Sortir de la crise permanente par la démocratie : le rôle de l’Université
« La signification historique actuelle des étudiants et de l’Université, leur forme d’existence dans le présent, ne mérite donc d’être décrite que comme une métaphore, une représentation d’un état suprême, métaphysique, de l’Histoire. Il n’y a qu’ainsi qu’elle est compréhensible et possible. Une telle description n’est pas un appel ni un manifeste, qui dans un cas comme dans l’autre ont fait la démonstration de leur impuissance, elle pointe vers la crise qui repose au fond des choses et conduit à la décision à laquelle succombe les lâches, et à laquelle les braves se soumettent. Dans l’intervalle, la seule chose à faire est de reconnaître ce qui est encore à venir et de l’extraire de la gangue où le présent lui impose sa forme. »
Walter Benjamin, La vie des étudiants, 1915.
Le mouvement pour la préservation du système de retraites reprend la rue à partir de ce mardi 6 juin, dans un contexte d’atteintes aux libertés publiques et à l’État de droit, de contournement des corps intermédiaires et d’anti-parlementarisme au sommet de l’État. Si le caractère anxiogène du moment est alimenté par la chronique quotidienne d’un glissement vers l’extrême-droite, il se nourrit avant tout de notre apathie. Faire mouvement, c’est d’abord sortir de la stupéfaction, faire un premier pas vers la démocratie, comme direction consciente par les citoyens eux-mêmes de leur vie. S’il apparaît évident que participer aux cortèges de ce mardi vise à défendre non seulement le système de retraites mais aussi la démocratie et les libertés publiques, l’objet de ce billet est de ré-élargir l’horizon en inscrivant dans le temps long les formes particulières d’intervention du monde savant dans l’espace public.
Du rapport instrumental au savoir à la déchéance de rationalité
L’usage impropre des termes de « crise » ou de « transition »[1] pour qualifier la bascule climatique,[2] l’effondrement du vivant,[3] l’érosion des libertés publiques, le rejet par la société de la concentration des pouvoirs ou le ralliement de la minorité présidentielle à l’illibéralisme autoritaire[4] n’a pas seulement une fonction euphémisante : elle est l’occasion de réglementations d’exception et de possibilités inédites de transferts de richesse. Une crise désigne la manifestation brutale d’une pathologie, qui appelle la prescription de « solutions », tandis que les problèmes auxquels notre société doit faire face sont nés de processus lents et appellent à inscrire l’analyse comme l’action politique dans le temps long. Pour échapper aux pièges du gouvernement par la crise, le chemin de sortie passe par une réactivation de l’idéal démocratique. Mais amorcer un processus constituant[5] refondant les institutions centrales du pays, suppose de restaurer un espace public de délibération. L’Université, la recherche comme aspiration collective à dire le vrai sur le monde, le savoir lui-même, sont essentiels à cette tâche. Si l’autonomie du monde savant par rapport à tous les pouvoirs est une condition nécessaire à l’élaboration, la transmission, la conservation et la critique des savoirs, sa contrepartie est la responsabilité devant la société. Ce nœud liant l’autonomie et la responsabilité est au principe de l’instruction d’un débat public éclairé. L’Université, telle qu’il s’agit de l’instituer, est en ceci l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Elle est et doit être au service de l’institution démocratique des règles collectives, et servir ainsi l’ensemble du corps social.[6]
Le rapport de la sphère politique au savoir procède d’une longue histoire, au sein de laquelle il serait vain de chercher un âge d’or dont il faudrait déplorer la disparition. La science est de longue date devenue une instance de renforcement et de légitimation du pouvoir. Ce rapport à la science lui octroie un rôle proche de celui de la religion dans les sociétés d’Ancien Régime.[7] La production d’un discours « expert », qui reprend la forme de la discursivité scientifique, est devenue une modalité ordinaire utilisée par le pouvoir pour se légitimer et se perpétuer. Nourries de saint-simonisme et d’une caricature de positivisme comtien, les élites technocratiques ont prétendu s’appuyer sur la raison pour prendre en charge le destin de l’humanité. Le chemin choisi passe par une soumission de la nature et de l’espèce humaine, et par l’accroissement illimité de la production de biens matériels. Ce programme s’est une première fois fracassé sur les deux guerres mondiales et sur les barbaries techniquement équipées du XXème siècle. Il se heurte aujourd’hui aux réalités de l’effondrement du vivant et aux désastres qui accompagnent le réchauffement climatique. Or, plutôt que de courir le risque de remettre en cause le dogme productif, les milieux dirigeants, qu’ils soient politiques ou économiques, ont choisi de tergiverser. Pour cela, les sphères dirigeantes tentent de nouer de nouvelles relations avec les sciences, en triant d’un côté les savoirs « innovants », susceptibles d’être implémentés dans la sphère productive et compatibles avec les doctrines qui la structurent, et de l’autre ceux qui documentent la gravité des transformations biotiques en cours ou les effets sociaux de trente ans de politiques néolibérales. Un double mouvement d’instrumentalisation des sciences par les techniques et de dissimulation de la réalité sociale, sanitaire et écologique par des campagnes de communication s’est ainsi amplifié. Le dernier stade de cette dégradation du rapport du pouvoir aux sciences se caractérise par la publicité du faux ou des déclarations manifestement contraires aux intérêts collectifs les plus vitaux, comme celui de l’annonce d’une « pause » dans la réglementation environnementale.[8]
La haute fonction publique a démontré son incompétence scientifique, qui procède de sa formation initiale, laquelle se déroule à l’écart des lieux d’élaboration de la connaissance. Aussi le savoir qui intéresse les cabinets ministériels et les consultants qui les hantent n’est pas de nature scientifique ; il ne s’agit en aucune manière d’une interrogation illimitée de l’existant, d’une confrontation aux procédures contradictoires de mise à l’épreuve d’une hypothèse et encore moins d’une exigence de sincérité face à l’état de l’art sur une question : il s’agit de chercher, dans le grand marché des idées, la solution technique qui permettra de résoudre rapidement un problème (un « sujet ») sans déroger à la loi du moindre effort. Il ne faut pas chercher plus loin la fascination de la majorité de la classe politique, président et oppositions confondus, pour les expérimentations spécieuses de M. Raoult sur la chloroquine. La promotion de foutaises est inséparable du double mythe des « stars » de la recherche et de la promesse solutionniste. Nous reviendrons dans un billet ultérieur sur la manière dont l’incapacité à prendre en compte des faits scientifiques majeurs sur SARS-CoV-2 ont sculpté la réponse désastreuse à la pandémie.[9]
La Loi de Programmation de la Recherche était l’expression de ce rapport instrumental à la connaissance. Une mesure, étonnamment peu commentée, signait le crime : la création d’une agence de désinformation scientifique et technique, la Maison de la Science et des Médias, inspirée d’un exemple britannique désastreux érigeant le conflit d’intérêt et le lobbying en norme de « l’information scientifique ». Ce projet est porté en France par les cabinets McKinsey et Bluenove.[10] À travers la conception de fiches-mémo par « grandes questions », cette agence de presse officielle en partenariat public-privé a vocation à faire disparaître le métier de journaliste scientifique en instaurant une interface étanche entre le grand public et la littérature scientifique. La place prise par les cabinets de consultance est symptomatique de ce double décalage dans la relation instrumentale et court-termiste du pouvoir à la science et à la raison, qui conduit à remplacer le savoir par une communication qui n’a plus aucun souci de vérité. Dans un temps de baisse du nombre de poste de chercheurs, l’État a dépensé 2,5 milliards d’euros en achat de « prestations intellectuelles » (sic) en 2021[11] — plus de la moitié du budget du CNRS. Le recours par l’État aux cabinets de consultance a été multiplié par 5 entre 2015 et 2021.[12] Ainsi, contre 496 800 €, le cabinet McKinsey a produit trois documents[13,14,15] d’une indigence rare sur l’évolution du métier d’enseignant, qui ont servi de base à un rapport signé — sans mention des sources — de membres éminents du « conseil scientifique » de M. Blanquer.[16] Peut-être faut-il se féliciter, après tout, que le rapport commandé par Mme Vidal sur la chimère de l’« islamo-gauchisme » supposé gangrener l’Université soit demeuré fiction.[17] Contre 957 000 €, le cabinet McKinsey a produit un Power-Point et un carnet d’éléments de langage sur une possible (contre)-réforme des retraites.[18] Pourtant, l’État dispose de chercheurs remarquables sur les politiques de retraites et d’instituts chargés d’établir des données quantitatives, qui auraient dû être mobilisés pour poser correctement les problèmes. Quelles sont les sommes nécessaires au financement du régime de retraites et quels sont les différents moyens d’assurer ce financement, et avec quelles conséquences ?[19] Et puisque c’est la motivation explicite de la (contre)-réforme, quelles sont les retombées pour la société de la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et de l’accroissement des aides publiques à l’actionnariat d’entreprise ? Ce travail d’objectivation et d’explication, permettant une organisation rationnelle du dissensus politique, n’a jamais été fait par l’exécutif — il a eu lieu imparfaitement grâce à la rigueur d’universitaires qui ont obtenu un petit accès médiatique, et il faut les en remercier. Mais officiellement, il a été remplacé de fait par une « communication » dépourvue de fondement, d’analyse, de référence et truffée de falsifications — ainsi, l’épisode des 1 200 € de minimum retraite.[20] On a voulu croire que la « politique post-vérité » était spécifique du recours au clash, au verbiage ubuesque visant à susciter l’offuscation morale des « droitdelhommistes bien-pensants », à l’inversion rhétorique des « privilégiés » — les migrants, les titulaires des minimas sociaux, les fonctionnaires, etc — à la profusion de sottises incohérentes, de vulgarités et de balivernes sur les réseaux sociaux. Mais la fabrique du consentement par une communication politique faite de storytelling, d’énoncés ouverts et cotonneux, à la logique évanescente, niant tout antagonisme, est tout aussi constitutive de ce brouillard de confusion et de mensonge, avec son orthodoxie et ses gardiens du dogme.
Notre société a un besoin urgent de lieux de passage démocratiques, mis en réseau, soustraits aux influences des pouvoirs extérieurs, ne poursuivant pas d’autre objectif que la diffusion des savoirs et des techniques dans les institutions mêmes où elles s’élaborent. À la violence du consentement à une vision unique du monde, il nous faut suppléer par un espace public de pensée, de confrontation et de critique réciproque qui fasse vivre l’idéal démocratique d’une pluralité des rationalités en débat. Il n’est pas anodin que l’École tout entière subisse des trains de réformes qui la dévoient de ses missions démocratiques essentielles ; nous devons travailler à restaurer, avec l’égalité, l’exercice de la liberté et l’usage de la raison dont elle assure l’apprentissage. Le débat démocratique suppose des mœurs, des règles et des standards éthiques ainsi qu’un attachement à l’établissement scientifique des faits comme horizon commun dans un espace public où l’imposture publicitaire, la démagogie et la communication soient combattues comme telles. En dernière analyse, la responsabilité du monde savant devant la société est d’ouvrir et de garantir la tenue de cet espace public de délibération démocratique. « Car la démocratie n’est possible que là où il y a un ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (parrésia), contrôle réciproque et conscience aiguë de ce que les enjeux publics sont aussi nos enjeux personnels à chacun. »[21]
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