieure à l’Université et elle nie la liberté de celle-ci. On comprend dès lors son intérêt à prétendre définir la liberté académique ou à fétichiser l’inscription de la liberté académique dans la constitution : éliminer du débat public la liberté positive et les principes de collégialité et d’autonomie. Nombre d’adversaires de la liberté académique comme liberté positive ont choisi un pluriel (« les libertés académiques ») qui l’enferme dans une série de droits énumérés définis juridiquement : liberté de recherche, liberté d’enseignement, liberté de publication, liberté d’expression et franchises académiques. Le singulier (la liberté académique) désigne un concept positif irréductible à cette succession de micro-libertés morcelées. La liberté académique au singulier s’ancre dans la praxis académique, et, comme liberté positive, elle relie le principe d’autonomie et celui de responsabilité devant l’intérêt général humain.

Réaffirmer les missions de l’Université

Par conséquent, la question régulièrement posée dans notre courrier, « Qu’est-ce que j’ai le droit de dire ou de faire ? » dans telle ou telle situation, au sein de tel ou tel organisme n’appelle ni une réponse juridique, bien que la liberté académique soit évidemment bornée par le droit commun, ni des chartes individuelles, ni des règlements intérieurs sans valeur juridique, mais appellent des réponses issues du travail réflexif de la communauté académique, en particulier sur l’éthique académique.

Ce qui est en jeu, ce sont les missions mêmes de l’Université. La majuscule est ici utilisée pour désigner le concept, et non les établissements du même nom et a fortiori ce que la bureaucratie entend en faire : des « marques » en concurrence. L’Université — avec la majuscule — s’inscrit dans une vision humboldtienne, démocratique, humaniste, rationaliste et sensible, contre la vision d’un enseignement supérieur et d’un système de recherche assujettis à des finalités économiques ou idéologiques. L’Université a pour mission de créer, transmettre, critiquer et conserver les savoirs et repose sur un double principe de responsabilité et d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs économique, politique, religieux et administratif. L’Université est une composante de l’École comme lieu d’une culture et d’un savoir communs.

[1] La défense de la liberté académique doit beaucoup au travail explicatif d’Olivier Beaud lors du premier train de mesures de « mise au pas des universitaires ». On pourra mesurer le chemin parcouru en lisant ce texte de 2009 :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2021/02/Beaud2009.pdf

[2] Les transparents de M. Aghion pour légitimer la politique de paupérisation, de précarisation et de mise au pas bureaucratique de l’Université constituent, 15 ans après, un matériau historique de premier choix pour comprendre d’où vient le décrochage économique, scientifique et technique de la France. Distorsions idéologiques, absence de rigueur, remplacement des mots par leurs antonymes, « données » dépourvues de scientificité, corrélations inexistantes : ces transparents présentés à Mme Pécresse constituent un exemple caractéristique de l’usage de pseudo-science au service d’une entreprise idéologique de destruction de l’Université.

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/11/SlidesAghion.pdf

[3] Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités XIIe – XXIe siècle. 2012, PUF.

Christophe Charle, Jalons pour une histoire transnationale des universités, 2013 :

https://journals.openedition.org/chrhc/3147

Le modèle humboldtien d’Université fait référence au projet porté par Guillaume de Humboldt à l’occasion de la fondation de l’université de Berlin en 1810. Il s’inscrit en rupture avec le modèle napoléonien, centralisé et fondé sur des écoles spécialisées, pour promouvoir une Université où la connaissance se construit de manière autonome et critique. Humboldt tente une synthèse dans laquelle l’Université médiévale régie par le principe de disputatio serait revivifiée par l’apport critique des Lumières. Dans l’Université humboldtienne, l’étudiant n’est pas un simple récepteur passif, mais un acteur engagé dans une quête de savoir, guidé par des professeurs qui sont eux-mêmes des chercheurs. L’idéal humboldtien, fondé sur la liberté d’enseigner (Lehrfreiheit) et la liberté d’apprendre (Lernfreiheit), valorise la formation intellectuelle et morale de l’individu, en privilégiant une approche interdisciplinaire et une exploration libre des sciences, des lettres et des arts. L’Université devient ainsi un espace de dialogue, où la transmission des savoirs s’articule avec leur production, et où la curiosité intellectuelle prime sur les impératifs pratiques, économiques ou professionnels. Le modèle humboldtien fonctionne aujourd’hui comme un idéal régulateur, bien plus que comme une référence à l’université prussienne ayant réellement existé, largement mythifiée.

[4] « Maybe worth considering chloroquine for C19. »

Tweet d’Elon Musk du 16 mars 2020

« I get a lot of tremendously positive news on the hydroxy and I say “hey…”. You know the expression I used, John? “What do you have to loose, okay, what do you have to loose? »

Conférence de Donald Trump du 19 mars 2020 

« HYDROXYCHLOROQUINE & AZITHROMYCIN, taken together, have a real chance to be one of the biggest game changers in the history of medicine. »

Tweet de Donald Trump du 21 mars 2020

« L‘utilisation de la chloroquine s’avère de plus en plus efficace. Deux médecins brésiliens renommés ont refusé de divulguer ce qui les a guéris du COVID-19. […] Que Dieu éclaire ces deux professionnels afin qu’ils révèlent au monde qu’il existe une médecine prometteuse au Brésil. »

Tweet de Jair Bolsonaro du 8 avril 2020

« Une visite ne légitime pas un protocole scientifique, elle acte et marque l’intérêt du chef de l’État pour des essais thérapeutiques, qu’ils soient prometteurs ou pas. »

Communiqué de l’Élysée suite à la visite d’Emmanuel Macron à l’IHU de Marseille, le jeudi 9 avril 2020