« France can’t go on like this. It’s time to end the Fifth Republic, with its all-powerful presidency — the closest thing in the developed world to an elected dictator — and inaugurate a less autocratic Sixth Republic. »
Nous serons à nouveau dans la rue cette semaine pour défendre le droit à la retraite, les libertés publiques et la possibilité d’une réinstitution démocratique, seule capable de nous permettre de faire face aux urgences sociales et écologiques.
L’attente de la décision du Conseil constitutionnel pourrait nous bercer d’une illusion cruelle : que la fin de la crise démocratique que nous traversons puisse se trouver dans les ressorts de nos institutions. Or, quelle que soit cette décision, nous devons aujourd’hui regarder en face et nommer le moment que nous vivons pour ce qu’il est, celui de la transgression autoritaire que nous redoutions. Pour en sortir, il faut en finir avec la violation des principes démocratiques et les violences policières.
La mutation illibérale du mouvement jadis appelé « En Marche » était dès le départ inscrite au champ des possibles. On qualifie d’illibérale une politique qui est opposée aux principaux fondements du libéralisme politique : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’État de droit, la liberté de la presse, la liberté académique et les libertés individuelles. L’autoritarisme illibéral désigne un régime fondé sur l’élection, mais qui prétend ensuite détenir le monopole de la volonté générale du peuple et ignore de ce fait les limites constitutionnelles à son pouvoir, dépossédant ainsi les citoyens de leurs droits et libertés en exigeant d’eux un consentement à une vision unique du monde. Il s’oppose à l’idéal démocratique, qui suppose un pluralisme de rationalités en débat dans un espace public, et des institutions permettant la réalisation effective de la souveraineté du dêmos.
Certaines doctrines de libéralisme économique s’accommodent de l’illibéralisme politique, notamment sa variante « libertarienne », connue pour l’emphase avec laquelle elle déclare défendre les libertés individuelles. Son principal théoricien, Friedrich von Hayek, ne se privait pas de faire l’éloge du général Pinochet. Pour ses adeptes, la liberté qu’il s’agit de défendre est d’abord la liberté d’entreprendre, la liberté de mise en concurrence, la liberté du marché… qui, dès lors qu’elles sont les libertés principales, se résument à la liberté de prédation laissée à quelques uns ; la liberté politique, et notamment les libertés publiques collectives, comme le droit de manifester ou de faire grève, n’entrent guère en considération : un pays libre, pour ces « libéraux », c’est d’abord un pays qui se tient sage.
Depuis l’accession de M. Macron à la Présidence, le refus du dissensus organisé et de la mise en débat d’argumentations contradictoires, ainsi que la prétention à occuper l’ensemble de l’espace politique rationnel et légitime, relevaient déjà d’une tentation autoritaire. Plusieurs lois adoptées brutalement, une politique migratoire contraire à l’histoire post-révolutionnaire de la France ainsi que la répression violente de plusieurs vagues de manifestations, dont le mouvement des Gilets-Jaunes, furent autant de transgressions. Désormais, la fuite en avant est complète : l’exécutif a lié son sort à celui des secteurs factieux de la police, et sa figure dominante est un ministre de l’intérieur dont l’ancrage à l’extrême-droite est aujourd’hui reconnu par la presse internationale ; le gouvernement est ainsi solidaire d’un transfuge de l’Action française, admirateur de la politique religieuse napoléonienne, politique dont l’inspiration antisémite est avérée, et mis en accusation pour agressions sexuelles à propos desquelles une procédure court encore. Sans surprise, une fois aux affaires et confronté à une opposition politique vivace, cet idéal-type incarné de la droite illibérale se livre à des déclarations hostiles aux droits humains inédites depuis la fin de la guerre d’Algérie. Ce bréviaire maurrassien, validé au sommet de l’État, a été lâchement cautionné ce mercredi dans l’hémicycle du Sénat par la cheffe du gouvernement. Une telle perdition morale illustre s’il en était besoin la paresse intellectuelle dont se nourrit l’illibéralisme : outrance, conspirationnisme, mépris des faits.
Symétriquement à la post-vérité du moment Trump / Macron — l’adhésion à des récits que l’on sait être faux —, nous traversons un moment de suspension de la rationalité, où il est difficile de croire au récit de la transgression autoritaire qui repose sur des faits avérés. Le mythe élitiste selon lequel l’illibéralisme autoritaire ne saurait entraîner que des franges de la population à faible bagage scolaire et menacées de déclassement contribue au plafond d’incrédulité qu’il nous faut crever. L’histoire des Lumières devrait nous avoir enseigné la vacuité du concept même de « despotisme éclairé » ; force est de constater qu’il n’en est rien, et qu’il fait retour sous la figure d’un monarque élu qui fait fi du parlement, des corps intermédiaires comme de la démocratie sociale.
Dire le virage illibéral de l’exécutif n’est pas banaliser le Rassemblement national, ni même mettre celui-ci sur un pied d’égalité avec l’ensemble du groupe Renaissance. Au contraire, c’est prendre au sérieux la situation créée par l’accession au pouvoir de M. Macron, et en combattre les dangers par l’énonciation de la vérité, devoir auquel nous nous sommes engagés comme universitaires. Il serait illusoire d’imaginer un retour à un exercice légitime du pouvoir par la promesse d’un référendum d’initiative partagée, d’une part quand les processus démocratiques fondamentaux sont, dans leur ensemble, mis à ce point à mal et, d’autre part, quand les modalités de ce référendum sont extrêmement longues et ne garantissent en rien qu’il y ait bien un référendum au bout (un référendum est organisé si, à la fin de ce processus, la loi n’est pas examinée après un délai de six mois au Parlement).
Notre responsabilité est de nous lever contre tout mouvement qui menace les principes fondateurs de l’Université et, par extension, de notre vie collective : humanisme, libre dispute, exigence de vérité, autonomie vis-à-vis de tous les pouvoirs. Exactement à l’image de l’urgence écologique, la crise démocratique exige des solutions drastiques, qui seront d’autant plus dures et dramatiques que nous tarderons à les mettre en œuvre. Ce n’est plus demain et dans les urnes qu’il faudra combattre l’extrême droite, mais bien dès aujourd’hui et dans la rue. L’urgence est à affirmer avec force notre attachement aux libertés publiques, aux valeurs de la République — liberté, égalité, fraternité — et aux principes du libéralisme politique. Notre contribution, comme chercheurs, comme savants, comme universitaires, passe par l’élaboration et la mise en débat des moyens d’instituer sans délai une démocratie à l’épreuve de l’illibéralisme autoritaire.
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Lors des manifestations de ce jeudi 6 avril, nous montrerons une nouvelle fois la force vive du mouvement démocratique avec une solidarité et une détermination sans faille, en portant haut l’espoir et les valeurs qui nous animent.
L’heure est grave. Quiconque se sentirait trop frappé de sidération pour apprécier la situation peut se référer aux écrits des observateurs des libertés publiques et des droits de l’humain, aux comptes-rendus des journaux progressistes, libéraux et démocrates :
Le contournement du parlement, l’arbitraire et le déchaînement des violences policières, l’usage permanent du mensonge et du choc, la rhétorique de l’ennemi de l’intérieur, la surdité de l’Élysée devant un quasi-consensus démocratique de rejet d’une (contre)-réforme des retraites qui n’est pas nécessaire : tout cela constitue de graves atteintes à la démocratie et aux libertés publiques. C’est à l’aune de cette fuite en avant qu’il convient d’interpréter les menaces proférées ces derniers jours contre la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), qui n’ont pas d’équivalent depuis sa reconstitution en 1944. Vous pouvez adhérer à la LDH en suivant ce lien :
Pour autant, nous ne sommes pas les spectatrices et les spectateurs d’un désastre en cours. L’isolement et la violence du pouvoir disent aussi sa faiblesse. Ce serait une faute de nous laisser intimider et enfermer dans la stratégie de la tension portée, pour le compte du chef de l’État, par un ministre de l’Intérieur d’extrême-droite. Le mouvement social contre la réforme des retraites a cristallisé une multitude d’autres revendications. Il a été rejoint par les scientifiques et les militants qui entendent juguler le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant, désormais criminalisés. Bien au-delà, depuis quelques jours, toutes celles et ceux qui sont attachés aux libertés publiques savent attester concrètement leur solidarité. Nous sommes nombreux, unis, déterminés.
La place de l’Université et de la recherche dans ce grand mouvement est essentielle. Face à la violence, nous devons montrer plus que jamais notre attachement indéfectible à dire le vrai sur le monde. La temporalité dans laquelle nous nous inscrivons n’est pas celle d’un théâtre où tous les coups médiatiques semblent permis, elle n’est pas commandée par une défense réflexe face aux attaques infondées que nous subissons. Obligés par la jeunesse, obligés par les nouvelles sombres qui viennent des sciences du climat et du vivant, nous portons les valeurs de la libre discussion rationnelle, du lent rassemblement des preuves, de la transmission et de la publicité des savoirs.
En contre-feu puissant aux pulsions mortifères ou même simplement nihilistes qui tentent d’envahir l’espace public, il s’agit aujourd’hui de nous ouvrir un avenir, en poursuivant le travail d’élaboration collective d’un horizon politique initié il y a un an, et synthétisé en 50 propositions. Par ces temps difficiles, le plus grand des dangers est la sirène du renoncement. Face à l’ampleur de l’enjeu et la noirceur des prévisions, jeter l’éponge pour l’avenir collectif n’est pas une option possible. Alors que d’autres secteurs de la société ont fortement contribué aux premières semaines de mouvement, il est temps que l’Université prenne sa part et pèse de tout son poids. Chaque heure de cours débrayée, chaque démission des tâches administratives, chaque Commission d’Examen des Vœux refusant de contribuer aux classements de Parcoursup va peser dans le bon sens. Chacun doit se poser en conscience la question : la gravité de la situation actuelle ne vaut-elle pas quelques semaines de grève totale ?
« Le printemps est inexorable ! » Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu.
« Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l’ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée. »
René Char
Mardi 28 mars, nous manifesterons pour la liberté, l’intégrité et la justice.
Il y a trois ans, en plein confinement, près de 10 000 personnes s’associaient à un appel initié par RogueESR appelant à retrouver prise sur le monde et nos vies, et affirmant que l’engagement pour la liberté et la responsabilité des savants et de l’Université dans son ensemble va de pair avec une refondation démocratique, écologique et sociale des institutions :
Trois ans plus tard, un nouveau moment paroxystique de la crise démocratique française cristallise ces aspirations et laisse entrevoir la possibilité d’une réalisation rapide de cette exigence.
Les manifestations du jeudi 23 ont dépassé en nombre et en intensité celles du 7 mars. Celles et ceux qui y ont pris part ont remarqué la joie et la détermination des cortèges, portés par les mouvements de grève reconductible des secteurs les plus stratégiques de l’économie, mais aussi par la présence massive de la jeunesse lycéenne et étudiante. Surtout, la « foule » déterminée et joyeuse était animée d’un sentiment, d’une énergie qui n’avaient probablement jamais été aussi sensibles depuis près de vingt ans : nous pouvons gagner. Gagner ne veut pas seulement dire faire reculer le gouvernement sur une réforme rejetée par la quasi-totalité des actifs. Au vu de la situation actuelle, gagner veut aussi dire amorcer la restauration de la démocratie délibérative, celle-là même qui est aujourd’hui bafouée par le gouvernement, et l’approfondir par une démocratie sociale et environnementale. Comme n’a pas manqué de le remarquer la presse étrangère, à commencer par la presse économique de centre-droit, la crise française est aujourd’hui une crise de régime qui ne trouvera son issue que par une nouvelle organisation politique, où la délibération instruite et contradictoire devra reprendre la place qui lui revient sous un régime de liberté retrouvée.
Nous avons vu comment l’intervention d’économistes universitaires dans le débat public a contribué à transformer la perception du projet de destruction des retraites, en imposant soudain des exigences d’exactitude factuelle, d’analyse chiffrée et tout simplement de lecture des textes à un gouvernement habitué à affabuler des éléments de langage assortis d’études d’impact bâclées. Les normes de l’intégrité scientifique ont directement concouru à démasquer et affaiblir ce projet. Nous voyons aussi comment l’entrée de nos étudiantes et étudiants dans la résistance a bouleversé la physionomie du mouvement et a contribué à lui donner une force d’affirmation tournée vers l’avenir. Ces développements nous obligent.
Dans l’immédiat, nous assistons aussi à une fuite en avant de l’exécutif : mensonges éhontés, essais d’intimidation, diffamation des oppositions de toute couleur, atteinte au droit de manifester, violence aveugle et criminelle : menaces, privations abusives de liberté, humiliations, coups, viols et mutilations — nous pesons ces mots. L’antagonisme entre les principes constitutifs de l’Université et la pratique du gouvernement ne saurait être plus clair. La dérive du gouvernement nous oblige, elle aussi.
La force des cortèges syndicaux denses, dûment déclarés, et bénéficiant du soutien d’une écrasante majorité de la population, constitue aujourd’hui le principal rempart de défense de la démocratie libérale. Mais au-delà, c’est aussi un levier de masse pour qu’advienne dans un avenir proche le moment constituant qui réconciliera la vie civique avec les principes d’intégrité intellectuelle, de solidarité et de responsabilité sociale qui, pour nous, sous-tendent l’idée même d’Université. C’est dans ces cortèges qu’est notre place, auprès de nos étudiantes et de nos étudiants. Dans la foule, légitime.
Entraînés par la foule qui s’élance Et qui danse une folle farandole Nos deux mains restent soudées
« Vous avez cru que tout pouvait se mettre en chiffres et en formules. Mais dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose sauvage, les signes du ciel, les visages d’été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes. »
Les centrales syndicales appellent à une journée de grève et de manifestation le 23 mars.
Contribuons au baromètre de l’ESR
La CPESR (Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche) est un collectif de collègues qui se donne pour but de produire et diffuser des connaissances sur l’ESR. Ils utilisent notamment pour cela des données publiques.
Une de ses actions récentes, visant à prendre la mesure des transformations imposées à nos métiers, est de construire un baromètre des conditions de travail dans l’ESR. Participer à cette enquête nécessite 10 minutes environ. Nous vous invitons à la transmettre à vos collègues, équipes et élus dans les conseils, sans distinction de statut et de métier.
On peut y voir, notamment, que le taux d’encadrement compris comme le nombre d’enseignants-chercheurs titulaires pour 100 étudiants a baissé de 17% lors de la dernière décennie, ce de façon parfaitement constante, donc nécessairement maîtrisée.
La conséquence est dramatique : c’est maintenant plus de 11 000 postes qu’il faudrait ouvrir pour retrouver les taux d’encadrement de 2010, donc les conditions d’enseignement et d’étude, et plus largement de travail, de l’époque.
La séquence que nous vivons dépasse la simple question des retraites : nous traversons un moment de rupture avec la démocratie libérale, annonciateur, si la logique de la force devait prévaloir, de l’avènement au pouvoir de l’extrême-droite.
Si nous ne devions participer qu’à une seule manifestation, mobilisons-nous lors de la journée de grève du mercredi 15 mars, pour montrer que cette fois, ça ne passe pas et que ça ne passera pas.
Rien n’est perdu. Nous pouvons faire basculer le rapport de force pour ouvrir de nouvelles voies aux forces d’avenir et de progrès social. Par le passé, de nombreuses lois ont été abandonnées, aussi bien avant qu’après leur adoption par le parlement, face à leur impopularité signifiée par un mouvement puissant. La fin des régimes spéciaux de retraites en 1995, la loi sur le CPE, promulguée dans le vide, en 2006, ou les « projets de lois pour un renouveau de la vie démocratique », abandonnés après l’affaire Benalla, en sont des exemples restés dans toutes les mémoires. Entre 1977 et aujourd’hui, neuf lois ont été censurées complètement par le Conseil constitutionnel, deux ont été rejetées, cinq sont devenues caduques car non terminés en cours de mandat ; on ne compte plus les lois non promulguées, jamais entrée en application comme celles demeurées coincées « en première lecture ».
Le texte de loi prévoit désormais en son article 1 bis que le Gouvernement remette au Parlement d’ici un an un rapport détaillant les conditions et le calendrier de la loi suivante sur les retraites. Dans le projet de loi voté par l’Assemblée nationale, ce rapport préparerait l’alignement du régime de retraites de la fonction publique sur celui du privé, comme l’explicitait le fameux article 18 du précédent projet de loi, destiné à creuser un déficit dans les caisses de retraites et à baisser le niveau de pension (calculé sur les 6 derniers mois vs sur les 25 meilleurs années). Nous avons longuement analysé cette mesure désastreuse dans nos précédents billets :
Dans la version du Sénat, il s’agit d’instaurer et de rendre obligatoire un régime obligatoire d’assurance vieillesse par capitalisation.
La stratégie de l’exécutif s’appelle une martingale : si nous ne l’emportons pas en faisant monter le mouvement de grève reconductible en puissance, deux nouvelles contre-réformes sur les retraites seront soumises au Parlement dans la foulée. Notre propre stratégie est simple : refuser le distanciel, conserver les universités ouvertes et multiplier les prises de parole pendant les cours et les travaux dirigés pour expliquer clairement les tenants et aboutissants de ce train de lois.
« Pour éviter la colère d’Achille, il faut la ruse d’Ulysse. Et que donc, face à cette colère potentielle qui va se déclencher, il faut être rusé. On ne sait jamais laquelle des gouttes est la dernière. Ça, on ne sait pas. […]
« En 2017, on fait les ordonnances Travail. Moi, je me dis, quand on fait les ordonnances Travail, ça va être terrible, parce que je me souviens de la loi Travail, deux ans avant : manifestations monstres, tension maximale. Et on fait les ordonnances Travail et ça passe. On fait la réforme de la SNCF et on termine le statut, on met fin au statut. Et on ouvre à la concurrence, on développe la concurrence. On dit comment est-ce que ça va se passer. On s’attend à des blocages complets. Et on ne les a pas tant que ça. Il y a des grèves… Mais ça passe. On dit qu’on va pouvoir entrer dans les universités, dans l’enseignement supérieur, sur le fondement d’une orientation sélective. […] Si vous avez suivi l’actualité politique des 20 ou 30 dernières années, vous savez que c’est une bombe. On le fait, il y a des universités qui sont occupées, on les désoccupe, et ça passe. »
Edouard Philippe Premier Ministre 2017-2020
Après les retraites viendront d’autres réformes, tant que « ça passe ». L’éducation ne sera bien sûr pas épargnée : Collège, INSPE et Masters sont déjà en ligne de mire. Le droit du travail devrait suivre rapidement. Tant que « ça passe ». Mercredi, faisons en sorte que ça ne passe plus.
Sans les vacataires, l’Université s’arrête.
Les vacataires sont 130 000 en France. Témoins exemplaires de la précarisation massive de l’Université française, les personnels non statutaires portent à bout de bras les besoins d’enseignements de facs exsangues. Un rôle essentiel qu’ils et elles continuent d’assurer, bien que sous-payés et oubliés par le droit du travail. Jusqu’à quand ?
Le collectif Vacataires, doublons nos salaires, dont nous nous portons solidaires, revendique la déclaration d’une heure de préparation de cours pour chaque heure de cours réalisée, et propose d’organiser à cette fin un blocage de notes. Quelle que soit votre situation, nous vous invitons à soutenir le mouvement ou y prendre part sur le site du collectif : https://www.vacataires.org/.
Le mardi 7 mars a été la plus grosse journée de manifestation sociale depuis des décennies voire de l’histoire de France. Cette contre-réforme injuste, mal préparée par des cabinets de consultance, et accompagnée d’une étude d’impact au plus loin de l’exigence scientifique est rejetée par plus de neuf actifs sur dix et par les trois quarts des citoyennes et des citoyens. Il y a quelques décennies encore, le pouvoir aurait pris le temps de poser les enjeux et les options possibles, et, surtout, se serait ménagé des portes de sorties. Aujourd’hui, le président de la République, avec l’adhésion de 20% du corps électoral, a commis une faute politique majeure en accordant tant de poids à une loi sans urgence ni nécessité : car de fait, les caisses de retraites sont à l’équilibre pour des décennies. Pire, tous les observateurs voient dans l’entêtement solitaire du chef de l’État un cadeau offert à l’extrême-droite de Mme Le Pen. Le mépris des corps intermédiaires et les coups de force contre le parlement constituent des signes graves d’un délitement illibéral de nos institutions démocratiques.
Nous appelons avec détermination à la participation à la grève reconductible et aux manifestations organisées à l’appel des syndicats samedi 11 mars et mercredi 15 mars. Nous n’avons plus d’échappatoire.
Le déni français du covid long
En France, la gestion de la pandémie de Covid-19 a été en décalage avec les résultats scientifiques. Le déni du Covid long, nom donné par les patients à un ensemble de symptômes persistants, peut avoir des conséquences invalidantes à long terme sur la santé et l’économie. Cette anomalie pourrait être expliquée par un blocage spécifiquement français vis-à-vis des maladies chroniques.
Depuis trois ans, la France a nié la transmission du SARS-CoV-2 par voie d’aérosol, a utilisé le fantasme de l’immunité de groupe pour justifier une politique de laisser-faire, a promis la fin de la pandémie depuis le printemps dernier et a ignoré le Covid long. Cette stratégie est basée sur le primat de l’économie sur la santé, ce qui a conduit à passer sous silence les décès accumulés au fil des vagues. Pourtant, des dizaines de millions de personnes en Europe et aux États-Unis souffrent de conséquences invalidantes d’une infection par le virus SARS-CoV-2 qui perdurent longtemps après la fin de l’infection virale des voies respiratoires.
En Allemagne, le Covid long a été qualifié de « cas de force majeure scientifique » et des crédits de recherche ont été débloqués. En Suisse, la presse s’est alarmée de la fraction des personnes contaminées qui conservent des symptômes sur le long terme. En Israël, la presse s’est inquiétée des séquelles sur les enfants. En France, la presse et les dirigeants ont ignoré le Covid long. Le COVARS, instance qui remplace le conseil scientifique, a même décrit le Covid long comme un « trouble neurologique fonctionnel » et a mis en doute le lien avec l’infection par SARS-CoV-2.
Il est donc nécessaire de sortir de cette exception française en mettant en place une prévention efficace, en ouvrant des cellules médicales dédiées à ces maladies chroniques et en reconnaissant ces affections comme des maladies professionnelles. Il est également important de mettre en place de nouvelles normes de qualité de l’air et de ventilation des lieux recevant du public pour socialiser la réponse aux épidémies sans se défausser sur les responsabilités individuelles. Enfin, la prise en charge des patients atteints du Covid long doit être renforcée et la recherche doit être accélérée pour proposer des traitements personnalisés adaptés à chaque patient. Il y a urgence à agir pour prévenir ces conséquences invalidantes à long terme, néfastes pour la santé publique mais aussi pour…l’économie.[1]
Le 7 mars, nous allons entrer dans une phase de grève reconductible du mouvement pour préserver le système de retraites. L’évidence de l’insincérité du projet de loi, son caractère injuste, apparaissent chaque jour plus clairement, et la très large opposition qu’il suscite n’a cessé de croître. Que M. Macron ait décerné un colifichet de la République au principal actionnaire et président-directeur général d’Amazon, M. Bezos, le 16 février montre que son agenda ne croise que par hasard ou par mépris les questions des citoyennes et des citoyens.
Quelle sera la place des universitaires et des chercheurs dans le mouvement du 7 mars ? D’abord nous devons refuser les fermetures administratives et le basculement des cours en visioconférence, et plus encore l’intervention des forces de l’ordre sur les campus. Nous ne saurions nous satisfaire d’une grève par procuration. La grève est utile pour construire une opposition politique, pour compter et se compter : elle l’est aussi pour le pas de côté qu’elle permet grâce à la suspension, même momentanée, des activités ordinaires et à l’ouverture d’un espace de solidarité et de réflexion. Outre qu’il a suspendu durablement la modulation de service, le mouvement de 2009 a été fécond en idées, touchant jusqu’aux formations mêmes.
À ce titre, le 7 mars peut être l’occasion d’engager une réflexion collective sur le devenir de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le diagnostic, nous le connaissons : pas d’année sans un Parcoursup, un Monmaster (bientôt un Doctosup ? un Tondocto ?), sans une vague d’évaluation (A, B, C, D… courage, encore vingt-deux lettres !), sans un jeu de bonneteau financier (vous préférez une Ritraite ou un Repec ?)… Par des assemblées générales, par un travail engagé dans chaque établissement, faisons donc des 7, 8, 9, 10… mars, la première étape d’une réappropriation de nos métiers, d’une réinstitution de l’Université et du système de recherche, et d’une contribution à la construction collective d’un monde nouveau, et de leurs apports dans l’anticipation des crises et l’apport de solutions latentes construites rationnellement et collectivement.
La solution de l’énigme des manifestants manquants (Mise à jour)
Dans une note précédente, nous avons produit une analyse suggérant que les manifestations parisiennes d’ampleur engendraient une saturation du nombre de participants comptés, quel que soit le nombre de manifestants réels et les biais de mesure.
Le jour même, le 11 février, la préfecture de police ouvrait deux larges boulevards aux manifestants. Sachant que le cabinet Occurrence « dénombrait » 55 000 personnes le 31 janvier dans une manifestation gigantesque tentant d’emprunter un unique boulevard, combien de manifestants ont-ils compté le 11 février ? 55 000 + 56 700. On appréciera la qualité de la prédiction.
Appel à l’aide pour éduquer un « ChatGPT » spécialisé en rapport Hcéres
L’idée est partie d’une boutade mais elle est graduellement apparue comme un moyen sérieux d’apporter une réponse à la hauteur des vues bureaucratiques du Hcéres : pourquoi ne pas former une variante de ChatGPT à répondre aux questionnaires délirants et souvent incompréhensibles de l’agence d’évaluation, à partir de nos publications postées sur HAL ou d’un court rapport d’activité à l’ancienne ? Quel gain de temps collectif !
Nous cherchons à constituer un mini-groupe de travail de collègues techniquement capables de mettre au point ce projet de manière point trop chronophage, pour qu’il soit utilisable massivement pour la vague D d’évaluation (qui a commencé).
Nous contacter.
(Contre)-réforme des retraites : quelles conséquences pour l’Université et la recherche ?
Si vous avez manqué le début — dans la première mouture du projet de loi, l’article 18 prévoyait que l’État aligne progressivement, sur 15 ans, son taux de cotisation patronale de 74,3% aujourd’hui sur celui du privé dans le nouveau système, 16,9%. Les sommes « libérées » étaient destinées à financer les « revalorisations » salariales négociées en compensation des mesures de précarisation et de dérégulation statutaire de la loi de programmation de la recherche (LPR) — un incroyable jeu de dupes — l’augmentation du budget de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), mais aussi une part de la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).
Une mise en crise du financement de l’ESR — Le « régime universel de retraite » (donc cet article 18) était mentionné dans les plateformes électorales de la présidentielle et des législatives, mais ne figure pas dans le nouveau projet de loi. Par ailleurs, le budget total alloué à l’Université et à la recherche publique n’augmente pas, ce qui engendre un problème de financement des établissements — problème accru par l’augmentation du prix de l’énergie. Quelles sont les perspectives budgétaires et leurs conséquences, dans ce nouveau contexte ?
L’actuel projet de loi — Le véhicule législatif choisi par l’exécutif — un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale (PLFRSS) —, ne permet pas d’introduire des dispositions qui sortent du champ financier. Les rares mesures d’atténuation du report de l’âge légal de la retraite sont prévues par voie de décret, ce qui, d’expérience, permet de prédire, soit que les décrets ne seront jamais pris, soit qu’ils ne coïncideront pas avec les promesses politiques. Ce choix de procédure ouvre la possibilité d’une seconde loi dans la foulée de la première ; celle-ci est déjà amorcée par un amendement, soutenu par le gouvernement, demandant un rapport sur les conditions et le calendrier de mise en œuvre d’un système universel de retraite. Cette seconde loi pourrait prendre prétexte des décisions à venir du Conseil constitutionnel, s’il considérait à raison les articles 2 et 3 comme des cavaliers budgétaires. Première « solution » possible, donc : le retour de l’ex-article 18.
Un nouveau gel des salaires — Le rapport du Conseil d’Orientation des Retraites, basé sur les chiffrages prévisionnels de « Bercy », prévoit une diminution drastique de la rémunération des fonctionnaires (stabilité en euros courants, dans un contexte d’inflation). « Bercy » confirme ainsi qu’il envisage de geler les salaires, annulant les promesses de « revalorisation ». L’opération de communication aura servi à couvrir la généralisation d’une politique de prime sous le contrôle et au profit de la bureaucratie des établissements. Les établissements n’auront d’autre choix que d’ouvrir des postes contractuels, dont les cotisations patronales sont soumises au régime général.
Notons que s’il était mis en œuvre, le gel des salaires par « Bercy » conduirait à une dégradation conséquente des cotisations versées par l’État en tant qu’employeur, et donc à une mise en crise du régime de retraites, aujourd’hui à l’équilibre pour des décennies. Il remplit en cela l’un des rôles de l’ex-article 18 : créer les conditions de nouvelles (contre)-réformes des retraites pour encourager la retraite par capitalisation. De fait, s’il n’y a pas de problème à ce jour d’équilibre des caisses de retraite, il existe une solution pour assurer un surcroît de flottaison : l’augmentation des salaires.
La retraite à 70 ans — En plus des conséquences qu’il aura pour les femmes, les quinquagénaires, les salariés précaires et les carrières longues, le projet de loi systématise la possibilité de travailler jusqu’à 70 ans dans la fonction publique. Une partie significative des universitaires et des chercheurs pourra ainsi décider de retarder son départ en retraite. Les recrutements à l’Université et dans les organismes de recherche se faisant au mieux au rythme des départs en retraite, ce sont encore les postes pérennes qui seront menacés en priorité : « Bercy » a confirmé que le Glissement Vieillesse Technicité induit par le recul de limite d’âge sans condition à 70 ans ne sera pas compensé. Les postes permanents serviront donc, plus que jamais, de variable d’ajustement financier pour les directions d’université et leur nombre va nécessairement chuter.
En conclusion — Il n’y a pas de fatalité à cette dégradation programmée, mais nous devons d’une part arrêter le rouleau compresseur et d’autre part travailler à un projet de société, fondé sur un imaginaire renouvelé, où la jeunesse, le savoir, la science, l’Université aient pleinement leur place.
La (contre)-réforme des retraites, destinée entre autres à financer « la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) » est impopulaire auprès de 90% des salariées et des salariés en activité, et de près des trois quarts des citoyennes et des citoyens. La jeunesse étudiante et lycéenne est de plus en plus nombreuse à rejoindre le mouvement social. Le rejet de la proposition de loi instaurant un repas à 1 € pour les étudiants, la généralisation du projet de Service national universel (repoussée de quelques mois) pour un budget de 3,4 milliards d‘euros selon la Cour des comptes ou encore la réforme du lycée professionnel s’ajoutent à la précarisation d’une jeunesse privée d’espoir.
La première phase du mouvement, qui vise à mobiliser et à asseoir le soutien aux grévistes, a été un succès qui doit s’amplifier lors des manifestations de ce samedi 11 février, destinées à préparer la grève totale et reconductible prévue à partir du 7 mars. Il nous faut réussir cette rencontre réjouissante et déterminée, pour y puiser le courage nécessaire pour enclencher cette seconde phase du mouvement, destinée à construire le rapport de force nécessaire à une victoire.
La solution de l’énigme des manifestants manquants
« Il ne faut compter que sur soi-même. Et encore, pas beaucoup. »
Tristan Bernard
Les comptes-rendus journalistiques du mouvement massif en faveur de la préservation du système de retraites ont été pollués par une question destinée à nous détourner des enjeux du moment : le comptage des manifestants. En résumé, la police compte manuellement, mais de manière robuste, le nombre de personnes qui défilent sur la chaussée en un point choisi des manifestations : il s’agit d’un comptage temporel. À Avignon, France bleu et France 3 ont effectué un comptage spatial en mesurant la densité de manifestants et en la multipliant par la surface occupée par la manifestation. Ils obtiennent un nombre de manifestants 2 à 4 fois supérieurs à celui de la police et légèrement inférieur au comptage des syndicats. À Paris, un cabinet de marketing politique, Occurrence, compte lui aussi, et souvent au même endroit que la police, le nombre de participants au défilé mais avec une méthode automatique ; celle-ci, très précise à petite densité de personnes, retourne des nombres sans rapport avec la réalité du nombre de manifestants lorsque la foule est dense. L’énigme est simple : à Paris, ces mesures ne reflètent pas l’ampleur exceptionnelle des manifestations.
La figure ci-dessous permet d’apporter une solution à cette énigme. Elle indique (ronds bleus) le nombre de manifestants à Paris en fonction du nombre de manifestants en région selon la police. En dessous de 600 000 manifestants en région, tout semble cohérent. Le nombre de participants au cortège parisien est proportionnel au nombre de participants dans le reste de la France, et ce, en rapport des populations. Mais pour les manifestations gigantesques, le dénombrement de la police ne croît plus, il sature, tout en conservant une cohérence, idéalisée par la courbe en pointillés. Les nombres obtenus par Occurrence avec un système incapable de dénombrer les personnes à haute densité de foule perdent, eux, toute rationalité.
Comment interpréter cette saturation du comptage de la police? Tout se passe comme si il existait un phénomène d’embouteillage conduisant à un flux maximal de manifestants sur les grands boulevards parisiens, autour de 5 manifestants par seconde soit 72 000 personnes commençant à défiler entre 14h30 et 18h30. C’est peu, mais ce flux est en unités de comptage policier. Tous les autres manifestants se rassemblent, mais finissent après quelques heures de piétinement par renoncer. La police a le grand mérite de produire un nombre qui présente une forme de reproductibilité mais qui n’est ni le nombre de manifestants, ni proportionnel à celui-ci. Le cabinet Occurrence, quant à lui, produit beaucoup de bruit pour rien. Et finalement, pourquoi se concentrer systématiquement sur les mobilisations des grandes métropoles, quand celles des petites villes sont plus significatives encore de l’ébullition du pays.
Nombre de manifestants à Paris, selon les comptages de la police et d’Occurrence, en fonction du nombre de manifestants en région (France moins Paris) mesuré par la police. La zone orange représente la loi de proportionnalité Paris-région qui sort des mesures pour les petites manifestations. La pente de 0,16±0,02 coïncide raisonnablement avec le rapport entre la population d’Ile-de-France n’ayant pas de manifestation plus proche que Paris et la population vivant en région. La courbe en pointillés correspond à une loi présentant une saturation du nombre de personnes comptées dans le défilé parisien, ajustée sur les mesures de la police. Les points correspondent aux manifestations nationales contre la loi sur les retraites en 2019-2020 et 2023. Données en format csv.
La Turquie lance un mandat d’arrêt international contre Pinar Selek
Pinar Selek est écrivaine et maîtresse de conférence associée à l’université Nice-Côte d’Azur où elle enseigne et conduit des recherches en sociologie. Elle vit en exil en France depuis 2012 où elle a bénéficié du statut de réfugiée politique avant d’obtenir la nationalité française. Elle a été contrainte de quitter la Turquie en raison d’une persécution politico-judiciaire dont elle est désormais victime depuis 25 ans : après l’avoir emprisonnée et torturée pour ses recherches sociologiques sur les Kurdes, le pouvoir turc l’a accusée d’avoir commis un attentat, alors que des enquêtes indépendantes ont établi que l’explosion du Marché aux épices d’Istanbul de 1998, qui lui était imputée par le gouvernement turc, a été provoquée accidentellement.
Il y a six mois l’agence de presse publique turque a annoncé l’annulation par la Cour Suprême de Turquie du quatrième acquittement de Pinar Selek, prononcé le 19 décembre 2014 par le Tribunal criminel d’Istanbul. Auparavant, Pinar Selek avait été systématiquement innocentée des charges dont on l’accable. Ce 6 janvier 2023, le tribunal d’Istanbul a annoncé que Pinar Selek faisait l’objet d’une mesure de mandat d’arrêt international et a demandé son emprisonnement immédiat. Ces décisions sont prises par le Tribunal criminel d’Istanbul avant même que n’ait eu lieu l’audience qu’il a lui-même fixée, laquelle doit permettre aux juges de se prononcer et aux avocats de Pinar Selek de plaider. Tout ceci témoigne d’une véritable parodie de justice.
L’audience est fixée au 31 mars 2023. La coordination des collectifs de solidarité avec Pinar Selek — voir ici le communiqué de presse — organise une mobilisation internationale en soutien à notre collègue et prépare l’envoi d’une délégation à Istanbul, qui sera composée de personnalités du monde politique, de la culture et de militantes et militants des droits humains. Il est aussi essentiel que cette délégation comporte des universitaires, chercheurs et chercheuses. Pinar Selek illustre et défend la liberté académique, celle qui nous est si précieuse et pour laquelle elle est persécutée depuis trop longtemps. Elle a besoin de votre soutien. Si vous souhaitez participer à la délégation, vous pouvez écrire à cette adresse.
Les enseignants et chercheurs sont particulièrement surveillés en Iran. Ce n’est pas nouveau. La plupart ont été formés en Iran et sont issus de la nouvelle classe moyenne, instruite et nombreuse, à la fois écrasée par la crise économique et par le despotisme du gouvernement islamique. D’origine populaire, ils sont proches des revendications des étudiantes et des étudiants, et ont été sanctionnés ou arrêtés, dès qu’ils les ont soutenus. Si l’Université n’a pas rejoint en masse l’insurrection féministe, elle demeure un lieu important de contestation.
Les recherches et enseignements sont soumis à un contrôle strict des autorités, aidées par les milices (bassiji) d’étudiants islamistes, omniprésents, qui rapportent chaque jour les propos suspects. Faute d’emploi dans le secteur industriel civil en raison de la mauvaise gestion de l’économie par le gouvernement, mais aussi des sanctions imposées depuis 2018 par les États-Unis d’Amérique, de nombreux ingénieurs et chercheurs de haut niveau n’ont d’autre choix que de travailler dans des entreprises liées à la sécurité et à l’armement.
En sciences sociales, il est quasiment interdit de faire des enquêtes de terrain, les sujets de thèse portent donc sur des questions théoriques souvent coupées des réalités. La condamnation à cinq ans de prison de notre collègue de Sciences Po Paris, Fariba Adelkhah, a également pour but de dire clairement aux chercheurs iraniens comme français, qu’il n’est plus question d’aller voir de près comment vivent et ce que pensent les Iraniens. La fermeture en janvier 2023 de l’Institut Français de Recherche en Iran (UMR CNRS / Affaires étrangères) n’est hélas qu’une étape de plus dans cette politique de censure. Malgré les risques, de nombreux chercheurs continuent de publier, avec le concours de journalistes, des travaux de recherche sociale et politique. La répression ne peut pas bloquer une dynamique largement partagée dans la société iranienne.
Tout cela écrase la communauté scientifique iranienne et crée une tension extrême. Dans un premier temps, la répression immédiate et forte dans les universités lors des émeutes de l’automne 2023 « Femmes, vie, liberté », a contenu, sans l’éradiquer, une dynamique de liberté que le gouvernement islamique craint par-dessus tout.
États-Unis d’Amérique : caporalisme, clientélisme et précariat
Les États-Unis d’Amérique ont récemment fourni deux illustrations des conséquences liberticides de l’absence de garanties statutaires pour les universitaires dans un paysage placé sous la dépendance de pouvoirs extérieurs.
Dans une université privée du Minnesota appartenant à l’Église méthodiste, une enseignante a été licenciée par l’administration de son établissement en-dehors de toute procédure collégiale, pour avoir montré en cours d’histoire de l’art islamique la reproduction d’un manuscrit dont les codes graphiques déplaisent à certains fondamentalistes. Nous vous invitons à prendre connaissance de l’excellent texte écrit par ses collègues titulaires de l’université publique du Minnesota, rappelant ce qu’est et ce que n’est pas la liberté académique.[1]
« En renvoyant le Dr López Prater de son corps enseignant, la direction de l’université Hamline a ouvertement pris position contre l’antique tradition de prérogative pédagogique de l’enseignement supérieur, et compromet la liberté des universitaires à prendre des décisions personnelles dans la transmission des connaissances relevant de leur domaine d’expertise (décisions factuelles, théoriques, interprétatives, rédactionnelles). Cette prérogative est désignée par le terme de « liberté académique » et constitue un privilège extraordinaire. En tant que membres du corps universitaire, nous chérissons ce privilège, que nous jugeons nécessaire à notre entreprise scientifique et qui procède de notre poursuite de l’enquête scientifique, de la connaissance et de la juste compréhension. Nous prenons au sérieux la responsabilité qui va de pair avec ce privilège, en l’exerçant dans le cadre du contrat social de la salle de classe à l’Université et en nous efforçant de développer la capacité de réaction et de contradiction des membres de la communauté pédagogique. La liberté académique est un privilège qui nous semble aujourd’hui menacé ; sa fragilité est aggravée par la précarisation du travail académique via le paiement à la tâche de contractuels sous-payés, et par la mise au pas de l’expertise dans le seul but de rapporter davantage d’argent. »
Cette responsabilité sociale dont parlent très justement nos collègues du Minnesota conduit un nombre important de nos pairs travaillant sur les questions environnementales à se solidariser publiquement de groupes militants écologistes. L’une d’elle, Rose Abramoff, a révélé il y a trois semaines avoir été mise à pied et être sous le coup d’une procédure de licenciement qu’elle impute à son soutien à des groupes de désobéissance civile écologiste.[2]
La question de savoir si l’on adhère aux modes d’action de tel ou tel de ces groupes ne nous semble rien avoir à faire dans cette discussion : à l’heure où les universités ne sont obsédées que par le « transfert vers la sphère décisionnelle » et font assaut de greenwashing, cette collègue fait l’objet de poursuites disciplinaires pour avoir exprimé publiquement les conséquences politiques qu’elle pense pouvoir tirer de ses recherches. On appréciera le contraste entre les rétorsions de son employeur et les valeurs affichées sur la page d’accueil de celui-ci, modestement intitulée « Solving Big Problems ».
Hypocrisie communicante mise à part, il nous semble nécessaire de rappeler qu’on ne peut pas refuser à une collègue de se prévaloir de la liberté académique au prétexte qu’elle parlerait en citoyenne, et dans la foulée lancer contre elle une procédure académique disciplinaire. Or c’est pourtant ce qui se passe ici. Nous assurons Rose Abramoff de notre soutien.
Royaume-Uni / Chine : course aux financements scientifiques et complicité dans la répression politique
Les présidences d’universités ne font notoirement pas preuve de beaucoup de scrupules quand il s’agit de coopération universitaire avec des États bafouant ouvertement l’idée même de liberté académique. La fable du marché global des cerveaux et surtout l’attrait des frais d’inscription dérégulés ne sont pas pour rien dans la complaisance des milieux réformateurs pour le régime chinois. Celui-ci ne se prive pourtant pas de diffamer des universitaires dont les travaux lui déplaisent, par exemple parce qu’ils travaillent un peu trop publiquement sur le dossier taïwanais.[3]
Le problème a pris une dimension nouvelle cette semaine, après que la presse britannique a révélé qu’à force de courir les lucratives coopérations anglo-chinoises en matière de « transferts de technologies », des universités d’outre-Manche ont directement contribué au développement de stratégies de reconnaissance faciale déployées dans la persécution des Ouïghours.[4]
Ici comme là-bas, la course aux contrats juteux avec des partenaires peu recommandables se nourrit du manque de financements pérennes ventilés par les universitaires eux-mêmes sur la base de dotations attribuées par le budget de l’État. Dans un système où les moyens alloués le sont sur une base contractuelle, qui paye commande, la recherche devient l’instrument d’intérêts qui la dépassent.
Autriche / France : la justice se penche sur les accusations en « islamo-gauchisme »
Ces dernières semaines, dans l’Union Européenne, au moins deux décisions de justice sont venues laver des collègues ayant fait l’objet de campagnes diffamatoires les accusant de complicité envers l’islamisme. Il s’agit, pour une part, du politiste autrichien Farid Hafez, spécialiste des discriminations envers les musulmans et accusé par la police autrichienne d’être l’intellectuel organique clandestin des Frères Musulmans dans le pays, sur la foi des déclarations d’un indicateur. Après plus de deux ans de procédures, un tribunal autrichien a annulé l’ensemble des poursuites en raison de l’inexistence du moindre élément factuel.[5]
Le Standard de Vienne rapporte qu’un élément du dossier de police a été validé par le tribunal, qui toutefois ne l’a pas jugé suffisamment fort pour maintenir l’accusation : le fait que M. Hafez ait été lauréat d’un appel à projets de recherche en partenariat avec l’Arabie Saoudite. Une fois de plus, ce sont les universitaires qui payent les pots cassés du mythe de la « grande course des universités » à l’échelon mondial : les pays européens signent de juteux contrats industriels et militaires et prônent la coopération académique et culturelle[6] en faisant mine d’ignorer que le régime condamne à mort ses universitaires avec pour seule accusation le fait de posséder des comptes sur les réseaux sociaux,[7] mais les collègues qui suivront de trop près cette incitation à la coopération seront réputés suspects aux yeux de ces mêmes gouvernements.
En France, il y a bientôt deux ans, l’affaire dite « de Science Po Grenoble », dans laquelle la liberté académique avait été fallacieusement invoquée,[8] avait provoqué un déferlement de haine anti-universitaire alimenté par le gouvernement et les médias d’opinion promouvant l’illibéralisme autoritaire, le Groupe Bolloré en tête. Une de nos collègues avait fait l’objet de menaces de mort par des individus incités par cette campagne initiée au plus haut niveau de l’État. Certains auteurs de menaces ont pu être identifiés. Leur procès fin 2022 fut l’occasion d’exposer les conséquences potentiellement tragiques de ces opérations de basse politique.[9] Il y a un peu plus de deux semaines, le tribunal a rendu son verdict et a condamné les personnes ayant proféré ces menaces.[10] On peut regretter que le tribunal n’ait pas eu à discuter de la qualification légale des propos incendiaires de certains journalistes. Mais à tout le moins pouvons-nous nous féliciter que celles et ceux qui les ont trop écoutés soient condamnés. Nous redisons ici notre soutien à la collègue calomniée, dont cette décision de justice vient reconnaître les torts subis.
France : procédures-bâillons pour diffamation
Les procédures-bâillons visent à intimider, à pousser à l’erreur les chercheurs visés, et à leur faire perdre du temps et de l’argent. À notre connaissance, trois procédures-bâillons faisant suite à des plaintes pour diffamation ont connu une issue heureuse : un classement sans suite et deux relaxes. De manière remarquable, les trois accusateurs partageaient des caractéristiques communes : un goût pour la communication directe avec le « grand public », des contributions fréquentes à l’hebdomadaire Le Point, une aversion pour le principe de précaution, et une proximité avec le pouvoir politique et managérial de la recherche. Abusant d’une position dominante, ces chercheurs ont voulu étouffer la controverse scientifique en la portant au tribunal plutôt que dans le cadre universitaire, là où elle doit avoir lieu.
Face à une telle menace de judiciarisation des débats scientifiques à des fins d’intimidation, il importe de protéger les chercheuses et les chercheurs.[11] Le droit à la protection fonctionnelle est fixé dans la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983. Cette protection est due aux agents publics, et ne représente pas une faveur accordée de façon discrétionnaire. La circulaire B8 n°2158 du 5 mai 2008 confirme ainsi que « l’administration ne peut refuser cette protection à un agent lorsque les conditions en sont remplies », c’est-à-dire que la plainte touche ses fonctions ou sa qualité de fonctionnaire. Pour autant, en droit, la protection fonctionnelle ne protège pas d’une procédure-bâillon ; et celle-ci ne coûte que quelques milliers d’euros de frais d’avocat au plaignant. Dans le cas d’une plainte pour diffamation, la mise en examen est automatique si l’auteur des propos attaqués se trouve identifié et qu’il est avéré qu’ils ont bien été prononcés. L’institution judiciaire s’épargnerait nombre de plaintes abusives à visée d’intimidation si le dispositif de protection fonctionnelle était élargi et aménagé de façon à mieux préserver la liberté académique dans son principe, en évitant tout détournement du champ scientifique vers le champ judiciaire.
Ce collègue, qui consacre ses recherches aux mouvements populaires s’inscrivant dans le sillage des Gilets Jaunes, a été « interpellé préventivement » en compagnie de trois manifestants. La police accuse ceux-ci d’avoir planifié des dégradations lors de la manifestation à laquelle ils se rendaient. Nous laisserons à nos collègues juristes le soin de déterminer si les faits relèvent réellement du champ d’application de l’article 62-2 du Code de procédure pénale sur la « garde à vue préventive » qu’invoquent les forces de l’ordre. La restriction de la liberté de manifester se double en tout cas d’une atteinte à la liberté académique : cette interpellation relève d’une tentative d’entraver judiciairement une démarche d’observation participante et une recherche immersive sur des mouvements sociaux radicaux, alors même que ce type de méthodologie est relativement fréquent pour obtenir les informations nécessaires à une caractérisation empirique de mouvements sociaux spontanés.
Si notre collègue a bénéficié du soutien de sa société savante et du monde académique, force est de constater le silence de son université de rattachement, se retranchant même derrière le fait que ce collègue se déplaçait au moyen de son véhicule personnel pour lui refuser la protection fonctionnelle. La présidence de l’université de Pau, ce faisant, reprend objectivement le raisonnement de la police en refusant à certains protocoles de recherche la protection de la liberté académique, et en faisant mine d’ignorer que certains choix pratiques découlent de la sélection de l’objet d’étude. Sous couvert d’un détail formel, c’est donc bien la possibilité même de mener des recherches sur certains sujets qui est remise en cause, par l’alliance de la police et de la bureaucratie universitaire. Sur ce point, nous vous renvoyons au dernier numéro de la revue Genèses sur « le procès des données »[13] et au séminaire de Marwan Mohamed visionnable sur la chaine Politique des sciences.
[1] The Tenure-Stream Faculty of the UMN Department of Art History, Jane Blocker, Emily Ruth Capper, Sinem Casale, Michael Gaudio, Daniel Greenberg, Laura Kalba, Jennifer Jane Marshall, Steven Ostrow, Anna Lise Seastrand, Robert Silberman. Art History Faculty Statement on Recent Events at Hamline University. University of Minessota, College of Liberal Arts, 13 janvier 2023.
Le résultat le plus visible de la phase de « pédagogie » du gouvernement sur la (contre)-réforme des retraites est le renforcement de son rejet par une écrasante majorité des citoyens, et en particulier des actifs. Le mardi 31 janvier doit marquer l’entrée dans la grève reconductible. Nous vous appelons à contribuer aux caisses de grève, celles de nos établissements mais aussi celles des secteurs les plus cruciaux pour la sphère productive : nous avons toutes et tous un intérêt immédiat aux grèves de ces secteurs stratégiques. Les atteintes récentes aux franchises universitaires témoignent d’une fébrilité de l’exécutif et de ses séides, qui sont peu à peu gagnés par la peur d’une jonction entre les salariés et les étudiants. C’est donc à cette jonction qu’il nous faut travailler. Rappelons que la franchise académique, reconnue à l’article L. 712-2 du Code de l’éducation et récemment rappelée par le Conseil Constitutionnel, a survécu un millénaire y compris sous l’Inquisition, et que nous ne saurions rester bras ballants en la voyant piétinée par l’envoi de la maréchaussée contre des réunions étudiantes sur la réforme des retraites.
La divulgation de la lettre de mission de M. Gillet, en charge de préfigurer la transformation du CNRS en « agence de programmes » a conduit à des réactions cette semaine. Ces réactions nous ont permis d’affiner notre analyse. Les ajouts figurent en bleu dans le billet :
Nous commençons par une mise au point sur les termes du débat, à propos desquels semble régner une confusion dont il n’est finalement pas si important de savoir si elle reflète la duplicité de certains protagonistes, ou simplement leur incompétence intellectuelle.
Opérateur de recherche. Agence de moyens. Agence de programmes. De quoi parle-t-on ?
Un opérateur de rechercheemploie des chercheurs et chercheuses, gère des laboratoires et leur alloue des moyens pour produire, critiquer et conserver les savoirs. C’est une institution qui organise une communauté de savants, animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance, qu’aucun intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Les disciplines s’y articulent comme autant de manières d’aborder la compréhension du monde. Cette recherche désintéressée de vérités irréductibles à toute dimension utilitaire suppose l’autonomie des chercheurs vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux. L’autonomie suppose, en sus de la liberté de recherche; une liberté d’organisation fondée sur la collégialité — donc une absence de bureaucratie. En retour le monde scientifique s’engage à dire le vrai sur le monde en toute indépendance mais aussi à être un moteur de réflexivité et un réservoir de solutions latentes pour les problèmes que la société doit affronter. Le principe d’autonomie se redouble d’un principe de responsabilité devant la société.
Une agence de moyensfinance des projets scientifiques conformes à des normes hétéronomes, édictées de manière diffuse. Ce n’est plus une institution de scientifiques, mais un nexus de relations contractuelles plaçant des scientifiques précaires sous la responsabilité de managers de la science, les PI (Principal Investigator), porteurs de projets en quête d’investissement et soumis au pouvoir de sélection des investisseurs. Les agences de moyens produisent un contrôle incitatif des chercheurs : la mise en concurrence joue un rôle disciplinaire d’autant plus efficace qu’il est furtif et parcimonieux en moyens. Les porteurs de projet sont ainsi dépossédés de leur professionnalité et de leur métier par un dispositif qui vise à les persuader de leur possible incompétence. Ils sont placés sur le fil du rasoir, dans un état de précarisation subjective fondé sur une double injonction paradoxale à la créativité, à l’innovation voire à la « disruption », et en même temps à la conformité à une bureaucratie normative, faite de « délivrables », de « jalons », de « valeur ajoutée », d’« impact sociétal », d’« échéanciers », de quantification de la fraction de chercheur impliqué à exprimer en « homme.mois », de « coût consolidé », de construction d’ « indicateurs de performance » et de « programmation d’objectifs ». Par ses normes et ses procédures, une agence de moyens peut ainsi promouvoir start-ups et partenariats public-privé.
Une agence de programmesorganise des programmes de recherche définis par le politique. La sphère dirigeante de l’État définit ainsi des « défis sociétaux », supposés répondre aux aspirations de la société, mais qui visent surtout à apporter l’aide de l’État à la sphère économique. Ainsi, les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), qui font l’objet d’une mise en concurrence entre organismes et établissements universitaires pour en assurer le pilotage ou les proposer à un « jury international ». Le sujet de l’agence de programme n’est plus le chercheur ou la chercheuse, ni le PI ou le manager de la science, mais le « pilote de programme » dont la qualité première est de n’avoir aucun contact avec la recherche, la science ou la pensée. L’agence de programmes réalise ainsi l’idéal de la techno-bureaucratie : une institution de recherche débarrassée des scientifiques.
Si l’idée d’une agence de programme de recherche sous le contrôle de la bureaucratie d’État évoque immanquablement les riches heures du lyssenkisme, il faut apporter cette nuance : il s’agit d’un État au service et sous le contrôle du marché. Ainsi, le plan France Relance se propose de « relancer l’économie » en la rendant « compétitive ». Le plan France 2030 entend « investir massivement dans les technologies innovantes » pour « permettre de rattraper le retard industriel français ». Comme le Crédit Impôt Recherche, il s’agit avant tout d’aides indirectes aux (actionnaires des) entreprises, en contournant des règles de concurrence européenne. De manière symptomatique, ce plan est piloté par le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), sous l’autorité du Premier ministre. Le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ayant perdu son I (pour innovation) aura-t-il la tutelle des agences de programme ?