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La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter

« La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter est probablement beaucoup plus réduite qu’on n’aimerait le croire. Mais cela ne peut pas constituer un argument en faveur de l’erreur et de l’illusion. »

Jacques Bouveresse, à propos de Georg Christoph Lichtenberg, dans Le Philosophe et le Réel

 

La nouvelle de la mort de Jacques Bouveresse nous est parvenue quelques heures après l’envoi de notre dernière lettre d’information. L’intégrité de Bouveresse, son exigence intellectuelle et son refus des honneurs individuels contribuaient à faire de lui un modèle de droiture scientifique. Son rationalisme n’était jamais dénué de lucidité historique et d’une pratique critique. Nous souhaitons également saluer son souci exemplaire de maintenir le fil d’un dialogue rigoureux entre les sciences de la nature et les disciplines du sens, et son attachement à la dimension publique et politique de la recherche de la vérité. L’œuvre de Bouveresse s’est largement construite par le dialogue avec les traditions rationalistes germanophones. Helmholtz, mentionné dans la note ci-dessous, était une référence importante dans ses travaux de ces vingt dernières années. Qu’il nous soit donc permis de dédier cette note à sa mémoire.

Deux rappels auparavant :

1. Webinaire sur la réduction de risque de transmission par voie d’aérosol ce lundi 17 mai 2021 de 17h30 à 19h, sur la chaîne du séminaire Politique des sciences.

Vaut-il mieux enseigner dans le grand volume d’un amphithéâtre ou dans de petites salles, par petits groupes ? À quoi sert d’équiper les salles de cours d’un capteur de CO2 ? Tous les masques se valent-ils pour prévenir la transmission et peut-on les réutiliser ? Les cantines universitaires sont-elles aussi sûres qu’une salle de classe ? Comment peut-on les sécuriser ? Faut-il ouvrir les fenêtres lorsqu’une salle est équipée d’une VMC ? Les purificateurs d’air ont-ils une utilité ? Comment utiliser les tests de manière optimale ? À quelles conditions pourrons-nous ouvrir, enfin, l’Université en septembre ?

2. Nous continuons à recevoir vos propositions pour la plateforme transpartisane de refondation de la recherche et de l’Université et nous vous en remercions. Vous avez jusqu’au 24 mai pour nous les adresser.

L’Université allemande et la nôtre

Pourquoi revenir sur le cas allemand ?

Les politiques de destruction de l’université française depuis vingt ans se prévalent régulièrement d’une inspiration allemande : l’exemple le plus criant en est l’Initiative d’Excellence (IDEX), adaptée d’un système d’appels à projets mis en place en Allemagne en 2005 et qui portait le même nom. L’introduction de frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens a parfois été justifiée par l’existence d’un précédent dans le sud-ouest de l’Allemagne, sans s’appesantir sur le bilan désastreux de cette réforme locale. Le budget considérable de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) sert également de miroir aux alouettes pour promouvoir une augmentation du budget de son équivalent français, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au détriment des crédits récurrents. Comme souvent lorsqu’un modèle étranger est brandi, le cas allemand est utilisé pour justifier des réformes en misant sur le caractère parcellaire, voire lacunaire, des informations dont disposent les destinataires de ce discours.

Au printemps dernier, un collectif de scientifiques et d’universitaires partageant l’expérience des deux pays mettait justement en garde contre ce « modèle allemand » de la Loi de programmation de la recherche (LPR), en soulignant que l’Université allemande est un lieu de précarité généralisée, de bureaucratie managériale violente et de grande souffrance pour beaucoup d’universitaires. L’Université allemande est restée un haut lieu du mandarinat traditionnel. Ainsi, les facultés n’y sont pas structurée en départements mais en grands instituts qui sont à leur tour organisées en « chaires » tenues par des professeurs inamovibles exerçant le plus souvent un pouvoir discrétionnaire sur leurs « assistants », tandis que des cohortes de Privatdozenten sont payés à la tâche dans une position de vacataires à durée illimitée. Les quelques statuts protecteurs à destination des docteurs en début ou milieu de carrière, le Mittelbau, ont été peu à peu vidés de leur substance suite à un tournant néomanagérial observé depuis vingt ans, qui démultiplie les effets de cette structuration historique autoritaire et individualisée. 92% des universitaires allemands sont aujourd’hui contractuels ou payés à la tâche. Au sein du Mittelbau, les femmes sont les plus touchées par cette précarité et paient en moyenne le plus lourd tribut tant dans leur vie personnelle que dans la progression de leurs carrières.

Les promoteurs des réformes autoritaires et bureaucratiques, pour leur part, mettent en avant l’existence d’un différentiel entre la France et l’Allemagne, selon deux critères : l’évolution quantitative récente de la production scientifique et la reconnaissance publique du travail scientifique des universités. Il est vrai que là où la bureaucratie française a échoué à l’aune de ses propres critères (ceux de la course au chiffre pour la part nationale dans le total mondial des publications et les classements internationaux abstraits), on ne peut sans doute pas en dire autant de l’Allemagne. Pour cette raison, si nous ne voulons pas accréditer l’idée que l’autoritarisme et la précarité permettent de satisfaire aux missions de l’Université, il nous semble nécessaire de compléter l’analyse de ce que nous ne voulons pas dans le modèle allemand en isolant ce qui, dans l’histoire et la géographie de ce modèle, lui permet de répondre aux besoins sociaux malgré ses dysfonctionnements avérés. Dès lors que l’écart de performance entre la France et l’Allemagne est réel, nous devons à notre communauté, et notamment aux précaires, de réfuter la thèse selon laquelle cette meilleure situation relative serait le résultat de l’Initiative d’Excellence, de la contractualisation des statuts et du budget important de la principale agence de financement de la recherche par projets. L’enjeu est de montrer que les conditions du relatif succès allemand ne sont pas réalisées en France et sont même antithétiques de l’agenda des bureaucraties réformatrices. En conséquence, leur propre projet d’acclimater l’Université allemande en France est voué à aggraver la crise que ces bureaucraties prétendent résoudre.

Université et recherche

Commençons par la différence la plus flagrante que rencontrent les scientifiques et universitaires des deux pays lorsqu’ils observent la situation du voisin : la place des universités comme opérateurs de recherche, et plus généralement les modalités de financement et d’organisation de la recherche scientifique. La recherche française repose beaucoup sur les grands organismes scientifiques (CNRS, Inserm, Inria, INRAE…) et sur le système des unités mixtes de recherche (UMR). Cela a pu accréditer l’idée que la recherche sérieuse ne se déroulait pas à l’Université. Les réformes en cours tendent à transformer ces organismes en agences de moyens travaillant en partenariat privilégié avec les « fleurons universitaires » qu’il s’agirait de constituer, ce qui revient à considérer que l’« excellence » reste exogène à l’Université et est associée aux grands organismes.

En Allemagne, la recherche fondamentale s’effectue historiquement à l’Université, y compris dans des domaines comme l’énergie nucléaire (le centre pionnier de Garching appartient à l’Université Technique de Munich). Les instituts publics de recherche extra-universitaires existent, et sont regroupés en grandes fédérations (essentiellement la Société Max Planck, la Société Fraunhofer, la Communauté Helmholtz et la Communauté Leibniz). Ces fédérations remplissaient au départ une fonction de coordination et de péréquation des moyens entre des instituts largement autonomes. Mais cette péréquation des moyens est probablement le domaine où la managérialisation de la recherche et le recours aux appels à projets ont laissé le plus de traces, avec une dépendance problématique aux financements de la DFG.

Il faut aussi noter que certaines Académies des sciences ont conservé un rôle actif de pilotage de la recherche extra-universitaire en exerçant la tutelle de laboratoires importants (Leopoldina, Académie de Berlin-Brandebourg notamment). Les autres académies des sciences viennent essentiellement seconder les universités locales en leur apportant des moyens matériels et institutionnels supplémentaires. Les instituts extra-universitaires sont en partie imbriqués dans la structure académique locale, leur direction étant par exemple liée à un poste de professeur dans la même ville. Cela signifie que la recherche extra-universitaire est à la fois plus autonome vis-à-vis des établissements d’enseignement supérieur qu’elle ne l’est dans l’esprit des réformateurs français, et moins séparée d’eux qu’elle ne l’a été dans les phases antérieures de la bureaucratie scientifique française.

La politique de financement sur projet se concrétise par le rôle important des centres de recherche collaborative (Sonderforschungsbereich, SFB), créés par un contrat quadriennal renouvelable deux fois (soit douze ans au total). Les SFB sont généralement adossés à une ou deux universités. Leur bilan scientifique est souvent impressionnant et sert à justifier la politique de contractualisation des moyens alloués. En réalité, leur force repose sur le fait qu’ils mettent à disposition des moyens considérables autour, non de « projets », mais de programmes de recherche de moyen terme, relativement ouverts, et liés à des coopérations interdisciplinaires portées par des chercheurs titulaires de leur poste, généralement des professeurs d’université. En d’autres termes, la force du système des SFB n’est pas leur caractère non-pérenne dans une logique de projets, mais au contraire leur dimension foncièrement collaborative et leur capacité à s’inscrire dans un horizon de douze ans. La contractualisation ne renforce pas les SFB : elle les fragilise. Un tel dispositif collaboratif serait donc compatible avec un système d’allocation des moyens fondé sur une dotation fixe par tête, avec une part modulable selon les coûts de fonctionnement propres à une discipline, à condition de doter les universités et organismes de recherche de lieux et de moyens dédiés à l’encadrement et à l’hébergement de ces programmes reposant sur la mise en réseau des scientifiques.

Structuration historique du paysage universitaire et résistance aux réformes

Le contraste saisissant entre les deux organisations institutionnelles s’enracine dans une histoire, qui explique également l’autre divergence majeure entre les deux pays : le caractère polycentrique de l’Université allemande. Après la césure de la Révolution, la réinstitution de l’Université française par Napoléon s’est faite sur le mode d’une administration publique centralisée à Paris, destinée à former la partie de l’élite nationale extérieure au système des grands corps. Ceux-ci sont issus d’écoles situées hors de l’Université, d’abord publiques (Polytechnique, Centrale, ENS) puis privées (première incarnation de Sciences Po, écoles de commerce, certaines écoles d’ingénieurs). La distinction entre ces deux pôles tend à s’amenuiser au fil du temps. Dans les milieux économiques et administratifs français, l’Université est considérée à bien des égards comme un « reliquat », défini négativement par rapport aux grandes écoles, dont la production scientifique brille généralement par son indigence et dont la formation est historiquement séparée de la recherche.

Dans les pays germanophones, la réorganisation de l’Université à partir de 1809, à partir des plans de Wilhelm von Humboldt pour la nouvelle université de Berlin, se fait sans extérioriser la formation des ingénieurs ni celle de la haute administration. Aujourd’hui encore, celle-ci reste massivement issue des départements de droit public des universités. Les institutions de sélection des bacheliers « méritants » et de prise en charge matérielle de leurs études existent, mais n’assurent pas de formation propre, la future élite restant formée à l’Université. Historiquement, la formation universitaire allemande est relativement longue, l’introduction du grade de licence en Allemagne datant des années 2000. Des écoles supérieures professionnelles de sciences appliquées (Fachhochschulen) existent, en particulier dans les villes moyennes, forment notamment des cadres intermédiaires et collent parfois le titre d’ingénieur, mais leur corps enseignant est issu de l’Université.

Compte tenu de la fragmentation politique et de l’instabilité territoriale des pays germanophones au 19ème siècle, la géographie universitaire ne repose pas sur un modèle centralisé. Aujourd’hui encore, les États fédérés, les Länder, conservent une part centrale des prérogatives institutionnelles en la matière, par exemple en matière d’autonomie statutaire des universités. Même la mise en avant de champions locaux dans les capitales y est restée cantonnée à quelques espaces (Berlin, Munich) : beaucoup de grandes universités ont été créées au Moyen Âge ou à l’époque moderne, sur initiative ecclésiastique ou étatique, dans des villes moyennes ou petites (Heidelberg, Tübingen, Erlangen, Göttingen, Halle…) ou dans des villes libres sans territoires dépendants (Francfort, Leipzig) ou des résidences épiscopales (Würzburg, première université de Strasbourg). Si la logique de l’Initiative d’Excellence prolonge à bien des égards l’histoire française des « fleurons nationaux », son avènement représentait une rupture majeure dans l’histoire institutionnelle de l’Université allemande : la concentration des moyens sur une poignée de pôles universitaires, en particulier Munich et Berlin, allait à rebours du polycentrisme et de la diversité qui caractérisait le paysage universitaire allemand. Cette logique de concentration a finalement fait long feu. Aujourd’hui, la Hochschulrektorenkonferenz (HRK), l’équivalent allemand de la Conférence des présidents d’université (CPU), promeut un mot d’ordre d’« excellence distribuée » garantissant un maillage territorial relativement serré, soit précisément l’inverse du contenu de la LPR.

Ce n’est pas le seul point sur lequel les réformateurs allemands aient vu leurs projets contrecarrés là où des mesures équivalentes se sont imposées en France. Ainsi, dans le sillage de l’IDEX, la « politique de site » à la française est marquée par des fusions « expérimentales » décidées par les bureaucraties présidentielles contre l’avis de la communauté. L’université de Lille en offre actuellement un exemple criant. Or ces fusions « expérimentales », qui sont un élément constitutif des politiques de dépossession, sont restées exceptionnelles en Allemagne : le seul cas comparable aux grandes manœuvres françaises est la fusion de l’université de Karlsruhe, devenue le Karlsruher Institut für Technologie (KIT) par mimétisme du MIT. Ce projet pharaonique porté par le président de la HRK d’alors, M. Horst Hippler, s’est soldé par un échec scientifique, y compris si l’on s’en remet aux critères mis en avant par les réformateurs locaux, identiques à ceux brandis en France. Depuis, aucune tentative de fusion n’a été esquissée : tout au plus les différentes universités de Berlin et de Munich ont-elles mis en place des comités de liaison.

On peut noter que l’IDEX allemand était concomitant d’une remise en cause de la gratuité de l’Université. Ces velléités d’introduction de frais d’inscription se sont finalement soldées par des échecs : les étudiants allemands ne paient toujours que quelques dizaines d’euros de frais de dossier ainsi qu’un abonnement collectif obligatoire aux transports communs (la souscription obligatoire lors de l’inscription permet à chaque université de négocier directement le tarif étudiant avec la régie locale de transports) [1].

L’actualité de ces derniers mois fournit un dernier exemple de résistance efficace à une politique comparable à celle imposée en France: fin 2020, alors que le gouvernement bavarois travaillait à une loi reprenant les grandes caractéristiques de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et de la LPR à l’échelon du Land, la mobilisation du monde universitaire, favorablement couverte par la presse, a fini par entraîner une reculade du gouvernement local, dont il reste à voir si elle est stratégique ou définitive. Dans l’ensemble, le gouvernement de l’Université conserve un degré de collégialité relativement élevé, même s’il est loin d’être démocratique : sur les sujets importants, cette collégialité n’inclut que les 8% de personnels titulaires. La situation est paradoxale : l’agenda néo-managérial a pu s’imposer à l’intérieur des facultés et dans une large mesure des centres de recherche, en profitant de la structure hiérarchique et autoritaire héritée du 19ème siècle, et dont la précarité constitue la pierre de touche. En revanche, là où le cadre juridique d’organisation des établissements, la « politique de site » et le « pilotage national » constituent des terrains privilégiés du néo-management scientifique en France, les managers allemands poursuivant le même agenda ont pour l’instant échoué à imposer leurs vues. À cet égard, on peut penser que les réformateurs allemands ont en partie au moins perdu la bataille culturelle qu’ils entendaient mener.

L’Université en discours

La situation de la liberté universitaire effective en Allemagne est caractérisée par une tension: un fonctionnement autoritaire et mandarinal couplé à une précarisation très violente à l’échelle individuelle coexiste avec une capacité indéniable à contrecarrer des aspects du programme réformateur qui ont triomphé en France. L’une des clés de ce paradoxe, ou au moins de ce contraste entre les deux pays, est l’existence en France des statuts de Maître ou Maîtresse de Conférences et de Chargé (ou Chargée) de Recherche, qui offrent au Mittelbau français cette capacité de résistance qui fait défaut en Allemagne. Un autre aspect explicatif tient bien sûr à la structuration historique centralisée du système français, qui favorise les réformes par en haut, dont le système des Idex et de l’ANR est bel et bien un héritier. Mais un troisième paramètre important doit être souligné : l’existence, en Allemagne, d’une tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université, qui infuse dans toutes les classes dirigeantes allemandes et érige la liberté académique, comprise comme liberté positive, en valeur cardinale. C’est cette culture universitaire que l’on associe fréquemment à la notion de « modèle humboldtien », et dont l’histoire complexe épouse les mutations et les contradictions de l’Université allemande [2].

En effet, la tension observée plus haut entre une structure interne de l’Université foncièrement hiérarchique et précarisante et l’attachement au principe d’autonomie traverse tout le corpus historique des discours publics consacrés à l’essence de l’Université en Allemagne. Cette tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université s’est ancrée dans les élites allemandes depuis deux siècles et s’articule autour de l’interprétation du concept de liberté académique (akademische Freiheit). Malgré la référence fréquente à Humboldt, cette tradition remonte au moins au texte de Kant sur « le conflit des facultés », dix ans avant la création de l’Université de Berlin. Il a trouvé sa forme d’expression au fil du 19ème siècle, dans l’exercice du discours inaugural prononcé à chaque rentrée par le professeur qui assurait la présidence tournante de l’université pour un an. C’est par exemple dans ce cadre que le grand physicien rationaliste Hermann von Helmholtz a prononcé en 1877 son plaidoyer pour la liberté académique, devenu un classique. Dans ce texte, non dénué de chauvinisme par ailleurs, Helmholtz faisait de la pratique collective de « l’autonomie de conviction » le principe même de l’enseignement et de la recherche dans l’Université allemande. L’histoire de cette idéologie académique est bien sûr tortueuse et contradictoire, du fait de l’insécurité statutaire chronique d’une majorité d’universitaires et d’une longue histoire de discriminations, notamment envers les femmes, qui contredit les revendications d’autonomie formulées dans ces discours. Le rapport entre liberté académique et démocratie politique ne s’est véritablement stabilisé qu’après la Seconde Guerre mondiale et l’expérience nationale-socialiste, soutenue à l’époque par de nombreux universitaires.

Ce consensus humboldtien constamment renégocié a de nouveau été mobilisé ces derniers mois par les opposants au programme de réforme bavarois, par exemple dans des tribunes publiées par le principal quotidien des élites allemandes, la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). Dans la première, le juriste Jens Kersten et l’historien Martin Schulze-Wessel affirment : « La démocratie a besoin d’établissements d’enseignement supérieur cultivant l’esprit démocratique ». Dans la seconde, le physicien Ferdinand Evers écrit : « Comme les arts, les universités sont l’expression d’une disposition humaine : formuler des idées et les mettre à l’épreuve de l’échange avec les pairs. » Ces deux thèses sont communément admises dans une large partie des classes dirigeantes en Allemagne et constituent aujourd’hui les piliers du combat pour la liberté universitaire dans ce pays.

Les élites politiques, administratives et économiques face à la recherche

Ce point nous amène à une nouvelle différence entre les deux pays : l’audience de l’Université auprès des classes dirigeantes. Formées par les universités, les élites administratives et économiques allemandes entretiennent une certaine familiarité avec le milieu de la recherche. Même si peu de responsables politiques ont (eu) une véritable production savante ailleurs qu’en droit ou en sciences politiques, beaucoup ont fréquenté des séminaires et se sont formés à l’écriture de petits travaux de recherche. De leur côté, les élites économiques allemandes, sans être homogènes, incluent un nombre important de hauts cadres ayant une formation scientifique. Surtout, les spécificités du tissu bancaire, institutionnel et économique allemand sont connues pour favoriser l’émergence de PME de niche produisant des biens à haute valeur ajoutée, loin du mythe français du chercheur-start-uppeur montant sa micro-entreprise dans le seul but d’être racheté dans les cinq ans. L’année 2020 en a fourni deux exemples extrêmes, puisque les premiers tests anti-covid ont été produits par une PME de ce type, Til Molbiol, fondée il y a trente ans par Olfert Landt, un chimiste docteur de la Freie Universität Berlin qui continue à travailler en partenariat avec le CHU de la ville. BioNTech, à qui l’on doit le premier vaccin ARN contre le coronavirus, a été créée par deux universitaires de Mayence en 2008, Uğur Şahin et Özlem Türeci, qui en ont gardé la direction au fur et à mesure qu’elle grossissait. Au-delà des trajectoires individuelles, la politique scientifique de l’Allemagne et le rapport des sphères économiques locales à l’Université se caractérisent donc par une meilleure connaissance et une plus grande confiance dans le monde de la recherche, et par une familiarité avec la temporalité scientifique très éloignée du paradigme ingénierial et technocratique qui prévaut en France, et se manifeste par une politique faite de proclamations grandioses et d’à-coups méconnaissant totalement la réalité de la recherche.

Conclusion

Comme souvent, chacun voit l’Allemagne à sa porte. Si les réformateurs acquis au nouveau mandarinat et aux financements sur projets veulent une Université à l’allemande, qu’ils commencent par en créer les préconditions de temps long : excellence distribuée, démantèlement des grandes écoles, collégialité, financements de recherche axés sur la coopération. Pour notre part, nous n’avons pas de modèle allemand : nous considérons que les idéaux dits humboldtiens, auxquels nous souscrivons dans leur version démocratique, sont condamnés à rester inachevés dans un système perclus par l’autoritarisme, les hiérarchies de corps et la précarisation. De ce point de vue, l’Université allemande existante n’a jamais été à la hauteur des ambitions qu’elle affichait. Mais à défaut, le cas allemand est au moins là pour nous rappeler qu’une Université libre ne singe pas les grandes écoles, ne court pas après le transfert de technologie et ne promeut pas la concentration des moyens.

Du point de vue institutionnel, les contradictions qui empêchent l’instauration d’une autonomie effective de la communauté scientifique et académique ne peuvent se défaire que dans une Université organisée par départements d’enseignements et par laboratoires de recherche, sur une base pérenne, égalitaire et démocratique. Cela doit se traduire par une garantie générale de l’emploi statutaire et un financement de la recherche reposant sur une dotation individuelle conséquente, doublée d’un fonds pour la coopération scientifique, administré par les pairs. Notre conviction est qu’une Université néo-humboldtienne à la hauteur de ses ambitions d’autonomie collective, de rigueur intellectuelle et d’engagement démocratique doit se proposer d’illustrer un rationalisme non scientiste. L’horizon intellectuel de l’Université demande un rapprochement de ces deux traditions de pensée — sans forcément exclure d’autres apports historiques et intellectuels à la pensée de notre métier. Au cœur de ce rapprochement de concepts, nous devons placer ce qui garantit la probité et l’éthique universitaires : la libre coopération, la confrontation d’arguments étayés, l’expérimentation. Créer de nouvelles disciplines, décalcifier les savoirs existants, essayer d’en construire de nouveaux, en mêlant là où il le faut les disciplines du sens et les sciences de la nature dans certaines formations ou dans certains programmes. En d’autres termes : affirmer que la pluralité des sciences peut coexister avec l’unité de la communauté académique, grâce à l’attachement commun à l’éthique de la dispute argumentée et à la construction autonome de la conviction.


[1] En revanche, un Land, le Bade-Württemberg, a introduit des frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens, selon la même logique xénophobe que l’on retrouve dans le dispositif Bienvenue en France.

[2] Sur cette question du discours universitaire entre la France et l’Allemagne, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de Pierre Macherey, La Parole Universitaire, paru à La Fabrique en 2011.

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Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !

Construction de la plateforme programmatique de RogueESR pour 2022

Nous en sommes à ce jour à une vingtaine de propositions, sur les trente ou quarante que nous aimerions récolter pour ouvrir un contre-horizon programmatique, positif et désirable. Nous avons reçu plusieurs demandes d’étalement du calendrier pour soumettre des propositions. Les programmes électoraux devant être bouclés dès l’été, nous différons la date limite au 24 mai.

Une seconde demande récurrente a trait au chiffrage, aussi bien sur le plan budgétaire que sur celui des moyens humains : combien de postes faudrait-il créer dans les différents corps de métier pour répondre aux besoins ? En particulier, comment estimer l’ampleur du plan de rattrapage pour l’emploi titulaire, dans un contexte où nos établissements tiennent pour beaucoup grâce aux vacataires et aux contractuels ? Nous partageons ce souci d’étayer le débat par des données chiffrées. Le chiffrage général de la plateforme devra procéder d’une analyse des besoins sociaux et des missions que nous assignons collectivement à l’Université et à la recherche : nous vous le présenterons en septembre. Mais pour éclairer votre vote, nous nous efforcerons de faire figurer les premières estimations chiffrées lorsqu’il vous faudra départager les propositions début juin.

Réouverture de l’Université en septembre ?

La situation sanitaire est sur une ligne de crête. D’une part, il est probable que des variants plus contagieux que la souche mutante B1.1.7 (« anglaise ») prennent le dessus dans les mois qui viennent, notamment le variant P.1 qui ravage l’Amazonie brésilienne autour de Manaus et le variant B.1.617 qui lamine l’Inde et le Népal, et a fait une percée en Angleterre. C’est le sens de l’avertissement lancé par le Conseil scientifique ce 6 mai. De l’autre, nul ne sait encore ce que sera à la rentrée la couverture vaccinale de la population dans son ensemble, et des étudiants en particulier.

Personne ne saurait se satisfaire de la pérennisation de pis-allers hybrides. Il est donc indispensable de mettre en œuvre ce qui aurait dû être fait dès le printemps 2020 : une sécurisation sanitaire de nos établissements. Les techniques sont parfaitement connues, testées, éprouvées et budgétairement chiffrées. Nous regardons avec envie des établissements étrangers qui, comme l’université de Toronto, sont montés en gamme pour la ventilation des locaux, prévenant les maladies respiratoires pour les décennies à venir. Faut-il tenter, pour la troisième fois cette année, d’obtenir un rendez-vous à Matignon, à l’Elysée ou au ministère pour une délégation pluridisciplinaire de scientifiques ? Vous pouvez continuer de soutenir notre démarche ici.

Avant de pouvoir nous retrouver, en plein air, dans le cadre de notre partenariat avec le séminaire Politique des sciences, nous vous proposons un webinaire le 17 mai 2021 à 17h30 sur la propagation du SARS-CoV-2 par voie d’aérosol et sur les techniques de sécurisation sanitaire permettant de diminuer le risque de contamination et la circulation du virus.

Rapport sur le recrutement des professeurs des universités et des maîtres de conférences

La communauté académique a pu prendre connaissance d’un rapport rédigé par quelques anciens universitaires, relatif au recrutement des enseignants-chercheurs, et synthétisant le résultat de consultations auxquelles ont essentiellement été conviés d’autres bureaucrates.

Dans la foulée, un projet de décret a circulé, confirmant que ce type de « consultations », comme les rapports préparatoires à la LPPR en leur temps, sert essentiellement à fabriquer le consentement à des décisions déjà prises. 

Ce rapport, comme à l’accoutumée, mobilise le thème de la « confiance » pour justifier la dérégulation complète du recrutement des universitaires et la transformation du CNU en simple instance de « suivi de carrière », c’est-à-dire en nouvelle bureaucratie d’accompagnement et de surveillance, avant que la « modulation des services » envisagée par le Ministère depuis une quinzaine d’années ne soit mise en œuvre. Ce que les rédacteurs prennent pour de la « défiance des universitaires envers les universitaires », c’est simplement la conscience d’une évidence : l’Université n’est pas exempte de relations de pouvoir, a fortiori dans une situation de pénurie organisée, couplée à des incitations institutionnelles au favoritisme et au conformisme. En revanche, le rapport passe sous silence la défiance du ministère envers les représentants élus de la communauté, garants des libertés académiques, tout comme celle des présidents d’université envers les membres extérieurs, pourtant universitaires, dans les instances de recrutement.

Mais c’est bel et bien comme universitaires que nous refusons notre confiance aux représentants de la strate managériale, qui croient ici toucher du doigt leur rêve : faire des présidents d’université les patrons des enseignants-chercheurs, à l’intérieur d’un système autoritaire, clientéliste et normatif. De ce point de vue, ce rapport fait système avec le tour de vis initié par le PDG du CNRS, M. Antoine Petit, qui tente d’empêcher la publication des listes d’admissibilité aux concours de recrutement de cet établissement. Réaffirmons-le : il n’y a pas de liberté académique possible là où les sphères dirigeantes entendent imposer le contrôle, le secret et le silence.

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Appel à propositions pour 2022 : quelle Université et quel système de recherche voulons-nous ?

À l’occasion de la loi de programmation de la recherche (LPR) comme de la crise sanitaire, nous avons pu constater l’absence de relais de la communauté universitaire au sein de la sphère décisionnaire. Les programmes électoraux pour la présidentielle 2022 seront arrêtés dans quelques mois et il nous revient d’être des acteurs du débat public. Si nous ne faisons rien, l’Université et la recherche, le savoir et la science, risquent d’être absents des questions politiques.

Si c’est le cas, les programmes électoraux se contenteront de formulations ambiguës cachant mal la prochaine vague de contractualisation, de dérégulation et de bureaucratisation autoritaire. Autre danger : qu’une poignée de propositions, en se fondant sur des analyses biaisées des dysfonctionnements de la recherche liés à la crise Covid, ne vienne une fois de plus travestir le soutien à l’innovation privée comme un investissement dans la recherche publique. De façon générale, la sphère technocratique ne manquera pas de faire passer ses idées aux principaux candidats.

Pour reprendre la main sur l’agenda politique, la communauté académique doit donc se constituer en groupe de pression transpartisan. Pour ce faire, nous proposons de travailler en trois étapes :

  • Collecter un ensemble de points programmatiques dans un format imposé (un titre de moins de 150 caractères suivi d’un paragraphe de développement de 1 250 caractères maximum, espaces compris). Vous êtes invités à envoyer vos contributions d’ici au 24 mai 2021 à cette adresse : contactrogueesr.fr. Le paragraphe doit s’adresser aux citoyens plutôt qu’à la communauté académique. Si vous le souhaitez, vous pouvez également utiliser la fonction « commentaires » (bouton « view comments ») en bas de ce billet. À titre d’exemple, nous avons listé ci-dessous une première série de propositions tirées de nos précédents travaux et auxquelles nous vous invitons à joindre les vôtres. Les propositions doivent être constructives et porter sur un point précis, en s’abstenant de commentaires critiques généraux sur la politique suivie depuis deux décennies. Elles peuvent évidemment être des amendements d’autres propositions ou des contre-propositions sur un même thème.
  • Durant la première quinzaine de juin, nous vous proposerons de voter pour hiérarchiser les propositions collectées. Nous appellerons alors la communauté académique, au sens large, à fixer elle-même les priorités programmatiques à défendre. La représentation statistique du vote sera déterminante. Nous réaliserons une synthèse des propositions mi-juin.
  • Les propositions les plus soutenues feront l’objet d’un chiffrage budgétaire rigoureux puis seront portées auprès des candidats et de leurs partis. Nous demanderons aux équipes de campagne une réponse écrite concernant l’intégration de chacun des points dans leur plateforme programmatique. Nous rendrons publiques toutes les réponses reçues.

Nos pré-propositions pour 2022

I. Des garanties légales pour une Université et une recherche au service de l’intérêt général 

1. Garantir juridiquement l’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et religieux

Le principe d’indépendance de la recherche et de l’enseignement figure dans le bloc de constitutionnalité par le biais de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Les remises en cause récentes de la liberté académique par le pouvoir politique, le dévoiement de cette notion dans le débat public mais aussi l’érosion de son contenu concret et positif sous l’effet des réformes de ces vingt dernières années, sont le signal de l’insuffisance de cette garantie jurisprudentielle. Le principe d’indépendance qui constitue le socle de la liberté académique doit donc faire l’objet d’une définition en droit positif, qui soit intégrée au bloc de constitutionnalité. Cette garantie juridique devra apporter aux universitaires et chercheurs une protection comparable à celle dont doivent bénéficier les lanceurs d’alerte. Elle ne saurait en outre être séparée de garanties statutaires et salariales, faisant à nouveau de l’emploi titulaire la norme de nos métiers.

2. Une Université et une recherche aptes à faire face aux crises économique, écologique et démocratique

Les politiques universitaires des gouvernements successifs reposent sur le principe d’un lien entre formation supérieure, qualification, productivité, croissance et emploi. Ce principe, aujourd’hui, n’est plus tenable. Les mutations économiques modifient les besoins de main-d’oeuvre et induisent un chômage structurel de masse ; l’urgence environnementale impose de revoir les modes de production et de création de valeur ; la crise démocratique, enfin, est alimentée par un début de stagnation éducative, avec des taux de bacheliers et de diplômés du supérieur dans une tranche d’âge qui ne progressent plus depuis une décennie. Les priorités de l’Université doivent donc être repensées pour faire une place plus juste à l’émancipation citoyenne, afin de former des groupes et des individus capables d’affronter cette triple crise à laquelle nous faisons face. Les missions officielles de l’Université doivent être expressément adaptées à cette situation. Une réorganisation humaine, budgétaire et administrative doit être entreprise autour de quelques piliers : fonctionnement en réseau, modes de financement incitant à la coopération, création d’établissements expérimentaux, garanties statutaires et matérielles d’autonomie académique et étudiante.

II. Une nouvelle organisation administrative et territoriale de la recherche

3. Réorganiser l’Université et la recherche par réticulation plutôt que par concentration, selon un modèle polycentrique

La « politique d’excellence » consiste à ne donner les moyens de travailler qu’à une fraction de la communauté académique, définie par quotas. Cette politique a engendré le décrochage qu’elle prétendait juguler : la concentration des moyens dans quelques pôles est une absurdité géographique, économique et scientifique. La fragmentation du paysage universitaire, combinée à l’autonomie budgétaire, est préjudiciable à la diversité de l’enseignement et de la recherche. La réorganisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) doit se faire en orientant les flux humains et budgétaires selon un modèle polycentrique fondé sur un nouveau type d’institutions : des réseaux valorisant les interactions. Pour cela, nous avons besoin d’un plan national de recrutement établi selon un principe de maillage scientifique national. D’un point de vue matériel et immobilier, il faut aménager de nouvelles infrastructures numériques et immobilières pensées pour favoriser l’émergence de ce modèle polycentrique. Enfin, le mode d’allocation des crédits de recherche doit être revu pour favoriser la coopération, et non le chacun pour soi (voir nos propositions au point III).

4. Créer cinq universités expérimentales dans des villes de taille moyenne

Retrouver une ambition d’émancipation intellectuelle pour la jeunesse demande de lancer au plus vite la construction de cinq universités expérimentales de taille moyenne, réparties à travers le territoire et installées dans des villes moyennes disposant déjà de locaux vacants appartenant à l’État. Ces établissements devront être dotés de résidences universitaires en quantité importante, intégrées dans le tissu urbain. L’objectif n’est pas tant de construire des « universités de proximité » destinées à absorber ce choc démographique, que d’inventer des espaces inaugurant un nouveau rapport de l’Université à la ville, incluant des havres de sociabilité étudiante, des programmes disciplinaires et interdisciplinaires neufs et une formation scientifique de pointe pour toutes et tous, à même d’irriguer le système universitaire français, voire européen.

5. Rénover l’immobilier universitaire

Le parc immobilier universitaire est vétuste : passoires thermiques, locaux dégradés, ventilation déficiente, etc. L’investissement planifié doit être une occasion de développer par l’expérimentation de nouvelles techniques de rénovation, d’isolation thermique, de qualité d’air et de qualité de vie étudiante. La doctrine des universités « de proximité », fondée sur l’idée d’un hébergement des étudiantes et des étudiants dans leurs familles, n’a pas tenu ses promesses. L’émancipation suppose de sortir de son milieu familial, pour vivre une vie d’étudiant. Il faut dès aujourd’hui programmer pour les décennies qui viennent, des logements universitaires inscrits dans le paysage urbain, accessibles financièrement et environnés de lieux de vie culturelle, associative et festive, plutôt que les actuels blocs d’immeubles disséminés dans des campus excentrés. Ces quartiers à remodeler doivent être, là encore, l’occasion d’audaces architecturales et urbanistiques. L’université a vocation à être un objet de recherche et un lieu d’expérimentation pour juguler les crises sociale, environnementale et démocratique. 

III. Les conditions matérielles et statutaires de la liberté académique

6. Allouer l’essentiel des moyens de recherche de manière récurrente, selon une grille disciplinaire, pour tirer le meilleur de l’existant

Le système de financements par appels à projets a tiré la science française vers le bas : en généralisant le recours à des moyens non-pérennes, il favorise les effets de mode, et contribue à l’augmentation des méconduites scientifiques. Il met en compétition des scientifiques dont l’intérêt serait de coopérer. Il institutionnalise une précarité préjudiciable à la recherche de la vérité. Nous proposons de remplacer les agences de moyens par un système fondé sur l’octroi d’une dotation budgétaire par tête (esquisse formulée ici). En 2021, le milliard de l’ANR aurait permis une dotation de 15 k€ par chercheur titulaire (équivalent temps plein). Cette dotation individuelle devrait être allouée selon une grille disciplinaire adaptée à la diversité des besoins, à partir d’une enveloppe globale augmentée. Une fraction de cette dotation sera placée dans une banque de moyens administrée par les pairs, afin de financer les projets de coopération. Ce dispositif pourra être complété par des réseaux de recherche thématiques sur des questions jugées prioritaires et demandant des moyens supplémentaires.

7. Réaffirmer les garanties statutaires d’une recherche et d’une formation universitaire exigeantes

Vingt ans de contractualisation et de bureaucratisation ont hypothéqué les conditions humaines d’une recherche et d’un enseignement autonomes et de qualité. Cela se manifeste par l’inadéquation entre les missions de l’Université et de la recherche et le nombre et le statut des agents dont elle dispose. On observe notamment une rotation vertigineuse des jeunes chercheurs non-titulaires, qui va de pair avec une déperdition des savoir-faire et une grande précarité intellectuelle et matérielle. En outre, souvent, des qualifications sont utilisées à contre-emploi. Trop souvent, le seul bénéficiaire des garanties d’indépendance statutaire est en fait un manager de laboratoire déconnecté de la pratique quotidienne de la recherche. Pour retrouver les moyens de l’exigence et garantir la transmission de l’expérience, il faut procéder à un recrutement massif d’ingénieurs et de techniciens titulaires dans les laboratoires. De même, l’indépendance, l’intégrité et la qualité de la recherche, comme la continuité des enseignements, nécessitent des chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires.

8. Débureaucratiser la recherche et l’enseignement supérieur

La professionnalisation des fonctions de direction est la cause essentielle de la dépossession des scientifiques et des universitaires de leur métier, et contribue à saper la qualité de l’enseignement et de la recherche. Pour y mettre un terme, l’ensemble des mandats de direction dans les établissements et organismes doivent être non-renouvelables consécutivement. Un délai de réserve de cinq ans doit être observé après l’exercice d’une charge importante, comme un poste dans une équipe présidentielle universitaire ou la direction d’un institut du CNRS. Durant ce délai, aucune haute responsabilité administrative ne doit être autorisée, pas plus qu’une nomination dans une haute administration liée à l’ESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, rectorats, directions générales, présidence d’une autorité administrative). Les personnes concernées pourront bénéficier, dans l’année qui suit la fin de leur charge, d’un congé ou d’un temps partiel qui leur permettra de retrouver le niveau scientifique nécessaire à l’exercice de leur métier.

IV. Retrouver la pratique de la dispute collégiale

9. Organiser la dispute scientifique pour renouer avec une recherche et un enseignement exigeants, originaux et intègres

Seule la pratique de la dispute collégiale garantit l’exigence intellectuelle et déontologique en matière de production, de critique et de transmission des savoirs. Les dispositifs institutionnels qui vident cette pratique de sa substance par des normes et des procédures hétéronomes à l’activité de recherche doivent être abandonnés. Cela passe notamment par une rupture avec les diverses bureaucraties dévolues à l’évaluation managériale permanente, notamment quantitatives, qui ont pu se constituer à l’échelle des différents établissements et opérateurs de l’ESR, en commençant par la dissolution du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Dans l’Université et les organismes de recherche, la probation de la qualité des travaux doit se faire par l’ensemble des pairs, de façon ouverte et contradictoire, via une instance nationale représentative de l’ensemble de la communauté scientifique, et sans lien institutionnel avec la gestion des carrières et l’octroi des financements de base.

10. Course aux publications : revenir à la raison

Construire l’évaluation des structures de recherche et la gestion des carrières sur un principe de productivité conduit à une compétition stérile et pousse à la fraude scientifique. Il est nécessaire de s’extraire de ce paradigme. La signature par les organismes de recherche des manifestes de Leiden et de San Francisco (DORA) implique justement de privilégier une analyse qualitative et l’abandon de critères quantitatifs. Lors des visites de laboratoire, le comité de visite doit prendre connaissance en profondeur des travaux les plus importants de l’équipe afin qu’un débat contradictoire, équilibré et constructif, puisse s’instaurer entre pairs. De ce fait, le nombre de publications doit être limité : aller vers une politique de diffusion du travail de recherche qui prenne en compte l’originalité, l’exigence, l’ampleur des preuves en autorisant le temps long favorisera l’exercice de la disputatio

11. Rétablir le contrôle des pairs sur l’édition scientifique

L’édition scientifique a pour rôle majeur la diffusion des travaux de recherche des scientifiques dans la communauté académique. Elle ne peut être régie par un modèle économique faisant de l’article un produit de consommation et du pôle éditorial une entreprise ayant pour seule finalité de dégager une marge bénéficiaire pour ses propriétaires. Rétablir les standards d’intégrité éditoriale impose de rendre aux pairs le contrôle effectif des revues et plus généralement des maisons d’édition. Cela exige de développer, de moderniser les presses universitaires et d’encourager financièrement le contrôle des revues par les pairs, le cas échéant via des structures associatives ad hoc (qui peuvent être des sociétés savantes, ou des associations éditrices porteuses d’une revue, comme cela fut longtemps la norme). Le système de subvention à l’édition scientifique doit d’abord encourager les publications en accès libre et incluant des modules de réponse, de commentaire et de révision par les pairs après publication, comme le font déjà certaines revues.

V. L’Université pour émanciper

12. Garantir l’autonomie matérielle des étudiants

Toute personne résidant en France doit se voir garantir par la collectivité un droit minimal à trois années d’études supérieures au long de sa vie. Pour les étudiants en formation initiale, cela ne peut passer que par le versement d’une allocation d’autonomie d’un montant de référence de 1 000 € par mois, douze mois par an, pour toute la durée d’un cycle de formation, ce qui doit inclure la possibilité d’une quatrième année de versement en cas de besoin. Nous empruntons au collectif Acides sa proposition de financement de cette mesure par la branche « familles » de la Sécurité Sociale, abondée par les cotisations patronales et déjà en charge des APL. Le montant mensuel pourra être révisé à la baisse si l’étudiant dispose déjà d’un hébergement, par exemple dans sa famille. Mais cette disposition a précisément pour objectif d’encourager les étudiants à s’émanciper de leur milieu d’origine.

13. Refonder la formation des enseignants du premier et du second degré

La crise de la formation des enseignants affecte directement la transmission et la critique des savoirs académiques. Il est nécessaire de reconstituer un vivier de futurs enseignants et de mieux les accompagner très tôt dans leurs études. Pour cela, nous proposons d’introduire un pré-recrutement des enseignants sous statut d’élève-fonctionnaire dès la L2. Ce pré-recrutement donnera également accès à une formation initiale aux métiers de l’enseignement et à des stages d’observation. Placé en fin de licence, le concours de recrutement sera axé sur les savoirs disciplinaires et sera suivi d’une formation en alternance sous statut de fonctionnaire-stagiaire, incluant des éléments de formation disciplinaire (ce qui inclut une part de didactique), et de sciences de l’éducation. Enfin, la première année comme titulaire doit donner lieu à un service allégé, permettant ainsi d’améliorer l’entrée dans le métier. Dans le même temps, une formation universitaire tout au long de la vie doit être mise en place pour les enseignants déjà en poste.