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Qu’est-ce que la bureaucratie ?

L’année 2024 sera l’occasion de marquer par une série de billets un anniversaire d’importance : les 20 ans du rapport Aghion-Cohen qui a servi de texte fondateur à la succession rapide de réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche pendant les mandats de M. Sarkozy, M. Hollande et M. Macron. Plus personne (pas même le rapport Gilet) ne feint d’en ignorer les conséquences : décrochage scientifique ; chute globale du niveau de formation ; bureaucratisation, précarisation, paupérisation.

Les carrières se poursuivant sur quatre décennies, rien ne laissait deviner une pareille vitesse de dégradation au point que les récits des conditions de vie professionnelle au tournant du siècle semblent une douce utopie.

Ce premier billet analytique, après deux brèves, est consacré à une question au cœur des processus expliquant cette vitesse de chute : qu’est-ce que la bureaucratie ?

Brève — Suppression de 904 millions d’euros du budget voté

« Je le disais, le rattrapage budgétaire est déjà amorcé par la LPR et France 2030. Je vous annonce que ce sont d’ores et déjà près d’un milliard d’euros (…) que nous sommes en train de débloquer. »

E. Macron, 7 décembre 2023

Depuis le vote de la Loi de Programmation de la Recherche, le budget de l’Université et de la recherche est en chute rapide. Cette année, la chute sera plus brutale encore, suite à la suppression de 904 millions d’euro de budget pourtant voté par la représentation nationale, ce qui représente 9% des 10 milliards d’euros révoqués. Pour la recherche fondamentale (programmes 172 et 193), ce dépeçage représente 8,3% du budget, qui se cumule avec la baisse votée en fin d’année. Le programme 231, qui finance essentiellement les aides directes et indirectes aux étudiantes et étudiants, subit une coupe de 3,5%. Les programmes destinés à préparer l’avenir (programmes scolaires, recherche scientifique, réchauffement climatique, effondrement du vivant, mutations économiques, journalisme) sont sacrifiés au profit des seuls budgets régaliens, confirmant le caractère illibéral, autoritaire et obscurantiste de la doctrine présidentielle. Un recours a été déposé contre ce décret, arguant que les coupes excèdent le seuil légal de 1,5% des crédits votés : que le Conseil d’État annule ou pas cette coupe budgétaire élyséenne, ce franchissement de seuil achève de prouver que le Parlement, en France, ne vote plus le budget de la nation.

Brève — Quatre candidats à la présidence du Hcéres

Quatre personnalités ont déposé leur candidature à la présidence du Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Hcéres) : Stéphane Le Bouler, titulaire d’un DEA en économie des institutions et président par intérim du Hcéres, Guillaume Gellé, titulaire d’un doctorat en traitement du signal et actuel président de l’une des trois associations de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire, France-Universités, et deux candidatures d’intelligences artificielles langagières. Nous nous sommes procurés les lettres de candidature du favori, ChatGPT, et d’une IA issue du fleuron de France Technologie (Notilus, Goélette, Etamine, etc.) baptisée Cocoritanic. Nous appelons le jury de sélection à procéder à des auditions sur une base égalitaire, en posant la même série de questions à ces intelligences non-humaines qu’aux candidats réputés humains.

Qu’est-ce que la bureaucratie ?

La dénonciation de la bureaucratie connaît un succès qui transcende les bords politiques, laissant supposer que le concept est plus malléable que ce que laissent supposer ses penseurs historiques — Weber, Polanyi, Foucault, Lefort, Castoriadis, etc. (se reporter à la bibliographie en fin de billet). Bureaucratie européenne, bureaucratie étatique, bureaucratie managériale, bureaucratie engendrée par la mise en concurrence et le secteur privé apparaissent ainsi insupportables à différents groupes sociaux par ce trait commun : la paperasse, terme dépréciatif recouvrant la prolifération de normes, de procédures, de certifications, de rapports, d’évaluations et désormais d’« algorithmes » et de plateformes numériques. Qui édicte ces normes ? À quelle fin ? D’où provient la perte de sens qu’elles engendrent ? À qui profite la paperasse ?

Un autre trait distinctif de la bureaucratie, beaucoup moins connu, permet de saisir la difficulté de décrire sa nature, son fonctionnement et son histoire : il n’est pas de problème qu’elle engendre dont elle ne prétende être la solution. Elle se répand ainsi en prétendant apporter l’« autonomie », la « dérégulation », des « chocs de simplification » voire, simplement, des « solutions ». Ainsi, souvent associée par des caricatures paresseuses aux dérives liées à une volonté de régulation et de protection collective, la bureaucratie est surtout ces dernières années la créature que Graeber (2015) nommait la « loi d’airain du libéralisme », à savoir que « toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État. »

Alors, qu’est-ce que la bureaucratie ? C’est à la fois un mode d’organisation qui a émergé dans le cadre du productivisme, avec le développement de l’organisation (pseudo)-rationnelle du travail et un système de pouvoir socialisé. La bureaucratie se caractérise par une division du travail en niveaux hiérarchiques qui produit une séparation entre décideurs, contremaîtres/cadres intermédiaires et exécutants. Les membres de la bureaucratie, désignés ordinairement comme « la bureaucratie », sont engagés à plein temps dans l’organisation et la coordination des activités d’autrui. L’appartenance à la bureaucratie se traduit par une hiérarchie de statuts, de salaires et de pouvoir, où les responsabilités et le contrôle sur les exécutants sont répartis selon des niveaux de prestige et de responsabilité. Ainsi, dans la recherche, un bureaucrate se reconnaît au fait qu’il ne consacre qu’une infime fraction de son temps à penser à des problèmes ouverts, à mener des travaux de recherche, des expériences… Cela ne l’empêche évidemment ni de « publier », ni d’être « porteur de projet ». Le remplacement en 20 ans de la figure du savant par celle du « manager de la science » aka le P.I. (principal investigator) est à l’évidence une marque de la contamination de la recherche par la bureaucratie.

Le propre de la bureaucratie contemporaine est précisément d’envahir métiers, pratiques et identités professionnelles en disciplinant. S’il y a si peu de résistance à l’effondrement de l’idéal universitaire, c’est que les techniques du néomanagement (projet, évaluation, classement, benchmarking) emprisonnent les exécutants dans leurs propres désirs (Hibou 2012, Le Texier 2016). Elles suscitent l’aphasie des perdants dont le statut de professionnel, le métier, est nié: c’est le mécanisme de précarisation subjective décrit par Linhart (2015). Elles suscitent l’adhésion de celles et ceux qui ont l’illusion d’être les gagnants du jeu et de le mériter, par addiction au bandit manchot. Si la bureaucratie étouffe aujourd’hui l’Université, c’est qu’elle repose sur une soumission collective à un contrôle par intériorisation des contraintes. Si la toxicité des strates bureaucratiques est une évidence commune, la critique du phénomène bureaucratique est rendue difficile par le fait que ses victimes (administratifs, universitaires et chercheurs) en sont aussi des rouages, notamment vis-à-vis des plus précaires.

À bien des égards, les middle managers qui dirigent les établissements de recherche et d’enseignement supérieur sont eux aussi soumis au contrôle normatif et ne décident de rien. Ces « nouveaux dirigeants de la science » n’ont plus grand chose à voir avec les mandarins de l’ère gaullienne (les « patrons ») (Aust et al. 2021) : ces « ex-pairs » deviennent des professionnels de la gestion et de la com’ au fil de leur ascension dans la technobureaucratie et perdent tout contact avec la recherche comme avec l’enseignement (Laillier et Topalov 2022).

L’Université et la recherche reposent pourtant sur le principe d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et religieux. Elles ne peuvent reposer que sur des normes, des valeurs, des principes éthiques et des procédures auto-instituées par la communauté académique. Ce principe premier est équilibré par un second principe, de responsabilité devant la société. La reprise en main managériale du monde savant mise en œuvre depuis 20 ans lui est particulièrement préjudiciable. Soulignons qu’il n’est pas ici question de nostalgie de la bureaucratie ministérielle avec qui se faisait des « navettes » pour chaque poste et chaque formation, mais de préparer l’avenir. Dans la mesure où l’Université porte la fonction d’élaboration, de transmission et de critique d’un dire vrai sur le monde, le pourrissement à l’œuvre participe d’un délitement démocratique qui va s’accélérant avec la montée de l’illibéralisme autoritaire et xénophobe. Si des données parcellaires existent, sur la gabegie de l’ANR et du Hcéres par exemple, il n’existe de rapport ni de la Cour des Comptes ni de France Stratégie sur la part des ressources budgétaires de l’ESR captées et dissipées en pure perte par la bureaucratie. Nos propres estimations (entre 20% et 30%) nécessitent d’être consolidées, qui coïncident grossièrement avec la part de notre temps occupée à des activités sans intérêt ni fondement.

La société bureaucratique totale mise en place au sein du bloc marxiste-léniniste, la bureaucratie tayloriste de l’ère fordiste et la bureaucratie managériale contemporaine ne sont pas réductibles à une même forme abstraite d’organisation anhistorique. Aussi évoquerons nous dans un prochain billet les spécificités de la bureaucratie managériale de l’enseignement supérieur et de la recherche. Dans un troisième volet, nous évoquerons le rôle de la « communication » et du travail de pourrissement de la langue dans les attaques contre l’Université et de la recherche.

Conclusion à la manière du Lagarde et Michard

Vous analyserez ce discours prononcé par M. Petit, manager du CNRS, lors de son audition au Sénat en en relevant les éléments caractéristiques du phénomène bureaucratique. Vous en discuterez les conséquences anticipables.

« Au début de l’exercice, il avait été proposé que les PEPR soient pilotés par plusieurs ONR, ce que nous avons fait, mais le paysage français étant ce qu’il est, on nous a dit — pour des raisons bureaucratiques — qu’il fallait finalement une seule tête de file. En réalité, même s’il y a un pilote principal, les PEPR sont scientifiquement pilotés par plusieurs ONR. La recherche n’est pas un jardin à la française. Pour la première fois, l’idée que les ONR étaient des institutions compétentes qui savaient où se situaient les bons et les très bons chercheurs a été comprise. Quand Didier Deschamps choisit les joueurs de l’équipe de France de football, il ne lance pas un appel à projets pour savoir où sont les bons joueurs, il les connaît. Pour nous, c’est la même chose. [Les organismes de recherche transformés en agences de programme] utilisent une partie de l’argent des PEPR de façon top down en choisissant les équipes et les équipements à financer. Dans un domaine donné, il est totalement illusoire d’imaginer qu’un chercheur du fin fond de la Lozère ou du Cantal, dont on n’a jamais entendu parler, apparaisse subitement grâce à un appel à projets. […] II faut un bon équilibre entre appels à projets et stratégie top down et de ce point de vue là les PEPR ont permis de quelque peu rééquilibrer les choses. Toutefois, il faut être clair : si chaque année les contribuables donnent 3 Md€ au CNRS, ce n’est pas pour faire de la recherche “pépère”. [Le CNRS] va financer de “gros projets” autour de 2,5 à 3 M€, soit une quinzaine, avec une notion de risque à définir, sans lancer d’appels à projets, mais va décider de façon top down en assumant ses responsabilités. »

Bibliographie

Jérôme Aust, Pierre Clément, Natacha Gally et al. (2021) Des patrons aux ex-pairs. Réformes de l’État, mobilisations professionnelles et transformations de l’élite du gouvernement de la recherche en biomédecine en France (fin des années 1940-début des années 2000), Gouvernement et action publique, 2021/3 (vol. 10), p. 9-42. doi:10.3917/gap.213.0009.

Michel Crozier (1963) Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Seuil.

Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard.

Isabelle Bruno et Emmanuel Didier (2013) Benchmarking. L’État sous pression statistique, Zones.

Cornelius Castoriadis (1990) La Société bureaucratique. Écrits politiques 1945-1997, Éditions du Sandre.

Françoise Dreyfus (1999) L’invention de la bureaucratie : Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, XVIIIe – XXe siècle, La Découverte.

Benjamin Ginsberg (2011) The Fall of the Faculty: The Rise of the All-Administrative University and Why It Matters, doi:10.1093/oso/9780199782444.001.0001

David Graeber (2015) Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, traduit de l’anglais par Françoise Chemla.

Béatrice Hibou (2012) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

Joël Laillier et Christian Topalov (2022) Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses ».

Claude Lefort (1971) « XII. Qu’est-ce que la bureaucratie ? », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Librairie Droz.

Thibault Le Texier (2016) Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. La Découverte, « Sciences humaines ». doi : 10.3917/dec.letex.2016.01.

Danièle Linhart (2010) La modernisation des entreprises, La Découverte, coll. Repères.

Danièle Linhart (2015) La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès.

Max Weber (1971) Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie (1ère édition, en allemand, 1921). Plon.

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C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière

« Il faut croire que le solstice d’hiver constitue aussi un moment critique dans la vie de l’homme et provoque un nouvel élan des forces vitales. »

Rosa Luxembourg, Lettre à Sonja Liebknecht, 14 janvier 1918

« L’état d’esprit du soleil levant est allégresse malgré le jour cruel et le souvenir de la nuit. La teinte du caillot devient la rougeur de l’aurore. »

René Char, Les Matinaux, 1964

« C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. »

Edmond Rostand, Chantecler, 1910

On veut croire à l’aurore que promet l’an nouveau. On voudrait espérer que les fabricants d’armes ne trouvent plus d’acheteurs, que les autoritarismes politiques et religieux s’effondrent bientôt sous la poussée démocratique, que les firmes exploitant les énergies fossiles commencent à faire faillite, que la nouvelle coalition illibérale et xénophobe ne soit qu’un cauchemar fugace. Cependant, nous ressentons l’exigence de formuler pour cette nouvelle année des vœux qui distillent une joie vive et le goût du réel.

Plus que jamais, il nous faut porter le regard à l’horizon, sans renoncement, sans résignation, sans désespoir et sans compromission. Nous nous et vous souhaitons de respirer librement et de penser sereinement. Ce qui nous asphyxie au premier chef — le règne de la médiocrité, de la foutaise et de l’insignifiance — il est à notre portée de nous en libérer, en nous recréant des environnements respirables. Cela commence par ignorer le spectacle des ministricules changeant ou non de portefeuille fictif, et par rire des bureaucrates qui s’en inquiètent. La certitude de ce que nous sommes comme de ce que nous voulons est le fondement de la résistance que nous opposons au règne du mensonge, de l’illusion et de la désillusion. Elle est la première pierre, inébranlable, sur laquelle nous reconstruisons déjà, silencieusement souvent, l’Université et les cadres collectifs permettant la poursuite de la vérité.


Pour tenir notre souhait d’une année meilleure que les précédentes, manifestons le dimanche 14 janvier et le dimanche 21 janvier pour la liberté, l’égalité et la fraternité, pour les libertés publiques, pour l’idéal démocratique et donc contre la loi instituant la « préférence nationale » votée par la coalition allant de la minorité présidentielle au Rassemblement national.


Retour en images sur les faits marquants de l’année 2023

L’appel à la libération de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche

https://www.change.org/p/appel-%C3%A0-la-lib%C3%A9ration-de-la-ministre-de-l-enseignement-sup%C3%A9rieur-et-de-la-recherche

L’annonce du démantèlement du CNRS en 2024 au profit d’une « agence de programme »

https://rogueesr.fr/2023/01/

L’appel des 51

https://rogueesr.fr/20231214/

Une affiche à apposer au dessus de nos machines à café avec un vrai beau slogan pour 2024

Le discours programmatique de M. Macron, le 7 décembre

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/21/recherche-les-tours-de-passe-passe-du-president-macron_6207095_3232.html

Et toujours, l’excellence de la recherche produite par les « managers de la science »

https://rogueesr.fr/imaginaire_social_subjectivites/

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Libérez Sylvie !

Le groupe Javier Milei nous a transmis une émouvante pétition appelant à la libération de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Sylvie Retailleau.

Depuis le 19 décembre, un forcené retient la ministre rue Descartes, l’empêchant de démissionner réellement pour marquer son véritable refus de l’inscription de la préférence nationale dans le droit français. Le groupe de travail à l’origine du projet, authentiquement soucieux de garantir l’excellence de cette soumission, en a confié la rédaction à une intelligence artificielle vraiment innovante, pour ne pas dire un authentique talent : ChatGPT. Notre ami le dessinateur Jaxier Force a offert un portrait bouleversant de notre camarade Sylvie en soutien à l’appel à sa libération. Merci à lui. Merci à vous.

https://www.change.org/p/appel-à-la-libération-de-la-ministre-de-l-enseignement-supérieur-et-de-la-recherche

Pour nous rappeler Sylvie, en attendant qu’elle soit en mesure de nous en livrer un remake conforme à la doctrine de préférence nationale, cette véritable vidéo :

Nous vous souhaitons de joyeuses fêtes solsticiales.

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Loi immigration : la chute dans le vide

« La haine ne saurait constituer un programme. »
Frantz Fanon

Mardi 19 décembre, sous l’égide de Mme la Première Ministre Elisabeth Borne et de M. Eric Ciotti, une coalition allant du MoDem au Rassemblement national a adopté un projet de loi inscrivant dans le droit français la discrimination des non-ressortissants pour l’accès aux prestations sociales — en d’autres termes, la mesure que MM. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret popularisèrent dans les années 1980 sous le nom de « préférence nationale. » Mme Marine Le Pen n’a pas manqué de se féliciter de cette onction gouvernementale à une revendication historique de son parti.

En nombre de voix, le soutien du Rassemblement national a joué un rôle décisif dans l’adoption du texte.[1] Alors que la réforme des retraites avait marqué de fait l’entrée des mal-nommés Républicains dans la majorité gouvernementale sous la forme d’un soutien sans participation, la loi immigration acte aujourd’hui la formation d’une coalition liberticide et xénophobe intégrant des forces politiques exclues des majorités gouvernementales depuis 1945. 

D’aucuns feindront de se rassurer en espérant un deus ex machina sur le tapis vert, du fait du caractère « manifestement inconstitutionnel » de la loi, pour reprendre les termes mêmes du ministre de l’Intérieur, lui-même ancien contributeur à la presse de L’Action Française, fanfaronnant mardi 19 décembre à la tribune du Sénat. Effectivement, le texte adopté piétine la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. Mais même si le Conseil constitutionnel censurait la loi, le fait que ces textes aient été sciemment bafoués suffirait amplement à justifier notre alarme. En outre, la désinvolture avec laquelle ce jugement au doigt mouillé a été prononcé devant le Sénat en dit beaucoup sur le peu de cas que le gouvernement fait des fondements d’une démocratie parlementaire. Mais il est vrai qu’hier fut aussi le jour du déclenchement du vingt-troisième article 49.3 en 18 mois : désormais l’Assemblée nationale ne semble donc autorisée à voter la loi que lorsque les vues du gouvernement sont au diapason des votes du Rassemblement national. Autant dire que Mme Le Pen est à la fois leader de l’opposition parlementaire et co-rédactrice de l’agenda législatif du gouvernement Borne-Macron.

Une fois passée la comédie des déclarations de principe, une bonne partie des démissions tant annoncées se font encore attendre, y compris à cette heure celle de Mme Retailleau. Si leur dimension symbolique serait appréciable, ces démissions resteraient anecdotiques sur le plan politique tant il est illusoire d’imaginer qu’elles pourraient limiter à elles seules la radicalisation du gouvernement. Au moins sauveraient-elles l’honneur des démissionnaires. 

Quelques présidences d’universités ont marqué une opposition à la loi dans un communiqué conjoint. On peut douter de sa portée effective si l’on observe la part importante des signataires ayant participé à la mise en place du dispositif cyniquement appelé « Bienvenue en France », dont les événements du 19 décembre confirment qu’il s’agissait d’une répétition générale de l’inscription de la « préférence nationale » dans la loi.

Or, les conséquences de la loi Immigration adoptée hier sont proprement calamiteuses pour l’Enseignement supérieur et la recherche. Elles seront majeures pour les échanges internationaux et les partenariats avec de très nombreux pays, pour les chercheurs étrangers, et pour tous les étudiants extracommunautaires. Le versement obligatoire d’une caution, l’application impérative à toutes les universités de frais d’inscription astronomiques de 2 770 € en licence et 3 770 € en master ainsi que la suppression des APL conduiront des dizaines de milliers d’étudiantes et d’étudiants à se détourner des universités françaises, de notre pays et de notre culture, désormais perçus comme une terre d’exclusion et non plus d’accueil.

Nous appelons les conseils des laboratoires, UFR et universités à interpeller nominativement les présidences d’universités et d’organismes sur le virage liberticide en cours, dont nul ne peut douter qu’il conduira tôt ou tard une nouvelle vague d’attaques contre la liberté académique. 

En particulier, devant le désastre tant de fois prédit, une clarification politique serait la bienvenue de la part des nombreux « acteurs de l’ESR » ayant promu ès-qualités la candidature de M. Macron dès le premier tour de la présidentielle de 2017,[2] a fortiori quand ils ont appuyé son programme depuis lors, en se prévalant du supposé clivage irréductible entre Mme Le Pen et lui.[3] Les auteurs de ces prises de position publiques invoquaient alors leur « liberté d’expression » pour soutenir le gouvernement.[4] Useront-ils aujourd’hui de cette même liberté pour dénoncer la mise en œuvre d’un programme contraire aux principes fondamentaux de l’Université ?

Nous reviendrons vers vous début 2024 avec des propositions concrètes d’organisation pour la défense de la liberté académique et du principe d’universalité de la production, de la critique et de la transmission des connaissances.

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Monsieur le président de la République, libérez les véritables énergies !

Exceptionnellement, nous publions une lettre ouverte à l’adresse du président de la République qui nous est parvenue, écrite par un groupe d’acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche en rupture consommée avec l’Udice — l’association de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire. Tout porte à croire que cet « appel des 51 » fera date.

Monsieur le Président, libérez les véritables énergies !

Monsieur le Président, ce jeudi 7 décembre, vous avez présenté aux acteurs de la recherche et de l’innovation un véritable manifeste pour le courage et la lucidité politique. Quand tant d’esprits chagrins vous recommandaient de différer les véritables réformes nécessaires à notre système d’enseignement supérieur et de recherche, et de ne pas brusquer les conservatismes du monde académique, vous avez chevauché le tigre pour prendre véritablement le taureau par les cornes. En quelques minutes de grâce, vous avez dessiné les contours d’une authentique révolution copernicienne : le dépassement de cette institution poussiéreuse frappée d’obsolescence, le CNRS, que vous souhaitez fort justement remplacer par « de vraies agences de financement qui arrêtent de gérer directement les personnels ». Une politique scientifique réellement ambitieuse requiert en effet que les financements, les recrutements et les carrières soient intégralement pilotés localement, par des exécutifs agiles et proactifs capables de mettre en œuvre les programmes de recherche puissamment pensés par le chef de l’État. La véritable autonomie, c’est le contrôle ! Cette vérité vraie, vous l’avez résumée d’une formule qui restera : « la liberté académique pour les meilleurs. » Enfin ! Combien d’universitaires et chercheurs de l’ex-CNRS sont-ils véritablement excellents et productifs ? 10% en étant généreux. De l’air !

Votre discours fait naître l’espoir que la Start Up Nation renoue avec le souffle initial de Nicolas Sarkozy et Didier Raoult quand ils portaient les IHU sur les fonts baptismaux, contre l’administration de l’Inserm, prisonnière du conservatisme gaullo-soviétique qui gangrène encore la science française. Demain, avec vous, ce sont des dizaines de dignes héritiers des IHU qui fleuriront sur les cendres du mammouth. Ensemble, nous rallumerons les lumières du projet Manhattan.

Les réactions paniquées de la ministre Retailleau, du président Deneken ou du PDG Petit doivent vous ouvrir les yeux : les mêmes forces du déni qui ont entravé le programme charismatique et revigorant de Frédérique Vidal sont à l’œuvre aujourd’hui. Les ennemis de la révolution scientifique se liguent déjà pour ensabler votre tronçonneuse dans les eaux du marasme. Le spectre de l’immobilisme avance à grand pas, et nous devons l’arrêter. Pour cela, l’ambition progressiste impose de sauter par-dessus l’ombre du doute et de démettre le lobby conservateur qu’est devenu l’Udice. Les 18 mois envisagés pour opérer cette véritable révolution nationale sont trop longs et augurent d’un sabotage. Il est temps de remplacer les présidences d’universités timorées par des task forces compétentes et disruptives, capables de hacker de véritables solutions en 4 mois : le 1er avril 2024 sera l’an I de la nouvelle science nationale. Les nouveaux statuts des innovation centers remplaçant les universités d’excellence et des agences de programme devront entrer en vigueur pour le 14 juillet 2024, date qui verra briller une nouvelle génération de président-managers d’universités, plus jeunes et plus ambitieux, recrutés avec l’appui des cabinets de conseil les plus au fait des bonnes pratiques scientifiques mondiales.

Sans doute, toutes les universités ne seront pas capables de sauter ce pas, mais ce n’est pas ce qu’on leur demande : le bon sens n’est pas chose si partagée, et l’amour de la liberté impose de reconnaître les vertus de l’inégalité. Si l’université de Strasbourg n’a pas l’audace de passer le Rubicon, gageons que Paris-Saclay saura montrer l’exemple une fois de plus. Une différenciation statutaire véritable est la mère de toutes les réformes. La science véritablement libérée mangera du mammouth, mais uniquement à la carte : nous laisserons le menu aux gagne(s)-Petit.

Ne laissons pas les doomers mettre un frein à l’avenir ! Monsieur le Président, distribuez–nous les armes pour la chasse au mammouth. Nous sommes prêts. Taïaut, avec ou sans Retailleau ! Viva la libertad, CARAJO.

Le groupe Javier Milei réunit 59 présidents d’université, directeurs d’établissement d’enseignement supérieur et de recherche et hauts fonctionnaires progressistes, proches de l’aile gauche de la majorité présidentielle.

Viva la libertad CARAJO

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Il faut imaginer Cassandre joyeuse

« Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. La joie en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais. »

Gilles Deleuze

« Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu’ils tiennent l’argent pour tout. Au demeurant, moi, j’ai décidé d’être logique et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. »

Albert Camus, Caligula, Acte I, scène 8

Selon le mythe, Cassandre reçoit d’un Apollon séducteur le don de dire le vrai sur le monde, avec lucidité. Elle se refuse à ce dieu censément préposé aux arts, à la lumière et à la santé. Furieux, le dieu lui crache violemment à la bouche, la frappant d’impuissance à convaincre quiconque par ses prophéties et à changer ainsi le cours de choses. Le mythe de Cassandre fonctionne comme métaphore de la tension qui existe entre le monde savant et le pouvoir politique depuis la grève (cessatio) fondatrice de l’Université (1229-1231) et la bulle pontificale de Grégoire IX qui y met fin : Parens scientiarum, l’université mère des sciences. Lorsque la société s’est affranchie de l’hétéronomie religieuse et de ses normes, le monde scientifique est devenu une nouvelle instance supplétive de légitimation du pouvoir. Faute d’un nouveau contrat avec la société, nous demeurons aujourd’hui dans le compromis des philosophes des Lumières : soumis financièrement au pouvoir, mais disposant d’une niche au sein de laquelle satisfaire le besoin de production, de transmission, de critique et de conservation des savoirs. La liberté académique n’est rien d’autre que ce combat permanent à mener contre les pouvoirs religieux, économiques et politiques en faveur d’une autonomie du monde savant qui, pour n’être pas une réalité, constitue un idéal régulateur fragile à reconquérir sans cesse.

La malédiction de Cassandre — l’impuissance structurelle à transformer politiquement le monde, en échange d’un espace d’élaboration d’un « dire vrai » sur celui-là — ne frappe que celles et ceux qui n’ont pas conscience du compromis passé depuis plusieurs siècles. Nombre de collègues ont semblé ainsi se déciller dans la foulée de Jean Jouzel, qui après des décennies d’imploration des décideurs à juguler le réchauffement climatique, a pris conscience que ces demandes relevaient d’une illusion, s’exclamant dans une interview au journal Les Échos: « À la fin, j’en ai marre ! ». Pourtant, Cassandre ne cesse de voir ses prédictions réalisées. Sur les causes des guerres, sur les facteurs qui accélèrent les bascules vers les régimes illibéraux, autoritaires, d’extrême-droite, sur les crises couplées qui frappent nos sociétés et dont profite le petit nombre, sur l’extension du règne de l’insignifiance qui profite aux hétéronomies religieuses et aux idéologies totalitaires, le monde savant — Cassandre — ne cesse d’avertir.

Pourtant, même si le mythe n’était peut-être là que pour illustrer le caractère tragique de l’obstination d’un pouvoir obscurantiste, il nous faut imaginer Cassandre joyeuse, tenant fermement son ambition collective de véridiction, et s’activant, les yeux rivés sur l’horizon, loin des compromissions, des luttes d’influence et de la veulerie courtisane.

Le pouvoir politique, du reste, n’a que mépris pour celles et ceux qui produisent des connaissances et du sens. Il ne s’adresse pas à Cassandre, mais aux « acteurs de l’ESR »  — c’est-à-dire à sa bureaucratie la plus improductive. Il faut entendre ce mot « acteur » pour ce qu’il dit : le pouvoir s’adresse à celles et ceux qui « jouent le jeu ». Mais il ne suffit pas de monter sur scène pour revendiquer avec succès la dignité tragique de l’histoire : ces « acteurs de l’ESR », si sérieux dans leurs costumes uniformément gris, ne sont pas l’Université : ils ne sont que les tristes gérontes d’une comédie dont ils n’écrivent pas le texte.

C’est en ayant à l’esprit cette pantomime grotesque qu’il convient de lire le budget pour l’année à venir. Il y a quelques décennies encore, analyser le projet de loi de finances (PLF) était un exercice rébarbatif mais riche d’enseignement : on y trouvait la traduction budgétaire d’orientations politiques, explicites ou masquées. « Les chiffres ne mentent pas » disait-on alors, pour signifier que l’analyse quantitative des budgets était propre à dissiper le brouillard cotonneux de la communication politique, révélant des choix, des arbitrages, bref une politique. Des choix conservateurs, sociaux, progressistes, libéraux, qu’importe, mais des choix, guidés par une vision politique des transformations à impulser à la société. En ce temps-là, la représentation nationale votait le budget, qui valait engagement de l’État.

La parole publique s’est démonétisée au gré des formules creuses, des idées préfabriquées, puis par le recours au clash et au dog whistling. L’absence d’intégrité des managers qui ont remplacé les cadres gouvernants se nourrit de ce vide de façon structurelle et tout se passe comme si la rationalité comptable d’un budget de l’État avait fini par s’y faire aspirer. Le budget 2024 sera insincère. À l’occasion d’un fait divers, d’une fulgurance matinale d’un président omniscient ou d’un rapport de quelque think-tank « brisant un tabou », les budgets, devenus volatils, seront réaffectés au financement public de l’apprentissage voire à l’achat d’armement — l’important n’est-il pas d’accroître sans limite les aides directes aux entreprises ? La coûteuse réforme de l’enseignement secondaire professionnel annoncée le 5 décembre n’est même pas programmée dans la loi de finances 2024, déjà caduque avant même le solstice d’hiver 2023.

Pour l’Université et la recherche, les gels de crédit printaniers succéderont aux ponctions automnales sur les fonds de roulement et aux remboursements hivernaux, conformément à une litanie qui dure depuis trois quinquennats. Ainsi, l’exercice budgétaire 2024 se fera sur le fil, avec quelques semaines de trésorerie et une visibilité à deux mois, régulièrement mise à mal par des annonces improvisées et des décisions arbitraires semi-habiles. Le « temps long de la recherche » est devenu un mantra creux, et l’idée selon laquelle la formation des jeunes adultes est nécessaire à donner un avenir à notre société a tout simplement disparu du répertoire politique. 

Les hauts fonctionnaires du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche s’alarment de l’élaboration en cours d’une loi sur le premier cycle universitaire négociée directement entre Bercy et le ministère du Travail, sans que la DGESIP soit associée de près ou de loin aux discussions. Que le projet aille ou non à son terme, l’alerte en dit long sur ce que vaut la parole des tutelles en matière de pilotage politique.

L’ordinaire des ministres de second rang, du reste, est l’isolement. La plupart d’entre eux ne choisissent même pas leur directeur de cabinet, nommé par l’Élysée pour servir de sas étanche avec le monde extérieur. Mme Vidal n’a ainsi remporté qu’un seul arbitrage pendant son très long mandat : l’autorisation d’étouffer les fraudes scientifiques commises au sein de la techno-bureaucratie de la recherche. À chaque changement de gouvernement, les appels à garantir pour la recherche et l’Université un « ministère de plein exercice » et les satisfecits lorsque « quelqu’un du sérail » — c’est à dire un « acteur » issu de la bureaucratie managériale — est nommé ministre suscitent le rire énorme de Cassandre.

À chaque projet de loi, à chaque vague de paupérisation, de bureaucratisation, de précarisation, de délitement, la même scène se reproduit : les « acteurs » applaudissent à tout crin, produisent force tribunes, force communiqués ; et les voix du Chœur de s’élever, portant aux nues le jeu de dupes qu’il s’agit de jouer.

Bachelierus.

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

Chorus.

Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.

Il est pourtant peu probable qu’un seul « acteur » ait pris au sérieux la promesse faite par la loi Vidal d’« un effort sans précédent » pour l’Université et la recherche, qu’un seul ait sincèrement cru que les « chaires de professeur junior » dérégulant les statuts des universitaires — et les privant de la liberté académique — puisse être une « opportunité ». Vaste simulacre autophage que ce « jeu » auquel il faudrait jouer. Nouveauté de l’année : les « acteurs » de France Universités (ex-CPU), l’association de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire contre ceux de l’Université, protestent de l’état des finances universitaires et menacent de supprimer 1 500 postes de maîtres de conférences.

Peut-être Cassandre devrait-elle malgré tout exiger de chaque « acteur » des excuses publiques auprès des jeunes chercheurs et de toute la société, pour le mal qui est fait, par cécité volontaire, à chaque veulerie, à chaque renoncement, à chaque trahison de l’engagement collectif à dire le vrai sur le monde.

« On devrait là faire un hackathon comme on dit maintenant, et se dire autour de la table, avec l’intelligence artificielle et beaucoup de choses, on devrait pouvoir cracker ce truc. C’est fou ! »

Emmanuel Macron, 7 décembre 2023

Budget total de l’Université et de la recherche (programmes 150, 172 et 193) décomposé en trois parties : la charge de service public pour l’Université, la charge de service public pour la recherche et la part de budget transférée au privé ou à des institutions publiques. (A) Représentation sans compensation de l’inflation. (B) Représentation en euros de 2024, avec compensation de l’inflation (INSEE). (C) Budget de l’Université (programme 150) rapporté au nombre d’étudiants à l’Université, avec compensation de l’inflation (projections de la Banque de France).

En résumé : Depuis l’adoption de la loi de programmation de la recherche, les budgets pour l’Université et pour la recherche publique chutent rapidement. La dotation à l’Université publique connaîtra un record de baisse en 2024 : -3,3% du fait de l’inflation à 5%. Décourager la poursuite d’études supérieures conduit mécaniquement à une moindre baisse du budget par étudiant. Le projet annuel de performances propose une ambition de déclin rapide de la production scientifique française. La cible de production scientifique est en baisse entre 2023 et 2024, entre -5% pour la part de la production dans l’espace France-Allemagne-Royaume Uni et -7% pour la part de la production mondiale. La haute fonction publique est donc consciente de ce que les réformes structurelles menées conduisent à un décrochage scientifique beaucoup plus rapide que la simple baisse des budgets — l’utilisation d’un indicateur quantitatif inepte n’enlève rien à ce constat.

« Agence de programmes veut aussi dire capacité à oser davantage et à laisser toute la liberté académique aux meilleurs… »

Emmanuel Macron, 7 décembre 2023

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« Je vous écris en cours de chute. »

« Nous tombons. Je vous écris en cours de chute. C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde. »

René Char, Légèreté de la terre.

Nous sommes effarés par la rétraction de l’espace du dicible. Cela ne nous épargne ni l’inquiétude pour l’avenir, ni le sentiment d’horreur. Universitaires, nous avons dû, pourtant, trouver les mots pour nous adresser aux étudiantes et aux étudiants et leur dire notre compassion pour chaque victime, notre attachement à la liberté et à faire vivre l’idéal démocratique mais aussi pour rappeler la nécessité éthique de penser au plus juste et de préserver l’Université du fracas du monde.

Il y a, niché dans la tristesse particulière qui nous affecte, ce constat : le savoir que nous élaborons collectivement est impuissant à changer le cours des choses ; la vérité n’est pas performative. Les travaux scientifiques sur le climat ne produisent pas spontanément l’avènement d’une société décarbonée. Les travaux analytiques sur l’Université et sur le système de recherche ne provoquent pas de réveil miraculeux des consciences sur leur paupérisation en marche. Les historiens, les anthropologues, les humanistes, qui n’ont de cesse de faire dialoguer les cultures et les traditions, de les faire apparaître en contrepoint les unes des autres, de penser les jeux de miroir entre identité et altérité, ne font pas taire les surenchères essentialistes et homicidaires. Cette phrase parfois prêtée à Spinoza, « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie. »[1] est, écrit Bourdieu, l’une des « plus tristes de toute l’histoire de la pensée. Cela signifie que la vérité est très faible, sans force. Par conséquent, nous qui travaillons à produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de diffuser la vérité puisque nous enseignons, nous parlons, nous écrivons, etc. est-ce que, pour être en accord avec nous-mêmes, pour ne pas être trop contradictoires et trop désespérés, nous ne devons pas essayer de réfléchir sur la nécessité de nous unir pour donner collectivement un peu de force sociale à la vérité ? ».[2]

À la surenchère insupportable entre les droites autoritaires et illibérales est venu s’ajouter le fracas des hétéronomies religieuses, dans une saturation quasi-complète de l’espace public. Les préjugés, les dogmatismes, la complaisance et l’amoralisme se font ainsi les complices des haines identitaires. Dans cette tempête, encore aggravée par le confusionnisme nourri par les médias, le souci du vrai, l’exigence de rigueur et l’établissement des preuves — qui sont au cœur de notre travail — demeurent les vertus auxquelles nous arrimer ; celles qui, collectivement, nous tiennent debout.

Les universitaires et chercheurs de tout statut sont des consciences en exil, au sens où être en marge de tous les pouvoirs est la condition de possibilité du travail savant. Pour autant, l’aspiration démocratique est ce qui nous permet d’ouvrir un avenir dans le brouillard de confusion et de violence qui nous étouffe. Elle suppose la vitalité d’un espace public de pensée, de critique et de conflit, qui laisse sa place à la spontanéité du social et à la part de création de la politique. Or l’existence effective d’un tel espace de délibération et de conflictualité est de notre responsabilité. Contrairement aux ébranlements violents du monde, elle est ce sur quoi nous avons prise, ce sur quoi nous ne céderons rien et que nous ne cesserons de défendre.

Il n’y a pas d’échappée belle pérenne hors du réel.

« Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. »

Franz Kafka, Tagebücher, 1910-1923.

Dominique Bernard

Lors des obsèques de Dominique Bernard, sa compagne Isabelle a évoqué ainsi son amour assassiné :

« Il aimait Julien Gracq, Flaubert, Stendhal, Balzac ; il aimait Proust, Claude Simon, Céline et Pierre Michon ; il aimait la poésie, René Char, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry ; il aimait la philosophie ; il aimait le cinéma, Truffaut, Ford, Kubrick, Lubitsch, Orson Welles ; il aimait le baroque ; il aimait Ozu, Miyazaki, Kurosawa, Almodovar, Fellini, Visconti ; il aimait l’Italie, l’italien, la Toscane, les fresques de Giotto, Masaccio, Gozzoli ; il aimait le Titien, Véronèse, le Caravage ; il aimait Shakespeare, Racine, Beckett ; il aimait van Gogh, Picasso, Vermeer, Matisse, Bonnard, Gauguin, Manet, Courbet, Cézanne, Soulage, Marquet, Hockney ; il aimait Bach, il aimait Beethoven, Fauré, Haydn, Ravel, Mahler ; il aimait le gothique, les cathédrales qu’on découvrait de ville en ville ; il aimait les glaciers préférés du Routard ; il aimait la Provence, ses couleurs, ses senteurs ; il aimait les étangs, les rivières, les fleurs, les forêts ; il aimait la lumière rasante du soir ; il n’aimait pas l’informatique et les réseaux sociaux ; le téléphone, il n’en avait même pas ; il n’aimait pas la foule ni les honneurs, les cérémonies qu’il avait en horreur ; sensible et discret, il n’aimait pas le bruit et la fureur du monde ; il aimait profondément ses filles, sa mère et sa sœur ; nous nous aimions. »

Pinar Selek

Pinar Selek est écrivaine et sociologue. Elle est maîtresse de conférences à l’Université Côte-d’Azur. Victime depuis 25 ans de persécutions politico-judiciaires par le pouvoir turc, elle a été emprisonnée et torturée en 1998 pour avoir protégé ses sources dans le cadre d’une enquête sociologique sur la résistance kurde. Mais en vérité elle est tout autant persécutée pour sa défense des minorités opprimées et pour ses engagements féministes et antimilitaristes, engagements qu’elle poursuit de manière active et protéiforme en Europe et en France, où elle vit en exil. Pinar Selek ne peut plus retourner dans son pays, au risque d’y être emprisonnée. Elle est sous le coup d’une condamnation à la prison à perpétuité et d’un mandat d’arrêt international émis par la Turquie, mandat qui l’empêche désormais de se rendre à l’étranger pour poursuivre ses recherches.

Mais Pinar Selek ne cède rien. Aujourd’hui, alors que son procès est à nouveau reporté, elle « persiste et signe » en publiant une analyse revue et augmentée de l’enquête qu’elle avait conduite en 2007 sur le service militaire en Turquie : Le chaudron militaire turc, Un exemple de production de la violence masculine (voir la recension de Gisèle Sapiro). La sociologue étend sa réflexion en s’interrogeant sur le rôle que joue la masculinité normative dans l’organisation de la violence sociale et politique.

Pinar Selek est une femme-courage. Elle nous a appris l’opiniâtreté dans ses combats pour la vérité, ainsi que la force de se relever chaque fois que l’injustice semble triompher. Elle nous a appris aussi la valeur de la liberté académique et ce qu’il en peut coûter d’exercer pleinement cette liberté sous le joug d’un régime autoritaire. D’une certaine façon Pinar Selek nous réapprend ce qu’est l’intégrité scientifique et l’éthique des luttes. Son combat est le nôtre.

Fariba Adelkhah

Il y a peu de bonnes nouvelles. Celle-ci en est une. L’anthropologue Fariba Adelkhah s’est vu restituer un passeport en septembre et vient de rentrer en France. Fariba Adelkhah a été arrêtée en Iran, son terrain de recherche depuis des années, le 5 juin 2019. Elle a été détenue au secret dans la prison d’Evin pendant six mois, a ensuite été transférée dans le quartier des femmes et condamnée à cinq ans de prison, a été placée en résidence surveillée à son domicile puis réincarcérée, et a finalement bénéficié d’une grâce du guide de la Révolution islamique en février 2023. De retour au Centre de recherches internationales, Fariba Adelkhah a consacré une grande partie de son discours à la défense inlassable de la liberté académique, ici comme ailleurs. Vous pouvez retrouver une partie de ses propos dans cet article de RFI :

« J’ai passé des nuits entières à écrire » :
Fariba Adelkhah, chercheuse retenue en Iran depuis 2019, de retour à Sciences Po

Fonds de dotation pour la liberté académique

Garantir une liberté académique effective
(lien vers nos précédents textes)

Voilà deux ans que, faute d’être assez nombreux pour y travailler concrètement, nous repoussons la création d’une association de défense de la liberté académique, adossée à un fonds de dotation. La restriction rapide des libertés publiques en France nous invite à mettre enfin ce projet en œuvre. Les bonnes volontés sont recensées ici :

https://rogueesr.fr/20211004-2/#association


[1] La citation exacte est sans doute : « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai ». (Ethique IV, 1). Pour une analyse rigoureuse des réminiscences de Spinoza dans les textes de Bourdieu, on peut se reporter à cet article :

V. Collard. Au-delà des « sources » et des « influences ». Analyse sociologique des mobilisations plurielles des idées de Spinoza dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Cahiers ReMix n°16 (2021).

[2] P. Bourdieu. Dévoiler et divulguer le refoulé. Colloque Algérie-France-Islam (27 octobre 1995) ; L’Harmattan (1997).

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Bureaucratie

La fin du printemps et le début de la période estivale demeurent dans l’imaginaire universitaire une trêve, un répit, une suspension temporelle où il serait permis de s’adonner à l’activité savante. La skholè, popularisée sous l’Empire romain sous le nom d’otium, désigne cet usage du temps libre et souverain, pour la quête du sens, de la beauté, de la sagesse, du savoir, en jouissant du plus haut degré d’autonomie et de désintéressement possible. La skholè suppose de s’affranchir des affairements de la vie quotidienne (a-skholia), des occupations serviles, de la vie captée par la simple subsistance, par le négoce (nec otium). Nous savons combien cet idéal est non seulement menacé par l’extension de l’insignifiance, mais n’est tout simplement plus accessible à une large fraction de la communauté académique.

Que l’on nous permette, du moins, de former le vœu d’un joyeux otium pour toutes et tous.

Cinq brèves dans ce dernier billet avant l’été ; cinq visages de l’hydre bureaucratique :

  1. Boycott du Hcéres
  2. Livre blanc sur les entraves à la recherche
  3. Rapport Gillet
  4. Liberté des scientifiques et libertés civiques
  5. Fin de partie au Hcéres

Les notes numérotées entre crochets sont des liens cliquables vers les sources.

I. Boycott du Hcéres

« Les vraies victoires ne se remportent qu’à long terme et le front contre la nuit. »

René Char

Certains signaux avant-coureurs (cf. brève V) laissent à penser que l’heure est venue de destituer la bureaucratie du Hcéres, en nous organisant pour que les unités de recherche boycottent la vague d’évaluation en cours et l’accueil de ses comités de visite. Pour ce faire, les unités doivent se protéger mutuellement, ce qui suppose de savoir par avance que ce pas de côté collectif sera suffisamment large. Le motif de ce « non » salvateur est simple à articuler : nous n’en pouvons plus. Nous proposons donc de mettre en œuvre le recensement préalable des unités et des formations qui se refuseraient à organiser leur prochaine évaluation, sous réserve d’être assez nombreuses. Jusqu’à quelques dizaines d’unités se déclarant prêtes, nous servirions à établir le contact entre elles. Au-delà du seuil de viabilité de l’opération Bartleby, il serait important de rendre publique la liste de ces unités pour obtenir un effet boule de neige. Si votre unité s’avère frileuse, que ce soit par crainte de représailles ou par incertitude sur le mode opératoire, n’hésitez pas à ouvrir la discussion avec les unités voisines, ou à nous contacter.

Une telle grève de l’évaluation peut être mise en œuvre sans effort, puisque dans toutes ses dimensions, cette évaluation repose sur nous. Non seulement nous participerons à l’effondrement d’un système ubuesque, mais nous dégagerons du temps et des moyens pour nos activités premières : la recherche et l’enseignement. Chacun d’entre nous peut enclencher la mise en débat, puis le vote, au sein de son unité, d’une non-participation. Nous avons tout à y gagner.

La plupart des unités de recherche et formations de la vague D d’évaluation en cours (Paris intra-muros) ont déjà rendu leur dossier de bilan et de projet, souvent avec fierté, toujours à grand prix… Comment compter le nombre d’heures sacrifiées aussi bien pour le travail que pour le sommeil et la vie personnelle ? Que dire de la mise en burnout des équipes de direction d’unité, et de leurs assistants administratifs — quand il en reste ? Quelle forme d’aliénation avons-nous ressentie, case après case de tableurs kafkaïens ? Les comités de visite préparent maintenant leur venue — à la charge logistique des unités —, imposant aussi bien leur agenda que la liste des évaluateurs, dont la compétence n’est pas toujours la qualité première. Cette déliquescence de la qualité des comités est révélatrice d’une démission à bas bruit : un nombre croissant de chercheuses et chercheurs actifs refusent de contribuer à ces procédures vides de sens.

Les unités et les équipes se doivent maintenant de prendre le relais de cette démission silencieuse, en refusant d’organiser les visites et de commander viennoiseries et petits fours, en refusant d’accueillir les évaluateurs, en refusant de passer derrière le pupitre pour présenter bilan, trajectoire et analyse SWOT. Pourquoi se prêter au « jeu », après tout ? À quoi servent ces évaluations, ces tournées, ces milliers d’heures données — et prises ailleurs ? Quelle conséquence positive pour nos recherches, pour nos collectifs et leur fonctionnement, pour les investissements dans nos locaux, nos équipements, pour les recrutements de personnels, avons-nous pu constater à la suite des précédentes évaluations ? Pas la moindre, sinon les flagorneries d’usage, et quelques cartons de dossiers supplémentaires qui prennent la poussière sur les étagères. Et lorsqu’une inspection menée avec probité révèle exceptionnellement de lourds dysfonctionnements connus de toutes et tous sur place, et qu’elle expose publiquement l’incompétence d’une équipe présidentielle, a-t-on déjà eu vent d’une quelconque réaction venant donner raison aux soutiers contre les bureaucrates locaux ?

Ce n’est pas une institution distincte en surplomb mais l’ensemble du corps savant qui doit présider à l’évaluation qualitative de sa production scientifique ; ce à quoi il s’emploie, quotidiennement, par le processus collégial de mise à l’épreuve des travaux de recherche. Ce sera à la communauté de recherche et d’enseignement supérieur de réaffirmer les principes d’autonomie et de responsabilité des universitaires et chercheurs, qui fondent la science. C’est à nous qu’il revient de bâtir les institutions qui débattront des savoirs de demain.

II. Livre blanc sur les entraves à la recherche

– Ces bêtes-là, déclara Gridoux, on sait jamais ce qu’elles gambergent.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c’est tout ce que tu sais faire.
– Vous voyez, dit Gridoux, ils entravent plus qu’on croit généralement.
– Ça c’est vrai, approuva Madeleine avec fougue. C’est rudement vrai, ça. D’ailleurs nous, est-ce qu’on entrave vraiment kouak ce soit à kouak ce soit ?
– Koua à koua ? demanda Turandot.

Raymond Queneau, Zazie dans le métro

Le Conseil scientifique du CNRS a rendu public un « livre blanc sur les entraves à la recherche »[1] qui pointe, avec raison, les dysfonctionnements — la paperasse, les lenteurs, les normes et procédures ubuesques — que les chercheurs et les personnels administratifs ont à subir au quotidien. Malgré l’évidence commune des faits rapportés, la bureaucratie du CNRS y a réagi en niant les constats.

S’il y a lieu de se réjouir que les travers de la bureaucratisation de la recherche soient enfin discutés dans des instances officielles, on peut regretter que l’analyse du conseil scientifique en reste à la surface des problèmes. La paperasse n’est que l’ensemble des normes et des procédures de la bureaucratie, qui désigne la séparation entre décideurs et exécutants. Les deux décennies de bureaucratisation rapide de l’Université et des institutions de recherche ne sont pas des « dysfonctionnements », mais le fruit d’une politique de reprise en main par le nouveau management public, avec son tryptique projet/évaluation/classement. Si la recherche s’est bureaucratisée, c’est en conjonction avec le remplacement de la figure du chercheur par celle du « P.I. », du « manager de la science », figure duale de celle du précaire. Nous renvoyons à notre article récent sur le sujet paru dans la revue revue Savoir/Agir :[2]

Réformes de l’imaginaire social et contrôle des subjectivités

Si les propositions du livre blanc sont aussi décevantes, alors même que la première partie est remarquable, c’est qu’elles embrassent les causes dont elles déplorent les conséquences. Pour que le livre blanc du Conseil scientifique du CNRS puisse conduire à des transformations dans le réel, ses membres doivent s’appuyer sur la communauté académique, sur ses aspirations, sur ses propositions et sur l’intérêt général. La pratique savante regorge de moyens de faire éclore cette parole, à commencer par celle de la conférence avec appel à communications.

III. Rapport Gillet

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

Molière, Le Malade imaginaire

Philippe Gillet, ancien directeur de cabinet de Valérie Pécresse devenu Chief Scientific Officer de SICPA,[3] a remis à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche un rapport[4] qui devrait servir de base à une proposition de loi cet automne. Lire un tel rapport suppose de connaître ce principe premier de l’exercice : il s’agit de légitimer des mesures politiques décidées par avance, sans agiter de chiffon rouge, en accompagnant les transformations structurelles d’éléments de langage technocratiques, cotonneux, à la logique évanescente, quand il ne s’agit pas de simples leurres.

Le rapport Gillet s’inscrit sans surprise dans le droit fil de 20 ans de reprise en main managériale de l’Université et de la recherche, avec sa triple obsession : désinvestir dans la formation des jeunes adultes par abaissement des coûts, promouvoir l’enseignement supérieur privé et mettre la recherche publique au service de la sphère productive privée. Il pointe, comme tous les rapports précédents, le déclin de la part de produit intérieur brut (PIB) consacré en France à la recherche, malgré la prise en compte dans le calcul du crédit d’impôt recherche (CIR), cette aide directe aux entreprises qui encourage tous les maquillages. Entre 1995 et 2021, cette part a augmenté en Europe de plus d’un tiers, témoignant du problème spécifiquement français d’un milieu dirigeant coupé du monde scientifique.[5] Le rapport recommande, comme de coutume, un surcroît de mise en concurrence et d’évaluation quantitative, en cherchant cette fois à isoler et à mettre la pression sur les jeunes recrutés avec, comme carotte, des moyens prélevés dans les crédits récurrents des chercheurs plus âgés. Il affiche, sans originalité, une volonté de « simplification » et conduit à complexifier une fois de plus le millefeuille administratif, par l’ajout de nouvelles surcouches bureaucratiques, sans rien supprimer hormis les alliances de recherche. Il reconnaît — et c’est son intérêt majeur — que la structure institutionnelle actuelle échoue à organiser correctement la recherche, mais ne se résout à aucune suppression d’instance bureaucratique.

Plus précisément, le rapport Gillet a été commandé pour démontrer la nécessité de transformer les organismes nationaux de recherche (ONR) en agences de programmes nationales. Les nouvelles missions envisagées entrent en conflit avec les missions traditionnelles des ONR, dont aucune n’est enlevée, mais également avec celles du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) et de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui ne doivent rien perdre non plus. Le rapport Gillet apparaît ainsi comme une preuve par l’absurde de la séparation entre l’objectif affiché par la lettre de mission — renouer avec un pilotage stratégique de la recherche par l’État, au service d’intérêts privés — et la réalité institutionnelle du système de recherche. Cette absence de cohérence interne se redouble d’une incohérence politique: les réformes récentes de l’Université ont visé à développer le localisme, dans une « logique de marque » (sic) et de « site », en tentant de supprimer tout cadre national pour les statuts, la mobilité géographique et les recrutements.[6] Dès lors, on pourrait s’étonner de la promotion soudaine de l’idée opposée, celle d’un pilotage national de la recherche scientifique par le politique — avec un comité Théodule placé au côté du chef de l’État, en charge de légitimer les lubies du moment. Derrière ces coups d’accordéon, la ligne de cohérence demeure l’attaque du principe d’autonomie des universitaires et des chercheurs. La nouveauté réside dans le retour d’une figure de pilotage au sommet de l’État, en lieu et place du middle management des présidences d’établissement, que le rapport invite à remplacer par un corps de managers non issus du milieu académique.

Le rapport Gillet ne s’embarrasse d’aucune tentative d’aborder la réalité du système actuel. Ainsi, l’Université, institution d’élaboration et de transmission des savoirs, y est pratiquement occultée. Elle n’est abordée que sous cet aspect comptable : comment assurer les heures à moindre coût ? Par la modulation de service des enseignants-chercheurs définie par les présidences d’établissement, en contraignant les chercheurs à enseigner, et en augmentant le recours à des enseignants du second degré (PRAG) pour tirer avantage de leur double service. Ce même rapport prend soin de rappeler que la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU) avait déjà cette ambition et a échoué dans ses visées.

In fine, le seul intérêt du rapport est de reconnaître publiquement que le décrochage scientifique et universitaire français est le fruit des 20 ans de contre-réformes du système auxquelles son auteur a contribué — avant de recommander d’en administrer un peu plus. Mais même ce mince plaisir que l’on pourrait trouver à la lecture se trouve gâché par l’absence de méthode, de faits, de raisonnements, bref de travail scientifique. Par comparaison, la contribution de l’Académie des sciences,[7] dont les membres ont accompagné de leur soutien chaque contre-réforme bureaucratique des dernières décennies, a au moins le mérite de s’intéresser aux missions et non seulement au pilotage de la recherche.

IV. Liberté scientifique et libertés civiques

Nous avons souligné à plusieurs reprises le danger que représentent les procédures-bâillons, intentées par des représentants des pouvoirs politiques ou économiques pour entraver la liberté d’expression des chercheurs.[8,9,10] Cette liberté n’est pourtant que l’application du devoir de responsabilité sociale inséparable de la liberté de la recherche elle-même. Elle est une liberté professionnelle, constitutive de l’exercice de la science.

Une proposition de directive européenne contre les procédures-bâillons est en cours de négociation, mais le Conseil de l’Union européenne vient d’adopter ce vendredi 9 juin une orientation générale qui vide le texte de sa substance. Il y a urgence à interpeller le gouvernement français et les instances européennes sur la nécessité de revenir à une version plus protectrice du texte dans le cadre des futurs trilogues (négociations réunissant le Conseil, le Parlement et la Commission), qui débuteront mi-juillet.

La liberté d’engagement politique des scientifiques est d’une toute autre nature que la liberté académique, y compris lorsque la cause défendue s’appuie sur le fait scientifique : il s’agit d’une liberté civique à défendre pour l’ensemble des citoyens. Scientifiques en Rébellion, un collectif d’universitaires et de chercheurs qui sensibilise aux urgences climatiques, environnementales et sociales par des actions symboliques, a produit un manifeste pour la liberté d’engagement des scientifiques,[11] auquel vous pouvez vous associer,[12] et qui défend un point de vue différent sur cette question brûlante.

V. Fin de partie au Hcéres

Une course au hochet agite en ce moment le Landerneau bureaucratique : la présidence du (Conseil d’administration) de l’École polytechnique est à pourvoir. L’actuel président du Hcéres figure parmi les deux candidats retenus, pour prendre la suite d’Éric Labaye, nommé en 2018 alors qu’il était directeur associé senior chez McKinsey & Company et président du McKinsey Global lnstitute.[13]

L’hypothèse d’une vacance prochaine à la présidence du Hcéres[14] conduit naturellement à s’interroger sur le bilan d’un mandat qui se trouverait ainsi écourté.[15] Les principaux faits d’armes publics de M. Coulhon resteront d’une part son rôle d’intercesseur entre l’appareil d’État et M. Didier Raoult durant la crise sanitaire[16] et d’autre part, le dévoiement de la vocation d’indépendance du Hcéres, au point d’être utilisé comme officine du pouvoir ; avec notamment une image forte, prise sous les ors de la Sorbonne en janvier 2022 : le président du Hcéres clôturant ès-qualités une parodie de colloque[17] organisé, sous le patronage de Jean-Michel Blanquer, par la fine fleur des milieux universitaires autoritaires et conspirationnistes dans leur croisade hallucinée contre le « wokisme », la « cancel culture » et autre chimère « islamo-gauchiste« . Ces dernières années ont été marquées par une complexification grotesque des procédures d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le nouveau référentiel d’évaluation des unités de recherche et l’évaluation intégrée des établissements sont les résultats les plus visibles d’une inflation bureaucratique qui pousse les personnels en charge jusqu’à l’épuisement et la perte de sens. Ce désastre s’est opéré alors que M. Coulhon prétendait impulser, comme le rapport Gillet, une « simplification », démontrant ainsi que l’hydre bureaucratique du Hcéres n’est pas réformable, pas même par nos plus excellents managers.

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Sortir de la crise permanente par la démocratie : le rôle de l’Université

« La signification historique actuelle des étudiants et de l’Université, leur forme d’existence dans le présent, ne mérite donc d’être décrite que comme une métaphore, une représentation d’un état suprême, métaphysique, de l’Histoire. Il n’y a qu’ainsi qu’elle est compréhensible et possible. Une telle description n’est pas un appel ni un manifeste, qui dans un cas comme dans l’autre ont fait la démonstration de leur impuissance, elle pointe vers la crise qui repose au fond des choses et conduit à la décision à laquelle succombe les lâches, et à laquelle les braves se soumettent. Dans l’intervalle, la seule chose à faire est de reconnaître ce qui est encore à venir et de l’extraire de la gangue où le présent lui impose sa forme. »

Walter Benjamin, La vie des étudiants, 1915.

Le mouvement pour la préservation du système de retraites reprend la rue à partir de ce mardi 6 juin, dans un contexte d’atteintes aux libertés publiques et à l’État de droit, de contournement des corps intermédiaires et d’anti-parlementarisme au sommet de l’État. Si le caractère anxiogène du moment est alimenté par la chronique quotidienne d’un glissement vers l’extrême-droite, il se nourrit avant tout de notre apathie. Faire mouvement, c’est d’abord sortir de la stupéfaction, faire un premier pas vers la démocratie, comme direction consciente par les citoyens eux-mêmes de leur vie. S’il apparaît évident que participer aux cortèges de ce mardi vise à défendre non seulement le système de retraites mais aussi la démocratie et les libertés publiques, l’objet de ce billet est de ré-élargir l’horizon en inscrivant dans le temps long les formes particulières d’intervention du monde savant dans l’espace public.

Du rapport instrumental au savoir à la déchéance de rationalité

L’usage impropre des termes de « crise » ou de « transition »[1] pour qualifier la bascule climatique,[2] l’effondrement du vivant,[3] l’érosion des libertés publiques, le rejet par la société de la concentration des pouvoirs ou le ralliement de la minorité présidentielle à l’illibéralisme autoritaire[4] n’a pas seulement une fonction euphémisante : elle est l’occasion de réglementations d’exception et de possibilités inédites de transferts de richesse. Une crise désigne la manifestation brutale d’une pathologie, qui appelle la prescription de « solutions », tandis que les problèmes auxquels notre société doit faire face sont nés de processus lents et appellent à inscrire l’analyse comme l’action politique dans le temps long. Pour échapper aux pièges du gouvernement par la crise, le chemin de sortie passe par une réactivation de l’idéal démocratique. Mais amorcer un processus constituant[5] refondant les institutions centrales du pays, suppose de restaurer un espace public de délibération. L’Université, la recherche comme aspiration collective à dire le vrai sur le monde, le savoir lui-même, sont essentiels à cette tâche. Si l’autonomie du monde savant par rapport à tous les pouvoirs est une condition nécessaire à l’élaboration, la transmission, la conservation et la critique des savoirs, sa contrepartie est la responsabilité devant la société. Ce nœud liant l’autonomie et la responsabilité est au principe de l’instruction d’un débat public éclairé. L’Université, telle qu’il s’agit de l’instituer, est en ceci l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Elle est et doit être au service de l’institution démocratique des règles collectives, et servir ainsi l’ensemble du corps social.[6]

Le rapport de la sphère politique au savoir procède d’une longue histoire, au sein de laquelle il serait vain de chercher un âge d’or dont il faudrait déplorer la disparition. La science est de longue date devenue une instance de renforcement et de légitimation du pouvoir. Ce rapport à la science lui octroie un rôle proche de celui de la religion dans les sociétés d’Ancien Régime.[7] La production d’un discours « expert », qui reprend la forme de la discursivité scientifique, est devenue une modalité ordinaire utilisée par le pouvoir pour se légitimer et se perpétuer. Nourries de saint-simonisme et d’une caricature de positivisme comtien, les élites technocratiques ont prétendu s’appuyer sur la raison pour prendre en charge le destin de l’humanité. Le chemin choisi passe par une soumission de la nature et de l’espèce humaine, et par l’accroissement illimité de la production de biens matériels. Ce programme s’est une première fois fracassé sur les deux guerres mondiales et sur les barbaries techniquement équipées du XXème siècle. Il se heurte aujourd’hui aux réalités de l’effondrement du vivant et aux désastres qui accompagnent le réchauffement climatique. Or, plutôt que de courir le risque de remettre en cause le dogme productif, les milieux dirigeants, qu’ils soient politiques ou économiques, ont choisi de tergiverser. Pour cela, les sphères dirigeantes tentent de nouer de nouvelles relations avec les sciences, en triant d’un côté les savoirs « innovants », susceptibles d’être implémentés dans la sphère productive et compatibles avec les doctrines qui la structurent, et de l’autre ceux qui documentent la gravité des transformations biotiques en cours ou les effets sociaux de trente ans de politiques néolibérales. Un double mouvement d’instrumentalisation des sciences par les techniques et de dissimulation de la réalité sociale, sanitaire et écologique par des campagnes de communication s’est ainsi amplifié. Le dernier stade de cette dégradation du rapport du pouvoir aux sciences se caractérise par la publicité du faux ou des déclarations manifestement contraires aux intérêts collectifs les plus vitaux, comme celui de l’annonce d’une « pause » dans la réglementation environnementale.[8]

La haute fonction publique a démontré son incompétence scientifique, qui procède de sa formation initiale, laquelle se déroule à l’écart des lieux d’élaboration de la connaissance. Aussi le savoir qui intéresse les cabinets ministériels et les consultants qui les hantent n’est pas de nature scientifique ; il ne s’agit en aucune manière d’une interrogation illimitée de l’existant, d’une confrontation aux procédures contradictoires de mise à l’épreuve d’une hypothèse et encore moins d’une exigence de sincérité face à l’état de l’art sur une question : il s’agit de chercher, dans le grand marché des idées, la solution technique qui permettra de résoudre rapidement un problème (un « sujet ») sans déroger à la loi du moindre effort. Il ne faut pas chercher plus loin la fascination de la majorité de la classe politique, président et oppositions confondus, pour les expérimentations spécieuses de M. Raoult sur la chloroquine. La promotion de foutaises est inséparable du double mythe des « stars » de la recherche et de la promesse solutionniste. Nous reviendrons dans un billet ultérieur sur la manière dont l’incapacité à prendre en compte des faits scientifiques majeurs sur SARS-CoV-2 ont sculpté la réponse désastreuse à la pandémie.[9]

La Loi de Programmation de la Recherche était l’expression de ce rapport instrumental à la connaissance. Une mesure, étonnamment peu commentée, signait le crime : la création d’une agence de désinformation scientifique et technique, la Maison de la Science et des Médias, inspirée d’un exemple britannique désastreux érigeant le conflit d’intérêt et le lobbying en norme de « l’information scientifique ». Ce projet est porté en France par les cabinets McKinsey et Bluenove.[10] À travers la conception de fiches-mémo par « grandes questions », cette agence de presse officielle en partenariat public-privé a vocation à faire disparaître le métier de journaliste scientifique en instaurant une interface étanche entre le grand public et la littérature scientifique. La place prise par les cabinets de consultance est symptomatique de ce double décalage dans la relation instrumentale et court-termiste du pouvoir à la science et à la raison, qui conduit à remplacer le savoir par une communication qui n’a plus aucun souci de vérité. Dans un temps de baisse du nombre de poste de chercheurs, l’État a dépensé 2,5 milliards d’euros en achat de « prestations intellectuelles » (sic) en 2021[11] — plus de la moitié du budget du CNRS. Le recours par l’État aux cabinets de consultance a été multiplié par 5 entre 2015 et 2021.[12] Ainsi, contre 496 800 €, le cabinet McKinsey a produit trois documents[13,14,15] d’une indigence rare sur l’évolution du métier d’enseignant, qui ont servi de base à un rapport signé — sans mention des sources — de membres éminents du « conseil scientifique » de M. Blanquer.[16] Peut-être faut-il se féliciter, après tout, que le rapport commandé par Mme Vidal sur la chimère de l’« islamo-gauchisme » supposé gangrener l’Université soit demeuré fiction.[17] Contre 957 000 €, le cabinet McKinsey a produit un Power-Point et un carnet d’éléments de langage sur une possible (contre)-réforme des retraites.[18] Pourtant, l’État dispose de chercheurs remarquables sur les politiques de retraites et d’instituts chargés d’établir des données quantitatives, qui auraient dû être mobilisés pour poser correctement les problèmes. Quelles sont les sommes nécessaires au financement du régime de retraites et quels sont les différents moyens d’assurer ce financement, et avec quelles conséquences ?[19] Et puisque c’est la motivation explicite de la (contre)-réforme, quelles sont les retombées pour la société de la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et de l’accroissement des aides publiques à l’actionnariat d’entreprise ? Ce travail d’objectivation et d’explication, permettant une organisation rationnelle du dissensus politique, n’a jamais été fait par l’exécutif — il a eu lieu imparfaitement grâce à la rigueur d’universitaires qui ont obtenu un petit accès médiatique, et il faut les en remercier. Mais officiellement, il a été remplacé de fait par une « communication » dépourvue de fondement, d’analyse, de référence et truffée de falsifications — ainsi, l’épisode des 1 200 € de minimum retraite.[20] On a voulu croire que la « politique post-vérité » était spécifique du recours au clash, au verbiage ubuesque visant à susciter l’offuscation morale des « droitdelhommistes bien-pensants », à l’inversion rhétorique des « privilégiés » — les migrants, les titulaires des minimas sociaux, les fonctionnaires, etc — à la profusion de sottises incohérentes, de vulgarités et de balivernes sur les réseaux sociaux. Mais la fabrique du consentement par une communication politique faite de storytelling, d’énoncés ouverts et cotonneux, à la logique évanescente, niant tout antagonisme, est tout aussi constitutive de ce brouillard de confusion et de mensonge, avec son orthodoxie et ses gardiens du dogme.

Notre société a un besoin urgent de lieux de passage démocratiques, mis en réseau, soustraits aux influences des pouvoirs extérieurs, ne poursuivant pas d’autre objectif que la diffusion des savoirs et des techniques dans les institutions mêmes où elles s’élaborent. À la violence du consentement à une vision unique du monde, il nous faut suppléer par un espace public de pensée, de confrontation et de critique réciproque qui fasse vivre l’idéal démocratique d’une pluralité des rationalités en débat. Il n’est pas anodin que l’École tout entière subisse des trains de réformes qui la dévoient de ses missions démocratiques essentielles ; nous devons travailler à restaurer, avec l’égalité, l’exercice de la liberté et l’usage de la raison dont elle assure l’apprentissage. Le débat démocratique suppose des mœurs, des règles et des standards éthiques ainsi qu’un attachement à l’établissement scientifique des faits comme horizon commun dans un espace public où l’imposture publicitaire, la démagogie et la communication soient combattues comme telles. En dernière analyse, la responsabilité du monde savant devant la société est d’ouvrir et de garantir la tenue de cet espace public de délibération démocratique. « Car la démocratie n’est possible que là où il y a un ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (parrésia), contrôle réciproque et conscience aiguë de ce que les enjeux publics sont aussi nos enjeux personnels à chacun. »[21]

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Ces chemins qui ne mènent nulle part

« France can’t go on like this. It’s time to end the Fifth Republic, with its all-powerful presidency — the closest thing in the developed world to an elected dictator — and inaugurate a less autocratic Sixth Republic. »

Simon Kuper, Financial Times, 24 mars 2023

Nous serons à nouveau dans la rue cette semaine pour défendre le droit à la retraite, les libertés publiques et la possibilité d’une réinstitution démocratique, seule capable de nous permettre de faire face aux urgences sociales et écologiques.

L’attente de la décision du Conseil constitutionnel pourrait nous bercer d’une illusion cruelle : que la fin de la crise démocratique que nous traversons puisse se trouver dans les ressorts de nos institutions. Or, quelle que soit cette décision, nous devons aujourd’hui regarder en face et nommer le moment que nous vivons pour ce qu’il est, celui de la transgression autoritaire que nous redoutions. Pour en sortir, il faut en finir avec la violation des principes démocratiques et les violences policières.

La mutation illibérale du mouvement jadis appelé « En Marche » était dès le départ inscrite au champ des possibles. On qualifie d’illibérale une politique qui est opposée aux principaux fondements du libéralisme politique : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’État de droit, la liberté de la presse, la liberté académique et les libertés individuelles. L’autoritarisme illibéral désigne un régime fondé sur l’élection, mais qui prétend ensuite détenir le monopole de la volonté générale du peuple et ignore de ce fait les limites constitutionnelles à son pouvoir, dépossédant ainsi les citoyens de leurs droits et libertés en exigeant d’eux un consentement à une vision unique du monde. Il s’oppose à l’idéal démocratique, qui suppose un pluralisme de rationalités en débat dans un espace public, et des institutions permettant la réalisation effective de la souveraineté du dêmos.

Certaines doctrines de libéralisme économique s’accommodent de l’illibéralisme politique, notamment sa variante « libertarienne », connue pour l’emphase avec laquelle elle déclare défendre les libertés individuelles. Son principal théoricien, Friedrich von Hayek, ne se privait pas de faire l’éloge du général Pinochet. Pour ses adeptes, la liberté qu’il s’agit de défendre est d’abord la liberté d’entreprendre, la liberté de mise en concurrence, la liberté du marché… qui, dès lors qu’elles sont les libertés principales, se résument à la liberté de prédation laissée à quelques uns ; la liberté politique, et notamment les libertés publiques collectives, comme le droit de manifester ou de faire grève, n’entrent guère en considération : un pays libre, pour ces « libéraux », c’est d’abord un pays qui se tient sage.

Depuis l’accession de M. Macron à la Présidence, le refus du dissensus organisé et de la mise en débat d’argumentations contradictoires, ainsi que la prétention à occuper l’ensemble de l’espace politique rationnel et légitime, relevaient déjà d’une tentation autoritaire. Plusieurs lois adoptées brutalement, une politique migratoire contraire à l’histoire post-révolutionnaire de la France ainsi que la répression violente de plusieurs vagues de manifestations, dont le mouvement des Gilets-Jaunes, furent autant de transgressions. Désormais, la fuite en avant est complète : l’exécutif a lié son sort à celui des secteurs factieux de la police, et sa figure dominante est un ministre de l’intérieur dont l’ancrage à l’extrême-droite est aujourd’hui reconnu par la presse internationale ; le gouvernement est ainsi solidaire d’un transfuge de l’Action française, admirateur de la politique religieuse napoléonienne, politique dont l’inspiration antisémite est avérée, et mis en accusation pour agressions sexuelles à propos desquelles une procédure court encore. Sans surprise, une fois aux affaires et confronté à une opposition politique vivace, cet idéal-type incarné de la droite illibérale se livre à des déclarations hostiles aux droits humains inédites depuis la fin de la guerre d’Algérie. Ce bréviaire maurrassien, validé au sommet de l’État, a été lâchement cautionné ce mercredi dans l’hémicycle du Sénat par la cheffe du gouvernement. Une telle perdition morale illustre s’il en était besoin la paresse intellectuelle dont se nourrit l’illibéralisme : outrance, conspirationnisme, mépris des faits.

Symétriquement à la post-vérité du moment Trump / Macron — l’adhésion à des récits que l’on sait être faux —, nous traversons un moment de suspension de la rationalité, où il est difficile de croire au récit de la transgression autoritaire qui repose sur des faits avérés. Le mythe élitiste selon lequel l’illibéralisme autoritaire ne saurait entraîner que des franges de la population à faible bagage scolaire et menacées de déclassement contribue au plafond d’incrédulité qu’il nous faut crever. L’histoire des Lumières devrait nous avoir enseigné la vacuité du concept même de « despotisme éclairé » ; force est de constater qu’il n’en est rien, et qu’il fait retour sous la figure d’un monarque élu qui fait fi du parlement, des corps intermédiaires comme de la démocratie sociale.

Dire le virage illibéral de l’exécutif n’est pas banaliser le Rassemblement national, ni même mettre celui-ci sur un pied d’égalité avec l’ensemble du groupe Renaissance. Au contraire, c’est prendre au sérieux la situation créée par l’accession au pouvoir de M. Macron, et en combattre les dangers par l’énonciation de la vérité, devoir auquel nous nous sommes engagés comme universitaires. Il serait illusoire d’imaginer un retour à un exercice légitime du pouvoir par la promesse d’un référendum d’initiative partagée, d’une part quand les processus démocratiques fondamentaux sont, dans leur ensemble, mis à ce point à mal et, d’autre part, quand les modalités de ce référendum sont extrêmement longues et ne garantissent en rien qu’il y ait bien un référendum au bout (un référendum est organisé si, à la fin de ce processus, la loi n’est pas examinée après un délai de six mois au Parlement).

Notre responsabilité est de nous lever contre tout mouvement qui menace les principes fondateurs de l’Université et, par extension, de notre vie collective : humanisme, libre dispute, exigence de vérité, autonomie vis-à-vis de tous les pouvoirs. Exactement à l’image de l’urgence écologique, la crise démocratique exige des solutions drastiques, qui seront d’autant plus dures et dramatiques que nous tarderons à les mettre en œuvre. Ce n’est plus demain et dans les urnes qu’il faudra combattre l’extrême droite, mais bien dès aujourd’hui et dans la rue. L’urgence est à affirmer avec force notre attachement aux libertés publiques, aux valeurs de la République — liberté, égalité, fraternité — et aux principes du libéralisme politique. Notre contribution, comme chercheurs, comme savants, comme universitaires, passe par l’élaboration et la mise en débat des moyens d’instituer sans délai une démocratie à l’épreuve de l’illibéralisme autoritaire.

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus