Il faut imaginer Cassandre joyeuse

« Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. La joie en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais. »

Gilles Deleuze

« Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu’ils tiennent l’argent pour tout. Au demeurant, moi, j’ai décidé d’être logique et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. »

Albert Camus, Caligula, Acte I, scène 8

Selon le mythe, Cassandre reçoit d’un Apollon séducteur le don de dire le vrai sur le monde, avec lucidité. Elle se refuse à ce dieu censément préposé aux arts, à la lumière et à la santé. Furieux, le dieu lui crache violemment à la bouche, la frappant d’impuissance à convaincre quiconque par ses prophéties et à changer ainsi le cours de choses. Le mythe de Cassandre fonctionne comme métaphore de la tension qui existe entre le monde savant et le pouvoir politique depuis la grève (cessatio) fondatrice de l’Université (1229-1231) et la bulle pontificale de Grégoire IX qui y met fin : Parens scientiarum, l’université mère des sciences. Lorsque la société s’est affranchie de l’hétéronomie religieuse et de ses normes, le monde scientifique est devenu une nouvelle instance supplétive de légitimation du pouvoir. Faute d’un nouveau contrat avec la société, nous demeurons aujourd’hui dans le compromis des philosophes des Lumières : soumis financièrement au pouvoir, mais disposant d’une niche au sein de laquelle satisfaire le besoin de production, de transmission, de critique et de conservation des savoirs. La liberté académique n’est rien d’autre que ce combat permanent à mener contre les pouvoirs religieux, économiques et politiques en faveur d’une autonomie du monde savant qui, pour n’être pas une réalité, constitue un idéal régulateur fragile à reconquérir sans cesse.

La malédiction de Cassandre — l’impuissance structurelle à transformer politiquement le monde, en échange d’un espace d’élaboration d’un « dire vrai » sur celui-là — ne frappe que celles et ceux qui n’ont pas conscience du compromis passé depuis plusieurs siècles. Nombre de collègues ont semblé ainsi se déciller dans la foulée de Jean Jouzel, qui après des décennies d’imploration des décideurs à juguler le réchauffement climatique, a pris conscience que ces demandes relevaient d’une illusion, s’exclamant dans une interview au journal Les Échos: « À la fin, j’en ai marre ! ». Pourtant, Cassandre ne cesse de voir ses prédictions réalisées. Sur les causes des guerres, sur les facteurs qui accélèrent les bascules vers les régimes illibéraux, autoritaires, d’extrême-droite, sur les crises couplées qui frappent nos sociétés et dont profite le petit nombre, sur l’extension du règne de l’insignifiance qui profite aux hétéronomies religieuses et aux idéologies totalitaires, le monde savant — Cassandre — ne cesse d’avertir.

Pourtant, même si le mythe n’était peut-être là que pour illustrer le caractère tragique de l’obstination d’un pouvoir obscurantiste, il nous faut imaginer Cassandre joyeuse, tenant fermement son ambition collective de véridiction, et s’activant, les yeux rivés sur l’horizon, loin des compromissions, des luttes d’influence et de la veulerie courtisane.

Le pouvoir politique, du reste, n’a que mépris pour celles et ceux qui produisent des connaissances et du sens. Il ne s’adresse pas à Cassandre, mais aux « acteurs de l’ESR »  — c’est-à-dire à sa bureaucratie la plus improductive. Il faut entendre ce mot « acteur » pour ce qu’il dit : le pouvoir s’adresse à celles et ceux qui « jouent le jeu ». Mais il ne suffit pas de monter sur scène pour revendiquer avec succès la dignité tragique de l’histoire : ces « acteurs de l’ESR », si sérieux dans leurs costumes uniformément gris, ne sont pas l’Université : ils ne sont que les tristes gérontes d’une comédie dont ils n’écrivent pas le texte.

C’est en ayant à l’esprit cette pantomime grotesque qu’il convient de lire le budget pour l’année à venir. Il y a quelques décennies encore, analyser le projet de loi de finances (PLF) était un exercice rébarbatif mais riche d’enseignement : on y trouvait la traduction budgétaire d’orientations politiques, explicites ou masquées. « Les chiffres ne mentent pas » disait-on alors, pour signifier que l’analyse quantitative des budgets était propre à dissiper le brouillard cotonneux de la communication politique, révélant des choix, des arbitrages, bref une politique. Des choix conservateurs, sociaux, progressistes, libéraux, qu’importe, mais des choix, guidés par une vision politique des transformations à impulser à la société. En ce temps-là, la représentation nationale votait le budget, qui valait engagement de l’État.

La parole publique s’est démonétisée au gré des formules creuses, des idées préfabriquées, puis par le recours au clash et au dog whistling. L’absence d’intégrité des managers qui ont remplacé les cadres gouvernants se nourrit de ce vide de façon structurelle et tout se passe comme si la rationalité comptable d’un budget de l’État avait fini par s’y faire aspirer. Le budget 2024 sera insincère. À l’occasion d’un fait divers, d’une fulgurance matinale d’un président omniscient ou d’un rapport de quelque think-tank « brisant un tabou », les budgets, devenus volatils, seront réaffectés au financement public de l’apprentissage voire à l’achat d’armement — l’important n’est-il pas d’accroître sans limite les aides directes aux entreprises ? La coûteuse réforme de l’enseignement secondaire professionnel annoncée le 5 décembre n’est même pas programmée dans la loi de finances 2024, déjà caduque avant même le solstice d’hiver 2023.

Pour l’Université et la recherche, les gels de crédit printaniers succéderont aux ponctions automnales sur les fonds de roulement et aux remboursements hivernaux, conformément à une litanie qui dure depuis trois quinquennats. Ainsi, l’exercice budgétaire 2024 se fera sur le fil, avec quelques semaines de trésorerie et une visibilité à deux mois, régulièrement mise à mal par des annonces improvisées et des décisions arbitraires semi-habiles. Le « temps long de la recherche » est devenu un mantra creux, et l’idée selon laquelle la formation des jeunes adultes est nécessaire à donner un avenir à notre société a tout simplement disparu du répertoire politique. 

Les hauts fonctionnaires du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche s’alarment de l’élaboration en cours d’une loi sur le premier cycle universitaire négociée directement entre Bercy et le ministère du Travail, sans que la DGESIP soit associée de près ou de loin aux discussions. Que le projet aille ou non à son terme, l’alerte en dit long sur ce que vaut la parole des tutelles en matière de pilotage politique.

L’ordinaire des ministres de second rang, du reste, est l’isolement. La plupart d’entre eux ne choisissent même pas leur directeur de cabinet, nommé par l’Élysée pour servir de sas étanche avec le monde extérieur. Mme Vidal n’a ainsi remporté qu’un seul arbitrage pendant son très long mandat : l’autorisation d’étouffer les fraudes scientifiques commises au sein de la techno-bureaucratie de la recherche. À chaque changement de gouvernement, les appels à garantir pour la recherche et l’Université un « ministère de plein exercice » et les satisfecits lorsque « quelqu’un du sérail » — c’est à dire un « acteur » issu de la bureaucratie managériale — est nommé ministre suscitent le rire énorme de Cassandre.

À chaque projet de loi, à chaque vague de paupérisation, de bureaucratisation, de précarisation, de délitement, la même scène se reproduit : les « acteurs » applaudissent à tout crin, produisent force tribunes, force communiqués ; et les voix du Chœur de s’élever, portant aux nues le jeu de dupes qu’il s’agit de jouer.

Bachelierus.

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

Chorus.

Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est intrare
In nostro docto corpore.

Il est pourtant peu probable qu’un seul « acteur » ait pris au sérieux la promesse faite par la loi Vidal d’« un effort sans précédent » pour l’Université et la recherche, qu’un seul ait sincèrement cru que les « chaires de professeur junior » dérégulant les statuts des universitaires — et les privant de la liberté académique — puisse être une « opportunité ». Vaste simulacre autophage que ce « jeu » auquel il faudrait jouer. Nouveauté de l’année : les « acteurs » de France Universités (ex-CPU), l’association de défense des intérêts de la bureaucratie universitaire contre ceux de l’Université, protestent de l’état des finances universitaires et menacent de supprimer 1 500 postes de maîtres de conférences.

Peut-être Cassandre devrait-elle malgré tout exiger de chaque « acteur » des excuses publiques auprès des jeunes chercheurs et de toute la société, pour le mal qui est fait, par cécité volontaire, à chaque veulerie, à chaque renoncement, à chaque trahison de l’engagement collectif à dire le vrai sur le monde.

« On devrait là faire un hackathon comme on dit maintenant, et se dire autour de la table, avec l’intelligence artificielle et beaucoup de choses, on devrait pouvoir cracker ce truc. C’est fou ! »

Emmanuel Macron, 7 décembre 2023

Budget total de l’Université et de la recherche (programmes 150, 172 et 193) décomposé en trois parties : la charge de service public pour l’Université, la charge de service public pour la recherche et la part de budget transférée au privé ou à des institutions publiques. (A) Représentation sans compensation de l’inflation. (B) Représentation en euros de 2024, avec compensation de l’inflation (INSEE). (C) Budget de l’Université (programme 150) rapporté au nombre d’étudiants à l’Université, avec compensation de l’inflation (projections de la Banque de France).

En résumé : Depuis l’adoption de la loi de programmation de la recherche, les budgets pour l’Université et pour la recherche publique chutent rapidement. La dotation à l’Université publique connaîtra un record de baisse en 2024 : -3,3% du fait de l’inflation à 5%. Décourager la poursuite d’études supérieures conduit mécaniquement à une moindre baisse du budget par étudiant. Le projet annuel de performances propose une ambition de déclin rapide de la production scientifique française. La cible de production scientifique est en baisse entre 2023 et 2024, entre -5% pour la part de la production dans l’espace France-Allemagne-Royaume Uni et -7% pour la part de la production mondiale. La haute fonction publique est donc consciente de ce que les réformes structurelles menées conduisent à un décrochage scientifique beaucoup plus rapide que la simple baisse des budgets — l’utilisation d’un indicateur quantitatif inepte n’enlève rien à ce constat.

« Agence de programmes veut aussi dire capacité à oser davantage et à laisser toute la liberté académique aux meilleurs… »

Emmanuel Macron, 7 décembre 2023