La trahison des clercs
« Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, et que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques. »
Julien Benda, La Trahison des clercs, préface de 1946
« La possibilité d’une autocritique de la raison suppose, premièrement, que l’antagonisme entre raison et nature soit entré dans une phase aiguë et funeste, et deuxièmement, que même à ce stade d’aliénation complète, l’idée de vérité soit encore accessible. […] Ce concept de vérité, la correspondance du mot et de la chose, qui sous-tend toute philosophie digne de ce nom, place la pensée en situation de résister à la démoralisation et à la mutilation causées par une rationalité devenue purement formelle. »
Max Horkheimer, Éclipse de la raison, chap. 5, 1949
« Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l’horizon de ses pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu’ici car là où nous étions ce n’était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. »
René Char, La Postérité du soleil, 1965
« Ultimi barbarorum ». Devant le spectacle de l’effondrement moral de larges segments de la société, le besoin de se préserver, de se tenir loin du cloaque ambiant, fait de coups de menton, d’abaissement de la pensée critique, de bêtise triomphante, et d’atteintes aux libertés peut se faire impérieux. Face à une pareille décomposition où les signes de fascisation se multiplient, se pose une nouvelle fois la question lancinante des modalités de résistance. La décence commande de prendre soin de soi, de ses proches, se préserver du désespoir, cultiver une raison joyeuse et sensible et se consacrer à l’étude. « Penser est en soi déjà un signe de résistance, un effort de ne plus se laisser abuser. Penser ne s’oppose pas strictement à l’ordre et à l’obéissance, mais la pensée les met en rapport avec la réalisation de la liberté. » écrivait Horkheimer en 1942 dans son essai L’État autoritaire. Dans la tempête qui sévit, l’ascèse du travail savant devient un refuge salvateur, un jardin paradisiaque à partir duquel reprendre prise. Mais est-ce seulement encore possible ? Cela suppose de disposer des moyens matériels, du temps, et d’un écosystème professionnel un tant soit peu propice. Or, plus de quatre universitaires sur cinq avouent désormais souffrir d’un « fort épuisement professionnel ». Voilà dans quels termes se pose désormais le problème: en fait d’Armée des ombres, l’Université se compose de « cramés ».
On en sait la raison. À la paupérisation, aux précarisations subjective et matérielle, à la bureaucratisation et son cortège d’absurdité et de foutaise s’ajoutent désormais des attaques quotidiennes contre l’autonomie scientifique et la liberté académique. On s’interroge dans ces conditions sur le choix de M. Macron de réquisitionner la Sorbonne pour y donner un meeting de campagne aux frais du contribuable, en piétinant par ailleurs méthodiquement les valeurs fondatrices de l’Université. À certains égards, ce choix est symbolique du rapport, instrumental et insincère, que les gouvernements entretiennent au savoir depuis au moins vingt ans. L’Université ne leur sied que comme un village Potemkine devant lequel poser de temps à autres pour donner une légitimité à des visées politiciennes étrangères à toute forme d’esprit critique. Redisons-le ici, à l’adresse des uns et des autres : les universités ne sont ni les décors d’opérations de communication, ni des lieux d’intrusion des forces de police ou des politiciens.
Dans cette fuite en avant, la dévitalisation politique et bureaucratique de l’Université n’épargne plus celles et ceux sur qui le bloc réformateur s’est longtemps appuyé. Même certains des « acteurs » et autres « gagnants » de la concentration des moyens sur fond de baisse générale sont peu à peu touchés par le doute, par le burn-out et par la perte de sens. L’exécutif est donc de plus en plus contraint de jeter le masque de la « coconstruction » et de faire ouvertement ce qu’il n’imposait jusque-là que derrière des comités Théodule. Ainsi, pour accompagner la généralisation du modèle de l’IHU de Marseille dont l’expérimentation par le Pr. Raoult semble donner toute satisfaction à l’exécutif, la communication ministérielle a choisi de désigner directement les nouveaux mandarin-bureaucrates cooptés en haut lieu, en recourant pour ce faire à une sympathique métaphore ferroviaire : l’« élevage de talents » sent trop son maquignon eugéniste et n’est plus de mise ; la rhétorique de l’« excellence » s’est épuisée et ne fait même plus rire les jeunes gens; nous en sommes désormais aux « locomotives de la recherche », manière de dire qu’il ne s’agit plus que d’être sur les rails décidés par la bureaucratie.
Une science sur rails…
Peut-on imaginer métaphore plus sinistre ?
Dans les commentaires qui ont suivi les nouvelles coupes budgétaires pour l’enseignement supérieur et la recherche, après trois années déjà de baisses programmées par la LPR, le seul point d’étonnement qui persiste est, précisément, que certains marquent leur étonnement : « incompréhensible », « la surprise » rapportent ainsi benoîtement les revues Nature et Science. C’est vrai. « Qui aurait pu le prévoir ? ». Cet « étonnement » ostensible est le seul registre qui reste aux « gagnants » et aux « acteurs » rattrapés par le mouvement destructeur dont ils avaient naïvement cru pouvoir profiter. Les dupes du « transfert vers la sphère décisionnelle » ont sacrifié la science pour l’expertise, et remplacé l’interrogation patiente par la production de livrables prédictibles cinq ans à l’avance. Confortant le rapport instrumental au savoir dans lequel la « gouvernance » néolibérale et le nouveau management public ont voulu enfermer les sciences, ils se sont cantonnés au rôle de visiteurs du soir spécialistes des conférences mondaines en zone grise. Trahis par la main qu’ils croyaient orienter, ils en restent les captifs et ne savent que s’adresser à elle, encore et malgré tout, sur le mode de la supplique et de l’amour déçu : « les scientifiques ne sont pas entendus », protestent-ils.
Mais si risibles que soient les contritions surjouées de ces résistants de la 25ème heure, leur capacité à (se) mentir reste en-deçà de celle dont font preuve les ex-pairs qui, fort d’une petite notoriété, se proposent encore d’offrir une onction scientifique aux décisions du prince. La trahison des clercs… Nous avons honte pour eux. Si ce sentiment de souillure est si puissant, c’est que l’abandon de l’usage de la raison et de l’éthique académique au profit de la veulerie partisane et courtisane, constitue une trahison de la science comme engagement collectif à dire vrai sur le monde.
L’Université comme communauté de savants est animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance que nul intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Elle suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose a priori aucune fin pratique et monnayable et qui se remet elle-même constamment en cause. Pour cette raison, l’Université a partie liée avec la démocratie. C’est ce qui justifie le chef de trahison retenu par Benda contre les « clercs » qui prêtent leur caution à des entreprises tournées contre la liberté individuelle et collective, contre le désintéressement et contre la poursuite de la vérité, que ce soit par intérêt de carrière, par confort ou par passion partisane :
« Le seul système politique que peut adopter le clerc en restant fidèle à lui-même est la démocratie parce que, avec ses valeurs souveraines de liberté individuelle, de justice et de vérité, elle n’est pas pratique. »
Cette trahison se redouble d’une seconde, plus concrète, dans un temps où l’ex-pairtise courtisane adresse ses services à un pouvoir dont la dérive autoritaire ne semble plus connaître de freins. Elle mine nos vies professionnelles — et nos vies, tout court. Pour nous tenir debout dans la tempête, pour que notre métier continue d’avoir un sens, nous ne pouvons laisser se poursuivre le pourrissement de nos institutions par l’intérieur. Nous pouvons ménager des solidarités effectives et des résistances au sein de l’Université. Pour cela, il nous faut congédier définitivement celles et ceux qui seraient demain les artisans impavides d’une tyrannie dont le moment actuel nous donne un avant-goût : bureaucrates et courtisans peuplant les « conseils scientifiques » princiers et autres « comités » Théodule. C’est la condition d’existence du rationalisme joyeux, sensible et cosmopolite et des réseaux locaux de solidarité effective que nous appelons de nos vœux pour affronter la barbarie de ce temps.
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