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Liberté académique : neutralité, loyauté et devoir de réserve (ii)

Nous nous réjouissons de chaque signe, si ténu soit-il, de vitalité de l’Université contre le rouleau compresseur de l’austérité, de la bureaucratie managériale et de l’insignifiance, en marche depuis plus de deux décennies, déjà. Ainsi, après Saclay l’an dernier, les collègues de Sorbonne Université tentent de reprendre pied face à une bureaucratie aussi autoritaire qu’incompétente, médiocre et dépourvue d’éthique. Les enjeux sont identiques : empêcher l’adoption de statuts conférant les pleins pouvoirs à la bureaucratie par un féodalisme qui dévitalise l’établissement. Hauts les cœurs !

Téléchargez la lettre d’intimidation envoyée par le ministre Baptiste à l’administrateur du Collège de France pour demander la censure du colloque: “la Palestine et l’Europe” :
https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/11/OukazeBaptiste.pdf


Le billet qui suit a été écrit avant la censure d’inspiration trumpiste d’un colloque savant au Collège de France. Nous partageons la vive émotion de la communauté scientifique face à cette violation frontale de la liberté académique.

https://carep-paris.org/annonce/communique-de-presse-le-college-de-france-cede-aux-pressions-et-annule-le-colloque-la-palestine-et-leurope/

Si vous avez raté le début…

Dans le premier volet de ce billet, nous avons défini les principes sur lesquels repose la liberté académique :

https://rogueesr.fr/liberte-academique-principes-et-enjeux-du-debat/

C’est une liberté négative en ceci qu’elle suppose une protection contre toute intrusion de pouvoir qui la menace de l’extérieur (pouvoir politique, pouvoir religieux, pouvoir économique, pouvoir administratif et bureaucratique). Mais il s’agit surtout d’une liberté positive qui suppose la possibilité effective de mener des recherches, de concevoir des enseignements et de décider collégialement des règles, des standards, des procédures et des limites. La liberté académique se conçoit ainsi comme un point d’articulation entre éthique scientifique et principe d’autonomie de l’Université.

Qui doit bénéficier de la liberté académique ?

La liberté académique est nécessaire à l’activité scientifique et universitaire, qui repose sur un questionnement endogène et vise à créer des savoirs comme un commun de la connaissance, qu’aucun intérêt particulier ne peut s’approprier. L’Université se fonde sur une interrogation illimitée qui ne prend aucune fin pratique et monnayable comme préalable et dont la méthode est la disputatio entre pairs. Cela exclut évidemment les usurpateurs publicitaires et essayistes se faisant passer pour chercheurs, les lobbies et think-tanks mais aussi, par exemple, la recherche et développement du secteur privé. Le ministère, les rectorats, l’administration des établissements et leurs bureaucraties sont extérieurs à l’Université. En conséquence, les règles électorales des conseils centraux sont en violation directe du principe de liberté académique. Il en va de même avec toute instance de contrôle ou de pilotage bureaucratique (comme le Hcéres) fondé sur des normes exogènes à l’Université (comme les Contrats d’Objectif, de Moyens et de Performances (COMP) ou les KeyLabs). 

La liberté académique n’est pas une affaire de statut, ni d’établissement de rattachement, mais de fonction : celles et ceux qui publient des travaux scientifiques — des (enseignants-)chercheurs statutaires mais aussi, par exemple, des doctorants, des post-doctorants ou des ingénieurs de recherche — doivent bénéficier de protections, de droits et de devoirs dans ce cadre ; il en va de même pour le fonctionnement des équipes pédagogiques. La liberté académique suppose la plus faible division du travail possible dans les équipes de recherche et d’enseignement. Pour autant, la transmission de gestes, de manières de faire et de discuter, de styles, de mœurs, de standards d’exigence suppose un encadrement des jeunes chercheuses et chercheurs. Si les jeunes chercheurs ne doivent pas être les exécutants d’un P.I. qui ne pratique plus la recherche, la période de formation suppose certaines limites à leur autonomie. Nous reviendrons longuement sur la question des statuts et des garde-fous, ainsi que sur les étudiantes et les étudiants, qui sont partie prenante de l’Université, et disposent de droits et d’obligations spécifiques.

« Neutralité », « pluralisme », « devoir de réserve », « loyauté »

Parmi les attaques, désormais permanentes, contre la liberté académique, les plus pernicieuses sont perpétrées au nom d’une conception délibérément dévoyée du concept. Communiqués de presse ministériels, chartes d’inspiration trumpiste imposées aux établissements par les présidences de région, chartes sans la moindre valeur juridique qu’universitaires et chercheurs sont sommés de signer, règlements intérieurs et changement de statuts violant la liberté académique et le droit. Nous entendons clarifier ici quatre concepts qui reviennent de manière répétitive dans ces attaques par décomposition du sens. Disons le tout de go: les universitaires et les chercheurs, quel que soit leur statut, ne sont ni soumis à un quelconque « devoir de réserve » ni à la moindre sorte de « neutralité » et encore moins à une supposée « loyauté » vis-à-vis de leur établissement. L’Université est sous le régime de la liberté académique, tous les devoirs liés à la fonction publique y étant subordonnés. La liberté académique est bordée par l’éthique académique d’un côté et par le droit commun de l‘autre. L’éthique académique ne saurait avoir la « neutralité » pour valeur. La disputatio n’est pas un « pluralisme » d’opinion. Il serait impensable que les faits, les preuves, les analyses critiques soient tus pour ne pas froisser des croyances ou des opinions — à plus forte raison quand ces croyances sont celles de lobbies suprémacistes, intégristes et obscurantistes. S’il existe, de fait, un pluralisme d’écoles de pensée au sein de nombre de disciplines, aucune norme académique ne stipule qu’il faille un équilibre des temps de parole de différents courants dans une même conférence. Si les tentatives périodiques de fondamentalistes du marché d’interdire les travaux des économistes critiques sont problématiques, ce n’est pas au nom d’un nécessaire « pluralisme » mais parce que ces menées obscurantistes violent la liberté académique.

Loyauté

Les universitaires (au sens large) ne sont soumis à aucun devoir de loyauté. La loyauté fait référence au principe de subordination hiérarchique dans l’exercice des fonctions. Les professeurs sont nommés par le président de la République ; les maîtres de conférences sont nommés par le ministre. Aucun président d’université, aucun recteur, aucun directeur de laboratoire, aucun directeur d’UFR, aucun responsable administratif n’est le supérieur hiérarchique d’un universitaire. Les universitaires et les chercheurs doivent rester étrangers à toute prétendue loyauté envers l’établissement ou envers la bureaucratie, et plus encore envers une « marque » universitaire. En revanche, ils sont soumis à l’éthique académique. En ce sens, ils doivent faire preuve de loyauté au sens où ils doivent faire preuve d’honneur, de probité, d’intégrité et de déontologie, et respecter les normes et les valeurs du travail savant. Seuls les pairs en sont garants.

Neutralité institutionnelle

Le « principe de neutralité », « principe fondamental du service public » selon le Conseil constitutionnel, s’applique à l’« administration » et aux « autorités responsables » des établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Les usagers, pour leur part, « disposent de la liberté d’information et d’expression à l’égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif. » Seules la bureaucratie et l’administration de l’enseignement supérieur et la recherche sont donc soumis au principe de neutralité, compris comme l’absence d’expression d’opinions politiques ou religieuses et, a fortiori, d’attache politicienne. L’usage des listes professionnelles par des présidents d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche pour appeler à voter pour tel ou tel candidat à la présidence de la République contrevient ainsi au principe de neutralité. L’Udice et France Universités, les deux associations de défense des intérêts de la bureaucratie, contreviennent en permanence au principe de neutralité puisqu’elles défendent des options politiques — comme la volonté d’en finir avec le statut de fonctionnaire dans l’ESR ou d’augmenter les frais d’inscriptions. Le principe de neutralité ne désigne en aucun cas le silence sur les implications politiques et sociales des faits établis dans le cadre d’une recherche scientifiquement adéquate, ni le principe de musèlement de la production savante lorsqu’elle contrevient à des opinions exprimées par des groupes de pression. Le principe millénaire des franchises universitaires est une conséquence de ce principe de mise à l’abri de l’espace de délibération, de critique et de réflexion interne à l’Université. Les deux franchises principales sont la suspension du pouvoir de police et l’existence d’un pouvoir juridictionnel de l’Université, avec ses juridictions et son dispositif de sanctions disciplinaires. Parce que la disputatio entre pairs et l’éthique académique doivent, seuls, régir l’activité académique, les forces de l’ordre ont interdiction d’intervenir dans l’enceinte des campus universitaires — les exceptions sont les flagrants délits, les catastrophes et les interventions sur réquisition du Parquet. Au cours de la dernière décennie, les violations des franchises universitaires se sont multipliées, les présidences cédant aux pressions ministérielles et acceptant sans nécessité les interventions policières dans les établissements sur pression des préfets ou du ministère. Les parlementaires de la droite illibérale tentent régulièrement de mettre fin aux franchises universitaires, qui ont pourtant survécu même à l’Inquisition, en créant un délit d’intrusion dans les campus universitaires.

Devoir de réserve

Le devoir de réserve est une notion issue de la jurisprudence et non des textes de loi. Le devoir de réserve est la conséquence de la neutralité institutionnelle pour les personnels de la fonction publique, qui se doivent d’observer une retenue (réserve) dans l’expression de leurs opinions, faute de quoi ils s’exposent à une sanction disciplinaire (et non pénale). Les décisions du conseil constitutionnel de 1984 et 2010 rappellent qu’universitaires et chercheurs ne sont pas soumis au devoir de réserve, puisqu’ils sont sous le régime de la liberté académique. Ils ont un devoir éthique de dire le vrai sur le monde. En revanche, même dans le cadre de prises de paroles dans les médias, les présidences d’établissements de l’ESR ne peuvent faire mention de leurs opinions politiques ou religieuses, même s’ils sont issus du corps professoral : dès lors qu’ils n’exercent plus les fonctions de professeurs et même s’ils en gardent le titre, les fonctions administratives leur imposent la plus grande retenue.

Neutralité axiologique

Le concept de « neutralité axiologique » est périodiquement brandi dans des tribunes néo-maccarthystes de la presse illibérale pour disqualifier la participation des universitaires aux débats politiques et sociaux. L’usage confusionniste du concept date d’un temps où des universitaires conservateurs ont voulu faire de Max Weber un anti-Marx et ont interprété le concept de « neutralité axiologique » comme une incompatibilité de l’activité scientifique avec tout positionnement politique. La neutralité axiologique signifie l’indépendance réciproque entre la quête de vérité et les valeurs éthiques et politiques, tant dans la production que dans la réception des connaissances scientifiques. Autrement dit, ce que je crois devoir être ou ce que je crois être bon ne doit avoir aucune incidence opératoire dans l’établissement des faits, des théories, des modèles, des hypothèses causales. Les questions disputées doivent être tranchées — si cela se peut, et quand cela est possible — sur la seule base de l’appareil de preuves disponible, et selon des normes de corroboration et de véridiction propres aux disciplines. L’activité scientifique n’exige aucune neutralité — au sens d’indifférence — dans le choix et la construction des sujets, en particulier dans un monde comme le nôtre où temps, finances et cognition sont des ressources finies. Les valeurs sont ici inévitables et mêmes bienvenues pour décider collégialement donc délibérativement de l’allocation de ces ressources. A qui voudrait consacrer l’intégralité de la recherche scientifique au dénombrement des poux, nous pouvons raisonnablement rétorquer que ce n’est pas une bonne conception de la science, et qu’il y a bien mieux à faire.

Si la circonscription exacte du domaine de l’habitus de recherche, de la pratique scientifique et de la structuration des collectifs savants concernés par la neutralité axiologique est elle-même objet de disputatio, reste qu’on peut affirmer qu’il existe des zones de neutralité, et qu’elles ne sauraient recouvrir tout ce qu’on entend par science. Le principe de disputatio et la reconnaissance par les pairs constituent donc le critère par lequel la quête collective de vérité par le monde académique se distingue spécifiquement. Dès lors que la liberté académique est définie comme liberté positive liée à un engagement collectif visant à la « recherche désintéressée de la vérité », la responsabilité des universitaires devant la société apparaît comme une partie intégrante de cette liberté. Subséquemment, le concept de neutralité axiologique affirme le devoir pour les scientifiques d’élucider le sens et la portée des convictions et des prises de position des acteurs sociaux mais aussi bien les présupposés axiologiques (normatifs) qui structurent implicitement le contenu de certains concepts au cœur de l’action sociale.

La notion de Wertfreiheit i.e. de neutralité axiologique, étant souvent dévoyée, et exigeant prudence et précaution pour prévenir ses usages fautifs, peut-être serait-il préférable de la réserver à de telles discussions académiques et de l’éviter dans les textes prescriptifs.

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Liberté académique : principes et enjeux du débat

Longtemps ignorée en France [1], la liberté académique est devenue un passage obligé de tous les discours politiciens et bureaucratiques. Derrière l’hommage du vice à la vertu, nous nous permettons de voir une nouvelle opération de dévoiement des notions qui définissent l’Université, à l’image du sort fait au concept d’autonomie suite au rapport de MM. Aghion et Cohen [2]. Au vu de cette nouvelle opération de triangulation politique par les démolisseurs de l’Université et de la recherche, nous éprouvons donc le besoin de revenir à ce sujet auquel nous avions consacré trois longs textes analytiques il y a quelques années :

https://rogueesr.fr/liberte-academique/

Notre retour vers le principe de liberté académique sera suivi de fiches pratiques visant à fournir des clés pour comprendre, revendiquer et faire vivre la liberté académique. Ce manuel d’autodéfense servira de base à la publication de propositions programmatiques concrètes sur le sujet.

Pourquoi ce soudain intérêt pour la liberté académique ?

Les études sur la liberté académique sont longtemps restées confidentielles, du fait du lourd héritage napoléonien, qui a tenu l’Université française éloignée du modèle humboldtien auquel ce concept se rattache [3]. De fait, l’akademische Freiheit devenue academic freedom en anglais dépasse largement le cadre des franchises universitaires, associées, en France, à la cessatio de 1229 et 1231. L’histoire du concept est tortueuse et transnationale, et son étude devient rapidement un exercice très technique.

Cette relative indifférence de la communauté académique française envers l’histoire et la nature de sa propre liberté a pris fin en 2020, sous l’effet de deux évènements qui ont frappé aussi bien les sciences de la nature que les sciences humaines. D’abord, les premiers mois de 2020 donnèrent lieu à une surexposition de bateleurs médiatiques transformant le Covid en simple « épidémie de peur », faisant des politiques de prévention une marque d’irrationalité, ou promouvant des remèdes miraculeux comme l’hydroxychloroquine. M. Macron emboîta tranquillement le pas à MM. Trump, Musk et Bolsonaro [4] et entendit « rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » La communauté scientifique paya doublement le prix des pseudo-débats scientifiques médiatiques, construits à la manière des talk-shows contradictoires : 5 minutes pour le vrai, 5 minutes pour le faux, et dieu reconnaîtra les siens. D’abord, la littérature scientifique ne fut pas prise en compte pour construire une politique de prévention sanitaire efficace, contribuant à ce qu’on compte cinq fois plus de morts surnuméraires et de Covid longs dans le pays de Pasteur qu’au Japon. Ensuite, les violations les plus notoires de la déontologie scientifique furent utilisées comme prétexte pour tenter de museler l’expression publique des universitaires et des chercheurs. Aussi, penser de concert liberté académique et éthique scientifique devint une nécessité.

Peu après, en juin 2020, alors que la jeunesse états-unienne se mobilise contre l’extrême-droite de M. Trump, les violences policières et le racisme, dans le sillage du meurtre de George Floyd, M. Macron critique les manifestations et y voit la main… des universitaires : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. […] Cela revient à casser la République en deux. ». S’ensuivit une longue séquence d’importation des chimères de l’extrême-droite MAGA sur l’Université, impulsée par M. Blanquer et Mme Vidal, culminant en janvier 2022 avec un faux colloque en Sorbonne. À la même période, la doctrine du second mandat de M. Trump contre les sciences et l’Université prend sa place dans l’appareil de propagande, marquée par les keynotes de M. Thiel (« Nationalism breaks the dogma machine ») et M. Vance (« Universities are the enemy ») à la conférence National Conservatism de 2021.

L’acablanchiment bureaucratique

Ces cinq dernières années ont été mises à profit par les universitaires et les chercheurs pour s’approprier le concept de liberté académique, et le confronter à la situation française. C’est avec quatre ans de retard et surtout, après avoir appuyé deux décennies de régressions, que la bureaucratie de l’Université et de la recherche tente de reprendre le contrôle du concept et de le plier à ses intérêts. Il est symptomatique que France Universités ait confié cette mission à un comité issu de l’Institut d’Études Politiques de Paris, une institution fondée par des nostalgiques de la monarchie, hostile à la démocratie, déjà vilipendée pour son conformisme et son endogamie par Marc Bloch, restée consanguine de l’appareil d’État le plus inculte scientifiquement, et qui fut dans les années 2000 le laboratoire de toutes les réformes qui ont déclassé l’Université française. 

Sans doute cette opération d’acablanchiment (qu’on nous pardonne ce néologisme permettant d’éviter freedom washing) a-t-elle le mérite de susciter l’intérêt médiatique pour la liberté académique. Toutefois, nous devons nous prémunir contre les distorsions, occultations et effacements délibérément mis en œuvre pour la priver de sa portée et de son sens. De même que l’autonomie de l’Université n’est pas la toute-puissance illusoire de baronnets locaux, la liberté académique n’est pas une liberté individuelle, la liberté d’expression des universitaires n’est pas la liberté de dire n’importe quoi n’importe où, et la liberté de la recherche est irréductible à la « liberté de savoir » promue par les fossoyeurs de l’information scientifique indépendante. C’est précisément cette politique de confusion délibérée que nous voulons examiner ici.

De l’affrontement autour de la définition de la liberté académique

L’enjeu des mouvements opérés par la bureaucratie de l’Université et de la recherche n’est pas seulement de revendiquer le monopole du discours public sur ce sujet. Il consiste dans la définition même de la liberté académique, qui fait l’objet d’un affrontement dont l’enjeu est crucial. 

La liberté académique n’est autre que la condition de possibilité du métier d’universitaire, entendu au sens le plus large et incluant donc aussi bien la recherche scientifique que l’enseignement universitaire. La liberté académique est une liberté collective, de nature professionnelle, qui est accordée aux personnes que sont les universitaires, exclusivement en raison de leur appartenance à l’Université en tant que communauté. La liberté académique est intrinsèquement liée aux missions de l’Université : la production, la critique, la conservation et la transmission des savoirs s’inscrivent dans un cadre régulé par des procédures contradictoires (la disputatio). Mais ces activités ne sont possibles qu’à la condition que les universitaires puissent chercher le vrai et dissiper le faux, sans aucune sujétion aux pouvoirs politiques, religieux et économiques.

Cette définition permet de repérer une première opération de substitution conceptuelle de la part de la bureaucratie managériale : dissoudre la liberté académique dans une supposée « liberté de savoir », concept aussi flou que dangereux. À la différence de la liberté académique, la liberté de savoir permet par exemple de promouvoir le remplacement du journalisme scientifique par un Science media center en partenariat public-privé, et de faire passer des opinions et des éléments de communication orientés pour des vérités objectivables.

La liberté académique comme liberté positive

Si la liberté académique est bien un pilier de la démocratie, elle suppose de délimiter un intérieur et un extérieur de l’Université. De là, apparaît l’idée, développée par Isaiah Berlin dans les années 1950, de distinguer un sens négatif et un sens positif du concept de « liberté ». Ainsi, la liberté académique peut se concevoir comme une protection de l’Université contre toute intrusion de pouvoir — politique, religieux ou économique — qui la menace de l’extérieur ; cette liberté, dite négative, est l’absence d’obstacles, de barrières, de contraintes à l’exercice du métier d’universitaire. Mais il existe une seconde composante de la liberté académique, dite positive, qui repose sur l’idée que le libre exercice d’une activité sociale est également porteur d’une finalité collective. Chez un penseur comme Kant, la liberté académique est une liberté positive car son exercice est un prérequis à l’instauration d’un espace public démocratique, au progrès vers une société cosmopolitique, et plus généralement au plein développement culturel du genre humain. 

La communauté académique est traversée d’importants débats sur les finalités de la liberté académique positive, même si le problème est rarement posé dans ces termes. Il n’en demeure pas moins que la majeure partie des universitaires souscrivent à l’idée que la poursuite désintéressée de la vérité remplit une fonction sociale d’intérêt général. Par cette idée, la liberté académique entendue comme liberté positive se voit conditionnée à la possibilité effective de poursuivre les missions afférentes à l’exercice du métier d’universitaire. Ce n’est ni la propriété d’un lieu, ni celle d’un établissement, ni celle d’une marque : la liberté académique s’organise autour d’un ensemble de normes éthiques et intellectuelles, de procédures et de pratiques spécifiques à l’Université ; au premier rang de ces pratiques, on retrouve la poursuite de la vérité et l’exigence de probation, par l’argumentation empirique et par la disputatio.

Liberté académique et bureaucratie

La liberté académique, en tant que liberté positive, est la condition de réalisation du principe d’autonomie et repose ainsi sur la capacité d’auto-institution du monde académique i.e. de l’Université, qui se dote de ses propres règles, de ses propres normes, de ses propres standards, de ses propres procédures. Elle suppose la collégialité, comme principe d’auto-gouvernement, d’auto-organisation et d’auto-limitation collective. La liberté académique suppose donc l’existence d’un espace de délibération, de critique et de réflexion interne à l’Université.

Les réformes de ces deux dernières décennies ont, de ce point de vue, piétiné la liberté académique : les universitaires et les chercheurs n’ont plus, ni moyens effectifs de faire leur métier, ni droit de regard sur les décisions les concernant. Cette séparation entre décideurs qui n’exercent pas (ou plus) le métier d’universitaire et universitaires devenus exécutants porte un nom : bureaucratie. La bureaucratie est littéralement antagoniste à la liberté académique. Les directions des établissements d’enseignement supérieur et de recherche ne sont en aucun cas les supérieurs hiérarchiques des universitaires et des chercheurs. Elles appartiennent à la sphère administrative et sont tenues à ce titre, contrairement aux universitaires, à un principe de neutralité, de fait piétiné par des associations comme France Universités ou l’Udice. Les agences de financement et autres appels à projets d’excellence remplissent un rôle majeur dans cette destruction de la liberté académique positive, comme l’ont bien vu MM. Musk et Trump avec leur Compact for Academic Excellence in Higher Education.

La bureaucratie est extérieure à l’Université et elle nie la liberté de celle-ci. On comprend dès lors son intérêt à prétendre définir la liberté académique ou à fétichiser l’inscription de la liberté académique dans la constitution : éliminer du débat public la liberté positive et les principes de collégialité et d’autonomie. Nombre d’adversaires de la liberté académique comme liberté positive ont choisi un pluriel (« les libertés académiques ») qui l’enferme dans une série de droits énumérés définis juridiquement : liberté de recherche, liberté d’enseignement, liberté de publication, liberté d’expression et franchises académiques. Le singulier (la liberté académique) désigne un concept positif irréductible à cette succession de micro-libertés morcelées. La liberté académique au singulier s’ancre dans la praxis académique, et, comme liberté positive, elle relie le principe d’autonomie et celui de responsabilité devant l’intérêt général humain.

Réaffirmer les missions de l’Université

Par conséquent, la question régulièrement posée dans notre courrier, « Qu’est-ce que j’ai le droit de dire ou de faire ? » dans telle ou telle situation, au sein de tel ou tel organisme n’appelle ni une réponse juridique, bien que la liberté académique soit évidemment bornée par le droit commun, ni des chartes individuelles, ni des règlements intérieurs sans valeur juridique, mais appellent des réponses issues du travail réflexif de la communauté académique, en particulier sur l’éthique académique.

Ce qui est en jeu, ce sont les missions mêmes de l’Université. La majuscule est ici utilisée pour désigner le concept, et non les établissements du même nom et a fortiori ce que la bureaucratie entend en faire : des « marques » en concurrence. L’Université — avec la majuscule — s’inscrit dans une vision humboldtienne, démocratique, humaniste, rationaliste et sensible, contre la vision d’un enseignement supérieur et d’un système de recherche assujettis à des finalités économiques ou idéologiques. L’Université a pour mission de créer, transmettre, critiquer et conserver les savoirs et repose sur un double principe de responsabilité et d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs économique, politique, religieux et administratif. L’Université est une composante de l’École comme lieu d’une culture et d’un savoir communs.

[1] La défense de la liberté académique doit beaucoup au travail explicatif d’Olivier Beaud lors du premier train de mesures de « mise au pas des universitaires ». On pourra mesurer le chemin parcouru en lisant ce texte de 2009 :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2021/02/Beaud2009.pdf

[2] Les transparents de M. Aghion pour légitimer la politique de paupérisation, de précarisation et de mise au pas bureaucratique de l’Université constituent, 15 ans après, un matériau historique de premier choix pour comprendre d’où vient le décrochage économique, scientifique et technique de la France. Distorsions idéologiques, absence de rigueur, remplacement des mots par leurs antonymes, « données » dépourvues de scientificité, corrélations inexistantes : ces transparents présentés à Mme Pécresse constituent un exemple caractéristique de l’usage de pseudo-science au service d’une entreprise idéologique de destruction de l’Université.

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/11/SlidesAghion.pdf

[3] Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités XIIe – XXIe siècle. 2012, PUF.

Christophe Charle, Jalons pour une histoire transnationale des universités, 2013 :

https://journals.openedition.org/chrhc/3147

Le modèle humboldtien d’Université fait référence au projet porté par Guillaume de Humboldt à l’occasion de la fondation de l’université de Berlin en 1810. Il s’inscrit en rupture avec le modèle napoléonien, centralisé et fondé sur des écoles spécialisées, pour promouvoir une Université où la connaissance se construit de manière autonome et critique. Humboldt tente une synthèse dans laquelle l’Université médiévale régie par le principe de disputatio serait revivifiée par l’apport critique des Lumières. Dans l’Université humboldtienne, l’étudiant n’est pas un simple récepteur passif, mais un acteur engagé dans une quête de savoir, guidé par des professeurs qui sont eux-mêmes des chercheurs. L’idéal humboldtien, fondé sur la liberté d’enseigner (Lehrfreiheit) et la liberté d’apprendre (Lernfreiheit), valorise la formation intellectuelle et morale de l’individu, en privilégiant une approche interdisciplinaire et une exploration libre des sciences, des lettres et des arts. L’Université devient ainsi un espace de dialogue, où la transmission des savoirs s’articule avec leur production, et où la curiosité intellectuelle prime sur les impératifs pratiques, économiques ou professionnels. Le modèle humboldtien fonctionne aujourd’hui comme un idéal régulateur, bien plus que comme une référence à l’université prussienne ayant réellement existé, largement mythifiée.

[4] « Maybe worth considering chloroquine for C19. »

Tweet d’Elon Musk du 16 mars 2020

« I get a lot of tremendously positive news on the hydroxy and I say “hey…”. You know the expression I used, John? “What do you have to loose, okay, what do you have to loose? »

Conférence de Donald Trump du 19 mars 2020 

« HYDROXYCHLOROQUINE & AZITHROMYCIN, taken together, have a real chance to be one of the biggest game changers in the history of medicine. »

Tweet de Donald Trump du 21 mars 2020

« L‘utilisation de la chloroquine s’avère de plus en plus efficace. Deux médecins brésiliens renommés ont refusé de divulguer ce qui les a guéris du COVID-19. […] Que Dieu éclaire ces deux professionnels afin qu’ils révèlent au monde qu’il existe une médecine prometteuse au Brésil. »

Tweet de Jair Bolsonaro du 8 avril 2020

« Une visite ne légitime pas un protocole scientifique, elle acte et marque l’intérêt du chef de l’État pour des essais thérapeutiques, qu’ils soient prometteurs ou pas. »

Communiqué de l’Élysée suite à la visite d’Emmanuel Macron à l’IHU de Marseille, le jeudi 9 avril 2020

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Le CAS(se) du siècle


« Non compensation de mesures obligatoires : Guerini, CAS Pension, PSC […] Je voudrais un peu minorer le sujet ; […] je veux dire : c’est pas Zola non plus, quoi. Excusez-moi : j’essaye de relativiser un tout petit peu la situation budgétaire des établissements. »

« Horizon Europe. […] Moi, comme mes prédécesseurs, avons harcelé les universités et les organismes en leur disant : “Bandes de nuls ! Déposez plus !” […] Les universités sont à la ramasse sur le sujet et c’est pas bien. Je veux dire : je suis désolé de dire ça comme ça, de dire ça aussi brutalement, mais honnêtement, il faut qu’ils se mobilisent sur cette question… »

Philippe Baptiste, ministre. Audition au Sénat du 29 octobre 2025 concernant le budget


Comme chaque année, nous avons analysé l’évolution des budgets de la recherche et de l’Université à partir des documents budgétaires, résumée par le graphique suivant :

Budget total de l’Université et de la recherche (programmes 150, 172 et 193) décomposé en trois parties : la subvention pour charge de service public de l’Université publique (triangles orange), la subvention pour charge de service public de la recherche publique (écart entre triangles jaunes et carrés bleus) et la part de budget transférée au privé ou à des institutions publiques (écart entre carrés bleus et rond rouges). La subvention pour charge de service public de l’Université (triangles orange) comprend la contribution employeur du CAS pension, dont le taux a crû de 74,6% à 82,6% entre 2024 et 2026. Pour rendre compte du budget mobilisé pour l’Université et la recherche, les triangles verts montrent le budget obtenu en ramenant le taux de contribution employeur du CAS Pensions à 41,1%, selon la convention choisie par la Cour des Comptes.
(A) Représentation sans compensation de l’inflation, en euros courants.
(B) Représentation en euros de 2025, avec compensation de l’inflation (INSEE et projections macroéconomiques de la Banque de France).
(C) Budget de l’Université (programme 150) rapporté au nombre d’étudiants à l’Université, avec compensation de l’inflation).

L’analyse budgétaire nécessite de calculer au plus juste le budget réel affecté aux établissements d’enseignement supérieur et de recherche pour effectuer leurs missions de service public. Cela suppose de prendre garde à trois artefacts qui polluent les données budgétaires brutes :

  • la (large) part de budget public qui finance le secteur privé,
  • la part du budget fictivement affecté à l’Université et la recherche mais qui finance tout autre chose, l’archétype étant le budget d’équilibrage du CAS Pension,
  • l’inflation.

L’absence de financement de mesures obligatoires comme le régime de protection sociale complémentaire (0,3 % du budget) conduit à une nouvelle baisse effective du budget des universités, à hauteur de 250 millions €.

Le jeu de bonneteau du CAS pension

Qu’est-ce que le CAS pension ? Il s’agit du Compte d’Affectation Spécial où sont versées les pensions de retraites des ex-fonctionnaires. Il comprend à la fois l’homologue des cotisations des employeurs du secteur privé, mais aussi le financement de dispositifs de solidarité ainsi qu’une subvention permettant au solde cumulé du CAS pension de ne jamais être déficitaire. Cette convention comptable est neutre pour le solde public puisqu’il s’agit de versements internes à l’État. Mais elle augmente artificiellement le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche (et de l’École dans son ensemble) alors qu’il s’agit de financer l’ensemble des pensions des retraités de la fonction publique civile et militaire, y compris ceux des services publics privatisés (Orange, PTT, etc) ou transférés aux collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation. Non seulement le budget affecté aux missions de l’Université et de la recherche publique est surévalué, mais deux années de suite, le taux de contribution employeur du CAS pension a été artificiellement augmenté de 4 points, passant de 74,6% en 2024 à 82,6% en 2026, contre 16,46% pour le secteur privé. En clair, l’artifice comptable permet à Bercy de baisser les budgets réels et d’inciter la bureaucratie de l’Université et de la recherche à l’embauche de contractuels plutôt que de fonctionnaires.

Le tour de passe-passe du CAS pension n’a rien de nouveau : comme nous l’avons longuement expliqué à l’époque, il était au cœur de la Loi de Programmation de la Recherche (LPR) dont l’objet était la baisse des budgets et surtout la dérégulation des statuts pour priver universitaires et chercheurs de leur protections statutaires. Pour effectuer des comparaisons entre pays, ou d’une année sur l’autre, il faut soustraire l’effet des augmentations de la subvention d’équilibre au CAS pension (triangles verts). Les courbes sont éloquentes : si le budget apparent est stagnant, le budget réel, déjaugé de l’inflation et du CAS pension chute rapidement depuis l’adoption de la Loi de Programmation de la Recherche. Alors que l’inflation liée à l’augmentation du prix de l’énergie après ouverture à la concurrence a été jugulée, la baisse du budget par étudiant entamée depuis 15 ans se poursuit.

 

« Steve said, ‘Have you ever noticed that when they need us, they talk about duty, but when we need them, they talk about budgets ?’

‘What are we supposed to do about it?’

‘Fight,’ Steve said.

Danny shook his head. ‘Whole world’s fighting right now. France, fucking Belgium, how many dead ? No one even has a number. You see progress there?’ »

Dennis Lehane, The given day

Quels objectifs politiques les choix budgétaires traduisent-ils ?

Le projet de loi de finances (PLF 2026) concocté par la nouvelle alliance majoritaire poursuit sans surprise la politique menée précédemment. En période de stagnation économique, la priorité est accordée à préserver les dividendes par plus de 200 milliards d’euros d’aides directes aux entreprises. Concernant la recherche, les 8 milliards d’euros de Crédit d’Impôt Recherche, dont les services d’évaluation de l’État certifient qu’ils ne servent à développer l’innovation qu’à la marge, seront sanctuarisés. La réforme du système de financement de l’apprentissage conduit à une baisse de 31% de l’aide financière aux employeurs d’apprentis (3,4 milliards d’euros en 2025 contre 2,3 milliards d’euros au PLF 2026). La prime à l’embauche d’alternants instaurée en 2020, d’un montant de 6 000 € euros, est conservée. Elle profite essentiellement au développement d’un secteur privé lucratif de très mauvaise qualité, au coût exorbitant. Un apprenti coûte ainsi 26 000 d’euros d’argent public, largement captés par le secteur privé, contre 5 500 € en moyenne pour un étudiant de l’Université. Il importe d’avoir les grandes masses budgétaires en tête : la subvention pour charges de service public de l’Université et de la recherche s’élève à 21 milliards d’euros, le crédit d’impôts recherche à 8 milliards d’euros et l’alternance à 25 milliards d’euros. Si le secteur public reçoit une part du budget dévolu au soutien de l’alternance, l’intégralité de la montée en charge du dispositif a été captée par le secteur privé.

Concernant l’enseignement supérieur et la recherche publique, les choix budgétaires traduisent deux objectifs politiques à temps court : (i) l’augmentation des frais d’inscription et (ii) la mise en extinction du statut de fonctionnaire pour les universitaires et les chercheurs. Il faut y ajouter la mise en œuvre à bas bruit et sans débat public de (iii) la mise en liquidation des organismes nationaux de recherche. Derrière ces trois objectifs, il s’agit de préparer (iv) la privatisation des secteurs rentables de l’Université. C’est l’objet du projet de loi Baptiste, qui a été présenté le 30 juillet en conseil des ministres. Le calendrier initial prévoyait un examen du projet de loi le 27 octobre par la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport du Sénat.

Ces objectifs n’ont rien de nouveau : ils figurent dans le rapport Aghion-Cohen de 2004 qui se déroule depuis de manière imperturbable, par delà les alternances politiques. Dogmatique, dénué de tout fondement rationnel, ce rapport ambitionnait de transformer le système français issu de la Résistance pour le rapprocher des systèmes états-uniens et britanniques… qui s’effondrent aujourd’hui. Les faits sont cruels : les 21 ans, déjà, de réformes inspirées de ce rapport ont produit le décrochage scientifique et technique du pays. En 2000, l’Union européenne faisait presque jeu égal avec les États-Unis. Vingt-cinq ans plus tard, elle est devenue une colonie technologique, incapable d’innovation, et son retard dans tous les domaines économiques la frappe de vassalation. Cet effondrement scientifique, technique, industriel et économique, désastreux alors qu’il y a urgence à préparer la société à affronter le choc climatique et l’effondrement du vivant, a une cause centrale : le renoncement politique à toute ambition, à toute originalité, et la soumission intégrale au dogme d’un marché étendu à l’ensemble des activités humaines.

Tenir tête

Lorsqu’Aghion et Cohen ont théorisé la nécessité de réformer de manière « incrémentale » par étapes insensibles et difficilement lisibles, ils voulaient neutraliser par avance tout mouvement social porté par la jeunesse, prévenir des fiascos analogues à celui du projet de loi Devaquet. C’est aussi pourquoi le récent  mouvement #BloquonsTout, constitué presque exclusivement de jeunes, a suscité tant de contre-feux, jusqu’à provoquer par anticipation la chute du gouvernement Bayrou. Nous sommes parvenus à l’avant-dernière étape du programme de transformation d’Aghion et Cohen : l’autonomie financière, c’est-à-dire  l’augmentation des frais d’inscription. Les deux associations de défense de la bureaucratie universitaire, l’Udice et France Universités, y sont évidemment favorables. Loin d’être isolés, les mouvements de la « GenZ » font irruption un peu partout, de la Corée du Sud au Maroc, en passant par la Serbie ou Madagascar, pour porter l’idéal démocratique. La dérégulation des frais d’inscription constitue le déclencheur possible d’un mouvement de la jeunesse, imprédictible par nature. Notre devoir d’universitaires serait alors de nous porter à ses côtés pour tenter ensemble d’élargir l’horizon.

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Politique des Sciences 2025-2026

Le prochain séminaire de Politique des Sciences (PdS) aura lieu le mercredi 12 novembre de 17h00 à 20h30 à l’EHESS, 54 boulevard Raspail, 75014 Paris, en salle BS1_05/BS1_28 (niveau -1, au premier sous-sol).

  • Mark Bray, historien, professeur à Rutgers University  contraint à l’exil en Europe, spécialiste de l’histoire de l’anti-fascisme,et invité par le Clemens Heller Institute.
  • Mathilde Larrère, historienne, maîtresse de conférences Université Gustave-Eiffel. Autour de l’ouvrage « Le Puy du faux ».
  • Thomas Lemahieu, journaliste à L’Humanité, auteur des enquêtes portant sur Pierre-Edouard Stérin. Retour sur les « Murmures de la Cité », le mini « Puy du Fou » organisé dans l’Allier.
  • Michèle Riot-Sarcey et Natacha Coquery, historiennes, Retour sur le procès en diffamation fait au Comité de Vigilance sur les Usages de l’Histoire sur l’usage du terme « révisionnisme ».

L’offensive réactionnaire actuelle n’est pas sans effet sur les usages publics de l’histoire et la communauté historienne. D’une part, l’histoire est plus que jamais l’objet d’usages publics éloignés de ce que le consensus professionnel admet comme la vérité historique et on ne compte plus les ouvrages censés vulgariser l’histoire des croisades, les parcs à thèmes revisitant l’histoire de la révolution française ou de la “nation”. D’autre part, les historien.nes tentant d’intervenir dans la Cité pour y apporter un minimum d’éclairage utile au débat public sont de plus en plus harcelés sur les réseaux sociaux voire traînés en justice. Pour cette deuxième séance de l’année, le séminaire Politique des sciences reviendra en compagnie de plusieurs témoins sur plusieurs affaires récentes qui ont touché à cette capture du récit historique par l’extrême-droite et le mouvement ultra-conservateur.

 

Le séminaire « Politique des sciences » propose, depuis une quinzaine d’années, un lieu de réflexion sur les réformes universitaires en cours et sur les menaces qui pèsent sur l’autonomie savante. Devenu itinérant en 2022, il est devenu un espace incontournable pour de nombreux collègues tant en sciences sociales qu’en sciences de la nature pour prendre du recul sur leur métier. Le séminaire revient à compter de la rentrée à l’EHESS.

Celui-ci se déploiera en 2025-2026 sous la forme de huit séances ouvertes à l’ensemble des membres de la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il s’agira d’alterner des interventions analytiques – fondées sur des enquêtes en cours portant sur les politiques de l’enseignement supérieur en France et ailleurs – et des prises de parole réflexives de la part de chercheurs témoignant de leurs conditions de recherche. Le détour par l’espace nord-américain, notamment les recompositions autoritaires observables depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, constituera l’un des points d’appui pour penser les glissements affectant également l’Europe, et singulièrement la France, où le climat institutionnel actuel ne cesse de susciter des interrogations croissantes quant à la possibilité même du maintien de certaines libertés académiques.

Séance 1 – Mercredi 15 octobre
L’économie entre science et débat public

La taxe Zucman est-elle le fait d’un économiste “d’extrême-gauche” comme le clame Bernard Arnault au Sunday Times ? L’économie n’est-elle qu’affaire d’idéologie et de choix de société ? Peut-on faire valoir les impératifs scientifiques d’une science de l’économie auprès du gouvernement sans endosser la figure de l’expert au service des politiques publiques du moment ? Les choix en matière économique ne sont pas sans effets sur l’état de la distribution des richesses dans notre société. Il s’en suit logiquement que pour les économistes intervenir dans l’espace public pour y rappeler quelques faits et corrélations revient nécessairement à s’exposer à l’accusation d’être partial. 

Cela est vrai pour les politiques en direction des entreprises comme des politiques de santé ou  d’éducation. Les choix budgétaires affectent l’ensemble de l’état des services publics et de-là déterminent l’accès à des ressources pour l’ensemble des citoyens. Ils déterminent aussi en dernière instance l’état de la science en délimitant le volume des financements récurrents affectés aux universités, aux laboratoires, aux instituts de recherche et aux formations.

• Michael Zemmour, économiste, professeur à l’Université de Lyon 2, chercheur au laboratoire Triangle et chercheur associé à Sciences Po.
La Science économique face au budget (et au politique)

• Isabelle This Saint-Jean, économiste, professeure à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au CEPN.
Le budget de l’Université et de la recherche (encore un « effort »)

Séance 2 – Mercredi 12 novembre
La capture du récit historique par l’extrême droite 

Le Séminaire Politique des Sciences (PdS) aura lieu le mercredi 12 novembre de 17h00 à 20h30 à l’EHESS, 54 boulevard Raspail, 75014 Paris, en salle BS1_05/BS1_28 (niveau -1, au premier sous-sol).

L’offensive réactionnaire actuelle n’est pas sans effet sur les usages publics de l’histoire et la communauté historienne. D’une part, l’histoire est plus que jamais l’objet d’usages publics éloignés de ce que le consensus professionnel admet comme la vérité historique et on ne compte plus les ouvrages censés vulgariser l’histoire des croisades, les parcs à thèmes revisitant l’histoire de la révolution française ou de la “nation”. D’autre part, les historien.nes tentant d’intervenir dans la Cité pour y apporter un minimum d’éclairage utile au débat public sont de plus en plus harcelés sur les réseaux sociaux voire traînés en justice. Pour cette deuxième séance de l’année, le séminaire Politique des sciences reviendra en compagnie de plusieurs témoins sur plusieurs affaires récentes qui ont touché à cette capture du récit historique par l’extrême-droite et le mouvement ultra-conservateur.

  • Mark Bray, historien, professeur à Rutgers University  contraint à l’exil en Europe, spécialiste de l’histoire de l’anti-fascisme,et invité par le Clemens Heller Institute.
  • Mathilde Larrère, historienne, maîtresse de conférences Université Gustave-Eiffel. Autour de l’ouvrage « Le Puy du faux ».
  • Thomas Lemahieu, journaliste à L’Humanité, auteur des enquêtes portant sur Pierre-Edouard Stérin. Retour sur les « Murmures de la Cité », le mini « Puy du Fou » organisé dans l’Allier.
  • Michèle Riot-Sarcey et Natacha Coquery, historiennes, Retour sur le procès en diffamation fait au Comité de Vigilance sur les Usages de l’Histoire sur l’usage du terme « révisionnisme ».

Séance 3 – Mercredi 3 décembre  : Ce que l’Intelligence Artificielle fait à l’Université et à la recherche

On entend parler quotidiennement de l’IA (prononcer “YA”) tant du côté des effets que ces nouvelles technologies pourraient avoir sur l’enseignement que sur la transformation de nos métiers. Proposant un espace de réflexivité sur les transformations en cours du monde de la recherche, le séminaire Politique des sciences propose dans cette troisième séance de l’année un moment d’analyse autour des effets du développement de l’Intelligence artificielle pour la communauté scientifique elle-même. Dans quelle mesure ces outils ont-ils dépossédés les chercheurs de certains aspects de leur métier et à l’inverse quels sont les applications d’ores et déjà pertinentes de ces outils dans nos espaces de recherche.

• David Larousserie, journaliste au journal Le Monde

• Claire Mathieu, directrice de recherche au CNRS,  informaticienne

• Dominique Boullier, professeur à Sciences Po Paris, sociologue

Séance 4 – Jeudi 8 Janvier
L’INRAE emmuré ; les relations entre le monde agricole et le monde scientifique

Le 27 novembre 2024, à l’appel de la FNSEA de Seine et Marne, une centaine d’agriculteurs érigeaient un mur autour des locaux de l’INRAE. Cette action militante, condamnée immédiatement par la direction de l’Institut, n’a pas entraîné de condamnations de la part du monde politique ni de communiqués du gouvernement défendant les chercheurs ainsi montrés du doigt. Dans quelle mesure, cet épisode marque-t-il une évolution plus large des rapports entre science agronomique et monde agricole ? Cette quatrième séance du séminaire Politique des sciences sera l’occasion de revenir sur l’histoire longue des savoirs agricoles et environnementaux dans leur rapport à l’agriculture.

Tamara Ben Ari, chercheuse en agronomie à l’INRAE

Ivan Bruneau, universitaire en Science Politique à l’Université Lyon 2

François Dedieu, sociologue à l’INRAE

Christian Huyghes, ex-directeur scientifique à l’INRAE

Séance 5 – Mercredi 18 février
Une constituante est-elle la solution ?

Lauréline Fontaine, professeure en droit, Sorbonne Nouvelle (autrice de la Constitution au XXIe siècle)

Samuel Hayat, CNRS, politiste, Retour sur 1848 et le “moment constituant”

Renaud Baumert, professeur en droit, Université de Cergy

Séance 6 – Mercredi 25 mars 

Séance 7- Jeudi 9 avril

Séance 8 – Mercredi 20 mai 

Séance 9 – Jeudi 11 juin

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Grêver est une joie pure !

« Réfractaires, mes camarades,
[…]
L’ennemi vous redoute. Vous ne devez pas le décevoir. Cependant ne commettez pas l’imprudence de vous offrir à lui. Nous devons rester vivants les derniers et le battre jusqu’au dernier. Réfractaires, rien ne m’inquiète.
 »

Le capitaine Alexandre (René Char).

Jamais l’Université — l’institution en charge de produire, conserver, diffuser les savoirs et les critiquer — n’a été plus évidemment nécessaire. L’effondrement rapide de la démocratie libérale états-unienne sous les coups de l’alliance entre libertariens, paléo-conservateurs et milieux d’affaire du capitalisme de rente n’est plus cette prédiction de Cassandre tant de fois répétée mais une réalité. Il nous indique ce que nous avons à réinstituer : l’idéal démocratique, le rationalisme sensible, un espace public de délibération et de pensée, les libertés publiques, l’égalité, les systèmes de solidarité, l’Ecole, l’Université et une certaine conception des sciences et de leur fonction sociale. Le cauchemar états-unien nous montre aussi le rôle que, sans surprise, la bureaucratie de l’enseignement supérieur et de la recherche joue dans l’étouffement de la pensée, dans le musèlement de l’Université et dans la chasse aux sorcières maccarthystes : de Columbia à Berkeley, la bureaucratie s’adonne à la délation, collabore, quand elle ne devance pas les désirs d’écrasement des Thiel, des Trump, des Vance et des Musk.

Ici, comme redouté, l’été a conduit  à la mise en œuvre à bas bruit des « KeyLabs » par une énorme vague de désUMRisation. Partout, ce même chuchotement : les caisses sont vides, déjà, à la mi-septembre. Les associations de défense des intérêts de la bureaucratie (Udice et France Universités) contre ceux de l’Université déplorent un possible retard de l’examen du projet de loi Baptiste. L’actuel ministre de Shrödinger n’en cache pourtant même pas l’objet : « Le but du jeu n’est absolument pas de restreindre les libertés ou de taper sur l’enseignement supérieur privé, qu’il soit lucratif ou non. Le but du jeu, au contraire, c’est que ces formations et ces établissements se développent. »

Et pourtant, ces attaques n’entament pas la joie de l’enseignement et de la recherche, la conviction profonde que défendre un dire-vrai sur le monde n’est pas un luxe, mais une condition d’existence de la démocratie. Au contraire. La jeunesse, qui a constitué le gros du mouvement du 10 septembre pour la démocratie et contre l’austérité, a montré la possibilité, encore, d’étonner la catastrophe. Alors, grêvons dans la joie !

« Oh ! je sais qu’ils feront des mensonges sans nombre
Pour s’évader des mains de la Vérité sombre,
Qu’ils nieront, qu’ils diront : ce n’est pas moi, c’est lui. 
»

Victor Hugo. Jersey, le 13 novembre 1852.

« Liberté académique » washing

Il n’est plus un adversaire résolu de la liberté académique, plus un bureaucrate la piétinant au quotidien, qui ne prétende en être le garant. À ce sujet, l’Association pour la liberté académique (ALIA) vient de faire paraître un communiqué au sujet de l’Appel pour la liberté de savoir publié par le supplément d’extrême-droite du Figaro, le Figaro Vox, le 4 septembre 2025 :

http://liberte-academique.fr/communique-dalia-sur-lappel-pour-la-liberte-de-savoir/

« Ah ! Dex ! dist Charles, come ai le cuer grevé ! »

Cycle de Roncisvals

Dois-je me déclarer en grève ?

En aucun cas il ne faut se déclarer spontanément en grève. Se déclarer en grève c’est porter atteinte au droit de grève. Le préavis de grève couvre tout le monde et l’Enseignement Supérieur et la Recherche ne sont pas soumis au service minimum. Si le besoin de sacrifice est trop grand, donnez votre journée de salaire à l’une des caisses de grèves.

C’est à l’administration de recenser les personnels grévistes et de fournir la preuve qu’ils étaient en grève. Les appels à la délation se multiplient dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche et ne peuvent être tolérés. Il n’appartient aucunement aux responsables de collectifs de recherche (« chefs d’équipe ») ou d’enseignement de dénoncer des grévistes, quel que soit leur statut. Il n’appartient pas plus aux encadrants de thèse ou de post-doctorat de le faire. 

En quoi consiste le fait de faire grève ?

La grève n’est pas une fin mais un moyen, une tactique déployée dans un but stratégique. Elle ne consiste ni à « se compter » ni à « être comptés » par la presse, moyens notoirement inefficaces. Elle consiste encore moins à se sacrifier. La grève vise à arrêter l’appareil productif comme les barrages sur les routes ou devant les supermarchés servent à bloquer les flux de marchandises. Hors du secteur marchand, la grève sert à se libérer du temps à consacrer aux actions destinées à l’obtention du but fixé. Aussi la grève d’universitaires et de chercheurs pose-t-elle la question de leur utilité publique. Que pouvons-nous faire pour contribuer à l’objectif stratégique fixé? Tout d’abord sensibiliser et informer les étudiants en faisant le tour des amphis. Ensuite mettre ses savoirs et son intelligence critique au service des analyses et des actions collectives qui se construisent localement. Enfin créer politiquement, créer stratégiquement, créer collectivement, ce que les universitaires ont fini par oublier. Dans la situation présente, nous libérer du temps est la condition nécessaire à tenter d’élargir l’horizon.

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Palais de la Découverte et Loi Baptiste

Ce billet se compose de deux brèves et de deux analyses, l’une sur le Palais de la Découverte (il y a urgence à faire circuler et signer la pétition) et l’autre sur le projet de loi Baptiste (autrement plus destructeur).

Le projet de loi Baptiste peut être consulté ici :
https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/07/LoiBaptiste.pdf

On peut se référer à ces analyses très complètes en complément de la notre :
https://blog.educpros.fr/julien-gossa/2025/07/02/loi-baptiste-une-transformation-dampleur-lru/

https://blog.educpros.fr/julien-gossa/2025/07/03/loi-baptiste-une-lecture-en-marche-arriere/


« À l’ancien affranchissement de nécessités vitales et des contraintes, les philosophes ajoutèrent l’exemption d’activité politique (skholè), de sorte que l’exigence chrétienne cherchant à se libérer de tous les soucis et de toutes les affaires de ce monde eut une aïeule et trouva son origine dans l’apolitia philosophique de la fin de l’antiquité. Ce qui avait été un rare privilège passa désormais pour un droit universel. »

Hanna Arendt, Between Past and Future

Autonomie et temps libéré

Dans la Grèce antique, les hommes de la skholè étaient ceux qui n’étaient pas asservis au travail quotidien nécessaire à subvenir aux besoins vitaux, à la survie. Pierre Bourdieu définit la skholè comme un état « de loisir, de distance au monde et à la pratique », comme un « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde ». Aussi la skholè désigne-t-elle l’usage d’un temps libre et souverain, condition d’existence du travail de recherche, comme activité autonome de questionnement endogène sur le monde. Aussi la bureaucratie met-elle un point d’honneur à pourrir la fin du printemps et le début de l’été, ce moment de répit et de suspension temporelle où les universitaires pouvaient, jadis encore, s’adonner à la pensée. Tout en sachant cet idéal désormais inaccessible à une large fraction de la communauté académique, nous vous souhaitons à toutes et tous une joyeuse skholè. Nous vous donnons rendez-vous à la rentrée pour mettre fin au processus de démolition de l’Université et de la recherche et rouvrir l’horizon.


« Oui, l’âme a la couleur du regard. L’âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l’espace. »

Maupassant

 

ASUR — Travail au livre blanc de refondation

Un peu plus de 80 personnes ont participé au premier atelier de l’Agora Sciences Université Recherche (ASUR) de la mi-juin. Il a permis de réfléchir collectivement et de dégager quelques grands axes consensuels pour une vision renouvelée de l’Université et de l’écosystème de recherche. Le travail d’écriture d’un livre blanc se fera de manière délocalisée, avec des outils numériques adaptés. La parution du livre blanc sera l’occasion d’un temps de restitution, ouvert à la presse, avant transformation en projets de loi.

Pour recevoir les informations ou contribuer :

https://agorasur.fr/

 

« La science remplace du visible compliqué par de l’invisible simple. »

Jean Perrin

Réinstituer le Palais de la Découverte

La communauté scientifique s’émeut à juste titre des attaques de l’exécutif contre le Palais de la Découverte, qui en menacent l’existence même. Il n’est pas anodin de rappeler que Jean Perrin a pris une part importante à la conception du Palais en 1934, dans le temps même où il adhérait au Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes, aux côtés de Paul Langevin. Il y a, dans l’attachement de nombre de scientifiques au Palais, une manière de totem. C’est d’autant plus évident désormais que l’alliance entre techno-fascistes et paléo-conservateurs menace frontalement les sciences.

Pourquoi ce musée consacré à l’éveil scientifique est-il aujourd’hui menacé ?  

De prime abord, la liquidation du Palais de la Découverte n’est qu’un dommage collatéral de la transformation du front de Seine en galerie marchande de luxe, telle qu’elle est promue par B. Arnault, F. Pinault et consorts, mais aussi par les industriels du bâtiment. Les tentatives de démantèlement de l’École des Beaux Arts et de la Monnaie de Paris s’inscrivent dans cette captation de l’espace public par des intérêts privés, publicisée par la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. La ministre actuelle en charge de la culture, Mme Dati, qui soutient sans réserve l’industrie du luxe depuis son passage par la Place Vendôme, semble donc l’adversaire principale du Palais de la Découverte. À ses côtés, M. Fusillier, président du Grand Palais, ne cache pas convoiter les surfaces et le budget (44 millions €) dévolus au musée des sciences.

Cependant, le ministre chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a lui aussi un intérêt dans l’affaire. D’un côté, il espère encore utiliser le momentum de la mobilisation des scientifiques pour feindre de préserver le Palais de la Découverte en le transformant en Palais de l’IA. D’autres intérêts privés se mobilisent en effet pour faire du Palais de la Découverte un espace d’exposition reprenant l’imaginaire de la Silicon Valley, et en particulier les investisseurs de Mistral AI, conseillés par l’ancien secrétaire d’État Cédric O — notamment le fonds de venture capital américain Lightspeed Venture Partners, Xavier Niel et Eric Schmidt, ancien CEO de Google, que l’on retrouve dans le financement de programmes techno-solutionnistes à l’ENS Paris. D’un autre côté, M. Baptiste tente d’être celui qui portera la grande loi du quinquennat préparant la privatisation de larges pans de l’Université. C’est un texte destructeur, et il sait qu’il aura besoin du soutien de l’Académie des Sciences et des Sociétés Savantes. Le mouvement Stand Up for Science a conduit nombre d’académiciens et de figures publiques de la recherche à abandonner la posture désastreuse d’intercesseurs solitaires du pouvoir pour redevenir des collègues et réapprendre à dire « nous » avec les autres universitaires et chercheurs. Aussi M. Baptiste voit-il un intérêt indirect à défendre le projet de Palais de la Découverte conçu depuis quatre ans pour demeurer au sein du palais d’Antin : sembler œuvrer pour le bénéfice de la communauté scientifique le temps que “sa” loi passe.

Les prises de position en faveur du Palais de la Découverte fantasment le plus souvent un mythe du Palais, et vont jusqu’à en faire un totem rationaliste calcifié. Pourtant, si le Palais de la Découverte est attaqué, c’est parce qu’il était déjà affaibli par des années de nouveau management public et par la fusion avec la Cité des sciences et de l’industrie au sein d’Universcience. Ces dernières décennies, les scientifiques ont été exclus de la conception de ces musées, par les médiateurs comme par les muséographes : hier encore, collaborateurs du Palais, ils sont aujourd’hui de simples experts supposés valider le contenu d’expositions sans grand rapport ni avec les sciences, ni avec la recherche. Plus grave et plus douloureux sans doute, le Palais de la Découverte était déjà sclérosé avant cela, incapable de rendre compte de la recherche vivante, incapable de se remettre en question, incapable de constater l’absence de qualité scientifique derrière une muséographie vieillote. Malheureusement, le rapport du Sénat de 2007 est parfaitement exact:

https://www.senat.fr/rap/r06-354/r06-3541.pdf

Aussi, s’il faut sauver le Palais de la Découverte, il ne faut certainement pas le sauver dans sa forme issue de décennies de dévitalisation. Il faut le réinstituer, et le sortir du giron du ministère de la Culture. Le concept de “culture scientifique” est une imposture. Le Palais de la Découverte doit retrouver sa vocation d’éveil aux sciences (plurielles) qui vivent par la recherche, et d’initiation non seulement aux faits scientifiques mais aux modalités de raisonnement.

L’arbitrage de M. Macron entre les vues de Mme Dati et M. Fusillier, et celle de M. Baptiste aura lieu ce lundi. Ce qui est en jeu, c’est la surface dévolue aux sciences au Grand Palais et surtout le budget. Aussi devons nous mobiliser tous nos réseaux — les étudiantes et les étudiants en particulier — pour pousser M. Baptiste à défendre une réinstitution du Palais de la découverte… avant de combattre son projet de loi de privatisation de l’Université à la rentrée.

 Nous vous invitons à faire circuler et signer cette pétition :

https://www.change.org/p/sauvons-le-palais-de-la-d%C3%A9couverte


« Le recteur est un agent du gouvernement, une sorte de préfet des professeurs, chargé de veiller à l’exécution des règlements (…). Il n’est pas pensable qu’il prenne parti contre. »

Georges Gusdorf, L’Université en question (1964)

Que contient le projet de loi Baptiste?

M. Baptiste, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est en charge du projet de loi du quinquennat, construit en complément des Contrats d’Objectifs, de Moyens et de Performance (COMP). Les COMP conditionnent le budget de service public à des indicateurs quantitatifs arbitraires, où n’entrent ni la qualité de l’enseignement, ni celle de la recherche. Il s’agit d’attaquer le statut de fonctionnaire — puisque les salaires pourront ne plus être couverts par le budget — et de permettre au secteur privé de faire concurrence à l’Université publique pour obtenir ces budgets. Expérimentés pendant la vague E du Hcérès, ces indicateurs bureaucratiques sont destinés à défavoriser le public au profit d’un secteur privé lucratif, dont on sait la médiocrité et le coût prohibitif,

Le projet de loi Baptiste ambitionne d’achever la prédation de l’enseignement supérieur par le secteur privé en supprimant le monopole public de la collation des grades et des titres universitaires, en liquidant la liberté d’enseignement et en mettant l’Université en laisse financière courte pour ouvrir une voie d’eau menant à la dérégulation des frais d’inscription. Si le projet de loi contribue à la phase terminale du projet de transformation théorisé par Aghion et Cohen en 2004, il comporte un élément de nouveauté. Il ne s’agit plus seulement de mettre en concurrence les “sites” universitaires pour labelliser une dizaine d’universités “de recherche” : il s’agit de procéder à une différenciation entre composantes à l’intérieur même des établissements, après y avoir fait rentrer un cheval de Troie privé. Les “composantes”, privées ou non, qui lèveront des frais d’inscription importants fleuriront. Les départements qui se plieront à une “professionnalisation” et à la crétinisation par “compétence” continueront de percevoir de l’argent public. Les universités actuelles, transformées en collèges universitaires, n’auront d’autre choix que de généraliser la précarisation et l’abandon des postes sous statut de fonctionnaires. Il s’agit du modèle (dysfonctionnel et en crise) mis au point à Saclay : faire entrer à l’intérieur d’établissements “expérimentaux” des écoles de second rang qui en captent les ressources et détruire l’autonomie principielle de la “composante” universitaire par la paupérisation, la précarisation et la soumission bureaucratique. 

La généralisation des établissements « expérimentaux » nécessaire au projet de privatisation se heurte à un problème : la suppression possible du Hcérès. Aussi le projet de loi Baptiste prévoit-il un super-Hcéres qui absorberait les instances d’accréditation des écoles d’ingénieurs, des écoles de gestion, des IUT et des formations privées. M. Baptiste adresse un signal clair aux parlementaires d’extrême-droite : il entend être celui qui parvient à dépasser l’échec du projet de loi Devaquet sur la dérégulation des frais d’inscription et à « liquider l’héritage de mai 68 ». Son projet de loi revient sur la loi Edgar Faure de 1968 en redonnant aux recteurs d’Académie les pleins pouvoirs de contrôle et de surveillance que leur conférait la loi du 10 juillet 1896. Pour le dire dans les termes de la commission du Conseil supérieur de l’Instruction publique de 1885 : « Notre commission a pensé qu’il était nécessaire de placer, à côté et au-dessus de tous ces corps élus, le représentant de la loi, le recteur, président de droit du conseil général des facultés. Le contrôle et la surveillance du recteur (…) seront (…) un frein aux empiétements (…) des assemblées et des professeurs. ». En fait de modernisation et d’autonomie, le retour de la figure du « préfet des professeurs » en charge de la soumission de l’Université aux pouvoirs politiques, économiques et religieux n’étonnera que celles et ceux qui ont cru voir dans la Loi Vidal la promesse d’un surcroît de budget ou qui voient aujourd’hui dans le Hcérès, un rempart de la liberté académique.

« Mais le non-vrai se convertit de lui-même dans l’enflure. »

Adorno

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Martingale

« Dans une période où le doute sceptique s’est installé dans le monde, où, aux dires d’une bande de salauds, il n’est plus possible de discerner le sens du non-sens, il devient ardu de descendre à un niveau où les catégories de sens et de non-sens ne sont pas encore employées. »

Frantz Fanon

Après l’annonce du prochain séminaire Politique des sciences sur l’actualité de la recherche sur l’extrême droite, ce billet reviendra sur une année de réveil collectif de la communauté universitaire face aux attaques sans précédent dont elle est l’objet. En réponse, en France, les pouvoirs ont adopté une tactique de communication marquée par l’apparence d’un lâcher-prise suivi par le redoublement des offensives. Il est temps pour l’Université et la recherche de renverser cette logique délétère et de se donner les moyens d’une refondation dont les rencontres ASUR des 16 et 17 juin marquent le premier acte. Nous vous invitons à nouveau vivement à y participer.

Séminaire Politique des sciences

Après deux séances consacrées en janvier aux ouvrages récents d’Estelle Delaine, Michel Feher et Quinn Slobodian, et en mai, aux travaux de Nonna Mayer et Cécile Alduy, une troisième séance du séminaire Politique des sciences sur l’actualité de la recherche sur l’extrême-droite et l’autoritarisme aura lieu :

le 25 juin 2025 de 17h à 20h à l’Université Paris Cité,
Salle 229 du Campus Saint-Germain-des-Prés
45 rue des Saints-Pères 75006 Paris.

En distanciel :

https://u-paris.zoom.us/j/82535448590?pwd=RF8focVaQnF8wLbF3B5i4Lk4t4fHiV.1

Marlène Benquet, directrice de recherche au CNRS et membre de l’Irisso :

La finance autoritaire.

Sylvie Laurent, maîtresse de conférences à Sciences Po :

La contre-révolution californienne.

Mark Fortier, sociologie, membre de l’équipe éditoriale de Lux :

Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion.

Le séminaire reprendra à l’EHESS à la rentrée, sur une base mensuelle.

« Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »

Aimé Césaire

La martingale politique

L’année scolaire qui se termine a été marquée par l’effondrement démocratique aux États-Unis. De manière moins spectaculaire, les atteintes à la liberté académique se sont multipliées dans tous les pays occidentaux et l’investissement dans l’enseignement supérieur et la recherche s’est érodé. La France ne fait pas exception, avec ses 1,5 milliards d’euros de baisse des crédits pour charge de service public, une fois corrigés de l’inflation, auxquels il faut déjà ajouter 1,6 milliards d’euros d’annulations de crédits pour 2025. Le 11 juin, la sénatrice Vanina Paoli-Gagin, rapporteure spéciale des crédits de l’enseignement supérieur, a explicité l’évidence : la mise en déficit volontaire des universités est destinée à promouvoir l’augmentation des frais d’inscription — l’étape ultime des transformations prévues par Aghion et Cohen dans leur rapport de 2004.

La virulence des attaques aux États-Unis a participé cette année d’un réveil des consciences, modeste encore, parmi les universitaires et les chercheurs. Il convient de relativiser les victoires obtenues. Antoine Petit a ainsi récemment assuré les présidentes et présidents de section du CNRS que » les KeyLabs étaient une connerie » et qu’ils étaient déjà tombés dans l’oubli. Mais, dans le même temps, nous recevions un » tombé du camion » issu du cabinet ministériel alertant sur le retour programmé des KeyLabs sous un nouveau label.

Concernant la suppression du Hcéres, le vote en Commission Mixte Paritaire (CMP) est repoussé à la rentrée parlementaire d’automne — à moins qu’une nouvelle dissolution n’en interrompe l’examen. Les parlementaires des commissions économiques qui composent cette future CMP entendent supprimer un tiers des agences — donc le Hcéres, qui n’a de soutien qu’au sein de la bureaucratie. Mais plusieurs de ces parlementaires appellent aussi publiquement à supprimer les organismes nationaux de recherche, en particulier le CNRS — conformément, là encore, aux transformations prévues par Aghion et Cohen dans leur rapport de 2004. Qu’est-il advenu des promesses de réformes du Hcéres émises en chœur au sein de la bureaucratie de l’Université et de la recherche au début de l’année, devant la colère de la communauté universitaire? Rien, bien sûr. Sitôt la pression retombée, il a été argué qu’alléger l’évaluation des formations nécessiterait une réforme du code de l’éducation pour ne surtout rien faire. 

Voilà ce qu’écrivaient déjà C. Villani et ses cosignataires dans une tribune d’allégeance à la candidature de M. Macron, il y 8 ans : » Oui, il faut améliorer la procédure d’évaluation du HCERES et celle de l’attribution du CIR, dispositif fiscal dont l’efficacité laisse actuellement à désirer. Oui, certaines universités connaissent toujours précarité financière et souffrance administrative. Oui, il faut réaffirmer encore et toujours l’importance de la recherche fondamentale, des crédits de fonctionnement récurrents, et travailler à simplifier la vie des enseignants-chercheurs. Nous avons encore tant de progrès à faire ! »

21 ans ont passé depuis que le processus de paupérisation, de bureaucratisation et de précarisation a été théorisé. Chaque contestation a produit un recul de façade, avec digestion et appropriation du vocabulaire critique : la liberté académique a désormais remplacé l’excellence dans les discours officiels, pour promouvoir les politiques publiques qui la piétinent. Chaque pan des réformes temporairement abandonné revient en étant redoublé. Tant que la communauté académique ne se saisira pas du travail de refondation de l’Université et du système de recherche, la martingale demeurera.

« Nous menons encore et toujours les mêmes batailles, elles ne sont jamais gagnées une fois pour toutes, mais en luttant ensemble, en communauté, nous apprenons à entrevoir de nouvelles possibilités qui, autrement, n’auraient jamais été visibles à nos yeux. En même temps nous étendons et élargissons notre conception de la liberté. »

Angela Davis

Programme du premier atelier de l’Agora Sciences Université Recherche (ASUR)

L’Agora Sciences Université Recherche (ASUR) est un nouveau réseau de réflexion non partisan, issu de la communauté de l’Université et de la recherche. Il se donne comme objectif de produire une vision renouvelée de l’Université et de la recherche, de ses missions, de ses institutions et de ses procédures. Il mène une réflexion intellectuelle, politique et législative sur le système scientifique et universitaire à construire dans la décennie qui vient. ASUR tiendra sa réunion fondatrice les 16 et 17 juin sur le site des Cordeliers de l’Université Paris Cité.

Le programme du premier atelier d’ASUR est désormais en ligne :

https://agorasur.fr/colloque/

ASUR compte un peu plus de 350 inscrits mais, tout le monde n’étant pas présent aux deux journées, l’inscription demeure possible sur la page d’accueil du site. Le travail se poursuivra avec des outils collaboratifs en ligne jusqu’à l’automne.

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Virer Debord

Après quelques brèves, ce billet porte sur le Hcéres et les statuts dérogatoires des « établissements publics expérimentaux ». Nous rappelons le texte à signer avant la nouvelle phase de discussions parlementaires :

https://rogueesr.fr/tribune-hceres/

« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

Guy Debord

Politique des sciences

Le séminaire de formation à l’autodéfense numérique est désormais en ligne :

https://www.youtube.com/watch?v=u6jC_wSvpwI

Après une séance consacrée en janvier aux ouvrages récents d’Estelle Delaine, Michel Feher et Quinn Slobodian, une seconde séance du séminaire Politique des Sciences sur l’actualité de la recherche sur l’extrême-droite et l’autoritarisme aura lieu le Vendredi 16 mai 2025, 17h30-19h30, salle P 004, Département de sciences, 48 Bd Jourdan 75014 Paris. Cette séance pourra être suivie en visioconférence :

https://u-paris.zoom.us/j/85641485635?pwd=bKzRCBOpeKIQnYRpbHgJv2H9VNuz0o.1

  • Nonna Mayer (Directrice de recherche émérite au CNRS, CEE Sciences Po), pour une intervention intitulée : « Le vote RN au prisme du genre » ;
  • Cécile Alduy (Professeure de littérature à l’Université de Stanford), pour une intervention intitulée : « “Grand Remplacement lexical” au sein des extrêmes droites française et américaine » .

Pré-inscription demandée aux personnes extérieures à l’ENS-PSL à Po_des_Sciences@proton.me (afin de fournir la liste des invités à la loge).

« Il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur.

Theodor W. Adorno

Agora Sciences Université Recherche

L’Agora Sciences Université Recherche (ASUR) est une structure d’organisation transitoire destinée à mener un travail de réinstitution de l’Université et de la recherche en trois temps : un grand colloque en juin, un wiki préparant un livre blanc qui paraîtra à la rentrée, et des propositions de lois à la fin de l’automne. Plusieurs centaines de collègues ont d’ores et déjà annoncé leur participation à ASUR.

La participation la plus large est souhaitée et attendue, mais il s’agit aussi pour nous toutes et nous tous de prendre le temps de la réflexion de façon à pouvoir élaborer et rassembler des propositions construites. Les plus jeunes de nos collègues, qui n’ont pas traversé 25 ans de réforme, sont chaleureusement invités à s’approprier ASUR. Leur participation fera l’objet d’une attention particulière. Beaucoup ont l’expérience des systèmes étrangers, et de la façon dont ils ont pu ou pas préserver des parcelles de liberté, et de leurs dysfonctionnements : cette expérience est très importante pour l’élaboration de propositions nouvelles viables. Nous vous rappelons la date butoir du 28 mai pour préparer vos projets de contribution au colloque des 16 et 17 juin.

Pour nous rejoindre, merci de renseigner la fiche suivante :

https://agorasur.fr/

« Il ne s’agit cependant pas d’opposer le mensonge au mensonge, de tenter d’être aussi malin que lui, mais de travailler contre lui, réellement, en déployant la force décisive de la raison, en faisant appel à la vérité réellement non idéologique. »

Theodor W. Adorno

Les outils de l’illibéralisme contre l’Université et la recherche

L’Université et la recherche sont attaquées en Europe, partout où les partis d’extrême-droite participent aux alliances gouvernementales ou ont pris le pouvoir, de la Hongrie à l’Italie en passant par la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, la Finlande, les Pays-Bas, la Slovaquie, la Suède et peut-être bientôt la Roumanie. Où qu’elles soient, les offensives illibérales imposent une austérité budgétaire, la mise en concurrence des individus et des structures et le développement d’un secteur privé fort : en Europe centrale, un quart des étudiants y sont inscrits. En Hongrie et en Pologne, le développement d’universités et d’instituts de recherche privés, financés par de l’argent public, participe du développement d’une pseudo-science qui singe les procédures universitaires sans se plier aux normes de production savante. Ces institutions mènent bataille contre le régime de vérité scientifique en récupérant et en retournant la « liberté académique » pour en faire un droit de dire n’importe quoi (« free speech ») et donner un vernis pseudo-scientifique à un agenda idéologique. En Hongrie, le Mathias Corvinus Collegium, en constitue l’archétype; il a reçu en 2020 une dotation publique équivalente à l’ensemble de l’enseignement supérieur hongrois, soit un peu moins de la moitié du budget d’Oxford.

Les gouvernements illibéraux utilisent les outils du nouveau management : évaluation et financement par projet. Les agences d’évaluation donnent les moyens au pouvoir politique d’édicter des normes et des indicateurs de productivité du travail savant, dont les universitaires et les chercheurs réalisent trop tard qu’ils assurent un contrôle politique total, malgré leur absence de sens et de rationalité.

Les agences de financement permettent quant à elles de couper sélectivement les budgets sur la base de critères politiques. Ainsi, si l’offensive de l’administration Trump se déroule à un rythme inédit, le DOGE d’Elon Musk reprend les techniques managériales expérimentées en Hongrie ou en Pologne : alors que nombre d’agences de régulation fédérales sont démantelées, les agences de financement et d’évaluation sont préservées et utilisées pour discipliner universitaires et chercheurs, et couper sélectivement les subsides.

En complément, le contrôle illibéral passe par l’éloignement des universitaires et des chercheurs actifs des organes de décision des établissements. Ainsi, en Hongrie, les lois de 2011 et 2015 ont confié au ministre le soin de nommer les équipes présidentielles des universités. Depuis, les universités sont gérées par des « fondations »  qui signent un contrat d’objectifs et de moyens avec le pouvoir politique — ledit pouvoir siégeant dans leur conseil d’administration ; les universitaires ont perdu leur statut protecteur de fonctionnaire au profit de chaires contractuelles.

L’accélérationnisme qui sévit aux États-Unis entend mettre à bas l’État de droit et la démocratie en débordant les défenses immunitaires de la société. Il s’agit d’une tactique contre-révolutionnaire qui suggère une rupture. Pour autant, les politiques menées par les gouvernements illibéraux en Hongrie, en Pologne et ailleurs témoignent d’éléments de continuité dont la proximité avec le projet de LRU2.0 est évidente. La bataille pour la suppression du Hcéres et des contrats d’objectif, de moyens et de performance (COMP), et le mouvement pour reprendre le contrôle des normes, des procédures et des organes de décision sont aujourd’hui des priorités absolues.

« De toutes les techniques visant à mettre la vérité au service de la non-vérité, la plus importante est celle qui consiste à détacher et à isoler des observations vraies ou exactes de leur contexte. »

Theodor W. Adorno

Hcéres et fin des établissements « expérimentaux »

La loi LRU du 10 août 2007 a constitué le premier volet de deux décennies d’attaques contre le principe d’autonomie des universités. Les changements de composition des conseils d’administration ont durablement éloigné des décisions celles et ceux qui assurent au quotidien recherche et formation. L’ordonnance du 12 décembre 2018 a dérégulé les statuts des établissements issus de regroupements, et creusé la distance entre la communauté académique et la sphère décisionnaire. Ainsi les statuts de Saclay dépossèdent-ils les universitaires des moyens de travailler et de leurs capacités de décision, comme nous l’avions démontré dans un précédent billet :

https://rogueesr.fr/saclay-graal/

Dix-neuf établissements expérimentent ainsi des dérogations au code de l’éducation. Sorbonne Université, qui a fusionné et a obtenu un Idex, a choisi de son côté les statuts prévus par le code de l’éducation et n’est donc pas un établissement expérimental. Comme dans tous les établissements résultant d’une fusion, l’abandon d’une organisation à échelle humaine a conduit à des dysfonctionnements graves, ainsi que l’illustre cette lettre ouvertes des décanats :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/05/Lettre_decanats_SU.pdf

Contrairement à ce qu’affirment ministère et présidences d’université, la sortie de l’expérimentation sous forme d’université classique, selon les statuts prévus par le code de l’éducation, est possible, sans nouvelle phase d’expérimentation. Les services juridiques du ministère ont dû en convenir par écrit dans un courrier récent :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/05/DGESIP_Experimentation.pdf

Notons aussi que le jury Idex n’existe plus : pour gérer le budget, la mise en œuvre des Idex s’appuie sur un contrat ANR imposant de passer par des appels à projets clientélistes et des opérations non pérennes. Les Idex n’imposent plus de contraintes sur les structures de décision des établissements et ne constituent donc pas des conditions déterminantes pour adopter tels ou tels statuts. 

L’ordonnance sur les établissements expérimentaux fait reposer la pérennisation des statuts dérogatoires sur le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). On constate à partir de cet exemple que le Hcéres est bel et bien un instrument de contrôle politique. Sa suppression conduirait à un retour, de facto, à des statuts conformes au code de l’éducation — une raison de plus de signer ce texte avant la commission mixte paritaire de juin :

https://rogueesr.fr/tribune-hceres

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Requiem pour un COMP

Après quelques brèves, ce billet est consacré au lancement d’un nouveau pan de la LRU2.0 : les contrats d’objectif, de moyens et de performance, les COMP, conçus comme des outils de contrôle politique direct des établissements d’enseignement supérieur et de recherche.

« Quand on mettra les COMP sur orbite t’as pas fini de tourner… »

Réplique de Jean Gabin extraite du film Le Pacha de Georges Lautner.

Notre désir de voir s’élargir l’horizon

Le frémissement perceptible à l’automne est devenu bouillonnement en ce début de printemps. Devant les menées de l’alliance entre technofascisme et conservatisme chauvin aux Etats-Unis, devant aussi les politiques austéritaires des gouvernements d’alliance entre droites et extrême-droite en Europe, la communauté scientifique et universitaire a manifesté son désir de voir s’élargir l’horizon. Elle peut se prévaloir d’une série de mobilisations réussies par leur ampleur et leur unité : KeyLabs, Hcéres, In Solidarity et Stand Up for Science. L’enjeu des prochains mois est de cristalliser ce momentum en une réinstitution de l’Université et la recherche.

Le réseau polycentrique Stand Up for Science a produit dans son manifeste une esquisse programmatique autour d’une première question : quelles solidarités et quelles résistances mettre en œuvre contre l’attaque de l’écosystème scientifique planétaire ? Pour peser dans les médias et auprès de la représentation nationale, il importe de faire circuler ce manifeste et d’accumuler le plus possible de signatures avant le 5 mai :

https://standupforscience.fr/tribune/

« La grande beauté est de faire venir, imprévues, fragiles mais vivaces, comme les herbes qui poussent entre les pavés, les questions que la plupart, sans s’en rendre compte, foulent du pied, tout simplement en avançant. »

Annie Lebrun

Choose France for Austerity and Bureaucracy

La communication sur le programme d’accueil des chercheuses et chercheurs travaillant aux États-Unis, Choose France for Science, était déjà concomitante avec la divulgation d’une division par deux des crédits alloués au programme PAUSE. Une semaine plus tard, le gouvernement a annoncé une nouvelle annulation de 600 millions d’euros de crédits 2025,

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051520778

répartis en 225 M€ sur la mission « Investir pour la France de 2030 » et 387 M€ sur la mission « Recherche et enseignement supérieur ». Le reste des annulations de crédits (3,1 milliards d’euros au total) vise l’écologie, le réchauffement climatique, les adaptations nécessaires du tissu agro-industriel.

La représentation nationale avait voté 1,5 milliard d’euros de baisse du budget de l’ESR en 2025, une fois corrigés de l’inflation. Les annulations de crédits s’élevaient déjà à 1,1 milliards d’euros pour 2025, avant même le projet de loi de finances de fin de gestion 2024. Signalons enfin que les universités, à ce jour, n’ont toujours pas reçu leur notification budgétaire pour 2025, ce qui les place d’office en régime de douzièmes provisoires avec des restrictions d’usage importantes sur leur subvention pour charge de service public. Budget initial en baisse, douzièmes provisoires artificiellement prolongés, annulations printanières : c’est donc la troisième coupe budgétaire en cinq mois pour l’Université.

Rappelons enfin que les annonces du 5 mai s’inscrivent sur fond de liquidation des programmes européens de recherche :

https://rogueesr.fr/fin-des-keylabs-et-des-programmes-europeens/

« Parce que la France est porteuse d’une ambition renforcée en matière de recherche »

Site de Choose France for Science

En finir avec Ubu, rond de cuir

Il ne reste plus pour défendre la fiction d’une réforme vertueuse du Hcéres qu’une petite poignée de bureaucrates. Il est vrai que ceux-ci, ne faisant effectivement ni recherche ni enseignement, ne risquent pas d’en subir l’arbitraire, les indicateurs hors sol et l’opacité. Après les évaluations caviardées de la vague E, Mme Chevallier, présidente du Haut comité, avait annoncé quelques réformes qu’aucun texte un tant soit peu contraignant n’est venu étayer à ce jour. La pièce centrale en aurait été l’abandon de l’évaluation des formations en tant que telles, cette évaluation étant transférée aux établissements. Les dernières annonces du ministre révèlent que ces mesures sont en fait motivées par la nécessité d’aligner le Hcéres sur les besoins des contrats d’objectif, de moyens et de performance (COMP). Rétrospectivement, cette nécessité éclaire aussi les remarques sibyllines de Mme Chevallier sur les COMP lors de son audition à l’Assemblée Nationale. Il n’y a donc, à ce stade, aucun recul de sa part, mais au contraire une accélération.

Le Hcérès, qui n’a jamais eu d’autre objet que le contrôle politique de l’Université et de la recherche, est irréformable. 4 500 universitaires et chercheurs ont déjà signé la tribune demandant sa suppression, parue dans le Monde du 16 avril :

https://rogueesr.fr/tribune-hceres/

La Commission Mixte Paritaire (CMP) qui décidera ou non de maintenir la suppression du Hcéres ne se réunira que mi-juin, avant le vote final. Il importe pour convaincre les parlementaires de continuer à faire signer largement la tribune du 16 avril. Notons que Philippe Baptiste a choisi in extremisde retirer sa propre tribune, qui aurait dû se situer en regard de la nôtre, pour la publier ailleurs. Il a sans doute bien fait ; sa prose évoque irrésistiblement les pastiches du groupe Javier Milei :

https://rogueesr.fr/20231214/

https://rogueesr.fr/20240902/

https://rogueesr.fr/il-existe-un-printemps-inoui/

La suppression du Hcéres constituerait un moment fort de rupture avec 21 ans de sclérose bureaucratique, de paupérisation et de décrochage scientifique et technique. Cette perspective nous donne d’ores et déjà l’élan nécessaire pour rompre avec le fatalisme, ce lent glissement qui nous entraîne vers l’un des variants de l’extrême-droite, et pour nous mettre au travail.

« J’avais la chance d’être avec France Universités il y a quelques jours, on parlait de nos fameux COMP. (…) C’est vrai que quand on regarde en vrai ce qu’avec ces contrats on pilote comme vraies dépenses au total, on a envie de se dire que les gens qui sont prêts à les préparer, à les documenter et les évaluer sont des héros, c’est les meilleurs COMP. »

Discours du président Macron, le 7 décembre 2023
https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-22053-fr.pdf

Pourquoi les COMP sont-ils si dangereux ?

Les contrats d’objectifs, de moyens et de performances (COMP) sont au cœur de la LRU2.0, nouvelle étape de la transformation du supérieur théorisée en 2004 dans le rapport Education & Croissance. Aghion et Cohen y préconisaient de procéder par réforme incrémentale en n’explicitant jamais la manière dont un dispositif s’inscrit dans un continuum de réformes dont l’objectif est pourtant explicite : déclasser toutes les universités publiques sauf une dizaine, requalifiées en “universités de recherche” et restructurées en singeant les universités privées étatsuniennes. M. Macron a présenté les trois « piliers » de la LRU2.0 dans son discours du 7 décembre 2023 : « pilotage », « évaluation » et « statuts » des enseignants et chercheurs.

« transformer nos grands organismes nationaux de recherche en de vraies agences de programmes […] faisons des vraies agences de financement qui arrêtent de gérer directement les personnels »

Le « pilotage » est le pilier du contrôle centralisé de l’Université et de la recherche : il suppose le démantèlement des organismes nationaux de recherche par transfert aux « universités de recherche » des personnels scientifiques pour ne conserver des anciennes institutions transformées en agences que le management bureaucratique et la gestion financière. Comme l’ont montré les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), promus par le PDG du CNRS pour leur approche top-down, les agences de programmes soumettent la recherche à un contrôle politique centralisé, conférant à l’exécutif et aux lobbies le droit de décider de ce sur quoi portent les recherches, de qui peut les mener et, surtout, d’éliminer les recherches contraires aux convictions des pouvoirs politique, économique et religieux en place. La ministre Montchalin a choisi les médias du groupe Bolloré pour annoncer que « d’ici la fin de l’année […] un tiers des agences et des opérateurs [de l’État] qui ne sont pas des universités [allaient être] fusionnés ou supprimés ». Parmi ces opérateurs, ceux de la mission Recherche et enseignement supérieur sont principalement : ANR, Académie des technologies, ACTA/ACTIA, BRGM, CEA, CIRAD, CEA, CNES, CNRS, IFPEN, IFREMER, INED, INRAE, INRAP, INSERM, IPEV, IRD, LNE et CROUS.

« c’est au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche […] de faire de la stratégie, du pilotage et de l’évaluation »

L’« évaluation » constitue le second pilier du contrôle bureaucratique : elle discipline les équipes et les établissements en conditionnant les budgets à des indicateurs de performance édictés et calculés par l’administration ministérielle ou par des agences. Introduire ces indicateurs sans rapport avec la qualité de la recherche et de l’enseignement a été la raison des caviardages et réécritures par la bureaucratie du Hcéres des évaluations de vague E. C’est le principe des contrats d’objectifs, de moyens et de performance (COMP) : « Les budgets des universités seront arbitrés, non plus en reconduisant ceux des années précédentes, comme c’était fait depuis très longtemps, ni en utilisant un modèle mathématique ou une feuille Excel, mais dans une discussion au premier euro. ». Telle est la définition exacte d’une allocation des moyens discrétionnaires, aux mains du Ministre en exercice, qui pourra ensuite déléguer aux recteurs les « discussions » qui ne l’intéressent pas. L’introduction d’indicateurs quantitatifs arbitraires, contraires à l’éthique scientifique et universitaire, répond à un objectif : préparer la mise en concurrence entre établissements publics et privés pour l’obtention des contrats publics. Les formations privées étant dispendieuses et de qualité médiocre, seuls des critères ad hoc peuvent leur permettre d’apparaître comme concurrentielles.

« Les statuts ne sont pas des protections aujourd’hui, ce sont devenus des éléments de complexité »

La liberté académique repose sur les financements pérennes des formations, des recherches et des salaires. À l’inverse, le contrôle politique centralisé suppose de démanteler les statuts des chercheurs et enseignants-chercheurs au profit de contrats individuels échappant aux règles de la fonction publique d’État : contrôle des missions, du temps de travail, des rémunérations et soumission au contrôle politique. Les COMP conditionnant l’intégralité des budgets (100%), salaires compris, leur mise en œuvre suppose la suppression des statuts de fonctionnaires [1].

« Mort aux COMP ! Vaste programme ! »

(Presque) Charles de Gaulle

Les tactiques déployées par le DOGE de M. Musk contre les universités et les agences gouvernementales nous aident paradoxalement à prendre la mesure du danger. Aux États-Unis, la contractualisation facilite les baisses budgétaires et les licenciements des institutions fédérales de recherche et de régulation. Les universités privées et publiques sont contrôlées au travers des outils de contrôle du management par agence : les projets et l’évaluation. La méthode est simple et terrifiante : imposer de nouvelles normes d’évaluation à même de censurer toute recherche ayant des conséquences sur la prévention sanitaire, la régulation environnementale, la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou les dispositifs d’atténuation des inégalités. Les trois leviers programmés de la LRU2.0 sont donc ceux-là même qui sont utilisés par l’alliance entre nationalisme MAGA et technofascisme : politique d’austérité, contrôle politique direct par contractualisation et contrôle politique indirect par les agences de financement et d’évaluation, après édiction de normes exogènes.

En conclusion, il faut le réaffirmer : jamais en 21 ans, la communauté scientifique et universitaire n’a été ainsi unie et n’a affirmé aussi clairement la nécessité d’une réinstitution complète. Nous devons dès maintenant prendre le temps de reposer les fondements de l’Université et des sciences, comme piliers de la démocratie. À quoi sert l’Université ? Pourquoi la société a-t-elle besoin d’institutions de savoir indépendantes des pouvoirs ? Pourquoi l’autonomie et ce qui la garantit, la liberté académique, sont-elles les conditions d’exercice du métier d’universitaire ?

Nous appelons les sociétés savantes, les collectifs, les associations, les syndicats à définir les modalités et le calendrier de cette réinstitution de l’Université et de la recherche par la communauté académique elle-même, avec un moment fondateur courant juin.


[1] COMP100% : les universités libres d’obéir :

https://blog.educpros.fr/julien-gossa/2025/04/22/comp100-les-universites-libres-dobeir/

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L’espoir d’un renouveau pour les sciences, l’Université et la recherche

L’objet de ce billet est un appel à signer la tribune parue dans Le Monde daté du 16 avril et intitulée L’espoir d’un renouveau pour les sciences, l’Université et la recherche, dont vous trouverez le texte ci-dessous.

Le « Projet de loi de simplification de la vie économique », porté par l’alliance entre droites et extrême-droite, s’inspire directement des dérégulations opérées par les administrations Milei et Trump : la tronçonneuse autoritaire au nom de la simplification. C’est à cette aune qu’il faut comprendre l’ardeur du Rassemblement National à contribuer à cette loi en supprimant, dès l’article 1, toujours plus de comités consultatifs et d’organismes de régulation. Par un curieux paradoxe, cette fureur musko-trumpiste a conduit aussi l’extrême-droite à voter la suppression de ce qui serait son meilleur outil pour caporaliser l’université, une fois arrivée au pouvoir : le Hcéres. Cette erreur d’appréciation repose sans doute sur le fait que ce jour-là ses députés n’avait d’attention que pour leur propre opération de déstabilisation du travail parlementaire en collusion avec le magazine suprémaciste Frontières.

Le ministre et ses alliés se sont engouffrés dans cette brèche pour présenter le Hcéres en rempart exclusif de la liberté académique contre un pouvoir d’extrême-droite : cette liberté constitutionnelle, à les écouter, ne serait garantie que par un comité Théodule — pourtant renversable par un simple amendement. Le ministre n’a sans doute pas d’autre but, dans sa communication de crise, que d’essayer de trianguler l’adversaire en reprenant les catégories et les concepts qui articulent l’indignation du monde universitaire : la liberté académique, l’autonomie nécessaire aux universitaires et aux scientifiques, la défense des sciences comme bien commun et comme pilier de la démocratie. Cet emploi des mots pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils signifient normalement est une tactique sémantique éculée destinée à faire obstacle à la compréhension. Son usage indique en creux une terrible vérité : le Hcéres n’a rien d’un contre-pouvoir. Il est au contraire la clé de voûte du contrôle politique déployé depuis vingt ans, et c’est lui qui expose l’Université et la recherche aux menées d’une future domination de l’extrême-droite. Difficile en tout cas d’imaginer aveu plus clair de l’état réel de la liberté académique : démunie, assujettie à la bureaucratie, et in fine, dans la main des financeurs quels qu’ils soient.

Le Hcéres, ou ce qu’il en reste, ne saurait être une protection face à l’extrême-droite. Reconstruire des défenses efficaces est donc une urgence : la responsabilité démocratique du monde savant dépend aujourd’hui de sa capacité à se réinventer. Le parlement ayant détruit le miroir aux alouettes d’une institution indépendante et protectrice, cette reconstruction de la liberté académique et des sciences comme bien commun, nécessaire et urgente, devient enfin possible. C’est le sens de l’appel paru dans le journal Le Monde. Le Ministre, M. Baptiste, aurait souhaité nous répondre par une tribune en regard.

Nous sommes plus de 4 400, déjà, à avoir signé cette tribune. Nous vous invitons également à la signer et à la partager avec les collègues de votre entourage.

Donnons-nous rendez-vous dès le retour des vacances de printemps pour définir le calendrier et les modalités du travail de réinstitution devant mener à un changement de cap et une vision renouvelée pour l’Université et la recherche.

« Le Haut Conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur étant devenu irréformable, il fallait le supprimer »

Dans une tribune au Monde, un collectif de plus de 3 000 praticiens de la communauté académique salue la suppression du Haut Conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur, et y voit l’espoir d’un renouveau pour les sciences, l’Université et la recherche.

Répondant à un souhait très largement exprimé par les universitaires et les chercheurs, les députés ont validé la suppression du Haut Conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Hcéres) après des années de paupérisation, de bureaucratisation, dans le cadre du « Projet de loi de simplification de la vie économique ». Les missions de l’université et de la recherche scientifique supposent de démêler deux notions confondues sous le vocable d’« évaluation » : l’évaluation des enseignements et des travaux scientifiques et l’évaluation des politiques publiques.

L’évaluation des travaux scientifiques fait partie du quotidien des chercheuses et des chercheurs. Le régime de vérité scientifique, fondé sur la preuve et sur la critique mutuelle, suppose d’être à l’abri des pressions de tous ordres. Par la nature même de leur activité, universitaires et chercheurs doivent disposer d’une autonomie vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux. C’est la raison pour laquelle les laboratoires et les formations doivent être évalués par des chercheurs et des universitaires en activité, selon des normes propres à l’Université et la recherche.

L’évaluation des politiques publiques ou des décisions prises par les présidences des établissements est destinée quant à elle à apporter aux parlementaires et aux citoyens une information transparente et objective, afin d’améliorer la qualité globale du service public. Pour des raisons démocratiques, cette évaluation ne doit pas être soumise au pouvoir politique, ni directement — par le ministère — ni indirectement — par le Hcéres ou toute autre instance dont l’indépendance ne serait que de façade. C’est le sens judicieux de l’obligation européenne d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche par une autorité indépendante.

Or, le Hcéres, dont la direction est souvent proche du pouvoir exécutif, est très directement lié au pouvoir politique. Cette dépendance en a fait l’outil central d’un projet bureaucratique plus global de « gouvernement par agences » qui a entraîné déclin scientifique et technique, aggravé l’échec des politiques de réussite et d’insertion, et favorisé l’essor d’un secteur privé lucratif de qualité médiocre échappant à toute évaluation publique.

La faillite politique et morale du Hcéres est confirmée par la Cour des comptes, qui souligne la lourdeur et l’utilité « marginale » de ses rapports, tout en déplorant l’absence de « réel effort de maîtrise de ses dépenses » — rappelons que le budget annuel du Hcéres était de 24 millions d’euros pour 2024. Le Hcéres a multiplié les procédures opaques, chronophages, et parfois absurdes, utilisant des indicateurs contraires aux normes scientifiques et universitaires. Les tentatives de simplification et de rationalisation de cette institution ont précipité la catastrophe de la « vague E », ruinant sa réputation et sa légitimité auprès des universitaires et du grand public. En plus d’avoir réécrit les avis des évaluateurs, la direction du Hcéres a donné à voir toute l’injustice des critères d’accréditation des formations : taux d’insertion professionnelle trop bas des jeunes dans les territoires défavorisés, taux de poursuite trop élevé des études au sortir d’IUT, impossibilité pour la philosophie d’entrer dans les normes bureaucratiques ubuesques de l’agence d’évaluation, entre autres. Aucun de ces critères ne reflète la qualité de l’enseignement dispensé, mais seulement la conséquence de situations géographiques particulières, de spécificités disciplinaires ou de réformes incohérentes. Le Hcéres étant devenu irréformable, inutile pour les uns et nuisible pour les autres, il fallait le supprimer.

Le ministre lui-même ne croit plus au Hcéres : preuve en est l’annonce, le 8 avril, du projet de soumettre la totalité des subventions des établissements d’enseignement supérieur et de recherche à la signature d’un contrat d’objectifs, de moyens et de performances (COMP) avec l’État. Au contraire de répondre au besoin pressant de financements pérennes du travail académique, ces COMP conditionnent les budgets à l’arbitraire d’objectifs chiffrés, tels que le taux de diplomation en trois ans, l’insertion professionnelle à 12 mois ou, pourquoi pas, le nombre de publications scientifiques. En phase d’austérité, il s’agit d’un projet de soumission illibérale de l’université et de la recherche à des priorités gouvernementales pouvant varier arbitrairement, édictées en tout cas sans débat ni transparence. Pire encore, les COMP retournent contre les formations et les laboratoires les manquements de l’action publique et l’inconséquence des choix politiques gouvernementaux. Cette réforme parachève l’inféodation de l’Université et de la recherche au pouvoir politique. Cette nouvelle atteinte au principe d’autonomie et à la liberté académique est particulièrement inquiétante dans un contexte international marqué par les attaques menées par Elon Musk et Donald Trump contre les sciences et la démocratie.

La suppression du Hcéres n’est pas un saut dans l’inconnu : elle ouvre au contraire la voie à la reconstruction des normes probatoires mises à mal, mais aussi à un débat démocratique sur le rôle de l’université et de la recherche dans l’espace politique. Mieux, elle porte l’espoir de tourner la page de vingt ans de paupérisation et de promotion d’une « excellence » auto-proclamée et anachronique, dont il est vérifiable qu’elle n’a porté aucun fruit. Il faut en finir aussi bien avec l’inertie institutionnelle qu’avec le corset technocratique imposé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il suffit pour cela de prolonger toutes les accréditations actuelles de deux ans et de profiter de ce délai de latence pour construire, en s’appuyant sur l’expérience de la communauté, un nouveau système collégial de probation académique, ainsi qu’un dispositif transparent de contrôle des politiques scientifiques et universitaires. C’est à ces seules conditions que la France pourra, enfin, instaurer la liberté et la responsabilité de la recherche et de l’Université.

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