Il y a mille raisons de se mettre en grève, que l’on soit étudiant, chercheur ou universitaire, titulaire ou précaire. Dans ce billet, nous en détaillons deux qui ont trait au système de recherche et d’enseignement supérieur. Par ailleurs, nous vous invitons à prendre connaissance du simulateur produit par le Conseil d’Orientation des Retraites (COR) pour mesurer à quel point le projet gouvernemental représente une spoliation de l’intérêt général :
https://www.cor-retraites.fr/simulateur/
La fin programmée du CNRS et ses effets délétères sur le service public d’enseignement supérieur et de recherche
Opérateur de recherche. Agence de moyens. Agence de programmes. De quoi parle-t-on ?
Un opérateur de recherche emploie des chercheurs et chercheuses, gère des laboratoires et leur alloue des moyens pour produire, critiquer et conserver les savoirs. C’est une institution qui organise une communauté de savants, animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance, qu’aucun intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Les disciplines s’y articulent comme autant de manières d’aborder la compréhension du monde. Cette recherche désintéressée de vérités irréductibles à toute dimension utilitaire suppose l’autonomie des chercheurs vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux. L’autonomie suppose, en sus de la liberté de recherche; une liberté d’organisation fondée sur la collégialité — donc une absence de bureaucratie. En retour le monde scientifique s’engage à dire le vrai sur le monde en toute indépendance mais aussi à être un moteur de réflexivité et un réservoir de solutions latentes pour les problèmes que la société doit affronter. Le principe d’autonomie se redouble d’un principe de responsabilité devant la société.
Une agence de moyens finance des projets scientifiques conformes à des normes hétéronomes, édictées de manière diffuse. Ce n’est plus une institution de scientifiques, mais un nexus de relations contractuelles plaçant des scientifiques précaires sous la responsabilité de managers de la science, les PI (Principal Investigator), porteurs de projets en quête d’investissement et soumis au pouvoir de sélection des investisseurs. Les agences de moyens produisent un contrôle incitatif des chercheurs : la mise en concurrence joue un rôle disciplinaire d’autant plus efficace qu’il est furtif et parcimonieux en moyens. Les porteurs de projet sont ainsi dépossédés de leur professionnalité et de leur métier par un dispositif qui vise à les persuader de leur possible incompétence. Ils sont placés sur le fil du rasoir, dans un état de précarisation subjective fondé sur une double injonction paradoxale à la créativité, à l’innovation voire à la « disruption », et en même temps à la conformité à une bureaucratie normative, faite de « délivrables », de « jalons », de « valeur ajoutée », d’« impact sociétal », d’« échéanciers », de quantification de la fraction de chercheur impliqué à exprimer en « homme.mois », de « coût consolidé », de construction d’ « indicateurs de performance » et de « programmation d’objectifs ». Par ses normes et ses procédures, une agence de moyens peut ainsi promouvoir start-ups et partenariats public-privé.
Une agence de programmes organise des programmes de recherche définis par le politique. La sphère dirigeante de l’État définit ainsi des « défis sociétaux », supposés répondre aux aspirations de la société, mais qui visent surtout à apporter l’aide de l’État à la sphère économique. Ainsi, les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), qui font l’objet d’une mise en concurrence entre organismes et établissements universitaires pour en assurer le pilotage ou les proposer à un « jury international ». Le sujet de l’agence de programme n’est plus le chercheur ou la chercheuse, ni le PI ou le manager de la science, mais le « pilote de programme » dont la qualité première est de n’avoir aucun contact avec la recherche, la science ou la pensée. L’agence de programmes réalise ainsi l’idéal de la techno-bureaucratie : une institution de recherche débarrassée des scientifiques.
Si l’idée d’une agence de programme de recherche sous le contrôle de la bureaucratie d’État évoque immanquablement les riches heures du lyssenkisme, il faut apporter cette nuance : il s’agit d’un État au service et sous le contrôle du marché. Ainsi, le plan France Relance se propose de « relancer l’économie » en la rendant « compétitive ». Le plan France 2030 entend « investir massivement dans les technologies innovantes » pour « permettre de rattraper le retard industriel français ». Comme le Crédit d’Impôt Recherche, il s’agit avant tout d’aides indirectes aux (actionnaires des) entreprises, en contournant des règles de concurrence européenne. De manière symptomatique, ce plan est piloté par le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), sous l’autorité du Premier ministre. Le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ayant perdu son I (pour innovation) aura-t-il la tutelle des agences de programme ?
La transformation des organismes de recherche nationaux en agences de moyens et de programmes est dans les tiroirs depuis 2008-2009. On se souvient du discours de Nicolas Sarkozy le 22 janvier 2009, qui avait mis le feu au poudres par son mépris des universitaires et des chercheurs. Le discours d’Emmanuel Macron le 13 janvier 2022 témoigne de la même volonté de de transformer les organismes de recherche en « agences de moyens pour investir (et) porter des programmes de recherche ambitieux […] avec les meilleurs chercheurs associant d’ailleurs la communauté des chercheurs dans toutes les disciplines ou dans des approches interdisciplinaires et des jurys internationaux permettant de sélectionner les meilleurs projets de recherche fondamentale ou finalisés, qui allouent les moyens de la nation de manière indépendante et pertinente. » Lors de sa nomination, Antoine Petit a fait du démantèlement du CNRS le point central de son action, avec ce glissement sémantique : « agence de moyens le terme n’est pas bien choisi, ça c’est l’ANR. Nous, on est une agence de programme et d’infrastructure. Et là (Macron) a dit : “banco ! J’achète !” » Emmanuel Macron a choisi l’ancien directeur de cabinet de Valérie Pécresse devenu Chief Scientific Officer de SICPA,[1] Philippe Gillet, pour « explorer la notion d’agence de programmes » dans un rapport qui servira à accréditer la réforme centrale du quinquennat, avant la rentrée 2023.
Nous nous sommes procurés sa lettre de mission signée de la main de la ministre, Mme Retailleau, qui semble avoir été écrite par ChatGPT. Elle prévoit deux « groupes de travail » qui n’auront en leur sein ni scientifique ni universitaire en activité : le premier (« positionnement stratégique ») sera piloté par Patrick Levy (UGA) et Yves Caristan (CEA) et le second (« pilotage territorial et simplification ») par Véronique Perdereau (rectrice) et Christine Cherbut (Inrae). Les ballons d’essai lancés par des présidences d’établissements universitaires et du président du CNRS prédisent l’abandon du concours national du CNRS, au profit de recrutements sous la tutelle des présidences d’universités dites « de recherche » et la fin de la tutelle du CNRS sur les laboratoires. Dans ses indiscrétions, la présidence du CNRS parle, de son côté, d’une « simplification » par une forme de subsidiarité: déléguer la gestion des laboratoires à une seule tutelle (l’Université dans la plupart des cas), le CNRS conservant la gestion de ses salariés, sans changement statutaire; en retour, le CNRS deviendrait pilote de programmes nationaux — mais aucun établissement universitaire. Il s’agirait donc d’un nouveau coup de cliquet dans le démantèlement de l’organisation nationale de la recherche scientifique, dont on voit mal à quoi elle pourrait servir, sinon renforcer le féodalisme bureaucratique et managérial auquel conduisent les réformes engagées depuis 15 ans. Par une conjonction de calendrier, il est également prévu que le HCERES évalue la stratégie du CNRS en 2023.
La Cour des Comptes s’est, elle, chargée de pointer les « faiblesses dans la manière dont l’Inserm est géré, que ce soit dans l’organisation de sa chaîne financière et comptable que dans la gestion des ressources humaines », en faisant des recommandations conformes aux grandes lignes esquissées pour le CNRS. Le rapport a été publié deux jours avant l’audition par le parlement de Didier Samuel, président de la Conférence des doyens de médecine, proche de l’Udice, choisi par M. Macron pour devenir le prochain PDG de l’Inserm.
Cette nouvelle phase de suppression de l’organisation nationale de la recherche et de l’Université prolonge en effet les bouleversements opérés par la Loi de Programmation de la Recherche adoptée fin 2020. La montée en puissance de primes locales dans notre rémunération se nourrit de l’écrasement du salaire, seule part de rémunération garantie par le statut. Une place centrale revient maintenant à la part variable, dont l’attribution résulte d’une procédure d’évaluation longue et chronophage, qui place les commissions locales constituées de collègues en position de corriger les évaluations du CNU (première étape) et abandonne la récompense du travail à des collègues eux-mêmes impliqués dans la concurrence impliquée par ce dispositif. Cette évolution induit une capacité de chantage et de corruption des intervenants à l’échelle locale extrêmement dangereuse pour la liberté académique. Au terme de ce parcours, l’attribution de la prime C3 par le seul président ou la seule présidente de l’université ressemble à une gratification procédant du « fait du prince ». Pourquoi pas, tant que nous y sommes, revenir aussi à la vénalité des offices ? L’activité scientifique et plus largement universitaire requiert intégrité, indépendance, accès au temps long, autant de vains mots si les garanties réglementaires et financières n’y sont pas ; or au cœur de ces garanties, il y a le statut et le salaire, qui sont les conditions de possibilité de nos missions d’enseignement et de recherche.
[1] L’histoire de l’entreprise SICPA :
https://stories.swissinfo.ch/sicpa-ou-les-affaires-opaques-du-roi-de-la-tracabilite#336558
L’essor de l’enseignement supérieur privé et la « retraite » des ministres
« C’est pas “Passe-moi la salade et j’t’envoie la rhubarbe !” »
Nicolas Sarkozy, 7 décembre 2015
La paupérisation et la précarisation des établissements universitaires sont des leviers essentiels pour favoriser l’essor de l’enseignement supérieur privé. Mais ce ne sont pas les seuls. La loi Pénicaud de 2018 a étendu l’apprentissage au supérieur faisant passer en quatre ans le nombre d’apprentis de 300 000 à 730 000. Le coût massif pour les finances publiques (11,3 milliards d’euros en 2021) pour un effet nul sur l’emploi a conduit à des alertes de l’Inspection générale des finances (avril 2020) puis de la Cour des comptes. France Compétences a connu 11,2 milliards de déficit de 2020 à 2022, compensés par des emprunts bancaires et des renflouements de milliards par l’État.
Cet argent public a été largement capté par de grands groupes privés de formation : Galileo Global Education, Omnes, Eureka, Ionis, IGS. Par un heureux hasard, à son départ du gouvernement, Mme Pénicaud a été nommée administratrice de l’entreprise multinationale d’intérim Manpower avant d’entrer au conseil d’administration de… Galileo Global Education, exploitant d’un groupe de 55 écoles privées détenues par le fonds de pension de la famille Bettencourt-Meyers. L’offre de formation en alternance de neuf de ces écoles a crû de 37% en un an : 12 500 alternants dont 94% d’apprentis en 2021-2022. Pendant ce temps, les ex-conseillers de Mme Pénicaud ont fondé le cabinet de consulting Quintet, dont le mot d’ordre est « conjuguer business et bien commun », et de fait, leur business consiste bien à aider les entreprises à tirer profit du texte de loi qu’ils ont écrit au nom du bien commun.
M. Blanquer ne se contentera pas longtemps du poste créé en dehors de tout cadre juridique pour lui à l’université Paris-Panthéon-Assas, cinq jours après sa déroute électorale. En plus d’être gérant de la société Essec Management Consultants (chiffre d’affaires : 191 613 d’euros en 2020) et associé au cabinet Earth Avocats, qui conseille le Paris Saclay Cancer Cluster (PSCC), M. Blanquer travaille à la création de l’école de la transformation écologique de Veolia, société spécialisée dans le recyclage et la valorisation des déchets. M. Blanquer et le PDG de Véolia, M. Frérot avaient lancé conjointement la première « université École-Entreprise » à partir de la loi Pénicaud.
Celles et ceux qui pensaient que Mme Vidal aurait à cœur de refaire correctement les expériences de son article rétracté pour duplicata de northern blot se sont trompés. L’ancienne ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation comptait rejoindre l’école de commerce Skema Business School en qualité de directrice de la stratégie du développement, et la fondation Higher Education For Good en tant que conseillère scientifique. Amusante coïncidence : les conventions financières conclues par la convention signée par Mme Vidal, alors ministre, avec ce même établissement ont porté sur 1 636 800 € pour l’année 2019, 1 637 000 € pour l’année 2020 et 1 985 200 € pour l’année 2021. Mais contrairement aux projets d’insertion professionnelle de M. Blanquer et Mme Pénicaud, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique a pris ombrage des velléités de réorientation de Mme Vidal et l’a collée : la HATVP a rendu un avis d’incompatibilité la concernant. Mme Vidal a pu en revanche devenir conseillère spéciale du président de la Fondation européenne pour le développement du management et membre du conseil de surveillance du Groupe Premium, courtier en assurances. Son chef de cabinet et ancien vice-président étudiant à l’université de Nice, Graig Monetti, a vite su rebondir après son échec aux législatives puisqu’il est devenu Directeur de la RSE (responsabilité sociale des entreprises), des Relations Publiques et de la Communication de ce même groupe, de quoi occuper le temps libre que semblent lui laisser ses mandats d’adjoint au maire de Nice et de conseiller métropolitain.
À ce jour, vingt-quatre des soixante-cinq ex-ministres de la période 2017-2022 conjuguent aujourd’hui le business et le bien commun, c’est-à-dire qu’ils récoltent désormais dans le privé les fruits de leur travail public, en particulier dans des cabinets de consultance.