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Compléments d’information et d’analyse sur les KeyLabs et le budget

Cette page propose un compte-rendu de mobilisation, des informations et des analyses en complément de nos trois précédents billets concernant les KeyLabs, qui demeurent pleinement valides :

Tirer le frein d’urgence — ballons d’essai

Comprendre la réforme des KeyLabs

KeyLabs : quatre points centraux du continuum de réformes

Mobilisation : Préférer la reconstruction collective aux ingérences solitaires

Le succès de la motion de défiance témoigne du rejet suscité par le retour d’un serpent de mer de la droite managériale : le contrôle bureaucratique des laboratoires par l’attribution de notes déterminants les postes de soutien technique et administratif alloués. Ce rejet se fonde bien-sûr sur la violation des principes premiers de la science mais aussi sur l’arbitraire, le clientélisme et le contrôle politique qu’encourage le dispositif. Les rassemblements devant le siège du CNRS et le Collège de France constituaient une étape vers un engagement plus fort. Rogue a choisi de soutenir divers collectifs pour contribuer à réparer l’écosystème universitaire et scientifique. Dans une période de morcellement et d’anomie, toutes les actions aspirant à restaurer le « Nous » de la communauté académique doivent se conjuguer. Il n’y a pas de tension entre unité et pluralisme, et le succès de cette pétition le prouve.

Corrélativement, nous devons porter un jugement sans concessions sur les inévitables menées solitaires, qu’elles émanent de tel ou tel président d’université ou d’un quarteron d’académiciens en retraite. Vingt ans de recul nous renseignent assez sur la façon dont ce type d’initiative teintée de self-branding et de tentation prédatrice facilitent toujours les réformes et contribuent in fine à la plongée vers le désastre. Nous avons besoin de renouer avec les principes de collégialité, de concertation, avec les mœurs, les règles, les standards éthiques qui doivent prévaloir en lieu et place de la mise en concurrence généralisée et du nouveau mandarinat managérial.

« POZZO. — Éloignez-vous. (Estragon et Vladimir s’éloignent de Lucky. Pozzo tire sur la corde. Lucky le regarde.) Pense, porc ! (Un temps. Lucky se met à danser.) Arrête ! (Lucky s’arrête.) Avance ! (Lucky va vers Pozzo.) Là ! (Lucky s’arrête.) Pense ! ( Un temps.)

LUCKY. — D’autre part, pour ce qui est…

POZZO. — Arrête ! (Lucky se tait.) Arrière ! (Lucky recule.) Là ! (Lucky s’arrête.) Hue ! (Lucky se tourne vers le public.) Pense ! »

Samuel Beckett

Moratoire et porte-au-nez : la chronologie des faits

Avant d’analyser pourquoi le moratoire est une accélération du programme de démantèlement du CNRS et de mise en pièce du tissu universitaire, il importe de replacer les faits dans leur chronologie.

Les 10 et 17 janvier 2025, l’association France Université demande un moratoire sur les KeyLabs. En latin, moratorius signifie « un délai » ou « un retard », mais en aucun cas un arrêt. Le Père Deneken, président de l’Udice, avait tenu à accorder son nil obstat, manifestant par là l’harmonie générale des différentes branches de la bureaucratie : « Le débat est clos, arrêtons de parler de concurrence. Quand j’ai vu ce matin ce projet d’UMR cinq étoiles, je me suis dit que nous allions construire cela ensemble avec le CNRS, pour tirer la France vers le haut ». Le mot clé, ici, est « ensemble » : les présidences d’universités veulent participer au grand jeu de destruction de l’écosystème de recherche et non le subir. Dans le vide du langage managérial, cela se dit : « les universités sont cheffes de file ».

Le 24 janvier, le cabinet ministériel laisse filtrer son mécontentement. Les méthodes bruyantes et inefficaces de M. Petit dans la « conduite du changement » irritent : elles mettent en péril deux éléments fondamentaux de la ligne politique générale, auxquels les KeyLabs pourraient contribuer : la mise au pas des laboratoires par des notes et la concentration des moyens sur les laboratoires d’une dizaine d’« universités de recherche » — celles dont la bureaucratie s’est coalisée au sein de l’Udice. Tonalité : « si on veut concentrer les moyens sur quelques labos, on ne le dit pas ! On le fait. » Le ministre s’est même dit prêt à limoger le PDG du CNRS au printemps pour arrêter la mobilisation naissante avant qu’elle ne s’étende à l’Université.

Le 27 janvier, quelques minutes après la fin du rassemblement au siège du CNRS, M. Petit annonce aux directeurs de laboratoire de chimie un moratoire sur les KeyLabs, le temps de parvenir à des accords avec les présidences d’universités. Il s’agit, de son point de vue, de permettre à ces présidences d’ajouter quelques laboratoires, importants pour leur réélection et leurs réseaux clientélistes, à la liste des KeyLabs.

Le 29 janvier, M. Petit, hors de lui, se livre à une séance de molestage verbal des directrices et directeurs d’unités prenant leur fonction, confirmant dans l’emphase ce secret de polichinelle : il pense le moratoire comme une porte-au-nez. Il espère le soulagement, voire le soutien de la moitié de la communauté académique si la fraction de KeyLabs était relevée à 40 ou 50% au lieu de 25%.

Le 29 janvier encore, le président de Saclay se décide à suivre ses collègues de l’Udice et à annoncer ne pas négocier avec M. Petit. Pourtant, le même jour, les termes de cette même négociation nous parviennent. Sans surprise, il s’agit d’étendre à la marge du nombre de KeyLabs, témoignant de la marche forcée vers le définancement des laboratoires hors « universités de recherche » :

https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2025/01/KLParisSaclay.pdf

Le 30 janvier, ce choix d’un moratoire est annoncé par le ministre après des échanges avec « le CNRS, la communauté et les parties prenantes ». La forme trahit le fond : nous — la communauté — ne sommes donc pas « partie prenante ». Le moratoire est destiné à une « concertation avec l’ensemble des partenaires des unités du CNRS ». « On peut être une excellente unité de recherche et ne pas être associé au CNRS » a-t-il expliqué.

Pour quelques KeyLabs de plus : le moratoire est une accélération

Il nous faut repartir de leur plan général de transformation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il s’agit de transformer l’essentiel des établissements universitaires en Colleges et de concentrer la recherche dans une dizaine d’établissements pilotés par des board of trustees. Le financement passe par la dérégulation des frais d’inscription et la gestion par une contractualisation autorisant toute modulation entre enseignement pur et recherche pure. Voilà le cœur de la LRU 2.0 : démantèlement du CNRS et transfert des personnels aux universités, suppression du statut de fonctionnaire et dérégulation contractuelle, mise en crise budgétaire et augmentation des droits d’inscription.

Les échanges au sein du cabinet ministériel le confirment : les KeyLabs allaient dans la « bonne direction », mais imparfaitement. L’arbitrage en faveur de l’Udice (le « moratoire ») permet d’accélérer la transformation. Les bureaucrates de l’Udice ne s’en cachent pas : ils veulent le budget des organismes nationaux et récupérer les « meilleurs » chercheurs, les « stars ». Les stars se caractérisent en ceci qu’elles ne font pas de recherche mais ont la confiance des investisseurs et lèvent donc des fonds avec régularité pour embaucher les petites mains qui produisent la science. Ces petites mains, personne ne semble plus ni se soucier de les former, ni de leur offrir un avenir. La pensée magique du nouveau management de la recherche repose sur cette croyance obscurantiste : il suffit d’« attirer les meilleurs ». On comprend comment ce dogme qui flatte les imbéciles a provoqué le décrochage scientifique et technique du pays et coproduit le détournement des moyens publics vers les intérêts privés — 7,86 milliards d’euros de Crédit d’Impôt Recherche, 20,4 milliards d’euros de financement public de l’alternance, auxquels il faut ajouter 7,2 milliards d’euros d’apprentissage.

D’aucuns pourraient se demander : Pourquoi les présidentes et présidents des futurs Colleges universitaires, celles et ceux qui défendent les intérêts de la bureaucratie au sein de France Université, scient-ils avec autant d’ardeur la branche sur laquelle ils sont assis ? Pourquoi M. Petit est-il le pyromane de l’organisme de recherche dont il a la charge ? Il importe de garder en tête que les paramètres personnels, y compris la force de l’autopersuasion, n’ont pas grande importance ici : les bureaucrates étant interchangeables, nous ne pouvons que renvoyer à notre article sur le contrôle des subjectivités  :

Réformes de l’imaginaire social et contrôle des subjectivités

Le middle management n’est décisionnaire qu’en apparence : il doit se conformer « en toute liberté » au désir maître des « investisseurs ». Or malgré les illusions qu’ils se font souvent, les présidents des établissements et même ceux des organismes de recherche ne sont pas fondamentalement autre chose que des middle managers.

Pour cette raison, le mouvement destituant qui s’est installé ces dernières semaines ne se réduit en aucune façon à la personne insignifiante qui se trouve actuellement occuper les fonctions de PDG du CNRS : c’est toute la mainmise des intercesseurs et apprentis « chefs de file » et le système normatif auquel ils obéissent qui est remise en cause par la communauté. Aucun moratoire destiné à marchander quelques KeyLabs de plus avec l’Udice ou à amorcer le transfert des personnels CNRS aux « universités de recherche » ne sera de nature à satisfaire l’exigence qui s’exprime : la refondation de la recherche et de l’Université sur une base collégiale et intègre. Il nous faut donc maintenant passer du moment destituant au moment constituant.

Enfumage budgétaire

Quels sont les moyens supposément accordés aux KeyLabs ? Aucune annonce n’a été faite à ce sujet, alors même que les grands chiffres dénués de sens font ordinairement partie de l’arsenal d’enrôlement. Le lancement de l’IDEx avait été accompagné d’une annonce claironnante de 7,7 milliards d’euros ; celui de la LPR de 25 milliards d’euros. On a pu constater qu’il demeure encore de vieilles gloires de la recherche suffisamment crédules pour déclarer aujourd’hui encore que la LPR fut une loi ambitieuse apportant des moyens — quand nos analyses de l’époque comme les déclarations de Mme Retailleau et M. Germinet témoignent qu’elle fût toujours une loi de dérégulation des statuts, de paupérisation programmée et de bureaucratisation. Les initiatives les plus insignifiantes comme les campus connectés sont accompagnées de grands chiffres — 25 millions d’euros en l’occurrence. Pour les KeyLabs, nada. On ne sait plus ce qu’il y a de plus méprisant entre les promesses d’un rêve frelaté, le story-telling mensonger, et le clash.

Le cabinet ministériel reste pour sa part dans l’ordinaire de la stratégie de désinformation puérile concernant les coupes budgétaires, en omettant l’inflation, en produisant des chiffres bidonnés par assemblage favorable de crédits dépourvus de réalité dans les documents budgétaires — les « jaunes » et les « bleus ». Innovation notable, le conseiller budgétaire formé à la SKEMA Business School a suggéré d’user de l’argument selon lequel repousser la signature des PEPR de 9 mois serait une manière de pérenniser ces programmes, quand il s’agit simplement d’en amputer le budget de 75%. Le projet de loi de finances initial prévoyait une baisse de 1,3 milliards d’euros, une fois prise en compte l’inflation autour de 2,1%, dont 430 M€ pour la subvention pour charge de service public (SCSP). Les amendements gouvernementaux récents prévoient l’amputation des crédits de la mission « recherche et enseignement supérieur » de 630,1 M€ de plus, auxquels il faut ajouter 535 M€ de crédits de la mission « Investir pour la France de 2030 ».

L’Université a été mise sur la paille, faute de soutien conséquent aux initiatives destinées à récupérer les moyens publics dilapidés dans le CIR et l’alternance.

Investir dans la recherche et l’Université, pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique

Courte histoire de la mise au pas des laboratoires par des labellisations

Chaque bureaucrate rêve de d’opérer l’une des transformations que ses prédécesseurs ont échoué à mettre en œuvre. Ainsi la loi ORE a refermé l’humiliation du projet Devaquet (si tu savais) et auréolé de gloire pour les décennies à venir le directeur de cabinet de Mme Vidal, M. Philippe Baptiste. L’abandon des labellisation des laboratoires (les notes A+, A, B, C de l’AÉRES) constitue une autre blessure narcissique de la bureaucratie sarkozyste. C’est pour cette raison que M. Coulhon a tenté de se parachuter de l’Élysée à la tête Hcéres, pour le transformer en poste de contrôle et de mise au pas de la recherche. Par un dispositif tactique qui nous donne encore aujourd’hui le sourire, la communauté académique a suffisamment torpillé l’arrivée de M. Coulhon au Hcéres — avec l’aide efficace, il faut le reconnaître avec modestie de quelques-uns de ses ennemis au sein de la bureaucratie — pour qu’il échoue à transformer à nouveau le Hcéres en machine de guerre contre l’autonomie des scientifiques. Plus drôle encore, M. Coulhon, englué dans la médiocrité de cette institution, l’a coulée quand il entendait la transformer en lieu de pouvoir. Avec ses KeyLabs, M. Petit a relevé le gant de la fierté paléo-conservatrice. À l’issue du « moratoire », M. Philippe Baptiste aura-t-il l’idée confinant au génie de confier au Hcéres le soin de mettre en cause tous les 4 ans le label ouvrant droit à la dotation des laboratoires en personnels administratifs et techniques ?

https://rogueesr.fr/supprimons-le-hceres/

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