2823 étudiants, universitaires et personnels des universités ont signé cette lettre à cette heure. Nous vous invitons à en prendre connaissance ci-dessous et à la diffuser largement, en particulier aux étudiantes et aux étudiants. Vous pouvez la signer ici.
Cinquante mesures pour réinstituer l’Université et la recherche
L’outil de vote en vue de déterminer les mesures prioritaires pour l’Université et la recherche est disponible. Le vote est ouvert dès maintenant et jusqu’au 4 juillet à minuit. Nous avons procédé à un travail de synthèse et d’harmonisation des propositions reçues afin de garantir la viabilité de la plateforme programmatique qui émergera de vos suffrages, quel que soit le résultat du vote.
Nous vous invitons, sous chaque proposition, à placer le curseur à votre convenance entre zéro (vous refusez la proposition), un (indifférence ) et cinq (vous adhérez totalement à la proposition). Vous pouvez accorder la note maximale comme la note minimale à autant de propositions que vous le souhaitez. L’enjeu n’est pas tant de hiérarchiser les propositions que de marquer un soutien : chaque proposition est comme une pétition, et chaque appui compte.
Les propositions sont divisées par grands items, ce qui peut vous permettre de voter en plusieurs fois. Nous vous demandons, en revanche, de bien vouloir ne voter qu’une seule fois pas proposition, et nous vous conseillons de respecter l’ordre des sections pour ne pas oublier un item.
RogueESR n’a aucune attache partisane : les propositions seront soumises à l’appréciation de tous les candidats à la présidentielle dont le programme et les valeurs sont conformes à l’idée démocratique.
Rouvrons l’Université, pour de bon !
« Nous sommes au bout du rouleau. » Tel est le diagnostic partagé par les étudiants, les enseignants et les personnels qui assurent le bon fonctionnement de l’Université. Les enquêtes menées auprès des étudiants ne laissent aucun doute : les conséquences de trois semestres de fermeture physique de l’Université et de l’enseignement à distance sont désastreux. À Paris-Saclay, une enquête menée auprès de 1 000 étudiants a montré que 20 % des répondants seulement qualifient leur état psychologique de « bon » à « très bon » ; 40 % le qualifient de mauvais, voire très mauvais, et attribuent leur état à la situation sanitaire en général (70 %) ainsi qu’aux difficultés d’apprentissage liées aux cours à distance (60 %). À Bordeaux-Montaigne, deux tiers des 4 700 étudiants ayant répondu à une enquête disent avoir rencontré de sérieuses difficultés : la moitié des répondants a songé à abandonner son cursus au premier semestre. Partout en France, les réponses de dizaines de milliers d’étudiants ont révélé de profondes difficultés matérielles et morales, provoquées ou aggravées par le confinement. Malgré les moyens informatiques mis à la disposition des étudiants, malgré les efforts des enseignants pour rendre attractifs leurs cours en ligne, malgré les formations à l’enseignement à distance proposées dans la plupart des universités, il faut se rendre à l’évidence : l’enseignement en distanciel est un enseignement profondément dégradé. Après trois semestres de cours à distance ou en mode hybride, les étudiantes et les étudiants sont épuisés et les universitaires au bord du burn-out, comme le signalait déjà Le Monde en février dernier [1]. Les témoignages personnels des étudiants révèlent un fort besoin d’écoute et de prise en compte de leur précarisation matérielle et psychologique par l’institution universitaire.
Il n’est pas envisageable de subir une année supplémentaire en mode dégradé.
Maintenir l’Université ouverte est pourtant chose facile, à la condition d’accepter le consensus scientifique sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2. En prenant des mesures pour limiter les risques de contamination par voie aérienne, les fermetures des locaux universitaires qui ont rythmé l’année universitaire étaient évitables, et ce n’est pas un constat a posteriori. Le milieu scientifique a alerté dès septembre 2020, et proposé des solutions chiffrées pour maintenir un enseignement de qualité, en maîtrisant les risques de contamination. Ces recommandations n’ont pas été entendues et la jeunesse étudiante comme les universitaires en ont fait les frais.
Nous le répétons : il n’est pas possible de subir une année supplémentaire en mode dégradé.
Aujourd’hui, l’existence de vaccins change la donne par rapport à la rentrée précédente. Nous demandons un plan détaillé de vaccination des étudiantes et des étudiants, pour pouvoir assurer dès septembre des enseignements de qualité qui s’appuient sur l’expérience sensible et sur l’interaction, sans médiation par des écrans. Néanmoins nous pouvons d’ores et déjà anticiper que la vaccination ne suffira pas : le variant Delta — aujourd’hui une centaine de nouveaux cas par jour — est 2,5 fois plus transmissible que la souche sauvage. Avec une couverture vaccinale de 60 %, nous serions à la rentrée 2021 globalement dans la même situation vis-à-vis des risques d’une nouvelle flambée épidémique qu’à la rentrée 2020. Par ailleurs, nous devons nous préparer à la possibilité d’un variant disposant d’un échappement immunitaire important, tant qu’il existera un réservoir épidémique humain sur la planète. Il faudrait alors de longs mois pour mettre à jour les vaccins ARNm et reprendre la campagne vaccinale en commençant par les plus fragiles. Si cela devait advenir, ou que surgisse une toute autre épidémie, il serait indispensable de garder l’Université ouverte. Notre société doit consentir dès maintenant aux investissements permettant de réduire le risque de transmission épidémique.
Le SARS-CoV-2 est mondialement reconnu depuis juin 2020 comme un virus aéroporté, se propageant par l’intermédiaire de très fines gouttelettes émises dans l’air expiré par une personne infectée, et pouvant rester en suspension dans l’air pendant plusieurs heures en conservant leur pouvoir infectieux. Si elles ne sont pas évacuées, ces gouttelettes transmettent efficacement le SARS-CoV-2 lorsqu’elles sont inhalées. Ainsi, la réduction du risque de transmission épidémique repose sur l’investissement dans une ventilation fonctionnelle des espaces clos recevant du public, en mettant en œuvre les techniques les plus innovantes. La mesure du risque de contamination à l’aide de capteurs de CO2 est une solution simple et peu coûteuse pour vérifier la bonne ventilation d’une pièce. Fournir au personnel et aux étudiants des masques de qualité permet de réduire le risque d’un facteur 10 à 50. L’exécutif doit consentir à ces investissements modestes au regard du coût social et économique de la syndémie, aisément mis en œuvre, et qui seront amortis sur le long terme puisqu’ils contribueront à assurer une meilleure qualité de l’air ambiant : moins de pathogènes dans l’air, moins de maladies respiratoires.
La qualité de l’air à l’intérieur des bâtiments doit désormais être considérée comme un bien commun, à l’instar de la qualité de l’eau comme de l’Université elle-même. Cette nouvelle approche implique un investissement dans la sécurisation sanitaire des établissements pour retrouver un enseignement de qualité où les outils numériques ne se substituent plus à la pédagogie. Après avoir subi trois semestres d’enseignement en mode dégradé, nous en appelons à l’exécutif pour que cette alternative à la fermeture des locaux universitaires, raisonnée, fondée en science, soit financée et mise en œuvre pendant l’été, pour prévenir un possible regain épidémique à l’automne.
Nous avons reçu une cinquantaine de contributions potentielles à la plateforme de ré-institution de l’Université et du système de recherche. Le travail d’organisation des idées et de fusion des propositions semblables est en cours.
Dans ce billet, nous évoquons quelques points que l’on n’ose qualifier « d’actualité » tant ils traduisent la lancinante répétition du même, année après année. Il en va ainsi des dysfonctionnements chroniques du très chronophage Parcoursup, qui donnent lieu aux éléments de langage habituels de Mme Vidal sur « le tirage au sort ». Chacun sait que cette machine à décourager les bacheliers, aux effluves de loi Devaquet [1], n’est destinée qu’à gérer sans investissement public l’afflux massif d’étudiants nés pendant le baby boom de l’an 2000. Sortir l’Université et le système de recherche français de ce long purgatoire suppose de montrer que des alternatives réalistes existent, et qu’elles sont autrement plus porteuses d’avenir que les réformes nocives des deux dernières décennies.
Crédit d’impôt recherche
Il y a des événements qui produisent des électrochocs au sein de la haute fonction publique. Ainsi, l’apparition du classement de Shanghaï avait conduit les hauts fonctionnaires ENA-IGF et X-Mines à réaliser que les établissements où ils avaient reçu leur formation étaient « invisibles » internationalement, tout comme l’était HEC et toutes les autres grandes écoles. Cette année, ils ont pris conscience que la France était le seul pays du conseil de sécurité de l’ONU ayant été incapable de produire un vaccin contre le virus SARS-CoV-2 [2]. Un nouveau rapport de France Stratégie sur le crédit d’impôt recherche (CIR) [3] vient éclairer l’échec de la recherche finalisée : cette niche fiscale de 6,8 milliards € est inefficace pour générer une activité de recherche et développement en France. Elle a même un effet de levier légèrement négatif. Du reste, la dépense intérieure de recherche et développement (DIRD) n’a cessé de décroitre pendant que le volume budgétaire du crédit d’impôt recherche augmentait. Alors pourquoi ce dispositif qui grève le budget de l’État est-il maintenu ? Parce qu’il n’a jamais été conçu pour aider la recherche. Il s’agit purement et simplement d’un contournement des règlements européens sur les aides directes aux entreprises. Aussi, les conclusions du rapport sont-elles identiques à celles du rapport précédent [4] : le dispositif est inopérant et ne permet pas de reconstituer un appareil industriel qui réponde aux besoins de notre société ; mais il ne peut être abandonné sans déplaire aux investisseurs.
Nous pensons au contraire qu’il est temps d’en finir avec le déficit de rationalité des politiques qui ont conduit en vingt ans au décrochage scientifique de notre société.
Rentrée et SARS-CoV-2
Cela fait un an que la transmission aéroportée de SARS-CoV-2 fait l’objet d’un consensus scientifique — c’est le seul mode de contamination dans les espaces clos recevant du public, où le port du masque obligatoire élimine les autres voies de contamination (manuportée et grosses gouttelettes). Cela fait un an que l’on connaît les techniques de réduction du risque de la contamination aéroportée, à commencer par la révision des systèmes de ventilation. Cela fait un an que l’on sait qu’un investissement modeste aurait permis de conserver l’Université ouverte. La dernière vidéo du séminaire Politique des sciences fait le point sur ce sujet.
Nous avons obtenu un court entretien avec une conseillère de l’Élysée et avec un conseiller du ministère de la Santé — le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche refuse toujours tout dialogue. Le discours tenu sur l’année universitaire prochaine est en tout point semblable à celui de l’an passé, qui promettait une année « en présentiel ». L’exécutif table sur une situation sanitaire stabilisée, en particulier grâce à la vaccination. Or, selon toute probabilité, le variant Delta dit « indien » (B.1.671.2), entre 2 et 2,5 fois plus transmissible que la souche sauvage, Wuhan-1, qui prévalait en septembre dernier sera, comme en Angleterre, majoritaire en septembre prochain. Si 50 à 60% de la population était vaccinée (deux doses plus 15 jours) à la rentrée nous serions donc… dans une situation épidémique comparable à l’an dernier.
La seule note positive de l’entretien est l’idée, étudiée par l’exécutif, de mobiliser les étudiants de médecine pour vacciner les autres étudiants. Pour le reste, nous avons été stupéfaits du déni de transmission du SARS-CoV-2 par voie d’aérosol [détail en note 5] avec la conséquence suivante : l’exécutif n’est prêt à consentir aucun investissement dans la sécurisation sanitaire vis-à-vis de la transmission aéroportée. Du reste, la Conférence des Présidents d’Université, dans ses préconisations pour la rentrée, ignore elle aussi la nécessité d’investir dans la qualité de l’air pour prévenir épidémies et maladies respiratoires. Ce travail de rénovation de la ventilation des bâtiments universitaires présente pourtant un intérêt pérenne, plus large que la résolution de la pandémie actuelle.
Référé de la Cour des comptes sur le Hcéres
La Cour des comptes a montré, dans un référé adressé au Premier ministre Jean Castex, rendu public vendredi 4 juin 2021, que le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) est une entité de contrôle bureaucratique de l’activité académique qui engloutit une quantité invraisemblable d’argent public — l’équivalent de 300 postes permanents. On regrette que la Cour des comptes n’ait pas souhaité calculer le coût consolidé de cette institution. La chronophagie de l’évaluation managériale, sa prétention à un pilotage hétéronome de la production savante, son absence d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique posent la question de l’utilité de cette agence dans l’écosystème de l’enseignement supérieur et de la recherche. Comme dans l’ensemble de ses rapports, la Cour des comptes préconise de pousser le curseur de la logique qui a conduit au décrochage scientifique de notre pays : concentrer les moyens sur un petit nombre de chercheurs, procéder à une notation et faire payer aux établissements leur évaluation bureaucratique.
Constatant l’effet négatif du Hcéres sur la qualité de la science française, nous pensons que l’évaluation doit être repensée sur de toutes autres bases.
Saisine des commissions du Parlement pour le contrôle des nominations au Hcéres
L’Assemblée des directions de laboratoires (ADL) a écrit, le 5 juin 2021, aux parlementaires des commissions culture et éducation de l’Assemblée nationale et du Sénat pour leur demander d’exercer leurs prérogatives de contrôle constitutionnel et d’investigation sur le Hcéres à propos de plusieurs nominations qui posent problème. À titre d’exemple, le renouvellement pour un « second » mandat du directeur du département d’évaluation de la recherche (en poste depuis 2011 à l’Aéres puis au Hcéres dans des fonctions identiques), s’est effectué dans des conditions qui semblent incompatibles avec les dispositions de la loi qui limitent à deux mandats de quatre ans la durée maximale à la tête d’un département.
[5] Le consensus scientifique a été qualifié d’« opinion de théoriciens » et rejeté à partir d’un unique argument. Le « bon sens du praticien au chevet du malade » lui permet de constater le faible nombre d’infections nosocomiales dans des hôpitaux où le masque chirurgical est majoritaire, et non le masque FFP2. Le masque chirurgical n’étant pas le masque recommandé contre des virus aéroportés, il s’ensuit que la contamination par voie d’aérosol est très exagérée. Cette « démonstration » nous a été infligée immédiatement après que nous avons rappelé :
que la cinétique du virus conduit à une baisse exponentielle de la charge virale de sorte que les patients hospitalisés sont peu infectieux ;
qu’il n’y avait aucune logique à fermer des espaces publics où le masque est obligatoire si l’on ne croit pas à la transmission aéroportée puisque tous les types de masques, même mal portés arrêtent les gouttelettes balistiques émises en parlant, en toussant, en éternuant.
L’unique référence mobilisée par les conseillers a été le professeur Pittet, à l’origine de l’argument ci-dessus « Aux HUG, nous n’avons pris aucune précaution contre une éventuelle transmission par aérosol (…). S’il y avait une forte transmission par aérosol, le virus se serait promené dans l’institution, nous aurions un grand nombre de contaminations nosocomiales, notamment chez le personnel. »
« La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter est probablement beaucoup plus réduite qu’on n’aimerait le croire. Mais cela ne peut pas constituer un argument en faveur de l’erreur et de l’illusion. »
Jacques Bouveresse, à propos de Georg Christoph Lichtenberg, dans Le Philosophe et le Réel
La nouvelle de la mort de Jacques Bouveresse nous est parvenue quelques heures après l’envoi de notre dernière lettre d’information. L’intégrité de Bouveresse, son exigence intellectuelle et son refus des honneurs individuels contribuaient à faire de lui un modèle de droiture scientifique. Son rationalisme n’était jamais dénué de lucidité historique et d’une pratique critique. Nous souhaitons également saluer son souci exemplaire de maintenir le fil d’un dialogue rigoureux entre les sciences de la nature et les disciplines du sens, et son attachement à la dimension publique et politique de la recherche de la vérité. L’œuvre de Bouveresse s’est largement construite par le dialogue avec les traditions rationalistes germanophones. Helmholtz, mentionné dans la note ci-dessous, était une référence importante dans ses travaux de ces vingt dernières années. Qu’il nous soit donc permis de dédier cette note à sa mémoire.
Vaut-il mieux enseigner dans le grand volume d’un amphithéâtre ou dans de petites salles, par petits groupes ? À quoi sert d’équiper les salles de cours d’un capteur de CO2 ? Tous les masques se valent-ils pour prévenir la transmission et peut-on les réutiliser ? Les cantines universitaires sont-elles aussi sûres qu’une salle de classe ? Comment peut-on les sécuriser ? Faut-il ouvrir les fenêtres lorsqu’une salle est équipée d’une VMC ? Les purificateurs d’air ont-ils une utilité ? Comment utiliser les tests de manière optimale ? À quelles conditions pourrons-nous ouvrir, enfin, l’Université en septembre ?
Les politiques de destruction de l’université française depuis vingt ans se prévalent régulièrement d’une inspiration allemande : l’exemple le plus criant en est l’Initiative d’Excellence (IDEX), adaptée d’un système d’appels à projets mis en place en Allemagne en 2005 et qui portait le même nom. L’introduction de frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens a parfois été justifiée par l’existence d’un précédent dans le sud-ouest de l’Allemagne, sans s’appesantir sur le bilan désastreux de cette réforme locale. Le budget considérable de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) sert également de miroir aux alouettes pour promouvoir une augmentation du budget de son équivalent français, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au détriment des crédits récurrents. Comme souvent lorsqu’un modèle étranger est brandi, le cas allemand est utilisé pour justifier des réformes en misant sur le caractère parcellaire, voire lacunaire, des informations dont disposent les destinataires de ce discours.
Au printemps dernier, un collectif de scientifiques et d’universitaires partageant l’expérience des deux pays mettait justement en garde contre ce « modèle allemand » de la Loi de programmation de la recherche (LPR), en soulignant que l’Université allemande est un lieu de précarité généralisée, de bureaucratie managériale violente et de grande souffrance pour beaucoup d’universitaires. L’Université allemande est restée un haut lieu du mandarinat traditionnel. Ainsi, les facultés n’y sont pas structurée en départements mais en grands instituts qui sont à leur tour organisées en « chaires » tenues par des professeurs inamovibles exerçant le plus souvent un pouvoir discrétionnaire sur leurs « assistants », tandis que des cohortes de Privatdozenten sont payés à la tâche dans une position de vacataires à durée illimitée. Les quelques statuts protecteurs à destination des docteurs en début ou milieu de carrière, le Mittelbau, ont été peu à peu vidés de leur substance suite à un tournant néomanagérial observé depuis vingt ans, qui démultiplie les effets de cette structuration historique autoritaire et individualisée. 92% des universitaires allemands sont aujourd’hui contractuels ou payés à la tâche. Au sein du Mittelbau, les femmes sont les plus touchées par cette précarité et paient en moyenne le plus lourd tribut tant dans leur vie personnelle que dans la progression de leurs carrières.
Les promoteurs des réformes autoritaires et bureaucratiques, pour leur part, mettent en avant l’existence d’un différentiel entre la France et l’Allemagne, selon deux critères : l’évolution quantitative récente de la production scientifique et la reconnaissance publique du travail scientifique des universités. Il est vrai que là où la bureaucratie française a échoué à l’aune de ses propres critères (ceux de la course au chiffre pour la part nationale dans le total mondial des publications et les classements internationaux abstraits), on ne peut sans doute pas en dire autant de l’Allemagne. Pour cette raison, si nous ne voulons pas accréditer l’idée que l’autoritarisme et la précarité permettent de satisfaire aux missions de l’Université, il nous semble nécessaire de compléter l’analyse de ce que nous ne voulons pas dans le modèle allemand en isolant ce qui, dans l’histoire et la géographie de ce modèle, lui permet de répondre aux besoins sociaux malgré ses dysfonctionnements avérés. Dès lors que l’écart de performance entre la France et l’Allemagne est réel, nous devons à notre communauté, et notamment aux précaires, de réfuter la thèse selon laquelle cette meilleure situation relative serait le résultat de l’Initiative d’Excellence, de la contractualisation des statuts et du budget important de la principale agence de financement de la recherche par projets. L’enjeu est de montrer que les conditions du relatif succès allemand ne sont pas réalisées en France et sont même antithétiques de l’agenda des bureaucraties réformatrices. En conséquence, leur propre projet d’acclimater l’Université allemande en France est voué à aggraver la crise que ces bureaucraties prétendent résoudre.
Université et recherche
Commençons par la différence la plus flagrante que rencontrent les scientifiques et universitaires des deux pays lorsqu’ils observent la situation du voisin : la place des universités comme opérateurs de recherche, et plus généralement les modalités de financement et d’organisation de la recherche scientifique. La recherche française repose beaucoup sur les grands organismes scientifiques (CNRS, Inserm, Inria, INRAE…) et sur le système des unités mixtes de recherche (UMR). Cela a pu accréditer l’idée que la recherche sérieuse ne se déroulait pas à l’Université. Les réformes en cours tendent à transformer ces organismes en agences de moyens travaillant en partenariat privilégié avec les « fleurons universitaires » qu’il s’agirait de constituer, ce qui revient à considérer que l’« excellence » reste exogène à l’Université et est associée aux grands organismes.
En Allemagne, la recherche fondamentale s’effectue historiquement à l’Université, y compris dans des domaines comme l’énergie nucléaire (le centre pionnier de Garching appartient à l’Université Technique de Munich). Les instituts publics de recherche extra-universitaires existent, et sont regroupés en grandes fédérations (essentiellement la Société Max Planck, la Société Fraunhofer, la Communauté Helmholtz et la Communauté Leibniz). Ces fédérations remplissaient au départ une fonction de coordination et de péréquation des moyens entre des instituts largement autonomes. Mais cette péréquation des moyens est probablement le domaine où la managérialisation de la recherche et le recours aux appels à projets ont laissé le plus de traces, avec une dépendance problématique aux financements de la DFG.
Il faut aussi noter que certaines Académies des sciences ont conservé un rôle actif de pilotage de la recherche extra-universitaire en exerçant la tutelle de laboratoires importants (Leopoldina, Académie de Berlin-Brandebourg notamment). Les autres académies des sciences viennent essentiellement seconder les universités locales en leur apportant des moyens matériels et institutionnels supplémentaires. Les instituts extra-universitaires sont en partie imbriqués dans la structure académique locale, leur direction étant par exemple liée à un poste de professeur dans la même ville. Cela signifie que la recherche extra-universitaire est à la fois plus autonome vis-à-vis des établissements d’enseignement supérieur qu’elle ne l’est dans l’esprit des réformateurs français, et moins séparée d’eux qu’elle ne l’a été dans les phases antérieures de la bureaucratie scientifique française.
La politique de financement sur projet se concrétise par le rôle important des centres de recherche collaborative (Sonderforschungsbereich, SFB), créés par un contrat quadriennal renouvelable deux fois (soit douze ans au total). Les SFB sont généralement adossés à une ou deux universités. Leur bilan scientifique est souvent impressionnant et sert à justifier la politique de contractualisation des moyens alloués. En réalité, leur force repose sur le fait qu’ils mettent à disposition des moyens considérables autour, non de « projets », mais de programmes de recherche de moyen terme, relativement ouverts, et liés à des coopérations interdisciplinaires portées par des chercheurs titulaires de leur poste, généralement des professeurs d’université. En d’autres termes, la force du système des SFB n’est pas leur caractère non-pérenne dans une logique de projets, mais au contraire leur dimension foncièrement collaborative et leur capacité à s’inscrire dans un horizon de douze ans. La contractualisation ne renforce pas les SFB : elle les fragilise. Un tel dispositif collaboratif serait donc compatible avec un système d’allocation des moyens fondé sur une dotation fixe par tête, avec une part modulable selon les coûts de fonctionnement propres à une discipline, à condition de doter les universités et organismes de recherche de lieux et de moyens dédiés à l’encadrement et à l’hébergement de ces programmes reposant sur la mise en réseau des scientifiques.
Structuration historique du paysage universitaire et résistance aux réformes
Le contraste saisissant entre les deux organisations institutionnelles s’enracine dans une histoire, qui explique également l’autre divergence majeure entre les deux pays : le caractère polycentrique de l’Université allemande. Après la césure de la Révolution, la réinstitution de l’Université française par Napoléon s’est faite sur le mode d’une administration publique centralisée à Paris, destinée à former la partie de l’élite nationale extérieure au système des grands corps. Ceux-ci sont issus d’écoles situées hors de l’Université, d’abord publiques (Polytechnique, Centrale, ENS) puis privées (première incarnation de Sciences Po, écoles de commerce, certaines écoles d’ingénieurs). La distinction entre ces deux pôles tend à s’amenuiser au fil du temps. Dans les milieux économiques et administratifs français, l’Université est considérée à bien des égards comme un « reliquat », défini négativement par rapport aux grandes écoles, dont la production scientifique brille généralement par son indigence et dont la formation est historiquement séparée de la recherche.
Dans les pays germanophones, la réorganisation de l’Université à partir de 1809, à partir des plans de Wilhelm von Humboldt pour la nouvelle université de Berlin, se fait sans extérioriser la formation des ingénieurs ni celle de la haute administration. Aujourd’hui encore, celle-ci reste massivement issue des départements de droit public des universités. Les institutions de sélection des bacheliers « méritants » et de prise en charge matérielle de leurs études existent, mais n’assurent pas de formation propre, la future élite restant formée à l’Université. Historiquement, la formation universitaire allemande est relativement longue, l’introduction du grade de licence en Allemagne datant des années 2000. Des écoles supérieures professionnelles de sciences appliquées (Fachhochschulen) existent, en particulier dans les villes moyennes, forment notamment des cadres intermédiaires et collent parfois le titre d’ingénieur, mais leur corps enseignant est issu de l’Université.
Compte tenu de la fragmentation politique et de l’instabilité territoriale des pays germanophones au 19ème siècle, la géographie universitaire ne repose pas sur un modèle centralisé. Aujourd’hui encore, les États fédérés, les Länder, conservent une part centrale des prérogatives institutionnelles en la matière, par exemple en matière d’autonomie statutaire des universités. Même la mise en avant de champions locaux dans les capitales y est restée cantonnée à quelques espaces (Berlin, Munich) : beaucoup de grandes universités ont été créées au Moyen Âge ou à l’époque moderne, sur initiative ecclésiastique ou étatique, dans des villes moyennes ou petites (Heidelberg, Tübingen, Erlangen, Göttingen, Halle…) ou dans des villes libres sans territoires dépendants (Francfort, Leipzig) ou des résidences épiscopales (Würzburg, première université de Strasbourg). Si la logique de l’Initiative d’Excellence prolonge à bien des égards l’histoire française des « fleurons nationaux », son avènement représentait une rupture majeure dans l’histoire institutionnelle de l’Université allemande : la concentration des moyens sur une poignée de pôles universitaires, en particulier Munich et Berlin, allait à rebours du polycentrisme et de la diversité qui caractérisait le paysage universitaire allemand. Cette logique de concentration a finalement fait long feu. Aujourd’hui, la Hochschulrektorenkonferenz (HRK), l’équivalent allemand de la Conférence des présidents d’université (CPU), promeut un mot d’ordre d’« excellence distribuée » garantissant un maillage territorial relativement serré, soit précisément l’inverse du contenu de la LPR.
Ce n’est pas le seul point sur lequel les réformateurs allemands aient vu leurs projets contrecarrés là où des mesures équivalentes se sont imposées en France. Ainsi, dans le sillage de l’IDEX, la « politique de site » à la française est marquée par des fusions « expérimentales » décidées par les bureaucraties présidentielles contre l’avis de la communauté. L’université de Lille en offre actuellement un exemple criant. Or ces fusions « expérimentales », qui sont un élément constitutif des politiques de dépossession, sont restées exceptionnelles en Allemagne : le seul cas comparable aux grandes manœuvres françaises est la fusion de l’université de Karlsruhe, devenue le Karlsruher Institut für Technologie (KIT) par mimétisme du MIT. Ce projet pharaonique porté par le président de la HRK d’alors, M. Horst Hippler, s’est soldé par un échec scientifique, y compris si l’on s’en remet aux critères mis en avant par les réformateurs locaux, identiques à ceux brandis en France. Depuis, aucune tentative de fusion n’a été esquissée : tout au plus les différentes universités de Berlin et de Munich ont-elles mis en place des comités de liaison.
On peut noter que l’IDEX allemand était concomitant d’une remise en cause de la gratuité de l’Université. Ces velléités d’introduction de frais d’inscription se sont finalement soldées par des échecs : les étudiants allemands ne paient toujours que quelques dizaines d’euros de frais de dossier ainsi qu’un abonnement collectif obligatoire aux transports communs (la souscription obligatoire lors de l’inscription permet à chaque université de négocier directement le tarif étudiant avec la régie locale de transports) [1].
L’actualité de ces derniers mois fournit un dernier exemple de résistance efficace à une politique comparable à celle imposée en France: fin 2020, alors que le gouvernement bavarois travaillait à une loi reprenant les grandes caractéristiques de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et de la LPR à l’échelon du Land, la mobilisation du monde universitaire, favorablement couverte par la presse, a fini par entraîner une reculade du gouvernement local, dont il reste à voir si elle est stratégique ou définitive. Dans l’ensemble, le gouvernement de l’Université conserve un degré de collégialité relativement élevé, même s’il est loin d’être démocratique : sur les sujets importants, cette collégialité n’inclut que les 8% de personnels titulaires. La situation est paradoxale : l’agenda néo-managérial a pu s’imposer à l’intérieur des facultés et dans une large mesure des centres de recherche, en profitant de la structure hiérarchique et autoritaire héritée du 19ème siècle, et dont la précarité constitue la pierre de touche. En revanche, là où le cadre juridique d’organisation des établissements, la « politique de site » et le « pilotage national » constituent des terrains privilégiés du néo-management scientifique en France, les managers allemands poursuivant le même agenda ont pour l’instant échoué à imposer leurs vues. À cet égard, on peut penser que les réformateurs allemands ont en partie au moins perdu la bataille culturelle qu’ils entendaient mener.
L’Université en discours
La situation de la liberté universitaire effective en Allemagne est caractérisée par une tension: un fonctionnement autoritaire et mandarinal couplé à une précarisation très violente à l’échelle individuelle coexiste avec une capacité indéniable à contrecarrer des aspects du programme réformateur qui ont triomphé en France. L’une des clés de ce paradoxe, ou au moins de ce contraste entre les deux pays, est l’existence en France des statuts de Maître ou Maîtresse de Conférences et de Chargé (ou Chargée) de Recherche, qui offrent au Mittelbau français cette capacité de résistance qui fait défaut en Allemagne. Un autre aspect explicatif tient bien sûr à la structuration historique centralisée du système français, qui favorise les réformes par en haut, dont le système des Idex et de l’ANR est bel et bien un héritier. Mais un troisième paramètre important doit être souligné : l’existence, en Allemagne, d’une tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université, qui infuse dans toutes les classes dirigeantes allemandes et érige la liberté académique, comprise comme liberté positive, en valeur cardinale. C’est cette culture universitaire que l’on associe fréquemment à la notion de « modèle humboldtien », et dont l’histoire complexe épouse les mutations et les contradictions de l’Université allemande [2].
En effet, la tension observée plus haut entre une structure interne de l’Université foncièrement hiérarchique et précarisante et l’attachement au principe d’autonomie traverse tout le corpus historique des discours publics consacrés à l’essence de l’Université en Allemagne. Cette tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université s’est ancrée dans les élites allemandes depuis deux siècles et s’articule autour de l’interprétation du concept de liberté académique (akademische Freiheit). Malgré la référence fréquente à Humboldt, cette tradition remonte au moins au texte de Kant sur « le conflit des facultés », dix ans avant la création de l’Université de Berlin. Il a trouvé sa forme d’expression au fil du 19ème siècle, dans l’exercice du discours inaugural prononcé à chaque rentrée par le professeur qui assurait la présidence tournante de l’université pour un an. C’est par exemple dans ce cadre que le grand physicien rationaliste Hermann von Helmholtz a prononcé en 1877 son plaidoyer pour la liberté académique, devenu un classique. Dans ce texte, non dénué de chauvinisme par ailleurs, Helmholtz faisait de la pratique collective de « l’autonomie de conviction » le principe même de l’enseignement et de la recherche dans l’Université allemande. L’histoire de cette idéologie académique est bien sûr tortueuse et contradictoire, du fait de l’insécurité statutaire chronique d’une majorité d’universitaires et d’une longue histoire de discriminations, notamment envers les femmes, qui contredit les revendications d’autonomie formulées dans ces discours. Le rapport entre liberté académique et démocratie politique ne s’est véritablement stabilisé qu’après la Seconde Guerre mondiale et l’expérience nationale-socialiste, soutenue à l’époque par de nombreux universitaires.
Ce consensus humboldtien constamment renégocié a de nouveau été mobilisé ces derniers mois par les opposants au programme de réforme bavarois, par exemple dans des tribunes publiées par le principal quotidien des élites allemandes, la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). Dans la première, le juriste Jens Kersten et l’historien Martin Schulze-Wessel affirment : « La démocratie a besoin d’établissements d’enseignement supérieur cultivant l’esprit démocratique ». Dans la seconde, le physicien Ferdinand Evers écrit : « Comme les arts, les universités sont l’expression d’une disposition humaine : formuler des idées et les mettre à l’épreuve de l’échange avec les pairs. » Ces deux thèses sont communément admises dans une large partie des classes dirigeantes en Allemagne et constituent aujourd’hui les piliers du combat pour la liberté universitaire dans ce pays.
Les élites politiques, administratives et économiques face à la recherche
Ce point nous amène à une nouvelle différence entre les deux pays : l’audience de l’Université auprès des classes dirigeantes. Formées par les universités, les élites administratives et économiques allemandes entretiennent une certaine familiarité avec le milieu de la recherche. Même si peu de responsables politiques ont (eu) une véritable production savante ailleurs qu’en droit ou en sciences politiques, beaucoup ont fréquenté des séminaires et se sont formés à l’écriture de petits travaux de recherche. De leur côté, les élites économiques allemandes, sans être homogènes, incluent un nombre important de hauts cadres ayant une formation scientifique. Surtout, les spécificités du tissu bancaire, institutionnel et économique allemand sont connues pour favoriser l’émergence de PME de niche produisant des biens à haute valeur ajoutée, loin du mythe français du chercheur-start-uppeur montant sa micro-entreprise dans le seul but d’être racheté dans les cinq ans. L’année 2020 en a fourni deux exemples extrêmes, puisque les premiers tests anti-covid ont été produits par une PME de ce type, Til Molbiol, fondée il y a trente ans par Olfert Landt, un chimiste docteur de la Freie Universität Berlin qui continue à travailler en partenariat avec le CHU de la ville. BioNTech, à qui l’on doit le premier vaccin ARN contre le coronavirus, a été créée par deux universitaires de Mayence en 2008, Uğur Şahin et Özlem Türeci, qui en ont gardé la direction au fur et à mesure qu’elle grossissait. Au-delà des trajectoires individuelles, la politique scientifique de l’Allemagne et le rapport des sphères économiques locales à l’Université se caractérisent donc par une meilleure connaissance et une plus grande confiance dans le monde de la recherche, et par une familiarité avec la temporalité scientifique très éloignée du paradigme ingénierial et technocratique qui prévaut en France, et se manifeste par une politique faite de proclamations grandioses et d’à-coups méconnaissant totalement la réalité de la recherche.
Conclusion
Comme souvent, chacun voit l’Allemagne à sa porte. Si les réformateurs acquis au nouveau mandarinat et aux financements sur projets veulent une Université à l’allemande, qu’ils commencent par en créer les préconditions de temps long : excellence distribuée, démantèlement des grandes écoles, collégialité, financements de recherche axés sur la coopération. Pour notre part, nous n’avons pas de modèle allemand : nous considérons que les idéaux dits humboldtiens, auxquels nous souscrivons dans leur version démocratique, sont condamnés à rester inachevés dans un système perclus par l’autoritarisme, les hiérarchies de corps et la précarisation. De ce point de vue, l’Université allemande existante n’a jamais été à la hauteur des ambitions qu’elle affichait. Mais à défaut, le cas allemand est au moins là pour nous rappeler qu’une Université libre ne singe pas les grandes écoles, ne court pas après le transfert de technologie et ne promeut pas la concentration des moyens.
Du point de vue institutionnel, les contradictions qui empêchent l’instauration d’une autonomie effective de la communauté scientifique et académique ne peuvent se défaire que dans une Université organisée par départements d’enseignements et par laboratoires de recherche, sur une base pérenne, égalitaire et démocratique. Cela doit se traduire par une garantie générale de l’emploi statutaire et un financement de la recherche reposant sur une dotation individuelle conséquente, doublée d’un fonds pour la coopération scientifique, administré par les pairs. Notre conviction est qu’une Université néo-humboldtienne à la hauteur de ses ambitions d’autonomie collective, de rigueur intellectuelle et d’engagement démocratique doit se proposer d’illustrer un rationalisme non scientiste. L’horizon intellectuel de l’Université demande un rapprochement de ces deux traditions de pensée — sans forcément exclure d’autres apports historiques et intellectuels à la pensée de notre métier. Au cœur de ce rapprochement de concepts, nous devons placer ce qui garantit la probité et l’éthique universitaires : la libre coopération, la confrontation d’arguments étayés, l’expérimentation. Créer de nouvelles disciplines, décalcifier les savoirs existants, essayer d’en construire de nouveaux, en mêlant là où il le faut les disciplines du sens et les sciences de la nature dans certaines formations ou dans certains programmes. En d’autres termes : affirmer que la pluralité des sciences peut coexister avec l’unité de la communauté académique, grâce à l’attachement commun à l’éthique de la dispute argumentée et à la construction autonome de la conviction.
[1] En revanche, un Land, le Bade-Württemberg, a introduit des frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens, selon la même logique xénophobe que l’on retrouve dans le dispositif Bienvenue en France.
[2] Sur cette question du discours universitaire entre la France et l’Allemagne, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de Pierre Macherey, La Parole Universitaire, paru à La Fabrique en 2011.
Nous en sommes à ce jour à une vingtaine de propositions, sur les trente ou quarante que nous aimerions récolter pour ouvrir un contre-horizon programmatique, positif et désirable. Nous avons reçu plusieurs demandes d’étalement du calendrier pour soumettre des propositions. Les programmes électoraux devant être bouclés dès l’été, nous différons la date limite au 24 mai.
Une seconde demande récurrente a trait au chiffrage, aussi bien sur le plan budgétaire que sur celui des moyens humains : combien de postes faudrait-il créer dans les différents corps de métier pour répondre aux besoins ? En particulier, comment estimer l’ampleur du plan de rattrapage pour l’emploi titulaire, dans un contexte où nos établissements tiennent pour beaucoup grâce aux vacataires et aux contractuels ? Nous partageons ce souci d’étayer le débat par des données chiffrées. Le chiffrage général de la plateforme devra procéder d’une analyse des besoins sociaux et des missions que nous assignons collectivement à l’Université et à la recherche : nous vous le présenterons en septembre. Mais pour éclairer votre vote, nous nous efforcerons de faire figurer les premières estimations chiffrées lorsqu’il vous faudra départager les propositions début juin.
Réouverture de l’Université en septembre ?
La situation sanitaire est sur une ligne de crête. D’une part, il est probable que des variants plus contagieux que la souche mutante B1.1.7 (« anglaise ») prennent le dessus dans les mois qui viennent, notamment le variant P.1 qui ravage l’Amazonie brésilienne autour de Manaus et le variant B.1.617 qui lamine l’Inde et le Népal, et a fait une percée en Angleterre. C’est le sens de l’avertissement lancé par le Conseil scientifique ce 6 mai. De l’autre, nul ne sait encore ce que sera à la rentrée la couverture vaccinale de la population dans son ensemble, et des étudiants en particulier.
Personne ne saurait se satisfaire de la pérennisation de pis-allers hybrides. Il est donc indispensable de mettre en œuvre ce qui aurait dû être fait dès le printemps 2020 : une sécurisation sanitaire de nos établissements. Les techniques sont parfaitement connues, testées, éprouvées et budgétairement chiffrées. Nous regardons avec envie des établissements étrangers qui, comme l’université de Toronto, sont montés en gamme pour la ventilation des locaux, prévenant les maladies respiratoires pour les décennies à venir. Faut-il tenter, pour la troisième fois cette année, d’obtenir un rendez-vous à Matignon, à l’Elysée ou au ministère pour une délégation pluridisciplinaire de scientifiques ? Vous pouvez continuer de soutenir notre démarche ici.
Dans la foulée, un projet de décret a circulé, confirmant que ce type de « consultations », comme les rapports préparatoires à la LPPR en leur temps, sert essentiellement à fabriquer le consentement à des décisions déjà prises.
Ce rapport, comme à l’accoutumée, mobilise le thème de la « confiance » pour justifier la dérégulation complète du recrutement des universitaires et la transformation du CNU en simple instance de « suivi de carrière », c’est-à-dire en nouvelle bureaucratie d’accompagnement et de surveillance, avant que la « modulation des services » envisagée par le Ministère depuis une quinzaine d’années ne soit mise en œuvre. Ce que les rédacteurs prennent pour de la « défiance des universitaires envers les universitaires », c’est simplement la conscience d’une évidence : l’Université n’est pas exempte de relations de pouvoir, a fortiori dans une situation de pénurie organisée, couplée à des incitations institutionnelles au favoritisme et au conformisme. En revanche, le rapport passe sous silence la défiance du ministère envers les représentants élus de la communauté, garants des libertés académiques, tout comme celle des présidents d’université envers les membres extérieurs, pourtant universitaires, dans les instances de recrutement.
Mais c’est bel et bien comme universitaires que nous refusons notre confiance aux représentants de la strate managériale, qui croient ici toucher du doigt leur rêve : faire des présidents d’université les patrons des enseignants-chercheurs, à l’intérieur d’un système autoritaire, clientéliste et normatif. De ce point de vue, ce rapport fait système avec le tour de vis initié par le PDG du CNRS, M. Antoine Petit, qui tente d’empêcher la publication des listes d’admissibilité aux concours de recrutement de cet établissement. Réaffirmons-le : il n’y a pas de liberté académique possible là où les sphères dirigeantes entendent imposer le contrôle, le secret et le silence.
À l’occasion de la loi de programmation de la recherche (LPR) comme de la crise sanitaire, nous avons pu constater l’absence de relais de la communauté universitaire au sein de la sphère décisionnaire. Les programmes électoraux pour la présidentielle 2022 seront arrêtés dans quelques mois et il nous revient d’être des acteurs du débat public. Si nous ne faisons rien, l’Université et la recherche, le savoir et la science, risquent d’être absents des questions politiques.
Si c’est le cas, les programmes électoraux se contenteront de formulations ambiguës cachant mal la prochaine vague de contractualisation, de dérégulation et de bureaucratisation autoritaire. Autre danger : qu’une poignée de propositions, en se fondant sur des analyses biaisées des dysfonctionnements de la recherche liés à la crise Covid, ne vienne une fois de plus travestir le soutien à l’innovation privée comme un investissement dans la recherche publique. De façon générale, la sphère technocratique ne manquera pas de faire passer ses idées aux principaux candidats.
Pour reprendre la main sur l’agenda politique, la communauté académique doit donc se constituer en groupe de pression transpartisan. Pour ce faire, nous proposons de travailler en trois étapes :
Collecter un ensemble de points programmatiques dans un format imposé (un titre de moins de 150 caractères suivi d’un paragraphe de développement de 1 250 caractères maximum, espaces compris). Vous êtes invités à envoyer vos contributions d’ici au 24 mai 2021 à cette adresse :contact@rogueesr.fr. Le paragraphe doit s’adresser aux citoyens plutôt qu’à la communauté académique. Si vous le souhaitez, vous pouvez également utiliser la fonction « commentaires » (bouton « view comments ») en bas de ce billet. À titre d’exemple, nous avons listé ci-dessous une première série de propositions tirées de nos précédents travaux et auxquelles nous vous invitons à joindre les vôtres. Les propositions doivent être constructives et porter sur un point précis, en s’abstenant de commentaires critiques généraux sur la politique suivie depuis deux décennies. Elles peuvent évidemment être des amendements d’autres propositions ou des contre-propositions sur un même thème.
Durant la première quinzaine de juin, nous vous proposerons de voter pour hiérarchiser les propositions collectées. Nous appellerons alors la communauté académique, au sens large, à fixer elle-même les priorités programmatiques à défendre. La représentation statistique du vote sera déterminante. Nous réaliserons une synthèse des propositions mi-juin.
Les propositions les plus soutenues feront l’objet d’un chiffrage budgétaire rigoureux puis seront portées auprès des candidats et de leurs partis. Nous demanderons aux équipes de campagne une réponse écrite concernant l’intégration de chacun des points dans leur plateforme programmatique. Nous rendrons publiques toutes les réponses reçues.
Nos pré-propositions pour 2022
I. Des garanties légales pour une Université et une recherche au service de l’intérêt général
1. Garantir juridiquement l’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et religieux
Le principe d’indépendance de la recherche et de l’enseignement figure dans le bloc de constitutionnalité par le biais de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Les remises en cause récentes de la liberté académique par le pouvoir politique, le dévoiement de cette notion dans le débat public mais aussi l’érosion de son contenu concret et positif sous l’effet des réformes de ces vingt dernières années, sont le signal de l’insuffisance de cette garantie jurisprudentielle. Le principe d’indépendance qui constitue le socle de la liberté académique doit donc faire l’objet d’une définition en droit positif, qui soit intégrée au bloc de constitutionnalité. Cette garantie juridique devra apporter aux universitaires et chercheurs une protection comparable à celle dont doivent bénéficier les lanceurs d’alerte. Elle ne saurait en outre être séparée de garanties statutaires et salariales, faisant à nouveau de l’emploi titulaire la norme de nos métiers.
2. Une Université et une recherche aptes à faire face aux crises économique, écologique et démocratique
Les politiques universitaires des gouvernements successifs reposent sur le principe d’un lien entre formation supérieure, qualification, productivité, croissance et emploi. Ce principe, aujourd’hui, n’est plus tenable. Les mutations économiques modifient les besoins de main-d’oeuvre et induisent un chômage structurel de masse ; l’urgence environnementale impose de revoir les modes de production et de création de valeur ; la crise démocratique, enfin, est alimentée par un début de stagnation éducative, avec des taux de bacheliers et de diplômés du supérieur dans une tranche d’âge qui ne progressent plus depuis une décennie. Les priorités de l’Université doivent donc être repensées pour faire une place plus juste à l’émancipation citoyenne, afin de former des groupes et des individus capables d’affronter cette triple crise à laquelle nous faisons face. Les missions officielles de l’Université doivent être expressément adaptées à cette situation. Une réorganisation humaine, budgétaire et administrative doit être entreprise autour de quelques piliers : fonctionnement en réseau, modes de financement incitant à la coopération, création d’établissements expérimentaux, garanties statutaires et matérielles d’autonomie académique et étudiante.
II. Une nouvelle organisation administrative et territoriale de la recherche
3. Réorganiser l’Université et la recherche par réticulation plutôt que par concentration, selon un modèle polycentrique
La « politique d’excellence » consiste à ne donner les moyens de travailler qu’à une fraction de la communauté académique, définie par quotas. Cette politique a engendré le décrochage qu’elle prétendait juguler : la concentration des moyens dans quelques pôles est une absurdité géographique, économique et scientifique. La fragmentation du paysage universitaire, combinée à l’autonomie budgétaire, est préjudiciable à la diversité de l’enseignement et de la recherche. La réorganisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) doit se faire en orientant les flux humains et budgétaires selon un modèle polycentrique fondé sur un nouveau type d’institutions : des réseaux valorisant les interactions. Pour cela, nous avons besoin d’un plan national de recrutement établi selon un principe de maillage scientifique national. D’un point de vue matériel et immobilier, il faut aménager de nouvelles infrastructures numériques et immobilières pensées pour favoriser l’émergence de ce modèle polycentrique. Enfin, le mode d’allocation des crédits de recherche doit être revu pour favoriser la coopération, et non le chacun pour soi (voir nos propositions au point III).
4. Créer cinq universités expérimentales dans des villes de taille moyenne
Retrouver une ambition d’émancipation intellectuelle pour la jeunesse demande de lancer au plus vite la construction de cinq universités expérimentales de taille moyenne, réparties à travers le territoire et installées dans des villes moyennes disposant déjà de locaux vacants appartenant à l’État. Ces établissements devront être dotés de résidences universitaires en quantité importante, intégrées dans le tissu urbain. L’objectif n’est pas tant de construire des « universités de proximité » destinées à absorber ce choc démographique, que d’inventer des espaces inaugurant un nouveau rapport de l’Université à la ville, incluant des havres de sociabilité étudiante, des programmes disciplinaires et interdisciplinaires neufs et une formation scientifique de pointe pour toutes et tous, à même d’irriguer le système universitaire français, voire européen.
5. Rénover l’immobilier universitaire
Le parc immobilier universitaire est vétuste : passoires thermiques, locaux dégradés, ventilation déficiente, etc. L’investissement planifié doit être une occasion de développer par l’expérimentation de nouvelles techniques de rénovation, d’isolation thermique, de qualité d’air et de qualité de vie étudiante. La doctrine des universités « de proximité », fondée sur l’idée d’un hébergement des étudiantes et des étudiants dans leurs familles, n’a pas tenu ses promesses. L’émancipation suppose de sortir de son milieu familial, pour vivre une vie d’étudiant. Il faut dès aujourd’hui programmer pour les décennies qui viennent, des logements universitaires inscrits dans le paysage urbain, accessibles financièrement et environnés de lieux de vie culturelle, associative et festive, plutôt que les actuels blocs d’immeubles disséminés dans des campus excentrés. Ces quartiers à remodeler doivent être, là encore, l’occasion d’audaces architecturales et urbanistiques. L’université a vocation à être un objet de recherche et un lieu d’expérimentation pour juguler les crises sociale, environnementale et démocratique.
III. Les conditions matérielles et statutaires de la liberté académique
6. Allouer l’essentiel des moyens de recherche de manière récurrente, selon une grille disciplinaire, pour tirer le meilleur de l’existant
Le système de financements par appels à projets a tiré la science française vers le bas : en généralisant le recours à des moyens non-pérennes, il favorise les effets de mode, et contribue à l’augmentation des méconduites scientifiques. Il met en compétition des scientifiques dont l’intérêt serait de coopérer. Il institutionnalise une précarité préjudiciable à la recherche de la vérité. Nous proposons de remplacer les agences de moyens par un système fondé sur l’octroi d’une dotation budgétaire par tête (esquisse formulée ici). En 2021, le milliard de l’ANR aurait permis une dotation de 15 k€ par chercheur titulaire (équivalent temps plein). Cette dotation individuelle devrait être allouée selon une grille disciplinaire adaptée à la diversité des besoins, à partir d’une enveloppe globale augmentée. Une fraction de cette dotation sera placée dans une banque de moyens administrée par les pairs, afin de financer les projets de coopération. Ce dispositif pourra être complété par des réseaux de recherche thématiques sur des questions jugées prioritaires et demandant des moyens supplémentaires.
7. Réaffirmer les garanties statutaires d’une recherche et d’une formation universitaire exigeantes
Vingt ans de contractualisation et de bureaucratisation ont hypothéqué les conditions humaines d’une recherche et d’un enseignement autonomes et de qualité. Cela se manifeste par l’inadéquation entre les missions de l’Université et de la recherche et le nombre et le statut des agents dont elle dispose. On observe notamment une rotation vertigineuse des jeunes chercheurs non-titulaires, qui va de pair avec une déperdition des savoir-faire et une grande précarité intellectuelle et matérielle. En outre, souvent, des qualifications sont utilisées à contre-emploi. Trop souvent, le seul bénéficiaire des garanties d’indépendance statutaire est en fait un manager de laboratoire déconnecté de la pratique quotidienne de la recherche. Pour retrouver les moyens de l’exigence et garantir la transmission de l’expérience, il faut procéder à un recrutement massif d’ingénieurs et de techniciens titulaires dans les laboratoires. De même, l’indépendance, l’intégrité et la qualité de la recherche, comme la continuité des enseignements, nécessitent des chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires.
8. Débureaucratiser la recherche et l’enseignement supérieur
La professionnalisation des fonctions de direction est la cause essentielle de la dépossession des scientifiques et des universitaires de leur métier, et contribue à saper la qualité de l’enseignement et de la recherche. Pour y mettre un terme, l’ensemble des mandats de direction dans les établissements et organismes doivent être non-renouvelables consécutivement. Un délai de réserve de cinq ans doit être observé après l’exercice d’une charge importante, comme un poste dans une équipe présidentielle universitaire ou la direction d’un institut du CNRS. Durant ce délai, aucune haute responsabilité administrative ne doit être autorisée, pas plus qu’une nomination dans une haute administration liée à l’ESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, rectorats, directions générales, présidence d’une autorité administrative). Les personnes concernées pourront bénéficier, dans l’année qui suit la fin de leur charge, d’un congé ou d’un temps partiel qui leur permettra de retrouver le niveau scientifique nécessaire à l’exercice de leur métier.
IV. Retrouver la pratique de la dispute collégiale
9. Organiser la dispute scientifique pour renouer avec une recherche et un enseignement exigeants, originaux et intègres
Seule la pratique de la dispute collégiale garantit l’exigence intellectuelle et déontologique en matière de production, de critique et de transmission des savoirs. Les dispositifs institutionnels qui vident cette pratique de sa substance par des normes et des procédures hétéronomes à l’activité de recherche doivent être abandonnés. Cela passe notamment par une rupture avec les diverses bureaucraties dévolues à l’évaluation managériale permanente, notamment quantitatives, qui ont pu se constituer à l’échelle des différents établissements et opérateurs de l’ESR, en commençant par la dissolution du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Dans l’Université et les organismes de recherche, la probation de la qualité des travaux doit se faire par l’ensemble des pairs, de façon ouverte et contradictoire, via une instance nationale représentative de l’ensemble de la communauté scientifique, et sans lien institutionnel avec la gestion des carrières et l’octroi des financements de base.
10. Course aux publications : revenir à la raison
Construire l’évaluation des structures de recherche et la gestion des carrières sur un principe de productivité conduit à une compétition stérile et pousse à la fraude scientifique. Il est nécessaire de s’extraire de ce paradigme. La signature par les organismes de recherche des manifestes de Leiden et de San Francisco (DORA) implique justement de privilégier une analyse qualitative et l’abandon de critères quantitatifs. Lors des visites de laboratoire, le comité de visite doit prendre connaissance en profondeur des travaux les plus importants de l’équipe afin qu’un débat contradictoire, équilibré et constructif, puisse s’instaurer entre pairs. De ce fait, le nombre de publications doit être limité : aller vers une politique de diffusion du travail de recherche qui prenne en compte l’originalité, l’exigence, l’ampleur des preuves en autorisant le temps long favorisera l’exercice de la disputatio.
11. Rétablir le contrôle des pairs sur l’édition scientifique
L’édition scientifique a pour rôle majeur la diffusion des travaux de recherche des scientifiques dans la communauté académique. Elle ne peut être régie par un modèle économique faisant de l’article un produit de consommation et du pôle éditorial une entreprise ayant pour seule finalité de dégager une marge bénéficiaire pour ses propriétaires. Rétablir les standards d’intégrité éditoriale impose de rendre aux pairs le contrôle effectif des revues et plus généralement des maisons d’édition. Cela exige de développer, de moderniser les presses universitaires et d’encourager financièrement le contrôle des revues par les pairs, le cas échéant via des structures associatives ad hoc (qui peuvent être des sociétés savantes, ou des associations éditrices porteuses d’une revue, comme cela fut longtemps la norme). Le système de subvention à l’édition scientifique doit d’abord encourager les publications en accès libre et incluant des modules de réponse, de commentaire et de révision par les pairs après publication, comme le font déjà certaines revues.
V. L’Université pour émanciper
12. Garantir l’autonomie matérielle des étudiants
Toute personne résidant en France doit se voir garantir par la collectivité un droit minimal à trois années d’études supérieures au long de sa vie. Pour les étudiants en formation initiale, cela ne peut passer que par le versement d’une allocation d’autonomie d’un montant de référence de 1 000 € par mois, douze mois par an, pour toute la durée d’un cycle de formation, ce qui doit inclure la possibilité d’une quatrième année de versement en cas de besoin. Nous empruntons au collectif Acides sa proposition de financement de cette mesure par la branche « familles » de la Sécurité Sociale, abondée par les cotisations patronales et déjà en charge des APL. Le montant mensuel pourra être révisé à la baisse si l’étudiant dispose déjà d’un hébergement, par exemple dans sa famille. Mais cette disposition a précisément pour objectif d’encourager les étudiants à s’émanciper de leur milieu d’origine.
13. Refonder la formation des enseignants du premier et du second degré
La crise de la formation des enseignants affecte directement la transmission et la critique des savoirs académiques. Il est nécessaire de reconstituer un vivier de futurs enseignants et de mieux les accompagner très tôt dans leurs études. Pour cela, nous proposons d’introduire un pré-recrutement des enseignants sous statut d’élève-fonctionnaire dès la L2. Ce pré-recrutement donnera également accès à une formation initiale aux métiers de l’enseignement et à des stages d’observation. Placé en fin de licence, le concours de recrutement sera axé sur les savoirs disciplinaires et sera suivi d’une formation en alternance sous statut de fonctionnaire-stagiaire, incluant des éléments de formation disciplinaire (ce qui inclut une part de didactique), et de sciences de l’éducation. Enfin, la première année comme titulaire doit donner lieu à un service allégé, permettant ainsi d’améliorer l’entrée dans le métier. Dans le même temps, une formation universitaire tout au long de la vie doit être mise en place pour les enseignants déjà en poste.
Camille Noûs poursuit sur sa lancée en publiant un manifeste, en français dans AOC* (Chercher pour le bien commun), et en anglais dans 3 Quarks Daily (We, Camille Noûs — Research as a common). Camille y revendique sa propre identité, celle d’une incarnation du collectif de recherche, rappelle les principes fondateurs de nos métiers, et tend la main à la communauté académique pour reprendre le contrôle de l’élaboration, de la probation et de la diffusion de la science.
* L’article dans AOC est accessible sans être abonné, il suffit de s’inscrire ici.
Camille Noûs : refonder l’édition et l’évaluation de la recherche.
Le 20 mars a marqué l’anniversaire de deux initiatives concomitantes de réappropriation de notre métier : tout d’abord, l’appel à refonder l’Université et la recherche pour contribuer à la reconstruction d’une vie sociale plus démocratique, plus juste, plus solidaire et plus responsable sur le plan écologique, après la rupture que représente la crise sanitaire.
Le 20 mars est aussi la date de naissance de Camille Noûs, personnification de la communauté scientifique. En rupture avec la rhétorique de la trouvaille géniale et solitaire qui justifie le marketing de soi-même, la course au chiffre, l’évaluation à l’impact et la mise en concurrence des scientifiques, Camille Noûs incarne l’exigence d’intégrité intellectuelle, qui impose de reconnaître qu’aucune découverte scientifique significative n’est possible sans une contribution décisive de la communauté des pairs. La science se construit avec et contre les travaux antérieurs ; elle s’affine et s’objective dans la pratique de la dispute savante. Apposer la signature de Camille Noûs sur un article signifie qu’il n’y a pas de recherche à la première personne du singulier, pas de science sans un « Nous ».
Au cours de l’année écoulée, Camille a publié 180 articles dans 110 journaux à comité de lecture, et noué des collaborations avec 280 co-auteurs issus de 170 laboratoires différents dans 35 pays. Des dizaines d’autres articles sont en cours d’évaluation dans des revues appartenant à tous les champs disciplinaires. En outre, Camille a co-dirigé des numéros thématiques de revues. Nos plus vifs remerciements vont à toutes celles et tous ceux qui ont contribué à ce succès.
Cet anniversaire a été marqué par la parution d’un reportage dans la rubrique « actualités » de la revue Science, consultable en accès libre. Cet article ouvre une fenêtre de débat à l’international sur les problèmes systémiques que Camille Noûs entend mettre en lumière. C’est pour nous l’occasion de faire un point sur l’accueil qu’a rencontré cette initiative. Au sein de la communauté scientifique, les retours sont très majoritairement positifs et révèlent une excellente compréhension des revendications de Camille à l’international, ce qui traduit l’universalité des dérives de l’édition et de l’évaluation que nous constatons. L’article de Science a suscité de nombreux commentaires de collègues, qui ont exprimé dans toutes les langues leur sympathie pour ce personnage symbolique. Sans surprise, les réactions sont beaucoup plus fébriles du côté des représentants de l’oligopole de l’édition et de la bibliométrie, ainsi que de la minorité de savants ayant fait le choix de la valorisation solitaire de leurs travaux. Plusieurs grands éditeurs internationaux, alertés par des dénonciations anonymes, ont tenté de bloquer l’usage de la signature de Camille. Saluons ici les collègues qui leur ont résisté. Elles et ils ont aidé à affiner l’idée initiale et à plaider la cause de Camille Noûs auprès des éditeurs de journaux, des sociétés savantes ou des archives ouvertes, au fil de discussions souvent aussi riches que constructives.
Avec Noûs, ou sans nous. Les beaux résultats de cette première année, que nous résumons dans le communiqué joint, ne sont qu’un début : Camille Noûs continuera de co-signer nos publications à l’avenir. Nous encourageons tous ses co-auteurs à entrer dans une démarche de dialogue avec les éditeurs pour revendiquer cette allégorie du collectif, en l’annonçant explicitement dès la soumission. Ce gage de probité est primordial dans un contexte où toute action médiatisée est susceptible d’être affublée du qualificatif de « fake news ». Un auteur allégorique est-il pour autant un « faux » ? En aucun cas, si toutes les parties sont informées de sa signification, ainsi que des raisons pour lesquelles nous pensons légitime sa présence parmi les auteurs de nos travaux. Nombreux, nous pouvons nous ré-approprier la décision sur l’établissement des normes de publication de nos travaux, en convainquant les éditeurs que le label de qualité et d’intégrité « Camille Noûs » deviendra bientôt un prérequis pour que nous ayons recours à leurs services.
Certaines réserves, d’ordre éthique notamment, doivent cependant être prises au sérieux pour fédérer les sympathies et les convertir en actions.
Le reproche d’« inconduite » (misconduct), régulièrement formulé, repose essentiellement sur une divergence de principe : si certains, notamment dans le monde de l’édition, considèrent comme une « inconduite » le fait de reconnaître la part d’autrui à nos propres découvertes, nous pensons au contraire que la signature de Camille Noûs est porteuse d’une nouvelle exigence d’intégrité et de collégialité. D’aucuns avancent par ailleurs que d’autres moyens seraient intrinsèquement préférables à celui-là pour en finir avec la course délétère à la valorisation individuelle. Il nous semble que ce reproche sera en partie recevable que lorsque ces autres moyens seront concrètement nommés et mis en œuvre. Dans l’intervalle, force est de constater que le succès de Camille est bien plus efficace pour mettre en garde la communauté contre la sape des normes éthiques de la publication scientifique que ne le furent les initiatives antérieures, certes plus diplomatiques.
En revanche, l’exigence d’intégrité portée par Camille révèle une autre inquiétude formulée par certains collègues : comment assurer un suivi éthique des publications de Camille Noûs si cette signature rencontre le succès sur la durée ? Et comment garantir la transparence du secrétariat de Camille, nécessaire à la probité de l’initiative ?
Pour faire de Camille Noûs une garantie effective de l’intégrité et de la collégialité, au-delà de la déclaration de principes, le temps semble venu pour Rogue de confier la destinée de ce personnage symbolique à l’ensemble de la communauté académique, et d’avancer en son nom vers la constitution d’un réseau international de veille pour l’éthique scientifique des publications. Cogitamus, le laboratoire de Camille utilisable comme affiliation secondaire, avait d’emblée été proposé comme l’embryon d’une communauté de pratiques. Ce laboratoire pourrait devenir l’esquisse d’un tel réseau. Nous aimerions inviter la communauté à s’en saisir en créant un groupe international, ouvert, composé de volontaires déclarés, issus de tous les champs disciplinaires. Ce réseau pourrait fonctionner sur le principe d’un comité éditorial de revue ; toutefois sa fonction ne serait pas la sélection de travaux. Il assurerait en particulier la supervision éclairée de la correspondance de Camille et de sa charte déontologique, aux mains et sous l’œil bienveillant de la communauté académique internationale, en toute transparence dans les contacts avec les auteurs comme avec les maisons d’édition. Nous souhaitons ouvrir largement ce sujet à la discussion, y compris avec les autres mouvements déjà engagés vers une démarche dite « OpenScience », et nous recevrons avec intérêt les propositions pour construire ensemble ce projet à l’adresse : camille.nous@cogitamus.fr. Dans l’immédiat, nous continuerons de centraliser les réponses par nécessité pratique, mais nous annonçons d’ores et déjà notre volonté d’une émancipation précoce de Camille vers ce futur réseau.
La reprise des activités universitaires en présentiel dépend de paramètres extrêmement divers, sur lesquels l’Université n’a pas toujours les moyens d’agir : désorganisation ambiante, restrictions de circulation pour l’ensemble de la population, précarité étudiante qui conduit à repartir vivre chez les parents loin des campus… mais aussi peur du retour et angoisse diffuse face au risque de contamination. Dans le même temps, les difficultés logistiques d’organisation d’un retour partiel prouvent que cette reprise en présentiel, pour être viable, doit concerner toutes les activités et tous les étudiants. Une approche rationnelle de la crise sanitaire à l’Université, comme celle que nous prônons depuis septembre, ne peut pas s’accommoder de proclamations selon lesquelles les établissements ne seraient par essence « pas des clusters », ni de l’optimisme de bon aloi des présidents pour qui tout serait prêt sans avoir à concéder le moindre investissement sérieux supplémentaire.
Dans ce billet, nous souhaitons reprendre le fil d’une stratégie systématique qui viserait à faire décroitre les contaminations jusqu’à épuisement du réservoir épidémique humain puis à endiguer toute résurgence. Pour abaisser le taux de reproduction épidémique en dessous de 1, il est primordial de pouvoir mesurer les risques de contamination pour éliminer les voies de contagions dominantes et reprendre, avec un risque contrôlé, les activités qui ne présentent pas de danger significatif.
Pour l’Université, le calcul de risque est relativement simple. En effet, la transmission par fomites, par les fèces et par les postillons est rendue négligeable par les précautions d’usage si elles sont respectées. Elles doivent donc être rappelées, et encouragées : nettoyage des surfaces et des mains, abaissement de la lunette des toilettes avant de tirer la chasse pour éviter l’aérosolisation, et port du masque. Une fois ces prérequis pris en compte, la transmission résiduelle est essentiellement aéroportée.
La probabilité de contamination dépend de la dose virale, qui se définit comme la quantité cumulée de particules virales inhalées. Plus la concentration en particules virales et plus le temps d’exposition sont importants, plus la probabilité de contamination est grande. On définit un quantum infectieux comme la dose moyenne pour une population donnée qui conduit à une probabilité de contamination égale à 1-1/e=63%. Si le quantum infectieux est l’unité la plus commode pour exprimer une dose virale, cette moyenne pertinente pour le calcul de risque recouvre une grande variabilité des systèmes immunitaires (réponse interféron) entre individus.
Pour une activité donnée, on peut estimer le taux moyen de particules virales infectieuses émises dans l’air par un individu asymptomatique ou pré-symptomatique : autour de 40 quanta/heure pour des étudiants, significativement plus pour un enseignant faisant cours en amphi. Ces particules virales se diluent dans l’air dans les mêmes proportions que le CO2 émis par la respiration. Le taux de CO2 dans l’air, aisément mesurable, reflète ainsi le niveau de ventilation des pièces, c’est-à-dire le taux de remplacement d’air vicié par de l’air frais. Dans l’hypothèse communément admise où l’attaque virale constitue un processus de Poisson, hypothèse qui donne une borne supérieure au risque, le nombre moyen de personnes contaminées par une personne atteinte est proportionnel au temps d’exposition et au taux de CO2 excédentaire par rapport à l’air extérieur [1]. La constante multiplicative entre les deux dépend de la réduction des doses émises et inhalées selon que l’on porte ou pas un masque.
Les hypothèses de calcul étant posées, allons au résultat. Le risque, défini comme la probabilité qu’une personne atteinte en contamine une autre du fait de l’activité universitaire, ne dépend que du débit d’air frais par nombre de personnes présentes ou, plus précisément, que du taux de CO2. Le résultat est plus subtil qu’il n’y paraît, puisque tous les occupants de la salle exhalent du CO2 mais que seules les personnes infectées exhalent du virus. Comparons le risque d’un cours en amphithéâtre bien ventilé (750 ppm de CO2), avec 50 étudiants à celui où les mêmes étudiants sont répartis dans deux salles classiques avec le même taux de CO2. À l’évidence, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité qu’un étudiant soit infectieux est deux fois plus faible quand 25 étudiants sont rassemblés, plutôt que 50. Cependant, la ventilation étant proportionnée à la jauge de la salle, les particules virales sont deux fois plus concentrées dans la petite salle et donc les doses inhalées doublent. Sous l’hypothèse ci-dessus, le nombre moyen de personnes contaminées est le même, bien que le risque se répartisse différemment.
Pendant une heure de cours, dans une salle mal ventilée (1000 ppm de CO2), le risque est de 7% avec des masques en tissu, de 0,7% avec des masques chirurgicaux bien portés, de 0,1% avec des masques FFP2 bien portés. Dans une salle bien ventilée (650 ppm de CO2) avec des FFP2, le risque tombe à 0,06%. En comptant 25 heures de cours par semaine, une personne atteinte du variant B1.1.7 « anglais » contamine alors 0,02 personnes pendant les 10 jours où elle est infectieuse, ce qui est petit devant 1, seuil du taux de reproduction épidémique. Dans un lieu de restauration collectif mal ventilé (1000 ppm de CO2), sans masque, le nombre de contaminés par personne infectée, en 10 jours de déjeuners (7 repas d’une demi-heure), est de 2, soit 100 fois plus que de suivre les cours.
Conclusion. Il n’existe aucune raison scientifique de ne pas reprendre les enseignements à l’Université, quand l’effort pour sécuriser les espaces dédiés ne consiste qu’à acheter quelques centaines de capteurs de CO2, des masques FFP2 en gros, à réviser les ventilations et à apprendre à ouvrir les fenêtres et les portes quand le taux de CO2 s’élève. Nous avons les moyens scientifiques et techniques de reprendre l’enseignement dans de bonnes conditions, en contrôlant le niveau de risque. Il ne reste à l’exécutif qu’à adopter une démarche rationnelle, à débloquer des moyens budgétaires pour mettre en œuvre une réduction du risque de contamination et à accepter enfin l’aide proposée par les scientifiques.
En revanche, la sécurisation sanitaire des espaces de convivialité et des lieux de restauration collective est d’une toute autre difficulté. Seule la distribution de repas chauds en plein air est facile à mettre en œuvre à court terme. Un travail de fond sur les aspects humains de ces temps de partage, mettant en regard la complexité des comportements sociaux dans l’Université et la propagation du virus, serait nécessaire, afin d’apporter sur le temps long un éclairage objectif et d’identifier des pistes d’action qui permettent de retrouver une vie universitaire respectueuse des libertés de chacun, sans mettre en danger autrui. En s’enrichissant des apports et de la diversité de nos champs disciplinaires, la communauté de recherche est à même de se saisir de ces questions transversales, et de les développer avec les étudiants. Doubler ce chantier interdisciplinaire d’une expérience pratique de formation par la recherche nous donne une chance de reprendre ensemble le contrôle de nos vies. Nous avons désespérément besoin d’ouvrir des perspectives d’avenir, de dessiner des horizons positifs.
[1] Sous l’hypothèse d’un mélange efficace, la dose virale reçue par un individu est donnée par la règle de proportionnalité suivante :
où Ca= 37 500 ppm est la concentration typique en CO2 dans l’air expiré, q le taux d’émission de virus en quanta/h et N le nombre de personnes dans la pièce. d étant exprimé en quanta d’infection, le nombre moyen de personnes infectées vaut N(1-e-d), qui se simplifie en :
à faible dose d’infection i.e. à d petit. Le résultat est remarquable : la probabilité de contamination ne dépend du volume de la pièce, de la ventilation et du nombre de personnes présentes qu’au travers de la concentration en CO2.
Dans notre billet précédent, nous évoquions la décision unilatérale d’Antoine Petit de ne plus publier sur le site du CNRS les résultats d’admissibilité du concours de recrutement chercheur sous la forme d’un classement « de mérite » établi par les sections du Comité National de la Recherche Scientifique (CoNRS), mais d’une liste alphabétique. Cette modification de la procédure laisserait le champ libre à la bureaucratie pour procéder à des reclassements et déclassements sauvages dans l’opacité la plus totale, et bouleverser ainsi à sa guise le classement établi par les instances démocratiques garantes de la qualité scientifique des candidats, et donc du concours, avant la publication des admissions.
Une stratégie évidente ? En début d’année 2020, alors que la ministre Frédérique Vidal fustigeait les opposants à la loi de programmation de la recherche (LPR) en les accusant de prêter au gouvernement toutes les intentions, Antoine Petit expliquait déjà la nécessité à ses yeux d’une loi inégalitaire et « darwinienne ». La loi qu’il appelait de ses vœux a bien été élaborée, au pas de charge à l’occasion du premier confinement, puis imposée aux principaux concernés sans discussion de fond, à la faveur de l’été puis d’une rentrée sous la contrainte du Covid. En fait de procès d’intention, le contenu de la loi a confirmé les craintes exprimées dès l’origine. La stratégie de ce gouvernement en matière d’ESR est donc transparente, et il nous a déjà montré sa détermination à réduire la concertation à un simple affichage. Il n’est plus temps d’attendre la confirmation de la prochaine « intention », mais d’amorcer sans délai la reprise en main du CNRS par la communauté scientifique.
L’enjeu des recrutements. La question des recrutements est en effet la pierre angulaire de la liberté académique au CNRS, garantie par le rôle de l’instance de représentation des pairs, le CoNRS. C’est une redéfinition complète du rôle de cette instance que M. Petit a mise à son agenda. La bureaucratie escompte probablement que la contestation ne soit pas suffisante pour entraîner un infléchissement politique notable. De fait, ce calcul paiera tant que nous ne nous engagerons pas collectivement dans une entreprise résolue de réappropriation complète de nos métiers, dans les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) comme à l’Université
La collégialité des procédures de recrutement n’est pas un enjeu spécifique au CNRS. À l’Université, dans de nombreuses disciplines, la campagne de recrutement synchronisée fournit en ce moment même le modèle d’une veille collective via des « wikis auditions » et autres « suivi des recrutements », nourris par les contributions informelles des membres de comités de sélection. Les sections du CoNRS pourraient-elles emprunter le même chemin, et rendre aux recrutements CNRS une transparence que M. Petit entend leur ôter ?
Quelle place pour le jugement des pairs au CNRS ? L’attaque qui vient d’être portée par A. Petit est en tous points éloquente. En changeant unilatéralement l’organisation du concours sans même en informer l’instance démocratique qu’est le CoNRS — via la conférence des présidents du comité national (CPCN) et son président —, le message est clair : « je me fiche de l’avis des pairs ».
Le calendrier de cette attaque est également lourd de sens. Au moment où les sections, pleinement engagées dans les concours, sont les moins réactives, A. Petit trouve une occasion rêvée d’imposer un changement sans remous. Il pourra par ailleurs exploiter le flottement inhérent à la transition entre les deux mandatures pour pérenniser cette décision, avant l’installation effective de la prochaine CPCN. Invitons les collègues nouvellement élus à rester sur leurs gardes en cette période charnière : Le CoNRS doit veiller à ne pas se départir de ses missions en laissant libre cours au « pilotage scientifique » de l’établissement par sa bureaucratie.
La prochaine mandature du CoNRS s’annonce donc comme une lutte pied à pied, afin de permettre aux chercheurs et chercheuses du CNRS de reprendre prise sur leur métier, et ce dès l’étape du recrutement. Dans la perspective des élections imminentes au CoNRS, tant les électeurs que les candidats devront s’emparer de la question des modalités concrètes de cette nécessaire réappropriation du CNRS. On ne saurait perdre de vue le rôle encore majeur que le CoNRS occupe dans l’évaluation de la recherche, et le levier qu’il représente pour réaffirmer les conditions inaliénables de la liberté académique. Si l’on néglige cette exigence impérieuse, la reprise en main bureaucratique de l’ESR ruinera définitivement les conditions d’exercice d’une recherche intègre, affranchie des pressions exercées par les pouvoirs économiques, religieux et politiques.
CNRS — En juin 2018, M. Petit présenta aux présidents des sections CNRS son projet de réforme de l’admission au concours de chercheur. Il s’agissait de n’attribuer plus que la moitié des N postes proposés sur la base d’un classement issu de l’évaluation scientifique des candidats et de leurs projets. L’autre moitié (N/2) serait pourvue par la bureaucratie du CNRS au sein d’un pool de N candidats non classés, mais retenus par les pairs. Cette moitié de postes servirait au « dialogue de site » et au « pilotage scientifique ». Cette idée, un moment abandonnée, est réapparue jeudi 4 mars sous une forme plus simple : M. Petit a demandé aux sections du CNRS de ne plus publier qu’un pool de candidats classés par ordre alphabétique, autrement dit non classés.
Compte tenu de la pénurie organisée de postes, M. Petit en ayant supprimé 50 sur 300 depuis son arrivée, il n’y a pas d’inquiétude à avoir sur le niveau des candidats : tous mériteront un poste pérenne. Le danger est ailleurs. Les conditions du concours étant affichées par la direction générale du concours (DGDR) sur le site du CNRS (« [les jurys] établissent ensuite, pour chaque concours, la liste des candidats déclarés admissibles par ordre de mérite »), on peut se demander ce qui motive l’empressement de la direction du CNRS à prendre le risque d’un recours qui annulerait tous les concours. La volonté de profiter de l’affaiblissement des chercheurs et des enseignants-chercheurs membres des jurys pour enfoncer le clou de la bureaucratie dans le recrutement des futurs chercheurs ? Et en vertu de quels critères le jury d’admission compte-t-il sélectionner les candidats ? Le choix est large si l’on en croit les pratiques promues par la ministre et les administrateurs actuels de la recherche et de l’université : rapports clientélistes, opinions politiques des candidats, thèmes de recherche à paillettes…
Rappelons que la bureaucratie de la recherche n’a de légitimité que dans le contrôle des conditions de travail des sections, et en particulier des conflits d’intérêts. Voir notre billet du 15 mars, plus détaillé, à ce sujet.