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Le problème des causeries en zone grise

« Je crois pourtant être hospitalier. Les Grecs anciens disaient que, quand on frappe à votre porte, c’est peut-être un dieu qui vient voir si vous êtes toujours disponible. C’est pourquoi ma porte et ma table sont toujours ouvertes. Je suis prêt à expérimenter tous les plats qu’on voudra, même les plus étrangers à mon goût et à mon régime. Mais on ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. Je ne souhaite ni partager leur repas ni les inviter à ma table. Le débat, l’échange des idées comme celui de la nourriture obéissent à des règles. »

Jean-Pierre Vernant, Le Monde, 8 juin 1993

L’obsession des bureaucraties des établissements de recherche et d’enseignement supérieur pour la « communication » et la valorisation de « marque » a conduit à la multiplication d’événements « gris » qui n’appartiennent pas au registre académique, ne se plient pas à aux normes de probation et à l’éthique savantes, des événements où interviennent bien souvent polémistes et bateleurs de plateaux de télévision. Nous prendrons ici quelques exemples symptomatiques des dérives auxquelles cela conduit.

Ainsi, la « lettre innovation » du CNRS du 13 juillet 2021 et le communiqué CNRS Info du 27 août 2021 ont annoncé de nouveaux « partenariats » avec des « think tanks et clubs de dirigeants », parmi lesquels l’« Institut Sapiens », qui reprend les codes des think tanks « libertariens » étasuniens. Son site abonde, sous une forme quasiment parodique, de cette rhétorique transhumaniste familière aux tycoons libertariens de Californie : « Être humain était autrefois un fait et une contrainte. Demain, être humain sera un choix. » Son cofondateur et principal promoteur médiatique en France est Laurent Alexandre, ancien urologue, homme d’affaires, bateleur médiatique, pâle copie d’Elon Musk. Il serait fastidieux d’énumérer les contre-vérités scientifiques qu’il assène à longueur d’interview sur les politiques climatiques ou l’héritabilité de l’intelligence.

De même que pour d’autres thinks tanks (Institut Montaigne, Institut français pour la recherche sur les administrations publiques [Ifrap], Institut supérieur du travail, etc.), le vocable d’« institut » permet à cette officine d’entretenir le doute quant à sa nature, en usurpant l’apparence d’un centre de recherche : dans le langage de son co-fondateur M. Olivier Babeau, « l’Institut Sapiens est plus qu’un think tank, c’est un think tech ». On ne saurait mieux dire : la pensée, en dehors de toute méthode scientifique, y est toute entière instrumentalisée au service d’intérêts politico-économiques.

Pour ces groupes de pression et de bataille idéologique, la stratégie du faux centre de recherche se décline de différentes façons. L’un de ses modes habituels d’expression est l’organisation de « conférences » et autres « colloques » qui n’en sont pas. Le procédé n’est pas neuf et n’est pas l’apanage de l’« Institut » Sapiens : il s’agit en règle générale de successions de tables rondes mêlant des éditorialistes sans légitimité scientifique, des visiteurs du soir (personnalités économiques, conseillers du pouvoir, membres du gouvernement), des essayistes que Cornelius Castoriadis aurait qualifiés d’« imposteurs publicitaires », et pour faire bonne mesure, quelques universitaires prétendant s’exprimer ès qualités, mais intervenant en dehors de toute production savante et de toute intégrité intellectuelle. Une illustration de ces méthodes est le faux colloque sur le « wokisme » organisé la semaine dernière via une association dont le nom laisse entendre, à tort, qu’il pourrait s’agir d’un département d’enseignement, dans une salle de la Sorbonne, mise à disposition non par l’Université, mais par le recteur de Paris. La présence du ministre de l’Éducation nationale, son soutien financier et la participation du président du Hcéres à ce faux colloque devraient suffire à convaincre qui en doutait encore de l’intérêt que la sphère politique et bureaucratique trouve à ce type d’initiatives interlopes. Il n’en va pas autrement avec l’« Institut » Sapiens, dont les cofondateurs ont table ouverte au Sénat (voir ici, et ).

Le mélange de l’expertise scientifique, du lobbying industriel et de la bataille idéologique fonctionne mieux s’il peut s’abriter derrière une caution académique. L’« Institut » Sapiens l’a bien compris. Ainsi, il a placé à sa tête le seul de ses trois cofondateurs qui dispose d’un poste à l’Université. Il a créé pas moins de huit « observatoires » regroupant industriels, lobbyistes et scientifiques, dont l’un promeut les tests génétiques « récréatifs » tout en renvoyant au site d’un « laboratoire » de génétique où la référence à l’« Institut » Sapiens coexiste avec le logo de l’Inserm – une démarche qui ne prend tout son sens que si l’on garde en tête les déclarations récurrentes des membres de l’« Institut » sur l’héritabilité de l’intelligence

D’autre part, cet institut affectionne la participation à des événements « gris » caractéristiques de la zone mondaine de la science promue par les présidences d’universités, et dont les imposteurs retirent toujours, malgré les polémiques, l’aura d’un exposé dans un cadre académique prestigieux. Ainsi d’un «Procès de Dieu » avec Laurent Alexandre et feu les frères Bogdanov qui aurait dû se tenir en Sorbonne en 2019, avant que l’université Paris I n’y renonce.

En novembre dernier, c’est dans l’amphi Boutmy de Sciences Po Paris que l’« Institut » Sapiens organisait une prétendue « conférence » mêlant scientifiques du CNRS et journalistes scientifiques abonnés aux ménages pour l’industrie. Cette fausse conférence s’intitulait « Rapprocher la science et la société : l’opportunité de la transition énergétique ». Rappelons que le président de l’« Institut » Sapiens, M. Babeau, a un avis particulier sur ces sujets : il y a quelques mois, il jugeait inutile que la France fasse des efforts en matière climatique en raison de la part de ses émissions dans les émissions mondiales. Il n’est pas anodin de noter que ces propos ont été tenus lors des dernières « Rencontres de l’Avenir », autre manifestation « grise » associant journalistes, scientifiques, politiciens et lobbyistes lors de tables rondes là encore rebaptisées « conférences ». On ne s’étonnera donc pas de voir que la fausse conférence à Sciences Po Paris prenait expressément comme prémisse que « seuls l’innovation et le génie humain pourront remédier » au dérèglement climatique.

Que faire face à ces évènements « gris » qui entretiennent la confusion entre science, lobbyisme, causeries mondaines et pseudo-débat de plateaux de chaînes de télévision en continu, lorsqu’ils servent à alimenter la désinformation scientifique ? On sait que toute tentative de les faire annuler conduit désormais à une avalanche de tribunes dans la presse conservatrice reprenant la rhétorique du free speech des libertariens de langue anglaise : la revendication de pouvoir dire n’importe quoi, et en particulier dans les murs des institutions du savoir.[1] Il n’y a d’ailleurs aucune surprise à constater que cette rhétorique de la libre parole est promue par des groupes utilisant strictement les mêmes méthodes, et qui se nourrissent aux mêmes sources. Il nous faut probablement prendre le problème en amont, et faire régresser la communication institutionnelle et la « valorisation de marque » qui servent de terreau. Il nous faut refonder l’interface entre la communauté scientifique et la société, sur de nouvelles bases, conformes au double principe d’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs économique, politique et religieux et de responsabilité devant la société.


[1] Il s’agit là d’une confusion caractéristique entre la liberté d’expression, qui est le droit du citoyen à ne pas être inquiété par l’État pour ses opinions si elles ne contreviennent pas au droit commun, et la liberté académique, dont ne bénéficient que les universitaires puisqu’ils sont supposés, en retour, se soumettre à l’éthique académique, comme l’a rappelé récemment encore le juriste Olivier Beaud.

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Souffler

En ce jour de solstice d’hiver, nous voudrions vous adresser un message chaleureux et apaisé au milieu des tempêtes qui chahutent nos existences.

Dans la tourmente, il n’y a d’autre boussole que les rationalités en débat, la désintrication des croyances et des savoirs, et l’expérience sensible. Ainsi, nous avons été 2 700 à alerter, dès juin dernier sur la nécessité de reconstituer un arsenal sanitaire large et d’investir dans la qualité de l’air pour éviter la vague de variant Delta comme l’irruption d’une souche mutante présentant un contournement immunitaire. La vague d’Omicron est devenue un fait, et non un simple possible, montrant une fois de plus la capacité de véridiction des analyses scientifiques qui ne se laissent enfermer ni dans le scientisme ni dans le déni des faits. L’appel est plus que jamais pertinent et demeure ouvert à la signature.

Il nous faut chercher l’apaisement, malgré la tentation de dresser des bilans et d’énumérer les tentatives qui montrent simultanément l’épuisement de la communauté académique et l’aspiration à sortir de 20 ans, bientôt, d’une politique destructrice pour l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Puissent la mobilisation inédite pour décider des modalités de visite des laboratoires, dans un temps où le Hcéres s’enfonce dans une bureaucratie teintée de néo-maccarthysme, ou les 2 000 soutiens, déjà, à un programme pour le CNRS qui rompe avec le spencérisme revendiqué et pratiqué dans la période récente, nous apporter espoir et courage.

En matière de messages chaleureux, nous sommes frappés par les témoignages d’affection quotidiens à l’endroit de Camille Noûs et de l’élan de vie que cette figure matérialisant la communauté savante porte en elle. Près de 500 chercheurs, qui exercent dans 35 pays, ont déjà signé des articles avec Camille Noûs.

Si vous étiez en recherche d’un cadeau de dernière minute, nous ne saurions trop vous recommander son glossaire du nouveau jargon managérial qui envahit l’Université.

Souffler. Nous, qui enseignons et faisons de la recherche au quotidien, savons les collègues « rincés », à commencer par les plus précaires, par les jeunes chercheurs, en doctorat et en post-doctorat. Dès lors, nous ne pouvons qu’appeler à souffler sans mauvaise conscience, à reprendre des forces, à nous donner du bon temps, du rire, de la douceur et de la joie.

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Accaparement mercantile des orbites basses

Une série de brèves, cette semaine encore, ainsi qu’un billet analytique plus long sur l’origine idéologique du « wokisme ». Pour mémoire, la date limite de retour par mail de vos propositions pour l’opération Bartleby face au Hcéres est le 10 décembre.

Présidence du CNRS

La candidature d’Olivier Coutard apparaît de plus en plus comme une alternative éminemment souhaitable pour la présidence du CNRS, face à la « compétition darwinienne », et à « l’inégalité » réitérées comme seul programme par Antoine Petit. À ce jour, le programme d’Olivier Coutard a reçu le soutien de 1 300 chercheuses et chercheurs. Comme le signale ce billet de blog de Sylvestre Huet, il existe un chemin ténu, mais réel, vers un changement de cap au CNRS : le contrôle parlementaire, qui s’était révélé mordant lors de l’auto-nomination de M.Coulhon à la présidence du Hcéres. Cela nécessite un soutien plus ample de la communauté académique — par un mail spécifiant Prénom — Nom — Fonction — Institution, à l’adresse suivante : presidencecoutardcnrsgmail.com.

Séminaire Politique des sciences

Les interventions du séminaire « Enquêtes difficiles, données sous contrôle ? Quelques aperçus des transformations matérielles et normatives dans la recherche en SHS »  du jeudi 25 novembre sont visibles sur la chaîne vidéo Politique des sciences.

Bruno Andreotti : Introduction du séminaire

Johanna Siméant-Germanos — La littérature et le journalisme bientôt plus libres de décrire le monde que les SHS ? Quand l’enchevêtrement d’injonctions contradictoires entrave la recherche.

Etienne Ollion — Faire une enquête à l’heure des données numériques.

Mathilde Tarif — À qui appartient-il de définir le risque des terrains d’enquête difficiles ?

Marwan Mohammed — L’irruption de la violence durant l’enquête et ses effets en matière de protection des données et des sources.

Le prochain séminaire de Politique des sciences aura pour sujet :

À qui appartient le ciel ? L’astronomie en prise avec l’accaparement mercantile des orbites basses

Le 16 décembre 2021 de 16h à 20h, amphi Lavoisier A, centre universitaire des Saint-Pères, 45 rue des Saints-Pères, Paris 6ème.

Diffusion en direct sur la chaîne vidéo Politique des sciences.

Éclipse de la raison — aux origines du supposé « wokisme »

La période récente a vu se multiplier les procédés d’implosion du langage destinés à créer un brouillard de confusion et de désillusion. La note que vous trouverez ici vise d’abord à expliquer le mot « wokisme », et se présente comme un codicille à notre triptyque sur la liberté académique.

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Éclipse de la raison — aux origines du supposé « wokisme »

La période récente a vu se multiplier les procédés d’implosion du langage destinés à créer un brouillard de confusion et de désillusion. Le procédé le plus simple consiste à substituer au sens propre des mots, le sens de leur antonyme. C’est de cela que procédait déjà le terme d’autonomie présidant au démantèlement des normes d’exigence intellectuelle, d’intégrité et de collégialité à l’Université. La mise en circulation de catégories creuses, de concepts mal posés et de faux problèmes fait également partie de cette stratégie de brouillard discursif. La propulsion dans la sphère médiatique du mot « wokisme », quelques mois après l’apparition d’autres chiffons rouges comme « cancel culture » ou « islamo-gauchisme » participe de ce brouillage qui pollue l’analyse de la situation réelle de l’Université et de la science en général, qui vise en outre à porter atteinte à la liberté académique. Dans l’agitation du « wokisme », le réel ne joue aucun rôle : seul compte le fantasme politique que l’étiquette « woke » permet aux détracteurs de l’Université d’éveiller.

La note qui suit vise d’abord à expliquer le mot « wokisme », et se présente comme un codicille à notre triptyque sur la liberté académique.

Généalogie d’un néologisme

Woke est le prétérit du verbe wake (« veiller », plutôt que « se réveiller », comme on peut le lire parfois, même si cet emploi existe aussi) : être woke, c’est donc littéralement « rester vigilant, ne pas s’endormir », sans référence particulière à un quelconque « éveil » des consciences. Le dictionnaire Merriam-Webster date le premier emploi de be woke au sens de « être préoccupé des injustices et des discriminations » de 1972 ; Google Ngram (qui ne court que jusqu’en 2019) signale une augmentation de l’usage du terme à la fin des années 1990, mais wokeness, nom anglais du « wokisme », n’est employé qu’à partir de 2014, exclusivement à des fins dépréciatives, notamment de la part d’auteurs appartenant au milieu de l’alt-right qui a porté M. Trump au pouvoir en 2016.

Le « wokisme » est un terme épouvantail qui stigmatise, parce qu’il les amalgame, des courants politiques qui défendent des idéaux démocratiques et les trois valeurs fondatrices de la République française : liberté, égalité, fraternité. Personne ne se revendiquera originairement du « wokisme », pas plus que du « droit-de-l’hommisme ». Les « débats » médiatiques peuvent dès lors se tenir sans contradiction sérieuse, les termes mêmes de la discussion étant l’apanage d’un camp idéologique. Nul universitaire intègre ne saurait débattre du « wokisme », considérant que le terme lui-même est une construction aussi chimérique que polémique. Mais plus que son prédécesseur importé, le « politically correct », le « wokisme » nous renseigne sur ceux qui en font usage. Le parcours sinueux de woke comme sa synonymie d’usage avec « islamo-gauchisme » signent sa filiation intellectuelle. Dernier avatar en date de la vieille croisade des milieux conservateurs américains et de leurs épigones européens contre le supposé « marxisme culturel », il en diffère sur un point important : là où les précédents dénonciateurs du « marxisme culturel » ne faisaient pas mystère de leurs convictions religieuses, illibérales et autoritaires, la lutte contre le supposé « wokisme » se prévaut de la « rationalité », du « progressisme » voire, comble du retournement, de la « liberté académique ».

Pour comprendre quel milieu a produit la chimère du « wokisme », il convient en effet de remonter à la refondation idéologique des mouvements conservateurs radicaux dans le courant des années 1970 — dont la forme la plus caricaturale est représentée par le néo-fascisme « gramscien » de la « Nouvelle Droite » française. Sous l’influence notamment de Paul Weyrich, les milieux conservateurs nord-américains ont progressivement mis en avant une menace supplétive au communisme soviétique, un ennemi intérieur idéologique contre lequel une guerre institutionnelle devait être menée : le « marxisme culturel ». En substance, il convenait d’agiter le fantasme d’un marxisme omniprésent sur les campus américains, et sous l’influence de l’École de Francfort. Ce supposé mouvement homogène fut accusé de subvertir la jeunesse par la promotion de l’égalitarisme, du féminisme, du « multiculturalisme », de la liberté sexuelle et de l’écologie. Chez certains agitateurs issus de la droite chrétienne américaine, notamment Pat Buchanan, le fond antisémite de cette rhétorique était palpable et la dénonciation du Kulturbolschewismus par les droites allemandes entre 1920 et 1945 était explicitement présentée comme une source d’inspiration.

L’attirail conceptuel élaboré à l’époque a été remis au goût du jour dans les années 2010 par l’alt-right américaine et l’extrême-droite européenne. On en trouve trace dans le manifeste publié par Anders Behring Breivik, meurtrier de 77 personnes à Oslo et à Utøya en juillet 2011. En 2017, le conseiller de Donald Trump Steve Bannon a repris à son compte la croisade contre le « marxisme culturel » lors d’un festival suprémaciste organisé à Berkeley sous le titre « Free Speech Week ». L’année suivante, ces termes étaient repris par l’entourage de M. Bolsonaro. Ils figurent encore dans le manifeste du terroriste d’extrême-droite Brenton Tarrant, meurtrier de 51 personnes de confession musulmane à Christchurch en mars 2019.

Identification d’un glissement politique

Cette résurgence d’une « guerre froide » idéologique s’accompagne d’un déplacement politique qui touche directement à la place du savoir et à la conception du rôle des sciences et des techniques dans les démocraties libérales. M. Bannon illustre bien ce glissement : depuis la période 2007-2008, il occupe une position charnière entre la vieille droite nationale-identitaire, « paléoconservatrice », et le courant dit « libertarien », plus à même de revendiquer une apparence de centrisme ou de modération fort commode dans une bataille idéologique. Or, le libertarianisme s’intéresse de près à l’Université et la recherche scientifique. Se revendiquant du « progrès », de la « liberté », des « Lumières », de la « modernité », ce courant défend un programme de dérégulation économique et sociale intégrale, un racisme décomplexé et un transhumanisme fortement teinté d’eugénisme, tout en empruntant nombre de marqueurs rhétoriques à la gauche anarchiste individualiste, athée, rationaliste et férue de libre pensée. On s’y revendique donc de Ayn Rand, Milton Friedman ou Friedrich von Hayek. On s’y fait le héraut d’une « liberté d’expression » (free speech) qui se passe de tout processus d’argumentation contradictoire. On y argumente en tous sens au nom d’un « marché des idées » pouvant se passer des processus de régulation savants, de la nécessité de faire preuve, de la disputatio entre pairs. La dénonciation fantasmatique du « wokisme », au travers de tribunes, d’interviews, de billets de blog, de faux colloques mêlant confusément usurpateurs, universitaires, polémistes, managers de la science et bureaucrates, en rupture avec toute forme d’éthique savante, se rattache bien à cette mouvance « libertarienne », indépendamment des étiquettes socialistes ou humanistes arborées. Cette conception typiquement libertarienne du « débat d’idées »  est inséparable d’un déni profond des conditions dans lesquelles les acteurs impliqués dans la vie des idées, à commencer par les universitaires, agissent et produisent des énoncés.

La croisade de la mouvance « libertarienne » contre la liberté académique s’accompagne de la promotion active d’une alt-culture réduisant la science à la « technologie », la recherche scientifique à l’élaboration de « solutions » et visant à remplacer les figures intellectuelles issues des sciences humaines par d’utiles bateleurs technophiles. Aussi les milliardaires « libertariens » (Peter Thiel, Jeffrey Epstein, Robert Mercer ou les frères Koch) investissent-ils massivement pour constituer des réseaux de promotion de leurs idées, telles les revues en ligne Reason et Inference aux États-Unis, Quillette en Australie, les conférences TED ou le Media Lab du MIT. L’alt-right française, aujourd’hui omniprésente sur la scène politicienne, s’est constituée très rapidement sur le modèle du Janus états-unien, dont elle reprend les stratégies et les discours : CNews (groupe Bolloré) est un clone de Fox News, Le Point répète les obsessions de Quillette et en traduit les « meilleurs » textes, l’Institut Sapiens, dont l’un des fondateurs est Laurent Alexandre, reprend le principe libertarien des faux laboratoires de recherche, tandis que la « maison de la science et des médias » prévue par la Loi de Programmation pour la Recherche (LPR) duplique le Science Media Center, une officine de désinformation et de réinformation scientifique du Royaume-Uni, et que l’« Observatoire du décolonialisme », à en juger par ce qu’en dit une de ses fondatrices, rejoue l’amalgame idéologique du Tea Party ; etc.

L’épouvantail du « wokisme » ne se comprend que comme composante de cette bataille plus large. Certains secteurs technicistes et autoritaires du « mouvement libertarien » ne se contentent plus de vouloir mettre le monde académique, déjà usé par la bureaucratisation, la précarisation et la paupérisation, à genoux : en s’adonnant temporairement à des menées intimidatrices, ils préparent des purges. L’un des hommes d’affaires « libertariens », M. Goodrich, théorisait déjà il y a cinquante ans : « les libertés académiques sont en réalité un déni de liberté. » L’un de ses think tanks, Liberty found, propose au format numérique une bibliothèque des écrits « libertariens », avec cette philosophie : « il n’y a aucune raison qu’une bibliothèque universitaire contienne plus de 5 000 ouvrages, pourvu que ce soit les bons ouvrages. » C’est à cette aune qu’il faut mesurer l’invocation incessante à la « liberté d’expression » voire à la « liberté académique » chez les pourfendeurs du supposé « wokisme ». Le droit au « débat » qu’ils revendiquent est extérieur à l’Université, à la science et aux exigences d’une parole académique contradictoire. Leur « liberté » s’identifie en réalité à la censure que les libertariens sont si prompts à déceler chez leurs adversaires. Ces derniers mois, les relais français pris par Mme Vidal et M. Blanquer ont abondamment illustré ce type de bascule.

Veiller, réagir ou périr

In fine, nous reconnaissons cette pratique du détournement du sens des mots, cette arme de perversion de la controverse intellectuelle. Cette exigence prétendue de rationalité et de liberté obéit de fait à un agenda maccarthyste, visant à annuler ce qu’il reste de l’autonomie du monde savant et à continuer d’affaiblir la liberté académique. D’autres stratégies se déploient en ce sens : naturaliser l’ordre social et faire passer l’antiracisme pour un mal moral, le délire pour une liberté (funeste chimère du « grand remplacement »), l’idée démocratique pour une tyrannie, les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité pour des lubies. « Ce qui compte c’est celui qui commande, un point c’est tout » : fin de la leçon d’Humpty Dumpty à Alice.

Mais on ne se privera pas de penser avec malice que la croisade anti-woke dit le vrai sur elle-même. Car si le woke « veille », son contempteur ne peut que vanter les vertus du sommeil. Or c’est bien au fond ce qu’il fait, et avec constance : sommeil de la critique, sommeil de l’espérance émancipatrice, sommeil des dominés qui ne se réveilleront pas pour réclamer leur dû. Comme le dit et le peignit Goya, autre délirant, le sommeil de la raison engendre des monstres. Il n’est plus très difficile de les discerner autour de nous.

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Ce que nous préférerions

Une série de brèves, cette semaine encore — des textes plus fouillés sont en préparation.

  1. Candidatures à la présidence du CNRS
  2. Position à adopter vis-à-vis des évaluations Hcéres
  3. Variant Omicron
  4. Annonce du prochain séminaire Politique des Sciences le 16 décembre.

Après sa parution il y a une dizaine de jours, le premier tirage de l’ouvrage Lingua Novæ Universitatis est en passe d’être épuisé. Une réimpression est en cours, vous pouvez donc continuer à commander le livre à l’éditeur.

1. Soutien à la candidature d’Olivier Coutard à la présidence du CNRS

Plusieurs candidats à la présidence du CNRS ont été auditionnés, les autres ayant été éliminés sans examen de leurs dossiers, dans la plus grande opacité. Il y a trois semaines, un appel à soutenir la candidature d’Olivier Coutard à la présidence du CNRS a été lancé, qui a réuni 500 chercheuses et chercheurs

Pour apporter votre soutien à cette candidature, vous avez quelques jours pour envoyer par courriel, Prénom — Nom — Fonction — Institution, à l’adresse suivante : presidencecoutardcnrsgmail.com.

2. Une résistance à la Bartleby face au Hcéres ?

Dans notre précédent billet « Les naufrageurs », nous souhaitions courage et résistance aux collègues qui vont devoir subir dès la « vague C » les normes et procédures édictées par le nouveau référentiel d’évaluation des unités de recherche Hcéres. À la suite de ce billet, l’abondance du courrier reçu et les premières remontées de terrain montrent que ces excès caricaturaux de bureaucratie, conjugués à un abandon total de la science dans l’évaluation, ne passent pas, même auprès des collègues habituellement disposés à se soumettre aux requêtes administratives les plus laborieuses.

Le moment semble donc opportun pour convenir des moyens collectifs de résistance à la farce bureaucratique du Hcéres et pour refonder collectivement les normes qualitatives de nos métiers. Nous détourner du Hcéres pourrait se traduire par cette action très simple, inspirée de Bartleby : ignorer purement et simplement le cadre du référentiel d’évaluation de cette institution hétéronome ; « je préfèrerais ne pas » utiliser le document d’autoévaluation formaté, « je préfèrerais ne pas » remplir les cases de tableur Excel, etc. Préférer ne pas faire suivant les préceptes rédactionnels du Hcéres ne signifie pas pour autant renoncer à toute forme de bilan et de prospective scientifique pour les unités de recherche. Pour reprendre la main sur des normes qualitatives adaptées aux pratiques et aux besoins réels des laboratoires, nous proposons de collecter vos propositions d’alternatives au référentiel du Hcéres, par retour de mail, puis de les soumettre au scrutin sur notre site. Sur la base des propositions les plus largement validées, une fiche pratique des modalités de résistance sera rédigée, proposant un ensemble d’éléments cohérents qui pourront servir d’ossature au travail rédactionnel des unités. Cette démarche conforme au principe d’autonomie de la recherche permettra à la communauté académique de fixer elle-même les modalités d’appréciation de ses laboratoires, discipline par discipline, modalités qui pourront s’appliquer dès la vague C, comme alternative à l’ensemble des procédures et documents réclamés par l’agence bureaucratique de l’évaluation.

Calendrier prévisionnel :

  • Date limite de retour par mail de vos propositions: 10 décembre
  • Vote du 13 au 17 décembre
  • Publication d’une fiche pratique : rentrée de janvier

3. Omicron près

Il est trop tôt pour connaître les conséquences de l’irruption en Afrique australe, puis à Hong Kong, en Israël et en Europe, de la nouvelle souche mutante B.1.1.529 (Omicron). L’analyse des dizaines de points de mutation de la protéine Spike ne permet pas d’écarter l’émergence possible d’une lignée virale capable d’échappement immunitaire et dotée d’une forte transmissibilité, ne saurait remplacer les données épidémiologiques[1] et vaccinales à venir dans les prochaines semaines. 

Il n’est pas trop tôt, en revanche, pour pointer que ni la vague hivernale du variant Delta, ni l’alerte sur la souche mutante Omicron ne sont des surprises, du point de vue scientifique. En juin, dans une tribune du Monde, nous expliquions (en vain) aux conseillers de l’Élysée et du ministère des Solidarités et de la Santé :

« Néanmoins nous pouvons d’ores et déjà anticiper que la vaccination ne suffira pas : le variant Delta — aujourd’hui une centaine de nouveaux cas par jour — est 2,5 fois plus transmissible que la souche sauvage. Avec une couverture vaccinale de 60 %, nous serions à la rentrée 2021 globalement dans la même situation vis-à-vis des risques d’une nouvelle flambée épidémique qu’à la rentrée 2020. Par ailleurs, nous devons nous préparer à la possibilité d’un variant disposant d’un échappement immunitaire important, tant qu’il existera un réservoir épidémique humain sur la planète. Il faudrait alors de longs mois pour mettre à jour les vaccins ARNm et reprendre la campagne vaccinale en commençant par les plus fragiles. Si cela devait advenir, ou que surgisse une toute autre épidémie, il serait indispensable de garder l’Université ouverte. Notre société doit consentir dès maintenant aux investissements permettant de réduire le risque de transmission épidémique. »

La vague du variant Delta comme l’irruption d’Omicron sont la conséquence des choix politiques des pays les plus riches : n’avoir pas suivi la stratégie Zéro Covid, n’avoir pas consenti aux investissements nécessaires à constituer un arsenal sanitaire large, n’avoir pas passé la production de vaccins dans le domaine public…

Dans le temps même où l’Institut Pasteur met à jour son étude sur les lieux de contamination révélant que « chez les plus de 40 ans, la présence d’enfants dans l’entourage a été associée à un sur-risque d’infection qui va de +30 % pour les collégiens à +90 % pour les très jeunes enfants (moins de trois ans) », le ministre de l’Éducation nationale annonce en finir avec les fermetures de classes au premier cas et remplace ce dispositif — qui rendait visible la progression des contaminations des moins de 10 ans — par un double test déjà expérimenté depuis début octobre dans dix départements (avec des résultats « variables » comme l’euphémise le ministre lui-même dans sa conférence de presse).

Une certitude à ce jour : les particules virales de la souche mutante Omicron doivent encore voyager dans les airs pour contaminer. Nous savons donc que les masques FFP2 ou FFP3 et la ventilation, pour lesquels aucun investissement ni aucune campagne d’information n’ont été consentis, seront précieux.

4. Séminaire Politique des sciences 

À qui appartient le ciel ? L’astronomie en prise avec l’accaparement mercantile des orbites basses

Le 16 décembre 2021 à 16h-20h, amphi Lavoisier A, Centre universitaire des Saint-Pères, 45 rue des Saints-Pères, Paris 6ème. Diffusion en direct sur la chaîne du séminaire Politique des sciences.

Des flottes composées de milliers mini-satellites en orbite basse terrestre (~300-500 km d’altitude) sont en cours de déploiement ou le seront bientôt. Ces services commerciaux promettent de connecter à Internet le monde entier. En guise de tête de gondole, le projet Starlink, filiale de l’entreprise SpaceX d’Elon Musk, illustre les méthodes et les objectifs mercantiles de ce segment de l’industrie spatiale relié au capitalisme numérique. Sa mise en place s’est réalisée à une cadence soutenue depuis 2018, et les caractéristiques techniques sont vertigineuses : entre autres, le service pourrait compter 12 000 satellites en fin de déploiement opérationnel vers 2025. Cet accaparement du ciel, s’il a emporté l’adhésion des premières dizaines de milliers d’abonnés anxieux de booster leur bande passante et des adeptes de la technolâtrie californienne, a néanmoins provoqué une pollution sans précédent du fait des sillons lumineux que laissent ces mini-satellites sur leurs passages. Ainsi, c’est la contemplation et l’observation du ciel qui seraient menacées par ces déploiements en marche forcée. En réaction, les communautés professionnelles et les amateurs d’astronomie se sont mobilisées pour alerter sur les impacts potentiellement désastreux de ces « méga-constellations » sur la pratique de l’astronomie — et au-delà, des usages de l’orbite basse, de plus en plus gênés par la prolifération des missions commerciales. 

Cette séance propose de faire le point sur ce problème rapidement devenu public. Cette séance alternera entre les diagnostics techniques sur le coût environnemental de ces infrastructures, les discussions autour des différents enjeux (technologiques, réglementaires, économiques, politiques, culturels, etc.) de leur développement, mais aussi les retours réflexifs sur les modes de mobilisation des professionnels et amateurs d’astronomie. Elle ouvrira aussi la réflexion sur les évolutions de notre rapport à l’environnement et au cosmos, et sur l’importance de défendre le ciel comme bien commun.

  • Faustine Cantalloube (CNRS) — « Les nouvelles pollutions du ciel » 
  • Roland Lehoucq (CEA) — « Dommages collatéraux des constellations de satellites »
  • Éric Lagadec (Observatoire de Nice, Président de la SF2A) — « Une mobilisation scientifique internationale inédite
  • Fabrice Mottez (Observatoire de Paris, Rédacteur en chef de l’Astronomie) — Titre à venir

[1] L’Afrique du Sud est à l’approche de l’été et dispose d’une couverture vaccinale autour de 25 %. Le temps de doublement épidémique du variant Omicron, constaté sur la dernière semaine, est autour de 4 jours. Les biais d’échantillonnage et les incertitudes sur la réduction de transmission par la vaccination ne permettent pas de déterminer le taux de reproduction épidémique et l’échappement immunitaire à ce stade.

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Jouer sur les maux

Ce billet comporte trois sections :

Lingua Novae Universitatis (LNU) — Fragments d’un discours universitaire

Chères et chers collègues,

Dans le cadre d’une approche orientée « rebranding » et destinée à réaffirmer les valeurs de notre projet humaniste dans la compétition des idées, RogueESR a le plaisir de vous annoncer le lancement du Grand Projet d’Avenir RoguExR™. RoguExR™ représente une opportunité inédite pour notre communauté : un véritable choc de simplification pour une culture de l’autonomie bien comprise, à l’aube de défis requérant toujours plus d’agilité pour inscrire l’Université au cœur des véritables enjeux stratégiques des mondes de demain.

Soutenabilité résiliente, rayonnement post-Lumières, collégialité disruptive, pédagogie innovante dématérialisée : c’est à ces conditions authentiques que nous pourrons valoriser la liberté académique comme elle le mérite auprès de l’ensemble des responsables politiques, mais aussi des actrices et acteurs au service de l’excellence. Pour cela, nous avons besoin de votre expertise et nous vous proposons d’intégrer un groupe de travail thématique pour penser la conduite du changement. La première réunion portera sur le choix des indicateurs pertinents pour l’octroi des primes et décharges reconnaissant votre engagement. Elle aura lieu demain de 12h30 à 12h45 dans l’auditorium Bernard Tapie. Une retransmission par Zoom sera également organisée.

Fidèlement,

Jean-Didier Petit, président, RogueExR™

Anne-Sylvie Charnier, VP aux Futurs Co-construits, RogueExR™


Le « nouveau management public » ambitionne d’administrer nos conduites en prenant appui sur nos désirs, pour obtenir que nous consentions à l’asservissement et à l’impuissance d’agir. Pour ce faire, il institue un ordre paradoxal qui exige des « acteurs » qu’ils soient responsables, indépendants, innovants, adaptables, résilients et flexibles, en un mot, « agiles », tout en créant les conditions de leur soumission à la mise en concurrence, érigée en norme de comportement, par la généralisation du projet (« call for proposals »), de l’évaluation (« benchmarking ») et du classement (« ranking »). La stratégie discursive du néo-management opère par abstraction, euphémisant la violence du consentement à la dépossession, par substitution au sens propre des mots du sens de leur antonyme ou encore par oblitération de sens. On peut même reconnaître une forme de génie (mauvais) à ceux qui eurent l’idée de baptiser « autonomie », la mise en pièces du principe d’autonomie de l’Université et de la science vis-à-vis des pouvoirs politique, religieux et économique.

Comment résister à cette précarisation subjective qui s’infiltre par le langage même ? En vivant, en pensant, en poursuivant notre travail avec éthique, exigence et liberté mais aussi, d’abord, en leur riant au nez, de ce rire franc, libérateur, irrépressible, qui emporte les larmes.

C’est ce que nous vous proposions dans un appel lancé en février 2020 en même temps que naissait Camille Noûs. Les bonnes volontés ont travaillé depuis à un ouvrage sous forme de glossaire, croisant des réflexions critiques, des contes satiriques, des chansons détournées, mais aussi des fragments utopiques imaginant la réinvention de l’Université et de la parole universitaire. Vous pouvez aujourd’hui prendre connaissance du résultat. 

LNU (Lingua Novæ Universitatis) — Fragments d’un discours universitaire, par Camille Noûs et par nous-mêmes, à commander d’urgence dans votre meilleure librairie ou sur le site de l’éditeur — peut-être aurez vous alors en cadeau un de nos authentiques « goodies » délicieux, durables et innovants, que vous pourrez mettre sous le sapin.

Depuis le temps que l’ombre de Delta plane

À la mi-juin, nous faisions paraître une tribune dans Le Monde pour prévenir des conditions de propagation épidémique analogues entre la rentrée de septembre 2021 et la rentrée précédente. Les vaccins existants préviennent les formes graves de pathologies mais ne limitent que marginalement la transmission par les voies respiratoires supérieures (via les fosses nasales). La cinquième vague épidémique est là, semblable à celle de l’an dernier, mais avec un mois de retard. Elle aurait pu être évitée. Le virus continue donc de circuler et de muter, laissant ainsi la possibilité d’émergence d’une souche présentant une résistance aux vaccins.

Prenant nos responsabilités de scientifiques, nous n’avons cessé d’appeler à la constitution d’un arsenal sanitaire large permettant non seulement d’endiguer cette épidémie-ci mais aussi celles qui se déclareront dans les années et décennies qui viennent. Cela passe par des moyens humains permettant de faire, à l’échelle des villages et des quartiers, de la prévention, de l’aide à l’isolement, de l’éducation sanitaire, de la détection de percée épidémique, etc. Cela passe aussi par une logistique pérenne permettant de produire des vaccins et leurs rappels sans générer de profits privés, et de participer à des campagnes vaccinales menées à l’échelle planétaire. Nous avons aussi appelé sans cesse, après que le consensus scientifique sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2 a été atteint, en juin 2020, à un investissement de l’Etat dans la qualité de l’air (ventilation des pièces de vie, suivi du taux de CO2 et purification de l’air) et à une campagne de sensibilisation sur le niveau de filtration des types de masques — donc à une campagne de promotion des FFP2 et de leur port correct.

Une circulaire de la directrice générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGESIP) sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2 a enfin été émise ce 19 novembre, avec 17 mois de retard sur les résultats scientifiques. Non seulement aucun investissement dans la réduction de risque n’a été consenti, mais la circulaire précise que le « dépassement des taux de CO2 recommandés n’est pas en soi un risque sanitaire », ce qui est scientifiquement faux et dangereux : le taux de CO2 permet la mesure du risque de transmission aéroportée.  La circulaire précise encore que « la mesure du taux de CO2 n’a pas à être déployée de manière systématique et permanente », et que « la politique à mettre en place dans les établissements en matière de taux de CO2 doit donc être appréciée au cas par cas ». On ne peut que rester pantois devant l’abîme qui sépare les résultats scientifiques et la politique sanitaire de l’exécutif. Un tel décalage en dit long sur l’ignorance de la recherche et sur le déni de la consultation scientifique qui prévalent dans les administrations centrales.

Séminaire Politique des sciences du jeudi 25 novembre (rappel)

À suivre en direct ou en différé sur la chaîne de Politique des Sciences.

« Enquêtes difficiles, données sous contrôle ? Quelques aperçus des transformations matérielles et normatives dans la recherche en SHS »

Jeudi 25 novembre de 16h30 à 20h30, Campus Jourdan de l’ENS, salle R1-07, 48 boulevard Jourdan, Paris 14ème.

Les sciences humaines et sociales (SHS) ont vu s’accumuler au cours des trente dernières années des tendances parfois contradictoires, entre banalisation de l’ethnographie, augmentation des corpus numériques, formes renouvelées de circulation des méthodes entre disciplines, mais aussi injonction à la protection des enquêtés « vulnérables » et formes bureaucratisées de l’éthique de la recherche (Institutional review boards et consent forms), augmentation des procès contre des chercheurs et chercheuses, appel à la science ouverte mais aussi à la protection des données sensibles… Si ces transformations ne concernent pas que les SHS, elles ont des effets bien particuliers sur celles-ci.

De quelle façon ces évolutions transforment-elles les formes de la recherche en SHS ? Le projet de cette séance est de faire part à la communauté scientifique d’un premier état des lieux —  à poursuivre dans d’autres séances — des problèmes spécifiques qui se posent en SHS, des risques nouveaux qu’affrontent aujourd’hui les chercheurs et chercheuses, de l’importance de ne pas appliquer mécaniquement dans ces disciplines des formats issus du monde des sciences biomédicales et expérimentales, faute de quoi ce serait non seulement leur inventivité qui pourrait s’en trouver affectée, et avec elle la possibilité de décrire le monde, mais aussi, peut-être, la liberté académique.

  • Johanna Siméant-Germanos — La littérature et le journalisme bientôt plus libres de décrire le monde que les SHS ? Quand l’enchevêtrement d’injonctions contradictoires entrave la recherche.
  • Etienne Ollion — Faire une enquête à l’heure des données numériques.
  • Mathilde Tarif — À qui appartient-il de définir le risque des terrains d’enquête difficiles ?
  • Marwan Mohammed — L’irruption de la violence durant l’enquête et ses effets en matière de protection des données et des sources.
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Les naufrageurs

Bilan budgétaire du quinquennat pour l’Université

Le ministère vient de faire paraître un communiqué de presse retraçant l’évolution du budget de l’Université au cours du quinquennat.[1]

Nous avons représenté la figure produite par le ministère à l’usage des journalistes, à gauche (vert), et les mêmes données, une fois l’inflation compensée (violet), en euros de 2017. Malgré l’effet d’affichage consistant à isoler en vert foncé un surcroît de budget — qui ne correspond à rien dans un projet de loi de finances — le graphique du ministère permet de se rendre compte que la loi de programmation de la recherche (LPR) n’a rigoureusement rien changé à la trajectoire budgétaire : les augmentations sont calculées par Bercy de sorte à compenser l’inflation (violet). L’unique loi du quinquennat n’aura fait miroiter un accroissement budgétaire (totalement fictif, donc) que pour précariser et bureaucratiser un peu plus l’enseignement supérieur et la recherche. Dernière entourloupe en date, le « CDI de mission scientifique » prévu par la LPR, s’avère dans le décret du 4 novembre 2021 être un contrat à durée prévisionnelle pour des missions non nécessairement scientifiques, qui peut être interrompu à tout moment.

Du fait du babyboom de l’an 2000, le nombre de bacheliers a fortement augmenté pendant le quinquennat, ce qui était prévisible 18 ans à l’avance. Le nombre d’étudiants aurait augmenté dans les mêmes proportions, s’il n’y avait pas eu une politique de découragement des études universitaires (Parcoursup en particulier). Le budget par étudiant est représenté en rouge, sur l’axe de droite, selon une convention permettant de le lire comme un budget effectif, compensé de l’accroissement du nombre d’étudiants, sur l’axe de gauche. Il est en baisse significative.

Le déclin de l’Université et de la recherche scientifique publique comme de la recherche appliquée privée est devenu, à l’occasion de la crise sanitaire, un fait documenté. Si ce déclassement touche la majorité du monde académique, certains en ont été préservés. Pourtant, parmi les universitaires et les chercheurs actifs, plus grand monde ne doute du lien de causalité entre les réformes de bureaucratisation, de paupérisation, de précarisation et ce déclin. Une refondation tournant la page de vingt ans d’une politique désastreuse[2] est devenue une nécessité pour freiner le délitement de notre écosystème de recherche et d’enseignement supérieur.

Le Hcéres, caricature de sa propre bureaucratie

Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) vient de publier le référentiel d’évaluation des établissements, entités de recherche et formations de la « vague C » (Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val-de-Loire, Corse, Grand-Est, Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Nouvelle-Calédonie et Polynésie Française). Ce référentiel paraît un an après la nomination de M. Coulhon à la présidence du collège du Hcéres. Le 12 novembre 2021, l’ex-conseiller du président de la République déclarait : « Il faut trouver un équilibre entre la simplicité, la légèreté de l’évaluation, et son efficacité ». Promesses non tenues : le référentiel publié est caricatural dans ses excès bureaucratiques, abject dans la déclinaison de l’excellence académique qu’il prétend évaluer et chronophage dans son application : d’où, moins de temps pour la recherche et donc moins d’articles de qualité. Les dizaines de critères d’évaluation ainsi définis (et déjà numérotés pour un traitement dématérialisé des rapports d’autoévaluation) sont à la fois le résultat et la quintessence de vingt années de politique de sape bureaucratique de l’enseignement supérieur et de la recherche. Une nouvelle fois, nous réaffirmons que la réappropriation par la communauté académique des normes qualitatives de notre métier doit être une priorité. Aux malheureux collègues qui essuieront les plâtres de ces nouvelles normes et procédures bureaucratiques, nous souhaitons courage et résistance.

Séminaire Politique des sciences du jeudi 25 novembre

« Enquêtes difficiles, données sous contrôle ? Quelques aperçus des transformations matérielles et normatives dans la recherche en SHS »

Jeudi 25 novembre de 16h30 à 20h30, Campus Jourdan de l’ENS, salle R1-07, 48 boulevard Jourdan, Paris 14ème, et sur la chaîne de Politique des sciences.

Les sciences humaines et sociales (SHS) ont vu s’accumuler au cours des trente dernières années des tendances parfois contradictoires, entre banalisation de l’ethnographie, augmentation des corpus numériques, formes renouvelées de circulation des méthodes entre disciplines, mais aussi injonction à la protection des enquêtés « vulnérables » et formes bureaucratisées de l’éthique de la recherche (Institutional review boards et consent forms), augmentation des procès contre des chercheurs et chercheuses, appel à la science ouverte mais aussi à la protection des données sensibles… Si ces transformations ne concernent pas que les SHS, elles ont des effets bien particuliers sur celles-ci.

De quelle façon ces évolutions transforment-elles les formes de la recherche en SHS ? Le projet de cette séance est de faire part à la communauté scientifique d’un premier état des lieux — à poursuivre dans d’autres séances — des problèmes spécifiques qui se posent en SHS, des risques nouveaux qu’affrontent aujourd’hui les chercheurs et chercheuses, de l’importance de ne pas appliquer mécaniquement dans ces disciplines des formats issus du monde des sciences biomédicales et expérimentales, faute de quoi ce serait non seulement leur inventivité qui pourrait s’en trouver affectée, et avec elle la possibilité de décrire le monde, mais aussi, peut-être, la liberté académique.

  • Johanna Siméant-Germanos — La littérature et le journalisme bientôt plus libres de décrire le monde que les SHS ? Quand l’enchevêtrement d’injonctions contradictoires entrave la recherche.
  • Etienne Ollion — Faire une enquête à l’heure des données numériques.
  • Mathilde Tarif — À qui appartient-il de définir le risque des terrains d’enquête difficiles ?
  • Marwan Mohammed — L’irruption de la violence durant l’enquête et ses effets en matière de protection des données et des sources.

[1] Il s’agit techniquement de la subvention pour charge de service public au titre du programme 150, donnée qui a malheureusement disparu des jaunes budgétaires.

[2] « Valérie Pécresse cultive une forme de modernisme de bon aloi qui enrobe des convictions bien trempées qui laissent peu de place au doute. Comme ministre, elle s’est attelée à une réforme des universités qui ne méritait pas les cris d’orfraie de la gauche. Sous mon quinquennat, nous lui avons donné une dimension nouvelle, avec le regroupement des établissements d’enseignement supérieur car l’autonomie et l’excellence ne contredisent pas les objectifs de démocratisation et de professionnalisation des études supérieures. » François Hollande, Affronter, ed. Stock, 2021.

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Le courage de la vérité

Vous trouverez en fin de billet les liens vers les vidéos du séminaire Politique des sciences consacré au rôle du collectif dans les mathématiques.

À Pascale

Pascale a toujours été là, franche. Là d’abord avec ses étudiants qu’elle aimait — et elle le disait. Là aussi avec ses collègues chercheurs, avec lesquels elle partageait son amour de la peinture italienne et sa sensibilité aux ponts étranges qui pouvaient être parfois lancés entre la mort, l’art et la politique, à Sienne ou ailleurs. Là avec nous, avant que Rogue ne vit le jour, et dès qu’un possible mouvement collectif pointa à la fin janvier 2009. Là avec toutes et tous, avec quiconque prenait la parole pour dire l’insupportable, avec celles et ceux qui ne voulaient pas renoncer, qui espéraient toujours que ça reparte, qui croyaient que ce n’avait été que le début, qu’on avait subi une défaite mais qu’on n’avait pas perdu, pas perdu tout à fait, pas perdu pour toujours. On pouvait être en désaccord avec elle, mais on savait au fond qu’on était du même côté et c’était cela qui comptait ; et puis, à la fin, on se retrouvait, parfois après des détours, pour travailler, écrire, relire, organiser, penser ensemble dans la mesure où chacun était convaincu d’être plus efficace et plus intelligent avec d’autres que dans l’isolement. Avec elle on était ensemble sans même avoir besoin de partager tous les choix car, même si les analyses pouvaient différer à l’occasion, chacun reconnaissait à l’autre d’avoir le même horizon et de combattre la même chose : l’Université managérialisée qui nous est imposée à grands renforts de « réformes » bureaucratiques, de paupérisation organisée, de dépossession de nos métiers et de décisions autoritaires. Pour lutter sans cesse et sans faiblir il fallait continuer à dire, à parler entre nous, à réagir, à écrire des textes, à prendre position, sans s’arrêter parce que nous étions moins nombreux, sans se taire parce que personne n’écoutait. Pascale a continué et ce fut, tout simplement, son honneur.

Nous dédions à Pascale les trois textes de Rogue sur la liberté académique. Elle y a beaucoup contribué. Elle n’aura pas vu la version finale du dernier.

Première partie : Réinstituer la liberté académique.

Seconde partie : Dépasser le paradigme de la tour d’ivoire ?

Troisième partie : Liberté et éthique académiques.

Pour quelles « compétences » les néo-managers sont-ils sélectionnés ?

Dans une tribune récente, des académiciens ont regretté le processus de nomination opaque à la tête des institutions de recherche : « Il est nécessaire que les présidents des grands organismes soient des personnalités scientifiques ayant l’autorité suffisante pour prendre des décisions fortes qu’ils puissent faire accepter au pouvoir politique et aux partenaires sociaux » Indépendamment de notre attachement au double principe d’autonomie et de collégialité de la recherche scientifique, qui suppose d’en finir avec toute dérive bureaucratique, qu’elle soit incarnée par des personnes reconnues pour leurs travaux ou non, cette prise de position pose une question d’importance : sur quelles normes, par quelles procédures, pour quelles compétences les néo-managers sont-ils sélectionnés ?

Le renouvellement de la présidence du CNRS nous donne quelques éléments de réponse. Du « darwinisme » plébiscité par M. Petit, il ne reste manifestement rien dès lors que la sélection s’opère pour des fonctions « dirigeantes » : les candidatures de « personnalités scientifiques » ont été rejetées sans examen ni critères explicites, sans travail analytique de rapporteurs, dans l’opacité la plus grande, en dehors de tout cadre conforme à l’éthique académique.

Sans illusion démesurée, nous nourrissions quelque espoir que M. Petit, actuel président du CNRS, accepte de discuter publiquement avec les autres candidats de la politique de recherche nationale. La communauté académique aurait aimé plus de substance que ce descriptif de sa pratique du pouvoir, « virile, mais correcte » (sic); elle aurait aimé comprendre la logique de la suppression de postes pérennes au profit de contrats précaires, qui fut expliquée par cette métaphore : « C’est comme si tu pouvais te payer Neymar, mais que tu n’aies pas de quoi lui payer un ballon. » (sic).

Qu’il en ait reçu l’ordre du ministère ou de l’Élysée, ou qu’il n’ait pas, lui-même, le courage du débat public n’y change rien : M. Petit refuse tout échange avec la communauté savante et les membres du CNRS. Constater qu’à la tête du « vaisseau amiral de la recherche française » (sic) la vertu cardinale du monde académique — le courage de la vérité, l’éthique de la disputatio — fait défaut en dit long sur le naufrage en cours de la vie intellectuelle.

Sans doute faut-il interpréter cette dérobade comme un aveu : l’exécutif est conscient du mécontentement de la communauté savante devant les choix politiques opérés depuis 20 ans. Les nominations, que ce soit à la tête du Hcéres ou du CNRS, se font contre la communauté académique, en violation du principe d’autonomie du monde savant, en contrevenant aux règles déontologiques les plus élémentaires. Le critère primordial de sélection semble être d’incarner le cauchemar de L’Homme sans qualités (Musil) : être de simples gestionnaires, de simples courroies de transmission du pouvoir. La qualité principale des néo-managers est ainsi d’abdiquer par avance le pouvoir effectif associé à la fonction, de n’en rien faire sinon se conformer au règne de l’insignifiance voire de déléguer les stratégies d’établissement à des cabinets de consultance.

Vidéos du séminaire Politique des Sciences du jeudi 21 octobre 2021

Bruno Andreotti — Présentation du Séminaire de Politique des sciences

Isabelle Gallagher — La communauté mathématique : des rêves à l’épreuve de la réalité.

Antoine Chambert-Loir — Bourbaki, mythe et pratique d’un mathématicien collectif.

Catherine Goldstein — Et les autres ? Histoires et imaginaires.

Michel Broué — Mathématiciens et solidarité, abstrait et concret.

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Liberté et éthique académiques

Ce texte analytique long sur l’articulation entre liberté et éthique académiques, fait suite aux deux premiers volets, et ouvre sur la création d’une association et d’un fonds de dotation en faveur des libertés académiques.

Défendre la liberté académique suppose d’en définir précisément les limites. De fait, elle est bornée d’un côté par le droit commun et de l’autre par l’éthique académique. Or, ce sont précisément ces limites que les attaques maccarthystes et bureaucratiques tentent de déplacer. Dans ce nouveau billet, nous partirons d’exemples précis sur lesquels nous pouvons construire, sinon une règle générale, du moins une forme de jurisprudence. Après une brève exposition du lien indéfectible qui unit selon nous la liberté et l’éthique académiques, nous étudierons les enseignements de quatre cas concrets pris dans l’actualité récente : les procédures-baillons intentées par des chercheurs pour déplacer vers les tribunaux ce qui relève de la dispute collégiale ; les débats déclenchés par les prises de position antivaccinales d’un sociologue du CNRS, et les réactions institutionnelles problématiques à ces prises de position initiales ; l’installation par l’Élysée d’une commission censée fixer a priori les limites du scientifiquement dicible sous couvert de lutte contre « le complotisme » et « les fake news » ; enfin, la volonté du ministère de l’Éducation nationale de s’arroger un droit de contrôle idéologique des formations universitaires dispensées aux futurs enseignants. Nous concluons par un point sur le projet de constituer rapidement un fonds de solidarité pour la liberté académique.

Éthique académique

L’éthique académique suppose d’abord de mener ses travaux avec intégrité. Dans les sciences de la nature, l’intégrité scientifique repose sur la publication de résultats fiables, reproductibles, honnêtement présentés, établis avec une méthode rigoureuse, appuyés sur un appareil de preuves complet et soumis à la libre critique des pairs. Elle repose aussi sur l’établissement d’une bibliographie fidèle à l’état de l’art, l’ensemble des travaux précédents étant articulés rationnellement et, le cas échéant, critiqués. L’intégrité suppose plus largement une « rectitude du raisonnement », une éthique intellectuelle qui recouvre l’ensemble des devoirs et des vertus propres à l’élaboration, à la diffusion et à la critique des savoirs.

L’éthique académique toutefois ne requiert pas, comme on le dit parfois, une neutralité en valeur ou une absence de positionnement politique. On aurait par exemple du mal à reprocher à un biologiste de la conservation de se soucier de préserver la biodiversité. L’organisation sociale de la recherche scientifique, si elle est régie par les normes adéquates, fait en sorte elle-même que dans le travail de critique des propositions théoriques d’un ou une chercheuse donnée, la neutralité de valeurs soit respectée lors de l’admission ou du rejet final d’une proposition théorique. Les exemples historiques de pathologies observées dans cette organisation pratique, comme l’eugénisme britannique ou le lyssenkisme, montrent que les détournements de la science à des fins idéologiques sont des travers systémiques avant d’être des fautes individuelles.

Un tel rappel permet d’étendre les notions de probité et d’intégrité définies précédemment aux sciences humaines et sociales, nonobstant le fait qu’on peut longuement discuter pour savoir si elles partagent ou non avec les sciences naturelles un noyau méthodologique, et sans préjuger de leur propre diversité. En effet, ces questions sont sans incidence sur ce qui vient d’être dit de l’éthique académique. Le fait que les sciences sociales peuvent exiger une intrication plus forte que les sciences naturelles entre valeurs non épistémiques et normes épistémiques ne saurait les dérober à l’éthique académique proprement dite.

En résumé, la liberté et l’éthique académiques sont les deux faces d’une même pièce. La suite de ce billet analysera des déviations à l’éthique académique qui sont inséparables de remises en questions des libertés académiques. Ce tour d’horizon de situations tératologiques permettra de schématiser quelques figures paradigmatiques possibles.

Judiciarisation des controverses scientifiques et procès bâillon

La pandémie de SARS-CoV-2 a conduit à une production massive d’articles scientifiques de qualité médiocre rendant difficile le suivi quotidien de l’état des connaissances. Cependant, les articles les plus problématiques ont été ceux, méthodologiquement critiquables et donc difficilement conclusifs, qui ont été promus à grand bruit dans l’espace public[1]. Ainsi, M. Trump et M. Bolsonaro ont-ils promu le fantasme d’un médicament miracle contre la Covid, l’hydroxychloroquine. M. Macron a pour sa part été en liaison hebdomadaire avec le directeur de l’IHU, par l’intermédiaire de M. Coulhon, président du Hcéres, et a rendu à M. Raoult une visite aussi exceptionnelle que médiatisée. Pourtant, une simple bibliographie faite avec intégrité montrait dès le départ que ce médicament utilisé dans la lutte contre le paludisme n’avait eu d’effet in vivo sur aucun virus de la même famille, laissant peu de chances à une balance bénéfice/risque favorable.

Ces travaux ont naturellement donné lieu à d’innombrables commentaires hors de l’espace des publications scientifiques proprement dites, sur le réseau Pubpeer, dans des billets de blog ou sur les réseaux sociaux. De telles critiques ont été le fait de scientifiques, actifs dans le domaine ou non, comme de citoyens sans activité de recherche. En réaction, l’IHU a porté plainte en justice contre différents collègues ayant participé à cette dispute scientifique.

Ce cas nous pose plusieurs problèmes pratiques. Est-il légitime de porter une controverse scientifique devant la justice au titre qu’elle se fait en dehors du cadre normé des revues académiques ? Y-a-t’il une légitimité à invoquer le droit commun (la plainte) pour brider le principe de libre critique des travaux savants ? Le recours à l’anonymat ou au pseudonymat pour produire des critiques ou des commentaires scientifiques en pre- ou post-review, pose-t-il un problème ?

La liberté académique protège les chercheurs dans leurs critiques des travaux scientifiques et de leur méthodologie, quel que soit l’espace dans lequel elles sont produites. La vérité scientifique ne se décide ni devant les tribunaux, ni sur les plateaux de télévision. L’anonymat des rapporteurs scientifiques est une norme académique destinée à les protéger d’éventuelles pressions qui pourraient entraver la liberté de critique. Il n’y a donc là rien qui puisse être invoqué par les plaignants dans le cadre de leur défense en tant que scientifiques. Au contraire, leur action en justice apparaît comme une tentative d’empêcher l’exercice de procédures constitutives de l’exercice du métier de chercheur. Les plaignants peuvent d’autant moins invoquer la liberté académique pour défendre leur cause que les principes de l’éthique académique n’ont pas été respectés dans les travaux qu’ils entendent soustraire à la critique en traînant en justice leurs contradicteurs. En particulier, les publications d’origine ne satisfaisaient pas aux standards habituels d’intégrité d’un travail savant.

Mais ici, le plus important est peut-être qu’une autre dimension de l’éthique académique s’ajoute au problème d’intégrité : la responsabilité devant la société. Contourner les mécanismes de véridiction par les pairs sur lesquels se fonde la science en adoptant une communication médiatique directe et massive constitue une atteinte grave à l’éthique académique. Ce point permet de poser un premier fondement de ce que recouvre la responsabilité sociale du savant : des résultats doivent être invoqués dans l’espace public d’autant plus prudemment qu’ils sont critiqués, qu’ils peuvent avoir des conséquences dramatiques ou qu’ils s’appuient sur une méthodologie qui pose problème. Les exemples abondent malheureusement dans l’actualité. On pourrait citer par exemple l’usage des tests polygéniques à des fins eugénistes, celui des « big data » dans la répression automatisée des Ouïghours, la supposée détection de l’homosexualité par la recognition faciale, ou le mésusage pseudo-scientifique de données génétiques.

Le scientifique en recherche d’une notoriété médiatique confond les genres : une proposition scientifique, fût-elle hautement corroborée, n’est pas un fait divers relaté par un journal fiable. Elle reste un objet de controverse, de disputatio, et demeure, comme toute science, objet d’un régime épistémique faillibiliste, entendu en un sens large (toujours révisable et révisé, par exemple au vu d’enjeux empiriques ou d’économie interne). Le bateleur médiatique la porte devant les médias, pour lesquels il existe indéniablement des faits divers et objectifs, dont le régime épistémique est comme binaire : il est vrai ou il est faux que Descartes soit décédé (Descartes n’est pas un chat). En l’occurrence, les bateleurs et les plaignants sont essentiellement les mêmes personnes[2], mais il importe de souligner que leurs détracteurs n’auraient pas été plus légitimes pour porter la controverse devant les tribunaux. L’éthique n’est pas le juridique, et le recours au judiciaire pour régler des transgressions de l’éthique académique nous semble une confusion manifeste de genres. Les transgressions du droit commun appellent certes une réponse judiciaire — on peut penser à des faits relevant des sciences environnementales ou médicales — mais en tant que chercheur, le savant n’a pas à y recourir.

Les plaintes de l’IHU ne sont pas des cas isolés. Plusieurs autres plaintes similaires ont été déposées contre des chercheurs ayant produit des critiques sur des travaux touchant à l’articulation entre science et société. Il nous faut dire clairement notre refus collectif de voir les prétoires encombrés par ce type de plaintes. « La judiciarisation des débats scientifiques à des fins d’intimidation est inacceptable », et doit être considérée comme une violation majeure de l’éthique académique. La liberté de critique, elle-même soumise aux normes d’intégrité, à l’éthique intellectuelle et à la responsabilité devant la société, doit-être défendue comme une part inaliénable de la liberté académique.

Liberté académique et manquement notoire à l’éthique académique

Un autre cas très médiatisé est celui d’un sociologue du CNRS ayant choisi de combattre la politique sanitaire du gouvernement pour prôner davantage d’inaction et de dérégulation publique — il a vu dans la pandémie une « psychose collective » liée à « l’adoration du “principe” de précaution ». 

Pour ce faire, ce collègue a mobilisé une visibilité médiatique acquise à la faveur de son activité scientifique antérieure, dont l’objet est sans rapport avec le coronavirus ou la vaccination. Lorsque certaines de ses prises de positions sur son blog hébergé par un organe de presse ont été dépubliées par l’hébergeur, ce chercheur a dénoncé une remise en cause des libertés académiques.

Peut-il invoquer ainsi la liberté académique pour couvrir des prises de position obscurantistes contre la vaccination ?

Ce cas est très intéressant à analyser dans la mesure où les critiques qui ont été formulées à l’endroit de ce collègue sont tout aussi problématiques que sa propre attitude. Selon le communiqué du CNRS, intitulé « Le CNRS exige le respect des règles de déontologie des métiers de la recherche », le problème serait de ne pas situer la parole ; distinguer le chercheur du militant impliquerait donc de ne jamais signer de tribune ou de billet de blog ès qualités. Cette position fait écho à une interview du déontologue du CNRS qui entend soumettre la liberté académique au bon vouloir de la bureaucratie de l’organisme employeur. Il est difficile de ne pas s’inquiéter lorsqu’on peut lire sur le site officiel du CNRS qu’un universitaire ou un chercheur serait « soumis à une obligation de réserve qui a pour objet de l’inciter à observer une retenue dans l’expression de ses opinions, notamment politiques, sous peine de s’exposer à une sanction disciplinaire. » Comment sommes-nous passés de l’autonomie fondatrice de la science, de la libre critique de l’institution et de la nécessité d’une définition collective, par les pairs, de ses normes et de ses procédures, à l’idée de « parler de son administration dans des formes manifestant d’éventuels désaccords avec pondération » ?

Le problème posé par le blog de ce sociologue du CNRS n’est pas l’intervention dans l’espace public hors de son champ de compétences ; il n’est pas plus la participation à un débat public sur la politique sanitaire, débat qui a largement été occulté. Le problème exclusif est un déficit d’intégrité que l’on peut qualifier factuellement : la bibliographie du sujet traité comme la méthodologie analytique mise en œuvre ont été élaborées de façon partielle et partiale, au service de la thèse défendue a priori. En effet, des pans entiers de la littérature scientifique n’ont pas été intégrés à l’analyse, elle-même produite par un empilement de données détournées de leur sens épidémiologique : ni le rapport à la littérature ni le traitement des données empiriques ne satisfaisaient donc aux normes d’une argumentation scientifique rigoureuse. La portée sociale de l’intervention constitue une circonstance aggravante. Ce cas nous amène à une proposition simple : la responsabilité des universitaires et des chercheurs, leur engagement professionnel à se conformer à l’éthique académique et aux normes d’intégrité, s’étend au-delà de leur activité savante, y compris dans leurs prises de position politique. Ce collègue fait un mésusage du principe de liberté académique en la transformant en une liberté négative, un droit à dire tout et n’importe quoi en se prévalant de sa notoriété, en faisant abstraction de ce qui fonde pourtant la scientificité d’une proposition : sa soumission aux cadres contradictoires de la dispute collégiale.

Toujours à propos de ce blog tenu par ce sociologue, une tribune parue dans le journal Le Monde a appelé à une intervention disciplinaire du CNRS. Plusieurs de ses signataires ont participé à la campagne initiée il y a un an par Mme Vidal, M. Blanquer et M. Macron[3]. Il est donc à la fois significatif et peu étonnant de voir cette tribune s’indigner du fait que le sociologue en question soit intervenu dans l’espace public pour contredire les décisions des experts gouvernementaux, ce qui n’est absolument pas l’enjeu du problème, tandis qu’elle passe sous silence les questions d’éthique intellectuelle et d’intégrité scientifique. En effet, les participants de la croisade contre « l’islamo-gauchisme universitaire » ont eu le loisir ces derniers mois de succomber aux mêmes travers : ils ont ainsi recouru à des statistiques interpolées pour tenter d’étayer l’emprise supposée de cette chimère intellectuelle ; ils ont multiplié les publications et tribunes en-dessous des normes habituelles de raisonnement et de confrontation aux sources critiquées ; ils ont participé aveuglément à la diffusion d’accusations romancées, nourries de schèmes complotistes, au risque de mettre en danger des universitaires. On peut donc leur reconnaître une certaine constance dans l’aveuglement éthique. Pour notre part, nous prenons acte de ces manquements répétés aux principes régulateurs de notre métier, quelle que soit leur provenance ; nous entendons dénoncer cette entreprise de subversion de la liberté académique, mais il ne nous viendrait pas à l’esprit de demander aux bureaucraties des organismes de recherche de prendre des mesures disciplinaires contre leurs auteurs. Nous nous bornons à constater que les interventions de ce type se placent en-dehors du champ de la dispute académique reconnue.

L’entreprise de mise au pas dont relèvent les interventions de ces polémistes repose sur le dévoiement de la notion de liberté académique. À mille lieues de celle précédemment décrite, leur liberté académique relève d’une conception purement négative de la liberté d’expression, en tous points similaire au free speech revendiqué par les libertariens et l’alt right états-unienne. En montant en épingle une caricature de « neutralité axiologique », cette mouvance revendique la liberté de dire tout et n’importe quoi dès lors qu’on le fait en se prévalant d’un point de vue objectif. Sous cet angle, la position de ces défenseurs de la « neutralité axiologique » est strictement équivalente à la conception négative de la liberté dont se revendique le sociologue évoqué plus haut. La seule spécificité de cette campagne maccarthyste est sa propension à proclamer « non-scientifique » tout discours académique explicitant un parti pris dans la Cité, qu’il soit d’ordre social, éthique ou écologique. Redisons ici que la « neutralité axiologique » wébérienne, si l’on fait retour à la réalité des textes dont se prévalent les maccarthystes français, n’est pas une neutralité de la production scientifique ; il s’agit d’une suspension des jugements de valeur au moment de la réception de ces énoncés, lors de la dispute collégiale. L’éthique académique demande d’examiner impartialement la solidité théorique et empirique des arguments avancés par les pairs, mais pas d’être exempt de tout horizon politique au moment où l’on produit ses propres arguments.

Vérité et intellectuels d’État : le retour de l’hétéronomie scientifique

Du fait de l’ignorance de l’articulation entre liberté et éthique académiques, la plupart des prises de position audibles sur ces questions alternent entre une défense des libertés académiques qui se transforme en une incitation à dire n’importe quoi, et une admonestation à la « neutralité » ou à la « pondération », selon la délicieuse formule retenue par les instances déontologiques du CNRS. Ces ambiguïtés se vérifient sur le troisième exemple, à savoir l’invocation aujourd’hui sans cesse réitérée du complotisme, auquel d’aucuns entendent opposer, là encore, une instance bureaucratique de contrôle de l’information scientifique.

Contre les ravages supposés du complotisme, hydre idéologique jamais définie positivement[4], cette sorte de bureau de la vérité est supposé déterminer les limites de la parole recevable et de la parole illégitime. Par principe, cette dernière sera chassée du champ scientifique et donc censurable. La contradiction fondamentale entre la création d’une telle instance et le respect de la liberté académique est que cette agence ou ce bureau statuerait sur les contenus en se substituant à la controverse entre pairs. Une telle instance de contrôle est régulièrement réclamée, sans crainte du paradoxe, par les défenseurs d’une conception négative et abstraite des libertés académiques, sous couvert de lutte contre les « fake news », concept flou, utilisé sans jamais le définir, popularisé par son usage quotidien par M. Trump à des fins de disqualification politique.

En France, cette menace s’est concrétisée avec l’apparition dans la loi de programmation de la recherche (LPR) du projet de Science Media Center à la française porté par Mme Virginie Tournay. Cette institution, dénoncée par le monde journalistique comme par le monde scientifique, vise à contrôler les sources scientifiques des journalistes en leur produisant une communication pré-mâchée. Cette communication scientifique institutionnelle, en plus d’être souvent favorable aux bailleurs de fonds privés de ces « centres », prive de facto la communauté scientifique de toute possibilité de faire entendre une voix critique autonome. La désinformation financée par les compagnies pétrolières, niant la réalité du réchauffement climatique, nous indique clairement la vocation de toute institution de ce type : brider la liberté de la presse comme la liberté académique pour désinformer et réinformer.

L’installation d’une commission supervisée par M. Gérald Bronner, mélangeant historiens, journalistes, polémistes, représentants de la bureaucratie universitaire et experts toutologues constitue une nouvelle tentative de mettre en place un tel dispositif de contrôle. Sous couvert de défense de la rationalité contre les dérives dites radicales, autrement dit de défense supposée de l’universel contre les particularismes, et de la science contre les diverses superstitions, on retrouve ici une simple entreprise de mise au pas idéologique. Il est aisé de se poser en champion des Lumières et de la Raison, sans même se demander un instant ce que veulent dire ces termes, et pourquoi ils sont des objets majeurs de discussion académique depuis des siècles. Lorsque l’on appartient au monde académique, l’on serait tout de même censé savoir que depuis Kant au moins, le rationalisme implique d’entrer précisément dans cette discussion, plutôt que de se contenter « d’écraser l’infâme », en mettant sous le terme « infâme » la catégorie que l’on souhaitera arbitrairement y placer. Le verrouillage du débat sur l’essence de la rationalité, la volonté d’imposer une orthodoxie de l’information scientifique, sont une ligne rouge pour toute personne attachée aux libertés démocratiques, et notamment à la liberté académique.

Il est intéressant de constater que M. Bronner, qui pilote cette commission de nouveaux gardiens du dogme, et M. Raoult, évoqué plus haut, sont issus d’une même matrice idéologique caractérisée par l’hostilité générale au principe de précaution et la minimisation des risques environnementaux et sanitaires. Dans les années 2010, tous deux étaient des contributeurs réguliers à l’hebdomadaire Le Point, avec un penchant commun à la critique du principe de précaution et avec des positions proches sur la question climatique. Ainsi, M. Raoult y a écrit six articles entre 2013 et 2016 niant le consensus sur le réchauffement climatique, peignant des sciences de l’atmosphère comme une religion, un catastrophisme. En 2010, M. Bronner, éditorialiste au Point, écrivait dans son « inquiétant principe de précaution » que « Contrairement à ce qu’affirment les médias et les écologistes, tous les physiciens ne sont pas d’accord sur la théorie classique de l’effet de serre et sur le rôle du CO2 qui d’ailleurs est beaucoup moins important que celui de la vapeur d’eau. Il existe au moins une théorie alternative du phénomène. Personne n’en parle mais elle est exposée de manière assez claire sur les sites. » — suivait l’adresse d’un site obscurantiste reprenant des falsifications réfutées, alors, par le monde scientifique. Pendant les mois de février et mars 2020, si cruciaux, pour mettre en œuvre l’arsenal sanitaire large qui nous a fait défaut, M. Raoult et M. Bronner participaient partout à « l’infodémie » avec un même discours délétère « Il ne faut pas jouer avec la peur » déclarait l’un ; c’est « une épidémie de la peur » surenchérissait l’autre[5]. La réversibilité de principe entre populisme scientifique et rationalisme abstrait a donc une histoire. 

De la bataille culturelle aux lois attaquant la liberté académique

Les velléités de créer une commission disciplinaire de « neutralité axiologique » et/ou un commissariat technocratique à l’information scientifique ne sont pas les seuls avatars de la conception anhistorique et faussement transparente des Lumières et de la rationalité qui prévaut actuellement dans les sphères bureaucratiques. Le bridage de la liberté académique au nom d’une caricature d’universalisme est même plus avancé dans un troisième domaine : la formation des enseignants. Avant l’été, M. Blanquer, ministre de l’Éducation nationale a accueilli favorablement les préconisations formulées dans un rapport qu’il avait lui-même commandé à l’inspecteur général honoraire Jean-Pierre Obin sur la formation des enseignants aux « valeurs de la République », au nom desquelles le gouvernement avait tenté de restreindre les libertés académiques par voie législative. L’enjeu est très concret, puisque la refonte du CAPES, et notamment de ses épreuves orales, offre au ministère une occasion directe de contrôle idéologique des candidats. Or le rapport Obin désigne expressément l’autonomie des universitaires comme un « risque » dont il convient de se « protéger ». En particulier, il demande que le Code de l’éducation soit modifié pour permettre au pouvoir politique, par le biais de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, de contrôler le contenu pédagogique des formations dans les Instituts Supérieurs du Professorat et de l’Éducation (INSPÉ). On aurait tort de croire que cette offensive locale ne concerne pas l’ensemble du monde académique : compte tenu de la nature universitaire des INSPÉ, si l’enseignement et la recherche dans certaines disciplines représentées dans ces établissements devaient faire l’objet d’une mise au pas légale, un précédent juridique considérable serait posé, qui affaiblirait durablement le cadre réglementaire protégeant la liberté académique en France. Il est en effet proposé d’élargir à le champ d’application de l’article R*241-6, relatif aux pouvoirs de contrôle sur le contenu des enseignements, à des instituts dont les deux ministères concernés reconnaissent explicitement le caractère universitaire.

Dès cette année, le programme de formation continue des chefs d’établissement de l’enseignement secondaire a été modifié dans l’esprit du rapport, ce qui suggère que ses préconisations sont effectivement prises au sérieux par M. Blanquer. La plus grande vigilance est donc de mise pour les mois à venir, qui verront sans doute une offensive réglementaire ciblant l’Université à travers les INSPÉ. En outre, l’annonce récente de la dissolution prochaine du corps des inspecteurs de l’IGÉSR sans dissolution de l’inspection elle-même donne à cette velléité de modification réglementaire une portée supplémentaire, puisque l’instance de contrôle serait composée de membres nommables et révocables discrétionnairement et non de techniciens recrutés par concours et titulaires de leur poste. Parallèlement à cet effort de vigilance, nous devons proposer une refondation de la formation des enseignants dans le sens de l’exigence et de l’émancipation, à rebours du mouvement actuel.

Association et fonds de dotation pour défendre la liberté académique

Le travail scientifique est normé par une éthique que les chercheurs doivent partager, et à laquelle ils souscrivent par le fait même de contribuer à l’activité savante, y compris dans son volet pédagogique. La liberté académique suppose la liberté d’exprimer quelque opinion qu’on pense être susceptible de vérité, dans le cadre de l’éthique académique et en respect du droit commun. Inversement, qui ne souscrit pas à cette éthique, ou montre qu’il n’y souscrit pas du fait de ses comportements et prises de position, ne saurait invoquer l’exercice de la liberté académique pour justifier ses propos.

Malgré des attaques devenues quotidiennes, la situation de la liberté académique en France est bien meilleure que celles que nos homologues subissent en Iran, en Turquie, en Biélorussie ou en Afghanistan. Pourtant, si l’on considère l’ensemble des situations paradigmatiques examinées dans ce billet, il nous semble que le moment sera bientôt passé où nous pourrions avoir prise et en défendre le principe comme l’application concrète et solidaire. La tempête politique menace. Vous avez été nombreuses et nombreux à répondre positivement à la proposition de fondation d’une association et d’un fonds de dotation. Le montant prospectif des dons annoncés permettrait de franchir le seuil juridiquement crucial des 15 000 €. Nous avons également reçu des signes d’intérêt de la part de sociétés savantes. Le principe des deux est donc acté.

Nous ne prétendons aucunement à organiser seuls une telle opération, qui nécessite une adhésion large de notre communauté, et appelons les collèges individuels et les sociétés savantes intéressées à se manifester par retour de courriel. L’établissement des règles de fonctionnement de l’association comme du fonds de dotation est évidemment à construire patiemment jusqu’à consensus des adhérents. Il faudra élaborer les statuts au mieux pour assurer l’impossibilité de détourner de l’argent, l’impossibilité de détourner ces institutions de leurs buts par une prise de contrôle de groupes partisans, l’impossibilité de laisser s’installer une bureaucratie qui aspire au contrôle en dehors des adhérents. ll faudra aussi prévoir des dispositifs de réaction rapide aux rumeurs se propageant dans les réseaux dits sociaux, au cas où l’association ou le fond seraient invoqués pour couvrir une falsification scientifique.

L’association se mobilisera pour les collègues empêchés de faire leur métier à l’étranger, comme en France. Elle aura pour but de faire bouger la jurisprudence, d’obtenir des garanties juridiques, et de réfléchir à la question des bornes par le débat, la réflexion, des séminaires, des colloques… Il serait dangereux de fixer dans le marbre les cas qui pourraient survenir. Seul le débat contradictoire selon les normes savantes évoquées ici peut faire sortir de la rigidité normative comme des abus des usurpateurs et des charlatans.


[1] Les deux exemples les plus marquants, d’autant qu’ils sont parfaitement réversibles, sont l’étude de l’IHU Méditerranée Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19: results of an open-label non-randomized clinical trial (Gautret et al. 2020), finalement publiée dans une revue du groupe Elsevier en juillet 2020 et non-rétractée depuis, et l’étude Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19: a multinational registry analysis (Mehra et al. 2020), publiée en mai 2020 par The Lancet, également exploité par Elsevier, retractée peu de temps après suite à la découverte de graves manquements à l’intégrité scientifique.

[2] Michel Naud, ancien président de l’AFIS, dont plusieurs plaignants sont membres, a eu ce mot direct : « La judiciarisation des controverses scientifiques est une plaie. Et c’est toujours à l’origine de scientifiques à l’égo surdéveloppé et à l’éthique plus que chancelante que cela se passe. »

[3] Nous nous refusons à renvoyer aux textes diffamatoires de cette campagne. Les renvois externes dans cette section correspondent à des réponses factuelles ou à des critiques étayées de ces attaques, généralement par des personnes mises en cause.

[4] La définition la plus solide que nous ayons trouvée de la part d’un des protagonistes de ce combat est qu’on peut qualifier de complotiste « tout récit qui conteste la version officielle », une définition qu’un procureur stalinien n’aurait pas reniée.

[5] On pourra se faire une idée des signaux contradictoires envoyés par M. Bronner à l’époque en consultant son interview du 5 mars 2020 dans une émission de divertissement.

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Un débat public pour l’avenir de la recherche

Présidence du CNRS : Un débat public sur la politique de recherche

L’idée d’un débat public entre les candidats[1] à la présidence du CNRS et en dialogue avec la communauté scientifique fait son chemin.

L’un des candidats, Olivier Coutard, a donné son accord pour y participer. Plusieurs médias nationaux et internationaux ont proposé de couvrir le débat par un live et/ou un article a posteriori. Plusieurs parlementaires contactés qui auditionneront le candidat retenu se sont, eux aussi, montrés favorables à ce que ces échanges aient lieu. Trois conditions nous paraissent indispensables pour que la communauté se considère partie prenante de ce débat :

  • un lieu empreint d’une certaine solennité, ouvert à toutes et tous, sur inscription ; ce pourrait être une salle du palais du Luxembourg.
  • une modératrice et un modérateur dont l’intégrité et l’indépendance vis-à-vis des candidats soit indiscutable. Stéphanie Ruphy, professeure de philosophie des sciences et directrice de l’Office Français de l’Intégrité Scientifique, et Olivier Monod, journaliste scientifique au journal Libération, ont donné leur accord de principe pour mener ce débat.
  • un débat ouvert à tous les candidats à la présidence qui le souhaitent. Nous souhaitons qu’Antoine Petit, actuel président du CNRS et qui demande un renouvellement de son mandat, participe à ce débat pour présenter sa vision politique et son programme devant la communauté académique, sous les regards de celle-ci et de la presse.

Nous nous proposons de rassembler des questions écrites à l’adresse des candidats et de prendre en charge la retransmission vidéo.

Rentrée du séminaire Politique des sciences

Le séminaire Politique des sciences consacré à la politique des mathématiques aura lieu le jeudi 21 octobre 2021 de 14h30 à 18h30 à l’Institut Henri Poincaré (11 Rue Pierre et Marie Curie, 75005 Paris), amphi Darboux. Il sera retransmis en parallèle sur la chaîne de Politique des sciences : https://youtu.be/1FIQv8iL6fM.

  • Isabelle Gallagher — La communauté mathématique : des rêves à l’épreuve de la réalité.
  • Antoine Chambert-Loir — Bourbaki, mythe et pratique d’un mathématicien collectif.
  • Catherine Goldstein — Et les autres ? Histoires et imaginaires.
  • Michel Broué — Mathématiciens et solidarité, abstrait et concret.

[1] Certains candidats ont reçu une lettre type comportant pour seule motivation de leur non sélection, cette phrase : « Je vous informe par la présente que, au regard des éléments fournis à l’appui de cette candidature, elle n’a pas été retenue pour la suite du processus de sélection actuellement en cours. »