Des universitaires ont publié le 26 avril une tribune dans Le Monde invitant à soutenir le candidat d’« En Marche ! » Nous, salarié·e·s de l’enseignement supérieur et de la recherche, souhaitons répondre à ce texte par la tribune qui suit. Sa portée s’appréciera par le nombre de signataires : 1 588 depuis le 28 avril 2017. Ce texte a également vocation à nous rassembler pour organiser la résistance du monde universitaire et de la recherche face aux années difficiles qui s’annoncent.
Nous voterons Macron mais combattons son « projet » pour l’enseignement supérieur et la recherche
Nous qui travaillons dans l’enseignement supérieur et la recherche, nous tenons à nous désolidariser d’une tribune parue dans Le Monde, intitulée « Nous, universitaires et chercheurs, tenons à manifester notre soutien à Emmanuel Macron ». En surfant sur la vague de la « Marche pour les sciences » et sous couvert de front républicain, ce texte veut faire croire que la vision libérale de M. Macron est soutenue par une large communauté dans le monde universitaire et scientifique. La réalité est moins glorieuse : les 45 signataires, pour la majorité professeurs des universités, sont peu représentatifs de la diversité des disciplines et surtout des personnels qui font vivre l’université et les instituts de recherche. C’est donc l’occasion de remettre les points sur les i.
À l’université, dans la recherche : non au fascisme
Soyons clairs dès le début. Le résultat du premier tour des élections présidentielles a été pour nous un choc : celui de voir Marine Le Pen recueillir 21,30 % des voix sans que cela n’étonne qui que ce soit. Au second tour, nous avons décidé de voter E. Macron contre M. Le Pen, car le risque est trop grand de voir cette dernière l’emporter et imposer sa politique extrême-droitière qui affectera immédiatement les plus vulnérables, dont beaucoup n’ont pas la chance de voter. Le front national – et le fascisme de manière générale – reste notre principal adversaire. Nous voterons E. Macron, mais en étant conscients que ce « barrage » que nous contribuerons à former aura pour conséquence l’application d’une politique libérale qui contribuera à l’accroissement des inégalités et pourrait servir de marchepied au Front national pour continuer sa percée à brève échéance.
Si nous prenons position aujourd’hui, ce n’est pas tant pour dénoncer les attaques annoncées par E. Macron contre notre système de protection sociale ou contre le droit du travail, au nom de la « libéra[lisa]tion des énergies », ce n’est pas tant pour souligner la fragilisation à venir des classes populaires au bénéfice des possédants, que pour revenir sur ce que nous propose entre les lignes son programme dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il ne s’agit pas ici de défendre de simples intérêts sectoriels, puisque – et c’est le candidat d’« En marche ! » qui le dit lui-même, ou à tout le moins ses conseillers en la matière – « l’éducation et la culture » sont « la condition de notre cohésion nationale », et en tant que telles constitueront son « premier chantier ». Chantier, c’est bien le mot.
Universités : l’illusion de l’autonomie et de « l’excellence »
Macron l’a dit et redit : il veut accroître « l’autonomie des universités », poursuivant ainsi la politique initiée par Nicolas Sarkozy et continuée sous le quinquennat de François Hollande. Mais attendez, « autonomie » ? Mais pourquoi pas ? N’est-ce pas une valeur noble que chaque universitaire devrait chérir ? Que l’on ne s’y trompe pas néanmoins : l’autonomie mise en place sous Sarkozy a d’abord été de pair avec un appauvrissement des universités qui doivent faire face à une hausse mécanique – due à l’ancienneté – de leur masse salariale dont elles ont désormais la charge, sans hausse de leurs ressources propres. Dans le même temps, les effectifs étudiants, eux, n’ont cessé d’augmenter. De « faillites » budgétaires en faillites morales, les signes d’une lente déréliction sont tangibles, et nourrissent la chronique ordinaire de l’université. Le 7 avril dernier, le conseil d’administration de l’Université d’Orléans annonçait par exemple un gel de postes (enseignants et administratifs, bibliothécaires, agents de santé) ainsi qu’un risque de défaut de paiement des salaires pour juin 2018. Le 21 avril, l’université de Grenoble déclarait quant à elle la suppression de dix mille heures d’enseignements et d’une centaine d’emplois pour combler son déficit. Ces contraintes budgétaires décrétées sous couvert d’autonomie ont des conséquences terribles sur les conditions de travail et d’enseignement des enseignants-chercheurs, des personnels techniques et administratifs et des étudiants : outre la dégradation des locaux, des bâtiments vétustes aux amphis usés, le manque de moyens entraîne de nombreux burn out chez les personnels dont la charge de travail ne cesse d’augmenter.
Tout cela est connu, a été patiemment diagnostiqué dans d’innombrables rapports, des mobilisations ont eu lieu, organisées par les salariés contractuels et par les permanents ; mais néanmoins, E. Macron, n’a annoncé aucune revalorisation substantielle et nécessaire des budgets. Surtout, il propose d’approfondir cette patiente destruction de l’université qui s’est engagée depuis des décennies, et s’est accélérée ces dernières années. Accroître l’autonomie fantasmée par les chantres de l’université harvardisée ou MITisée (sans le budget considérable ni le prestige, cela va sans dire), c’est aussi du même coup accentuer la concurrence darwinienne entre les établissements, et la division brutale entre les universités dites d’« excellence » – qui, grâce au financement par appels à projets, recevront la majorité des crédits – et les autres, qui devront faire face à une véritable pénurie de moyens et s’assumer comme appartenant à une seconde division universitaire. Le vocabulaire macroniste est truffé de ces termes empruntés au néo-management : excellence, performance, compétitivité, innovation, défi, gouvernance par les plateformes… Si cette novlangue euphémise l’âpreté des luttes dans la cité scientifique, elle masque surtout l’inanité d’un projet politique pour l’enseignement supérieur et la recherche fondé sur la concurrence effrénée des établissements entre eux et la justification des réductions budgétaires.
Loin d’offrir « les mêmes chances pour tous nos enfants », comme le promet E. Macron sans y regarder de près, cette stratégie de courte vue contribuera encore à amplifier les inégalités sociales face à l’éducation et la formation. Ce n’est sans doute pas la proposition d’élargir les heures d’ouverture des bibliothèques qui permettra d’endiguer ce phénomène… Et quand bien même elles seraient ouvertes, sans plus de moyens pour y entreposer les nouvelles acquisitions de livres – doit-on rappeler que les coupes ont été désastreuses sur ces postes ? –, à quoi bon y étudier jusqu’à pas d’heure si les collections ne sont pas à jour ? De plus, n’est-il pas malhonnête et cynique de « vendre » aux étudiants des horaires plus étendus comme horizon d’une « modernisation » tout en imposant ces horaires aux bibliothécaires, et ainsi rejouer la lutte des classes au sein de la communauté universitaire ? Mais ce n’est pas tout. E. Macron entend accélérer la privatisation de l’enseignement supérieur. C’est patent lorsqu’il déclare vouloir diversifier les sources de financement, en « facilitant les possibilités de création de filiales universitaires, les capacités d’emprunt des universités ou encore les partenariats public-privé ». La « disruption » à tout va promet de sévir sur les ruines d’un milieu universitaire déjà lourdement endommagé par les réformes antérieures.
Recherche : l’indigence d’un pseudo programme
On aura beau jeu de nous objecter que M. Macron n’est pas la caricature que nous croquons. Profitant de l’écho mondial du mouvement citoyen la « Marche pour les sciences », le candidat n’a pas hésité à lancer un court appel vidéo tweeté aux scientifiques du monde entier – en particulier les « American researchers, entrepreneurs, engineers working on climate change » –, les invitant à venir se réfugier en France, « la patrie de l’innovation, de la recherche, du futur » pour faire de la France le « leader mondial de la recherche sur le réchauffement climatique ». Comme si ce n’était pas déjà le cas avec plusieurs scientifiques occupant des rôles majeurs au sein du GIEC en particulier, comme si également c’était une compétition sportive pour restaurer ce qu’il demeure d’influence française sur la scène diplomatique mondiale. Parce que le « programme » en matière de recherche (y compris sur le climat) du candidat est proprement indigent, il est difficile de ne pas interpréter cette prise de position comme relevant de la récupération opportuniste. Ces propos à l’emporte-pièce sont d’autant plus insupportables si l’on considère la difficulté structurelle dans laquelle se trouvent les jeunes enseignants-chercheurs et chercheurs en quête d’un poste titulaire dans la patrie de Pasteur. Sans même parler de l’irréalisme qui consiste à faire croire que l’on pourrait héberger les collègues étasuniens très bien payés et leurs programmes substantiellement financés dans les établissements français qui peinent à boucler leur budget de fonctionnement et à payer leurs factures de téléphone. En réponse à ces difficultés, bien réelles, l’ébauche de programme « recherche » de M. Macron n’apporte que des slogans mais aucune solution concrète. En fin de compte, la seule volonté claire qui ressort de la communication de campagne du candidat est celle de mettre la recherche au service de « l’innovation, [car elle est] la clé de la compétitivité et de la croissance ». Cette vision étriquée et court-termiste, épuisée jusqu’à l’os depuis le début des années 2000, trahit une méconnaissance profonde des activités de recherche. Elle l’assujettit à un utilitarisme atrophiant, elle mine l’autonomie intellectuelle. Non, le chercheur-entrepreneur qui rêve devenir milliardaire n’est pas la panacée. Non, la Silicon Valley n’est pas l’horizon indépassable de l’Humanité. Non, la science n’est pas une entreprise et la connaissance une marchandise à échanger sur des marchés. La science en actions boursières : non, non et non.
Parce qu’il est nécessaire de résister contre cette « modernisation » en trompe-l’œil, il ne faut pas s’en tenir à l’exercice de la vigilance en pantoufles, en attendant la prochaine « alternance » — qui pourrait s’avérer fatale. RogueESR s’inspire de la stratégie de rébellion expérimentée par les scientifiques étasuniens contre la mise au pas des mondes académiques. Contrer le FN est une priorité à court terme, et voter E. Macron c’est d’abord voter contre Le Pen. Nous espérons pour cela que le candidat d’« En marche ! » l’emportera le 7 mai prochain. Néanmoins, nous nous emploierons ensuite à lutter — par les mots, dans les urnes et dans la rue s’il le faut — contre son embryon de « programme » pour l’ESR, mais aussi contre les inégalités qui font les affaires du FN, et à proposer des alternatives.