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La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter

La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter

« La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter est probablement beaucoup plus réduite qu’on n’aimerait le croire. Mais cela ne peut pas constituer un argument en faveur de l’erreur et de l’illusion. »

Jacques Bouveresse, à propos de Georg Christoph Lichtenberg, dans Le Philosophe et le Réel

 

La nouvelle de la mort de Jacques Bouveresse nous est parvenue quelques heures après l’envoi de notre dernière lettre d’information. L’intégrité de Bouveresse, son exigence intellectuelle et son refus des honneurs individuels contribuaient à faire de lui un modèle de droiture scientifique. Son rationalisme n’était jamais dénué de lucidité historique et d’une pratique critique. Nous souhaitons également saluer son souci exemplaire de maintenir le fil d’un dialogue rigoureux entre les sciences de la nature et les disciplines du sens, et son attachement à la dimension publique et politique de la recherche de la vérité. L’œuvre de Bouveresse s’est largement construite par le dialogue avec les traditions rationalistes germanophones. Helmholtz, mentionné dans la note ci-dessous, était une référence importante dans ses travaux de ces vingt dernières années. Qu’il nous soit donc permis de dédier cette note à sa mémoire.

Deux rappels auparavant :

1. Webinaire sur la réduction de risque de transmission par voie d’aérosol ce lundi 17 mai 2021 de 17h30 à 19h, sur la chaîne du séminaire Politique des sciences.

Vaut-il mieux enseigner dans le grand volume d’un amphithéâtre ou dans de petites salles, par petits groupes ? À quoi sert d’équiper les salles de cours d’un capteur de CO2 ? Tous les masques se valent-ils pour prévenir la transmission et peut-on les réutiliser ? Les cantines universitaires sont-elles aussi sûres qu’une salle de classe ? Comment peut-on les sécuriser ? Faut-il ouvrir les fenêtres lorsqu’une salle est équipée d’une VMC ? Les purificateurs d’air ont-ils une utilité ? Comment utiliser les tests de manière optimale ? À quelles conditions pourrons-nous ouvrir, enfin, l’Université en septembre ?

2. Nous continuons à recevoir vos propositions pour la plateforme transpartisane de refondation de la recherche et de l’Université et nous vous en remercions. Vous avez jusqu’au 24 mai pour nous les adresser.

L’Université allemande et la nôtre

Pourquoi revenir sur le cas allemand ?

Les politiques de destruction de l’université française depuis vingt ans se prévalent régulièrement d’une inspiration allemande : l’exemple le plus criant en est l’Initiative d’Excellence (IDEX), adaptée d’un système d’appels à projets mis en place en Allemagne en 2005 et qui portait le même nom. L’introduction de frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens a parfois été justifiée par l’existence d’un précédent dans le sud-ouest de l’Allemagne, sans s’appesantir sur le bilan désastreux de cette réforme locale. Le budget considérable de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) sert également de miroir aux alouettes pour promouvoir une augmentation du budget de son équivalent français, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au détriment des crédits récurrents. Comme souvent lorsqu’un modèle étranger est brandi, le cas allemand est utilisé pour justifier des réformes en misant sur le caractère parcellaire, voire lacunaire, des informations dont disposent les destinataires de ce discours.

Au printemps dernier, un collectif de scientifiques et d’universitaires partageant l’expérience des deux pays mettait justement en garde contre ce « modèle allemand » de la Loi de programmation de la recherche (LPR), en soulignant que l’Université allemande est un lieu de précarité généralisée, de bureaucratie managériale violente et de grande souffrance pour beaucoup d’universitaires. L’Université allemande est restée un haut lieu du mandarinat traditionnel. Ainsi, les facultés n’y sont pas structurée en départements mais en grands instituts qui sont à leur tour organisées en « chaires » tenues par des professeurs inamovibles exerçant le plus souvent un pouvoir discrétionnaire sur leurs « assistants », tandis que des cohortes de Privatdozenten sont payés à la tâche dans une position de vacataires à durée illimitée. Les quelques statuts protecteurs à destination des docteurs en début ou milieu de carrière, le Mittelbau, ont été peu à peu vidés de leur substance suite à un tournant néomanagérial observé depuis vingt ans, qui démultiplie les effets de cette structuration historique autoritaire et individualisée. 92% des universitaires allemands sont aujourd’hui contractuels ou payés à la tâche. Au sein du Mittelbau, les femmes sont les plus touchées par cette précarité et paient en moyenne le plus lourd tribut tant dans leur vie personnelle que dans la progression de leurs carrières.

Les promoteurs des réformes autoritaires et bureaucratiques, pour leur part, mettent en avant l’existence d’un différentiel entre la France et l’Allemagne, selon deux critères : l’évolution quantitative récente de la production scientifique et la reconnaissance publique du travail scientifique des universités. Il est vrai que là où la bureaucratie française a échoué à l’aune de ses propres critères (ceux de la course au chiffre pour la part nationale dans le total mondial des publications et les classements internationaux abstraits), on ne peut sans doute pas en dire autant de l’Allemagne. Pour cette raison, si nous ne voulons pas accréditer l’idée que l’autoritarisme et la précarité permettent de satisfaire aux missions de l’Université, il nous semble nécessaire de compléter l’analyse de ce que nous ne voulons pas dans le modèle allemand en isolant ce qui, dans l’histoire et la géographie de ce modèle, lui permet de répondre aux besoins sociaux malgré ses dysfonctionnements avérés. Dès lors que l’écart de performance entre la France et l’Allemagne est réel, nous devons à notre communauté, et notamment aux précaires, de réfuter la thèse selon laquelle cette meilleure situation relative serait le résultat de l’Initiative d’Excellence, de la contractualisation des statuts et du budget important de la principale agence de financement de la recherche par projets. L’enjeu est de montrer que les conditions du relatif succès allemand ne sont pas réalisées en France et sont même antithétiques de l’agenda des bureaucraties réformatrices. En conséquence, leur propre projet d’acclimater l’Université allemande en France est voué à aggraver la crise que ces bureaucraties prétendent résoudre.

Université et recherche

Commençons par la différence la plus flagrante que rencontrent les scientifiques et universitaires des deux pays lorsqu’ils observent la situation du voisin : la place des universités comme opérateurs de recherche, et plus généralement les modalités de financement et d’organisation de la recherche scientifique. La recherche française repose beaucoup sur les grands organismes scientifiques (CNRS, Inserm, Inria, INRAE…) et sur le système des unités mixtes de recherche (UMR). Cela a pu accréditer l’idée que la recherche sérieuse ne se déroulait pas à l’Université. Les réformes en cours tendent à transformer ces organismes en agences de moyens travaillant en partenariat privilégié avec les « fleurons universitaires » qu’il s’agirait de constituer, ce qui revient à considérer que l’« excellence » reste exogène à l’Université et est associée aux grands organismes.

En Allemagne, la recherche fondamentale s’effectue historiquement à l’Université, y compris dans des domaines comme l’énergie nucléaire (le centre pionnier de Garching appartient à l’Université Technique de Munich). Les instituts publics de recherche extra-universitaires existent, et sont regroupés en grandes fédérations (essentiellement la Société Max Planck, la Société Fraunhofer, la Communauté Helmholtz et la Communauté Leibniz). Ces fédérations remplissaient au départ une fonction de coordination et de péréquation des moyens entre des instituts largement autonomes. Mais cette péréquation des moyens est probablement le domaine où la managérialisation de la recherche et le recours aux appels à projets ont laissé le plus de traces, avec une dépendance problématique aux financements de la DFG.

Il faut aussi noter que certaines Académies des sciences ont conservé un rôle actif de pilotage de la recherche extra-universitaire en exerçant la tutelle de laboratoires importants (Leopoldina, Académie de Berlin-Brandebourg notamment). Les autres académies des sciences viennent essentiellement seconder les universités locales en leur apportant des moyens matériels et institutionnels supplémentaires. Les instituts extra-universitaires sont en partie imbriqués dans la structure académique locale, leur direction étant par exemple liée à un poste de professeur dans la même ville. Cela signifie que la recherche extra-universitaire est à la fois plus autonome vis-à-vis des établissements d’enseignement supérieur qu’elle ne l’est dans l’esprit des réformateurs français, et moins séparée d’eux qu’elle ne l’a été dans les phases antérieures de la bureaucratie scientifique française.

La politique de financement sur projet se concrétise par le rôle important des centres de recherche collaborative (Sonderforschungsbereich, SFB), créés par un contrat quadriennal renouvelable deux fois (soit douze ans au total). Les SFB sont généralement adossés à une ou deux universités. Leur bilan scientifique est souvent impressionnant et sert à justifier la politique de contractualisation des moyens alloués. En réalité, leur force repose sur le fait qu’ils mettent à disposition des moyens considérables autour, non de « projets », mais de programmes de recherche de moyen terme, relativement ouverts, et liés à des coopérations interdisciplinaires portées par des chercheurs titulaires de leur poste, généralement des professeurs d’université. En d’autres termes, la force du système des SFB n’est pas leur caractère non-pérenne dans une logique de projets, mais au contraire leur dimension foncièrement collaborative et leur capacité à s’inscrire dans un horizon de douze ans. La contractualisation ne renforce pas les SFB : elle les fragilise. Un tel dispositif collaboratif serait donc compatible avec un système d’allocation des moyens fondé sur une dotation fixe par tête, avec une part modulable selon les coûts de fonctionnement propres à une discipline, à condition de doter les universités et organismes de recherche de lieux et de moyens dédiés à l’encadrement et à l’hébergement de ces programmes reposant sur la mise en réseau des scientifiques.

Structuration historique du paysage universitaire et résistance aux réformes

Le contraste saisissant entre les deux organisations institutionnelles s’enracine dans une histoire, qui explique également l’autre divergence majeure entre les deux pays : le caractère polycentrique de l’Université allemande. Après la césure de la Révolution, la réinstitution de l’Université française par Napoléon s’est faite sur le mode d’une administration publique centralisée à Paris, destinée à former la partie de l’élite nationale extérieure au système des grands corps. Ceux-ci sont issus d’écoles situées hors de l’Université, d’abord publiques (Polytechnique, Centrale, ENS) puis privées (première incarnation de Sciences Po, écoles de commerce, certaines écoles d’ingénieurs). La distinction entre ces deux pôles tend à s’amenuiser au fil du temps. Dans les milieux économiques et administratifs français, l’Université est considérée à bien des égards comme un « reliquat », défini négativement par rapport aux grandes écoles, dont la production scientifique brille généralement par son indigence et dont la formation est historiquement séparée de la recherche.

Dans les pays germanophones, la réorganisation de l’Université à partir de 1809, à partir des plans de Wilhelm von Humboldt pour la nouvelle université de Berlin, se fait sans extérioriser la formation des ingénieurs ni celle de la haute administration. Aujourd’hui encore, celle-ci reste massivement issue des départements de droit public des universités. Les institutions de sélection des bacheliers « méritants » et de prise en charge matérielle de leurs études existent, mais n’assurent pas de formation propre, la future élite restant formée à l’Université. Historiquement, la formation universitaire allemande est relativement longue, l’introduction du grade de licence en Allemagne datant des années 2000. Des écoles supérieures professionnelles de sciences appliquées (Fachhochschulen) existent, en particulier dans les villes moyennes, forment notamment des cadres intermédiaires et collent parfois le titre d’ingénieur, mais leur corps enseignant est issu de l’Université.

Compte tenu de la fragmentation politique et de l’instabilité territoriale des pays germanophones au 19ème siècle, la géographie universitaire ne repose pas sur un modèle centralisé. Aujourd’hui encore, les États fédérés, les Länder, conservent une part centrale des prérogatives institutionnelles en la matière, par exemple en matière d’autonomie statutaire des universités. Même la mise en avant de champions locaux dans les capitales y est restée cantonnée à quelques espaces (Berlin, Munich) : beaucoup de grandes universités ont été créées au Moyen Âge ou à l’époque moderne, sur initiative ecclésiastique ou étatique, dans des villes moyennes ou petites (Heidelberg, Tübingen, Erlangen, Göttingen, Halle…) ou dans des villes libres sans territoires dépendants (Francfort, Leipzig) ou des résidences épiscopales (Würzburg, première université de Strasbourg). Si la logique de l’Initiative d’Excellence prolonge à bien des égards l’histoire française des « fleurons nationaux », son avènement représentait une rupture majeure dans l’histoire institutionnelle de l’Université allemande : la concentration des moyens sur une poignée de pôles universitaires, en particulier Munich et Berlin, allait à rebours du polycentrisme et de la diversité qui caractérisait le paysage universitaire allemand. Cette logique de concentration a finalement fait long feu. Aujourd’hui, la Hochschulrektorenkonferenz (HRK), l’équivalent allemand de la Conférence des présidents d’université (CPU), promeut un mot d’ordre d’« excellence distribuée » garantissant un maillage territorial relativement serré, soit précisément l’inverse du contenu de la LPR.

Ce n’est pas le seul point sur lequel les réformateurs allemands aient vu leurs projets contrecarrés là où des mesures équivalentes se sont imposées en France. Ainsi, dans le sillage de l’IDEX, la « politique de site » à la française est marquée par des fusions « expérimentales » décidées par les bureaucraties présidentielles contre l’avis de la communauté. L’université de Lille en offre actuellement un exemple criant. Or ces fusions « expérimentales », qui sont un élément constitutif des politiques de dépossession, sont restées exceptionnelles en Allemagne : le seul cas comparable aux grandes manœuvres françaises est la fusion de l’université de Karlsruhe, devenue le Karlsruher Institut für Technologie (KIT) par mimétisme du MIT. Ce projet pharaonique porté par le président de la HRK d’alors, M. Horst Hippler, s’est soldé par un échec scientifique, y compris si l’on s’en remet aux critères mis en avant par les réformateurs locaux, identiques à ceux brandis en France. Depuis, aucune tentative de fusion n’a été esquissée : tout au plus les différentes universités de Berlin et de Munich ont-elles mis en place des comités de liaison.

On peut noter que l’IDEX allemand était concomitant d’une remise en cause de la gratuité de l’Université. Ces velléités d’introduction de frais d’inscription se sont finalement soldées par des échecs : les étudiants allemands ne paient toujours que quelques dizaines d’euros de frais de dossier ainsi qu’un abonnement collectif obligatoire aux transports communs (la souscription obligatoire lors de l’inscription permet à chaque université de négocier directement le tarif étudiant avec la régie locale de transports) [1].

L’actualité de ces derniers mois fournit un dernier exemple de résistance efficace à une politique comparable à celle imposée en France: fin 2020, alors que le gouvernement bavarois travaillait à une loi reprenant les grandes caractéristiques de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et de la LPR à l’échelon du Land, la mobilisation du monde universitaire, favorablement couverte par la presse, a fini par entraîner une reculade du gouvernement local, dont il reste à voir si elle est stratégique ou définitive. Dans l’ensemble, le gouvernement de l’Université conserve un degré de collégialité relativement élevé, même s’il est loin d’être démocratique : sur les sujets importants, cette collégialité n’inclut que les 8% de personnels titulaires. La situation est paradoxale : l’agenda néo-managérial a pu s’imposer à l’intérieur des facultés et dans une large mesure des centres de recherche, en profitant de la structure hiérarchique et autoritaire héritée du 19ème siècle, et dont la précarité constitue la pierre de touche. En revanche, là où le cadre juridique d’organisation des établissements, la « politique de site » et le « pilotage national » constituent des terrains privilégiés du néo-management scientifique en France, les managers allemands poursuivant le même agenda ont pour l’instant échoué à imposer leurs vues. À cet égard, on peut penser que les réformateurs allemands ont en partie au moins perdu la bataille culturelle qu’ils entendaient mener.

L’Université en discours

La situation de la liberté universitaire effective en Allemagne est caractérisée par une tension: un fonctionnement autoritaire et mandarinal couplé à une précarisation très violente à l’échelle individuelle coexiste avec une capacité indéniable à contrecarrer des aspects du programme réformateur qui ont triomphé en France. L’une des clés de ce paradoxe, ou au moins de ce contraste entre les deux pays, est l’existence en France des statuts de Maître ou Maîtresse de Conférences et de Chargé (ou Chargée) de Recherche, qui offrent au Mittelbau français cette capacité de résistance qui fait défaut en Allemagne. Un autre aspect explicatif tient bien sûr à la structuration historique centralisée du système français, qui favorise les réformes par en haut, dont le système des Idex et de l’ANR est bel et bien un héritier. Mais un troisième paramètre important doit être souligné : l’existence, en Allemagne, d’une tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université, qui infuse dans toutes les classes dirigeantes allemandes et érige la liberté académique, comprise comme liberté positive, en valeur cardinale. C’est cette culture universitaire que l’on associe fréquemment à la notion de « modèle humboldtien », et dont l’histoire complexe épouse les mutations et les contradictions de l’Université allemande [2].

En effet, la tension observée plus haut entre une structure interne de l’Université foncièrement hiérarchique et précarisante et l’attachement au principe d’autonomie traverse tout le corpus historique des discours publics consacrés à l’essence de l’Université en Allemagne. Cette tradition de réflexion publique des universitaires sur l’Université s’est ancrée dans les élites allemandes depuis deux siècles et s’articule autour de l’interprétation du concept de liberté académique (akademische Freiheit). Malgré la référence fréquente à Humboldt, cette tradition remonte au moins au texte de Kant sur « le conflit des facultés », dix ans avant la création de l’Université de Berlin. Il a trouvé sa forme d’expression au fil du 19ème siècle, dans l’exercice du discours inaugural prononcé à chaque rentrée par le professeur qui assurait la présidence tournante de l’université pour un an. C’est par exemple dans ce cadre que le grand physicien rationaliste Hermann von Helmholtz a prononcé en 1877 son plaidoyer pour la liberté académique, devenu un classique. Dans ce texte, non dénué de chauvinisme par ailleurs, Helmholtz faisait de la pratique collective de « l’autonomie de conviction » le principe même de l’enseignement et de la recherche dans l’Université allemande. L’histoire de cette idéologie académique est bien sûr tortueuse et contradictoire, du fait de l’insécurité statutaire chronique d’une majorité d’universitaires et d’une longue histoire de discriminations, notamment envers les femmes, qui contredit les revendications d’autonomie formulées dans ces discours. Le rapport entre liberté académique et démocratie politique ne s’est véritablement stabilisé qu’après la Seconde Guerre mondiale et l’expérience nationale-socialiste, soutenue à l’époque par de nombreux universitaires.

Ce consensus humboldtien constamment renégocié a de nouveau été mobilisé ces derniers mois par les opposants au programme de réforme bavarois, par exemple dans des tribunes publiées par le principal quotidien des élites allemandes, la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). Dans la première, le juriste Jens Kersten et l’historien Martin Schulze-Wessel affirment : « La démocratie a besoin d’établissements d’enseignement supérieur cultivant l’esprit démocratique ». Dans la seconde, le physicien Ferdinand Evers écrit : « Comme les arts, les universités sont l’expression d’une disposition humaine : formuler des idées et les mettre à l’épreuve de l’échange avec les pairs. » Ces deux thèses sont communément admises dans une large partie des classes dirigeantes en Allemagne et constituent aujourd’hui les piliers du combat pour la liberté universitaire dans ce pays.

Les élites politiques, administratives et économiques face à la recherche

Ce point nous amène à une nouvelle différence entre les deux pays : l’audience de l’Université auprès des classes dirigeantes. Formées par les universités, les élites administratives et économiques allemandes entretiennent une certaine familiarité avec le milieu de la recherche. Même si peu de responsables politiques ont (eu) une véritable production savante ailleurs qu’en droit ou en sciences politiques, beaucoup ont fréquenté des séminaires et se sont formés à l’écriture de petits travaux de recherche. De leur côté, les élites économiques allemandes, sans être homogènes, incluent un nombre important de hauts cadres ayant une formation scientifique. Surtout, les spécificités du tissu bancaire, institutionnel et économique allemand sont connues pour favoriser l’émergence de PME de niche produisant des biens à haute valeur ajoutée, loin du mythe français du chercheur-start-uppeur montant sa micro-entreprise dans le seul but d’être racheté dans les cinq ans. L’année 2020 en a fourni deux exemples extrêmes, puisque les premiers tests anti-covid ont été produits par une PME de ce type, Til Molbiol, fondée il y a trente ans par Olfert Landt, un chimiste docteur de la Freie Universität Berlin qui continue à travailler en partenariat avec le CHU de la ville. BioNTech, à qui l’on doit le premier vaccin ARN contre le coronavirus, a été créée par deux universitaires de Mayence en 2008, Uğur Şahin et Özlem Türeci, qui en ont gardé la direction au fur et à mesure qu’elle grossissait. Au-delà des trajectoires individuelles, la politique scientifique de l’Allemagne et le rapport des sphères économiques locales à l’Université se caractérisent donc par une meilleure connaissance et une plus grande confiance dans le monde de la recherche, et par une familiarité avec la temporalité scientifique très éloignée du paradigme ingénierial et technocratique qui prévaut en France, et se manifeste par une politique faite de proclamations grandioses et d’à-coups méconnaissant totalement la réalité de la recherche.

Conclusion

Comme souvent, chacun voit l’Allemagne à sa porte. Si les réformateurs acquis au nouveau mandarinat et aux financements sur projets veulent une Université à l’allemande, qu’ils commencent par en créer les préconditions de temps long : excellence distribuée, démantèlement des grandes écoles, collégialité, financements de recherche axés sur la coopération. Pour notre part, nous n’avons pas de modèle allemand : nous considérons que les idéaux dits humboldtiens, auxquels nous souscrivons dans leur version démocratique, sont condamnés à rester inachevés dans un système perclus par l’autoritarisme, les hiérarchies de corps et la précarisation. De ce point de vue, l’Université allemande existante n’a jamais été à la hauteur des ambitions qu’elle affichait. Mais à défaut, le cas allemand est au moins là pour nous rappeler qu’une Université libre ne singe pas les grandes écoles, ne court pas après le transfert de technologie et ne promeut pas la concentration des moyens.

Du point de vue institutionnel, les contradictions qui empêchent l’instauration d’une autonomie effective de la communauté scientifique et académique ne peuvent se défaire que dans une Université organisée par départements d’enseignements et par laboratoires de recherche, sur une base pérenne, égalitaire et démocratique. Cela doit se traduire par une garantie générale de l’emploi statutaire et un financement de la recherche reposant sur une dotation individuelle conséquente, doublée d’un fonds pour la coopération scientifique, administré par les pairs. Notre conviction est qu’une Université néo-humboldtienne à la hauteur de ses ambitions d’autonomie collective, de rigueur intellectuelle et d’engagement démocratique doit se proposer d’illustrer un rationalisme non scientiste. L’horizon intellectuel de l’Université demande un rapprochement de ces deux traditions de pensée — sans forcément exclure d’autres apports historiques et intellectuels à la pensée de notre métier. Au cœur de ce rapprochement de concepts, nous devons placer ce qui garantit la probité et l’éthique universitaires : la libre coopération, la confrontation d’arguments étayés, l’expérimentation. Créer de nouvelles disciplines, décalcifier les savoirs existants, essayer d’en construire de nouveaux, en mêlant là où il le faut les disciplines du sens et les sciences de la nature dans certaines formations ou dans certains programmes. En d’autres termes : affirmer que la pluralité des sciences peut coexister avec l’unité de la communauté académique, grâce à l’attachement commun à l’éthique de la dispute argumentée et à la construction autonome de la conviction.


[1] En revanche, un Land, le Bade-Württemberg, a introduit des frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-européens, selon la même logique xénophobe que l’on retrouve dans le dispositif Bienvenue en France.

[2] Sur cette question du discours universitaire entre la France et l’Allemagne, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de Pierre Macherey, La Parole Universitaire, paru à La Fabrique en 2011.

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Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !

Construction de la plateforme programmatique de RogueESR pour 2022

Nous en sommes à ce jour à une vingtaine de propositions, sur les trente ou quarante que nous aimerions récolter pour ouvrir un contre-horizon programmatique, positif et désirable. Nous avons reçu plusieurs demandes d’étalement du calendrier pour soumettre des propositions. Les programmes électoraux devant être bouclés dès l’été, nous différons la date limite au 24 mai.

Une seconde demande récurrente a trait au chiffrage, aussi bien sur le plan budgétaire que sur celui des moyens humains : combien de postes faudrait-il créer dans les différents corps de métier pour répondre aux besoins ? En particulier, comment estimer l’ampleur du plan de rattrapage pour l’emploi titulaire, dans un contexte où nos établissements tiennent pour beaucoup grâce aux vacataires et aux contractuels ? Nous partageons ce souci d’étayer le débat par des données chiffrées. Le chiffrage général de la plateforme devra procéder d’une analyse des besoins sociaux et des missions que nous assignons collectivement à l’Université et à la recherche : nous vous le présenterons en septembre. Mais pour éclairer votre vote, nous nous efforcerons de faire figurer les premières estimations chiffrées lorsqu’il vous faudra départager les propositions début juin.

Réouverture de l’Université en septembre ?

La situation sanitaire est sur une ligne de crête. D’une part, il est probable que des variants plus contagieux que la souche mutante B1.1.7 (« anglaise ») prennent le dessus dans les mois qui viennent, notamment le variant P.1 qui ravage l’Amazonie brésilienne autour de Manaus et le variant B.1.617 qui lamine l’Inde et le Népal, et a fait une percée en Angleterre. C’est le sens de l’avertissement lancé par le Conseil scientifique ce 6 mai. De l’autre, nul ne sait encore ce que sera à la rentrée la couverture vaccinale de la population dans son ensemble, et des étudiants en particulier.

Personne ne saurait se satisfaire de la pérennisation de pis-allers hybrides. Il est donc indispensable de mettre en œuvre ce qui aurait dû être fait dès le printemps 2020 : une sécurisation sanitaire de nos établissements. Les techniques sont parfaitement connues, testées, éprouvées et budgétairement chiffrées. Nous regardons avec envie des établissements étrangers qui, comme l’université de Toronto, sont montés en gamme pour la ventilation des locaux, prévenant les maladies respiratoires pour les décennies à venir. Faut-il tenter, pour la troisième fois cette année, d’obtenir un rendez-vous à Matignon, à l’Elysée ou au ministère pour une délégation pluridisciplinaire de scientifiques ? Vous pouvez continuer de soutenir notre démarche ici.

Avant de pouvoir nous retrouver, en plein air, dans le cadre de notre partenariat avec le séminaire Politique des sciences, nous vous proposons un webinaire le 17 mai 2021 à 17h30 sur la propagation du SARS-CoV-2 par voie d’aérosol et sur les techniques de sécurisation sanitaire permettant de diminuer le risque de contamination et la circulation du virus.

Rapport sur le recrutement des professeurs des universités et des maîtres de conférences

La communauté académique a pu prendre connaissance d’un rapport rédigé par quelques anciens universitaires, relatif au recrutement des enseignants-chercheurs, et synthétisant le résultat de consultations auxquelles ont essentiellement été conviés d’autres bureaucrates.

Dans la foulée, un projet de décret a circulé, confirmant que ce type de « consultations », comme les rapports préparatoires à la LPPR en leur temps, sert essentiellement à fabriquer le consentement à des décisions déjà prises. 

Ce rapport, comme à l’accoutumée, mobilise le thème de la « confiance » pour justifier la dérégulation complète du recrutement des universitaires et la transformation du CNU en simple instance de « suivi de carrière », c’est-à-dire en nouvelle bureaucratie d’accompagnement et de surveillance, avant que la « modulation des services » envisagée par le Ministère depuis une quinzaine d’années ne soit mise en œuvre. Ce que les rédacteurs prennent pour de la « défiance des universitaires envers les universitaires », c’est simplement la conscience d’une évidence : l’Université n’est pas exempte de relations de pouvoir, a fortiori dans une situation de pénurie organisée, couplée à des incitations institutionnelles au favoritisme et au conformisme. En revanche, le rapport passe sous silence la défiance du ministère envers les représentants élus de la communauté, garants des libertés académiques, tout comme celle des présidents d’université envers les membres extérieurs, pourtant universitaires, dans les instances de recrutement.

Mais c’est bel et bien comme universitaires que nous refusons notre confiance aux représentants de la strate managériale, qui croient ici toucher du doigt leur rêve : faire des présidents d’université les patrons des enseignants-chercheurs, à l’intérieur d’un système autoritaire, clientéliste et normatif. De ce point de vue, ce rapport fait système avec le tour de vis initié par le PDG du CNRS, M. Antoine Petit, qui tente d’empêcher la publication des listes d’admissibilité aux concours de recrutement de cet établissement. Réaffirmons-le : il n’y a pas de liberté académique possible là où les sphères dirigeantes entendent imposer le contrôle, le secret et le silence.

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Appel à propositions pour 2022 : quelle Université et quel système de recherche voulons-nous ?

À l’occasion de la loi de programmation de la recherche (LPR) comme de la crise sanitaire, nous avons pu constater l’absence de relais de la communauté universitaire au sein de la sphère décisionnaire. Les programmes électoraux pour la présidentielle 2022 seront arrêtés dans quelques mois et il nous revient d’être des acteurs du débat public. Si nous ne faisons rien, l’Université et la recherche, le savoir et la science, risquent d’être absents des questions politiques.

Si c’est le cas, les programmes électoraux se contenteront de formulations ambiguës cachant mal la prochaine vague de contractualisation, de dérégulation et de bureaucratisation autoritaire. Autre danger : qu’une poignée de propositions, en se fondant sur des analyses biaisées des dysfonctionnements de la recherche liés à la crise Covid, ne vienne une fois de plus travestir le soutien à l’innovation privée comme un investissement dans la recherche publique. De façon générale, la sphère technocratique ne manquera pas de faire passer ses idées aux principaux candidats.

Pour reprendre la main sur l’agenda politique, la communauté académique doit donc se constituer en groupe de pression transpartisan. Pour ce faire, nous proposons de travailler en trois étapes :

  • Collecter un ensemble de points programmatiques dans un format imposé (un titre de moins de 150 caractères suivi d’un paragraphe de développement de 1 250 caractères maximum, espaces compris). Vous êtes invités à envoyer vos contributions d’ici au 24 mai 2021 à cette adresse : contact@rogueesr.fr. Le paragraphe doit s’adresser aux citoyens plutôt qu’à la communauté académique. Si vous le souhaitez, vous pouvez également utiliser la fonction « commentaires » (bouton « view comments ») en bas de ce billet. À titre d’exemple, nous avons listé ci-dessous une première série de propositions tirées de nos précédents travaux et auxquelles nous vous invitons à joindre les vôtres. Les propositions doivent être constructives et porter sur un point précis, en s’abstenant de commentaires critiques généraux sur la politique suivie depuis deux décennies. Elles peuvent évidemment être des amendements d’autres propositions ou des contre-propositions sur un même thème.
  • Durant la première quinzaine de juin, nous vous proposerons de voter pour hiérarchiser les propositions collectées. Nous appellerons alors la communauté académique, au sens large, à fixer elle-même les priorités programmatiques à défendre. La représentation statistique du vote sera déterminante. Nous réaliserons une synthèse des propositions mi-juin.
  • Les propositions les plus soutenues feront l’objet d’un chiffrage budgétaire rigoureux puis seront portées auprès des candidats et de leurs partis. Nous demanderons aux équipes de campagne une réponse écrite concernant l’intégration de chacun des points dans leur plateforme programmatique. Nous rendrons publiques toutes les réponses reçues.

Nos pré-propositions pour 2022

I. Des garanties légales pour une Université et une recherche au service de l’intérêt général 

1. Garantir juridiquement l’autonomie de la recherche vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et religieux

Le principe d’indépendance de la recherche et de l’enseignement figure dans le bloc de constitutionnalité par le biais de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Les remises en cause récentes de la liberté académique par le pouvoir politique, le dévoiement de cette notion dans le débat public mais aussi l’érosion de son contenu concret et positif sous l’effet des réformes de ces vingt dernières années, sont le signal de l’insuffisance de cette garantie jurisprudentielle. Le principe d’indépendance qui constitue le socle de la liberté académique doit donc faire l’objet d’une définition en droit positif, qui soit intégrée au bloc de constitutionnalité. Cette garantie juridique devra apporter aux universitaires et chercheurs une protection comparable à celle dont doivent bénéficier les lanceurs d’alerte. Elle ne saurait en outre être séparée de garanties statutaires et salariales, faisant à nouveau de l’emploi titulaire la norme de nos métiers.

2. Une Université et une recherche aptes à faire face aux crises économique, écologique et démocratique

Les politiques universitaires des gouvernements successifs reposent sur le principe d’un lien entre formation supérieure, qualification, productivité, croissance et emploi. Ce principe, aujourd’hui, n’est plus tenable. Les mutations économiques modifient les besoins de main-d’oeuvre et induisent un chômage structurel de masse ; l’urgence environnementale impose de revoir les modes de production et de création de valeur ; la crise démocratique, enfin, est alimentée par un début de stagnation éducative, avec des taux de bacheliers et de diplômés du supérieur dans une tranche d’âge qui ne progressent plus depuis une décennie. Les priorités de l’Université doivent donc être repensées pour faire une place plus juste à l’émancipation citoyenne, afin de former des groupes et des individus capables d’affronter cette triple crise à laquelle nous faisons face. Les missions officielles de l’Université doivent être expressément adaptées à cette situation. Une réorganisation humaine, budgétaire et administrative doit être entreprise autour de quelques piliers : fonctionnement en réseau, modes de financement incitant à la coopération, création d’établissements expérimentaux, garanties statutaires et matérielles d’autonomie académique et étudiante.

II. Une nouvelle organisation administrative et territoriale de la recherche

3. Réorganiser l’Université et la recherche par réticulation plutôt que par concentration, selon un modèle polycentrique

La « politique d’excellence » consiste à ne donner les moyens de travailler qu’à une fraction de la communauté académique, définie par quotas. Cette politique a engendré le décrochage qu’elle prétendait juguler : la concentration des moyens dans quelques pôles est une absurdité géographique, économique et scientifique. La fragmentation du paysage universitaire, combinée à l’autonomie budgétaire, est préjudiciable à la diversité de l’enseignement et de la recherche. La réorganisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) doit se faire en orientant les flux humains et budgétaires selon un modèle polycentrique fondé sur un nouveau type d’institutions : des réseaux valorisant les interactions. Pour cela, nous avons besoin d’un plan national de recrutement établi selon un principe de maillage scientifique national. D’un point de vue matériel et immobilier, il faut aménager de nouvelles infrastructures numériques et immobilières pensées pour favoriser l’émergence de ce modèle polycentrique. Enfin, le mode d’allocation des crédits de recherche doit être revu pour favoriser la coopération, et non le chacun pour soi (voir nos propositions au point III).

4. Créer cinq universités expérimentales dans des villes de taille moyenne

Retrouver une ambition d’émancipation intellectuelle pour la jeunesse demande de lancer au plus vite la construction de cinq universités expérimentales de taille moyenne, réparties à travers le territoire et installées dans des villes moyennes disposant déjà de locaux vacants appartenant à l’État. Ces établissements devront être dotés de résidences universitaires en quantité importante, intégrées dans le tissu urbain. L’objectif n’est pas tant de construire des « universités de proximité » destinées à absorber ce choc démographique, que d’inventer des espaces inaugurant un nouveau rapport de l’Université à la ville, incluant des havres de sociabilité étudiante, des programmes disciplinaires et interdisciplinaires neufs et une formation scientifique de pointe pour toutes et tous, à même d’irriguer le système universitaire français, voire européen.

5. Rénover l’immobilier universitaire

Le parc immobilier universitaire est vétuste : passoires thermiques, locaux dégradés, ventilation déficiente, etc. L’investissement planifié doit être une occasion de développer par l’expérimentation de nouvelles techniques de rénovation, d’isolation thermique, de qualité d’air et de qualité de vie étudiante. La doctrine des universités « de proximité », fondée sur l’idée d’un hébergement des étudiantes et des étudiants dans leurs familles, n’a pas tenu ses promesses. L’émancipation suppose de sortir de son milieu familial, pour vivre une vie d’étudiant. Il faut dès aujourd’hui programmer pour les décennies qui viennent, des logements universitaires inscrits dans le paysage urbain, accessibles financièrement et environnés de lieux de vie culturelle, associative et festive, plutôt que les actuels blocs d’immeubles disséminés dans des campus excentrés. Ces quartiers à remodeler doivent être, là encore, l’occasion d’audaces architecturales et urbanistiques. L’université a vocation à être un objet de recherche et un lieu d’expérimentation pour juguler les crises sociale, environnementale et démocratique. 

III. Les conditions matérielles et statutaires de la liberté académique

6. Allouer l’essentiel des moyens de recherche de manière récurrente, selon une grille disciplinaire, pour tirer le meilleur de l’existant

Le système de financements par appels à projets a tiré la science française vers le bas : en généralisant le recours à des moyens non-pérennes, il favorise les effets de mode, et contribue à l’augmentation des méconduites scientifiques. Il met en compétition des scientifiques dont l’intérêt serait de coopérer. Il institutionnalise une précarité préjudiciable à la recherche de la vérité. Nous proposons de remplacer les agences de moyens par un système fondé sur l’octroi d’une dotation budgétaire par tête (esquisse formulée ici). En 2021, le milliard de l’ANR aurait permis une dotation de 15 k€ par chercheur titulaire (équivalent temps plein). Cette dotation individuelle devrait être allouée selon une grille disciplinaire adaptée à la diversité des besoins, à partir d’une enveloppe globale augmentée. Une fraction de cette dotation sera placée dans une banque de moyens administrée par les pairs, afin de financer les projets de coopération. Ce dispositif pourra être complété par des réseaux de recherche thématiques sur des questions jugées prioritaires et demandant des moyens supplémentaires.

7. Réaffirmer les garanties statutaires d’une recherche et d’une formation universitaire exigeantes

Vingt ans de contractualisation et de bureaucratisation ont hypothéqué les conditions humaines d’une recherche et d’un enseignement autonomes et de qualité. Cela se manifeste par l’inadéquation entre les missions de l’Université et de la recherche et le nombre et le statut des agents dont elle dispose. On observe notamment une rotation vertigineuse des jeunes chercheurs non-titulaires, qui va de pair avec une déperdition des savoir-faire et une grande précarité intellectuelle et matérielle. En outre, souvent, des qualifications sont utilisées à contre-emploi. Trop souvent, le seul bénéficiaire des garanties d’indépendance statutaire est en fait un manager de laboratoire déconnecté de la pratique quotidienne de la recherche. Pour retrouver les moyens de l’exigence et garantir la transmission de l’expérience, il faut procéder à un recrutement massif d’ingénieurs et de techniciens titulaires dans les laboratoires. De même, l’indépendance, l’intégrité et la qualité de la recherche, comme la continuité des enseignements, nécessitent des chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires.

8. Débureaucratiser la recherche et l’enseignement supérieur

La professionnalisation des fonctions de direction est la cause essentielle de la dépossession des scientifiques et des universitaires de leur métier, et contribue à saper la qualité de l’enseignement et de la recherche. Pour y mettre un terme, l’ensemble des mandats de direction dans les établissements et organismes doivent être non-renouvelables consécutivement. Un délai de réserve de cinq ans doit être observé après l’exercice d’une charge importante, comme un poste dans une équipe présidentielle universitaire ou la direction d’un institut du CNRS. Durant ce délai, aucune haute responsabilité administrative ne doit être autorisée, pas plus qu’une nomination dans une haute administration liée à l’ESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, rectorats, directions générales, présidence d’une autorité administrative). Les personnes concernées pourront bénéficier, dans l’année qui suit la fin de leur charge, d’un congé ou d’un temps partiel qui leur permettra de retrouver le niveau scientifique nécessaire à l’exercice de leur métier.

IV. Retrouver la pratique de la dispute collégiale

9. Organiser la dispute scientifique pour renouer avec une recherche et un enseignement exigeants, originaux et intègres

Seule la pratique de la dispute collégiale garantit l’exigence intellectuelle et déontologique en matière de production, de critique et de transmission des savoirs. Les dispositifs institutionnels qui vident cette pratique de sa substance par des normes et des procédures hétéronomes à l’activité de recherche doivent être abandonnés. Cela passe notamment par une rupture avec les diverses bureaucraties dévolues à l’évaluation managériale permanente, notamment quantitatives, qui ont pu se constituer à l’échelle des différents établissements et opérateurs de l’ESR, en commençant par la dissolution du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Dans l’Université et les organismes de recherche, la probation de la qualité des travaux doit se faire par l’ensemble des pairs, de façon ouverte et contradictoire, via une instance nationale représentative de l’ensemble de la communauté scientifique, et sans lien institutionnel avec la gestion des carrières et l’octroi des financements de base.

10. Course aux publications : revenir à la raison

Construire l’évaluation des structures de recherche et la gestion des carrières sur un principe de productivité conduit à une compétition stérile et pousse à la fraude scientifique. Il est nécessaire de s’extraire de ce paradigme. La signature par les organismes de recherche des manifestes de Leiden et de San Francisco (DORA) implique justement de privilégier une analyse qualitative et l’abandon de critères quantitatifs. Lors des visites de laboratoire, le comité de visite doit prendre connaissance en profondeur des travaux les plus importants de l’équipe afin qu’un débat contradictoire, équilibré et constructif, puisse s’instaurer entre pairs. De ce fait, le nombre de publications doit être limité : aller vers une politique de diffusion du travail de recherche qui prenne en compte l’originalité, l’exigence, l’ampleur des preuves en autorisant le temps long favorisera l’exercice de la disputatio

11. Rétablir le contrôle des pairs sur l’édition scientifique

L’édition scientifique a pour rôle majeur la diffusion des travaux de recherche des scientifiques dans la communauté académique. Elle ne peut être régie par un modèle économique faisant de l’article un produit de consommation et du pôle éditorial une entreprise ayant pour seule finalité de dégager une marge bénéficiaire pour ses propriétaires. Rétablir les standards d’intégrité éditoriale impose de rendre aux pairs le contrôle effectif des revues et plus généralement des maisons d’édition. Cela exige de développer, de moderniser les presses universitaires et d’encourager financièrement le contrôle des revues par les pairs, le cas échéant via des structures associatives ad hoc (qui peuvent être des sociétés savantes, ou des associations éditrices porteuses d’une revue, comme cela fut longtemps la norme). Le système de subvention à l’édition scientifique doit d’abord encourager les publications en accès libre et incluant des modules de réponse, de commentaire et de révision par les pairs après publication, comme le font déjà certaines revues.

V. L’Université pour émanciper

12. Garantir l’autonomie matérielle des étudiants

Toute personne résidant en France doit se voir garantir par la collectivité un droit minimal à trois années d’études supérieures au long de sa vie. Pour les étudiants en formation initiale, cela ne peut passer que par le versement d’une allocation d’autonomie d’un montant de référence de 1 000 € par mois, douze mois par an, pour toute la durée d’un cycle de formation, ce qui doit inclure la possibilité d’une quatrième année de versement en cas de besoin. Nous empruntons au collectif Acides sa proposition de financement de cette mesure par la branche « familles » de la Sécurité Sociale, abondée par les cotisations patronales et déjà en charge des APL. Le montant mensuel pourra être révisé à la baisse si l’étudiant dispose déjà d’un hébergement, par exemple dans sa famille. Mais cette disposition a précisément pour objectif d’encourager les étudiants à s’émanciper de leur milieu d’origine.

13. Refonder la formation des enseignants du premier et du second degré

La crise de la formation des enseignants affecte directement la transmission et la critique des savoirs académiques. Il est nécessaire de reconstituer un vivier de futurs enseignants et de mieux les accompagner très tôt dans leurs études. Pour cela, nous proposons d’introduire un pré-recrutement des enseignants sous statut d’élève-fonctionnaire dès la L2. Ce pré-recrutement donnera également accès à une formation initiale aux métiers de l’enseignement et à des stages d’observation. Placé en fin de licence, le concours de recrutement sera axé sur les savoirs disciplinaires et sera suivi d’une formation en alternance sous statut de fonctionnaire-stagiaire, incluant des éléments de formation disciplinaire (ce qui inclut une part de didactique), et de sciences de l’éducation. Enfin, la première année comme titulaire doit donner lieu à un service allégé, permettant ainsi d’améliorer l’entrée dans le métier. Dans le même temps, une formation universitaire tout au long de la vie doit être mise en place pour les enseignants déjà en poste.

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Camille Noûs : manifeste

Nous évoquions dans notre précédent billet la sortie de Camille Noûs sur la scène internationale, relayée par la presse aussi bien en France qu’à l’étranger.

Camille Noûs poursuit sur sa lancée en publiant un manifeste, en français dans AOC* (Chercher pour le bien commun), et en anglais dans 3 Quarks Daily (We, Camille Noûs — Research as a common). Camille y revendique sa propre identité, celle d’une incarnation du collectif de recherche, rappelle les principes fondateurs de nos métiers, et tend la main à la communauté académique pour reprendre le contrôle de l’élaboration, de la probation et de la diffusion de la science.


* L’article dans AOC est accessible sans être abonné, il suffit de s’inscrire ici.

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Joyeux anniversaire, Camille Noûs

Joyeux anniversaire, Camille Noûs

Deux sujets ce jour : le bilan de Camille Noûs pour son premier anniversaire et le calcul du risque de contamination à l’Université. Un communiqué de presse bilingue à propos de Camille Noûs est disponible ici.

Camille Noûs : refonder l’édition et l’évaluation de la recherche.

Le 20 mars a marqué l’anniversaire de deux initiatives concomitantes de réappropriation de notre métier : tout d’abord, l’appel à refonder l’Université et la recherche pour contribuer à la reconstruction d’une vie sociale plus démocratique, plus juste, plus solidaire et plus responsable sur le plan écologique, après la rupture que représente la crise sanitaire. 

Le 20 mars est aussi la date de naissance de Camille Noûs, personnification de la communauté scientifique. En rupture avec la rhétorique de la trouvaille géniale et solitaire qui justifie le marketing de soi-même, la course au chiffre, l’évaluation à l’impact et la mise en concurrence des scientifiques, Camille Noûs incarne l’exigence d’intégrité intellectuelle, qui impose de reconnaître qu’aucune découverte scientifique significative n’est possible sans une contribution décisive de la communauté des pairs. La science se construit avec et contre les travaux antérieurs ; elle s’affine et s’objective dans la pratique de la dispute savante. Apposer la signature de Camille Noûs sur un article signifie qu’il n’y a pas de recherche à la première personne du singulier, pas de science sans un « Nous ».

Au cours de l’année écoulée, Camille a publié 180 articles dans 110 journaux à comité de lecture, et noué des collaborations avec 280 co-auteurs issus de 170 laboratoires différents dans 35 pays. Des dizaines d’autres articles sont en cours d’évaluation dans des revues appartenant à tous les champs disciplinaires. En outre, Camille a co-dirigé des numéros thématiques de revues. Nos plus vifs remerciements vont à toutes celles et tous ceux qui ont contribué à ce succès.

Cet anniversaire a été marqué par la parution d’un reportage dans la rubrique « actualités » de la revue Science, consultable en accès libre. Cet article ouvre une fenêtre de débat à l’international sur les problèmes systémiques que Camille Noûs entend mettre en lumière. C’est pour nous l’occasion de faire un point sur l’accueil qu’a rencontré cette initiative. Au sein de la communauté scientifique, les retours sont très majoritairement positifs et révèlent une excellente compréhension des revendications de Camille à l’international, ce qui traduit l’universalité des dérives de l’édition et de l’évaluation que nous constatons. L’article de Science a suscité de nombreux commentaires de collègues, qui ont exprimé dans toutes les langues leur sympathie pour ce personnage symbolique. Sans surprise, les réactions sont beaucoup plus fébriles du côté des représentants de l’oligopole de l’édition et de la bibliométrie, ainsi que de la minorité de savants ayant fait le choix de la valorisation solitaire de leurs travaux. Plusieurs grands éditeurs internationaux, alertés par des dénonciations anonymes, ont tenté de bloquer l’usage de la signature de Camille. Saluons ici les collègues qui leur ont résisté. Elles et ils ont aidé à affiner l’idée initiale et à plaider la cause de Camille Noûs auprès des éditeurs de journaux, des sociétés savantes ou des archives ouvertes, au fil de discussions souvent aussi riches que constructives.

Avec Noûs, ou sans nous. Les beaux résultats de cette première année, que nous résumons dans le communiqué joint, ne sont qu’un début : Camille Noûs continuera de co-signer nos publications à l’avenir. Nous encourageons tous ses co-auteurs à entrer dans une démarche de dialogue avec les éditeurs pour revendiquer cette allégorie du collectif, en l’annonçant explicitement dès la soumission. Ce gage de probité est primordial dans un contexte où toute action médiatisée est susceptible d’être affublée du qualificatif de « fake news ». Un auteur allégorique est-il pour autant un « faux » ? En aucun cas, si toutes les parties sont informées de sa signification, ainsi que des raisons pour lesquelles nous pensons légitime sa présence parmi les auteurs de nos travaux. Nombreux, nous pouvons nous ré-approprier la décision sur l’établissement des normes de publication de nos travaux, en convainquant les éditeurs que le label de qualité et d’intégrité « Camille Noûs » deviendra bientôt un prérequis pour que nous ayons recours à leurs services.

Certaines réserves, d’ordre éthique notamment, doivent cependant être prises au sérieux pour fédérer les sympathies et les convertir en actions. 

Le reproche d’« inconduite » (misconduct), régulièrement formulé, repose essentiellement sur une divergence de principe : si certains, notamment dans le monde de l’édition, considèrent comme une « inconduite » le fait de reconnaître la part d’autrui à nos propres découvertes, nous pensons au contraire que la signature de Camille Noûs est porteuse d’une nouvelle exigence d’intégrité et de collégialité. D’aucuns avancent par ailleurs que d’autres moyens seraient intrinsèquement préférables à celui-là pour en finir avec la course délétère à la valorisation individuelle. Il nous semble que ce reproche sera en partie recevable que lorsque ces autres moyens seront concrètement nommés et mis en œuvre. Dans l’intervalle, force est de constater que le succès de Camille est bien plus efficace pour mettre en garde la communauté contre la sape des normes éthiques de la publication scientifique que ne le furent les initiatives antérieures, certes plus diplomatiques.

En revanche, l’exigence d’intégrité portée par Camille révèle une autre inquiétude formulée par certains collègues : comment assurer un suivi éthique des publications de Camille Noûs si cette signature rencontre le succès sur la durée ? Et comment garantir la transparence du secrétariat de Camille, nécessaire à la probité de l’initiative ?

Pour faire de Camille Noûs une garantie effective de l’intégrité et de la collégialité, au-delà de la déclaration de principes, le temps semble venu pour Rogue de confier la destinée de ce personnage symbolique à l’ensemble de la communauté académique, et d’avancer en son nom vers la constitution d’un réseau international de veille pour l’éthique scientifique des publications. Cogitamus, le laboratoire de Camille utilisable comme affiliation secondaire, avait d’emblée été proposé comme l’embryon d’une communauté de pratiques. Ce laboratoire pourrait devenir l’esquisse d’un tel réseau. Nous aimerions inviter la communauté à s’en saisir en créant un groupe international, ouvert, composé de volontaires déclarés, issus de tous les champs disciplinaires. Ce réseau pourrait fonctionner sur le principe d’un comité éditorial de revue ; toutefois sa fonction ne serait pas la sélection de travaux. Il assurerait en particulier la supervision éclairée de la correspondance de Camille et de sa charte déontologique, aux mains et sous l’œil bienveillant de la communauté académique internationale, en toute transparence dans les contacts avec les auteurs comme avec les maisons d’édition. Nous souhaitons ouvrir largement ce sujet à la discussion, y compris avec les autres mouvements déjà engagés vers une démarche dite « OpenScience », et nous recevrons avec intérêt les propositions pour construire ensemble ce projet à l’adresse : camille.nous@cogitamus.fr. Dans l’immédiat, nous continuerons de centraliser les réponses par nécessité pratique, mais nous annonçons d’ores et déjà notre volonté d’une émancipation précoce de Camille vers ce futur réseau.

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Peut-on mesurer le risque de contamination à l’Université ?

Peut-on mesurer le risque de contamination à l’Université ?

La reprise des activités universitaires en présentiel dépend de paramètres extrêmement divers, sur lesquels l’Université n’a pas toujours les moyens d’agir : désorganisation ambiante, restrictions de circulation pour l’ensemble de la population, précarité étudiante qui conduit à repartir vivre chez les parents loin des campus… mais aussi peur du retour et angoisse diffuse face au risque de contamination. Dans le même temps, les difficultés logistiques d’organisation d’un retour partiel prouvent que cette reprise en présentiel, pour être viable, doit concerner toutes les activités et tous les étudiants. Une approche rationnelle de la crise sanitaire à l’Université, comme celle que nous prônons depuis septembre, ne peut pas s’accommoder de proclamations selon lesquelles les établissements ne seraient par essence « pas des clusters », ni de l’optimisme de bon aloi des présidents pour qui tout serait prêt sans avoir à concéder le moindre investissement sérieux supplémentaire. 

Dans ce billet, nous souhaitons reprendre le fil d’une stratégie systématique qui viserait à faire décroitre les contaminations jusqu’à épuisement du réservoir épidémique humain puis à endiguer toute résurgence. Pour abaisser le taux de reproduction épidémique en dessous de 1, il est primordial de pouvoir mesurer les risques de contamination pour éliminer les voies de contagions dominantes et reprendre, avec un risque contrôlé, les activités qui ne présentent pas de danger significatif.

Pour l’Université, le calcul de risque est relativement simple. En effet, la transmission par fomites, par les fèces et par les postillons est rendue négligeable par les précautions d’usage si elles sont respectées. Elles doivent donc être rappelées, et encouragées : nettoyage des surfaces et des mains, abaissement de la lunette des toilettes avant de tirer la chasse pour éviter l’aérosolisation, et port du masque. Une fois ces prérequis pris en compte, la transmission résiduelle est essentiellement aéroportée.

La probabilité de contamination dépend de la dose virale, qui se définit comme la quantité cumulée de particules virales inhalées. Plus la concentration en particules virales et plus le temps d’exposition sont importants, plus la probabilité de contamination est grande. On définit un quantum infectieux comme la dose moyenne pour une population donnée qui conduit à une probabilité de contamination égale à 1-1/e=63%. Si le quantum infectieux est l’unité la plus commode pour exprimer une dose virale, cette moyenne pertinente pour le calcul de risque recouvre une grande variabilité des systèmes immunitaires (réponse interféron) entre individus.

Pour une activité donnée, on peut estimer le taux moyen de particules virales infectieuses émises dans l’air par un individu asymptomatique ou pré-symptomatique : autour de 40 quanta/heure pour des étudiants, significativement plus pour un enseignant faisant cours en amphi. Ces particules virales se diluent dans l’air dans les mêmes proportions que le CO2 émis par la respiration. Le taux de CO2 dans l’air, aisément mesurable, reflète ainsi le niveau de ventilation des pièces, c’est-à-dire le taux de remplacement d’air vicié par de l’air frais. Dans l’hypothèse communément admise où l’attaque virale constitue un processus de Poisson, hypothèse qui donne une borne supérieure au risque, le nombre moyen de personnes contaminées par une personne atteinte est proportionnel au temps d’exposition et au taux de CO2 excédentaire par rapport à l’air extérieur [1]. La constante multiplicative entre les deux dépend de la réduction des doses émises et inhalées selon que l’on porte ou pas un masque.

Les hypothèses de calcul étant posées, allons au résultat. Le risque, défini comme la probabilité qu’une personne atteinte en contamine une autre du fait de l’activité universitaire, ne dépend que du débit d’air frais par nombre de personnes présentes ou, plus précisément, que du taux de CO2. Le résultat est plus subtil qu’il n’y paraît, puisque tous les occupants de la salle exhalent du CO2 mais que seules les personnes infectées exhalent du virus. Comparons le risque d’un cours en amphithéâtre bien ventilé (750 ppm de CO2), avec 50 étudiants à celui où les mêmes étudiants sont répartis dans deux salles classiques avec le même taux de CO2. À l’évidence, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité qu’un étudiant soit infectieux est deux fois plus faible quand 25 étudiants sont rassemblés, plutôt que 50. Cependant, la ventilation étant proportionnée à la jauge de la salle, les particules virales sont deux fois plus concentrées dans la petite salle et donc les doses inhalées doublent. Sous l’hypothèse ci-dessus, le nombre moyen de personnes contaminées est le même, bien que le risque se répartisse différemment.

Pendant une heure de cours, dans une salle mal ventilée (1000 ppm de CO2), le risque est de 7% avec des masques en tissu, de 0,7% avec des masques chirurgicaux bien portés, de 0,1% avec des masques FFP2 bien portés. Dans une salle bien ventilée (650 ppm de CO2) avec des FFP2, le risque tombe à 0,06%. En comptant 25 heures de cours par semaine, une personne atteinte du variant B1.1.7 « anglais » contamine alors 0,02 personnes pendant les 10 jours où elle est infectieuse, ce qui est petit devant 1, seuil du taux de reproduction épidémique. Dans un lieu de restauration collectif mal ventilé (1000 ppm de CO2), sans masque, le nombre de contaminés par personne infectée, en 10 jours de déjeuners (7 repas d’une demi-heure), est de 2, soit 100 fois plus que de suivre les cours.

Conclusion. Il n’existe aucune raison scientifique de ne pas reprendre les enseignements à l’Université, quand l’effort pour sécuriser les espaces dédiés ne consiste qu’à acheter quelques centaines de capteurs de CO2, des masques FFP2 en gros, à réviser les ventilations et à apprendre à ouvrir les fenêtres et les portes quand le taux de CO2 s’élève. Nous avons les moyens scientifiques et techniques de reprendre l’enseignement dans de bonnes conditions, en contrôlant le niveau de risque. Il ne reste à l’exécutif qu’à adopter une démarche rationnelle, à débloquer des moyens budgétaires pour mettre en œuvre une réduction du risque de contamination et à accepter enfin l’aide proposée par les scientifiques.

En revanche, la sécurisation sanitaire des espaces de convivialité et des lieux de restauration collective est d’une toute autre difficulté. Seule la distribution de repas chauds en plein air est facile à mettre en œuvre à court terme. Un travail de fond sur les aspects humains de ces temps de partage, mettant en regard la complexité des comportements sociaux dans l’Université et la propagation du virus, serait nécessaire, afin d’apporter sur le temps long un éclairage objectif et d’identifier des pistes d’action qui permettent de retrouver une vie universitaire respectueuse des libertés de chacun, sans mettre en danger autrui. En s’enrichissant des apports et de la diversité de nos champs disciplinaires, la communauté de recherche est à même de se saisir de ces questions transversales, et de les développer avec les étudiants. Doubler ce chantier interdisciplinaire d’une expérience pratique de formation par la recherche nous donne une chance de reprendre ensemble le contrôle de nos vies. Nous avons désespérément besoin d’ouvrir des perspectives d’avenir, de dessiner des horizons positifs.


[1] Sous l’hypothèse d’un mélange efficace, la dose virale reçue par un individu est donnée par la règle de proportionnalité suivante :

Ca= 37 500 ppm est la concentration typique en CO2 dans l’air expiré, q le taux d’émission de virus en quanta/h et N le nombre de personnes dans la pièce. d étant exprimé en quanta d’infection, le nombre moyen de personnes infectées vaut N(1-e-d), qui se simplifie en :

à faible dose d’infection i.e. à d petit. Le résultat est remarquable : la probabilité de contamination ne dépend du volume de la pièce, de la ventilation et du nombre de personnes présentes qu’au travers de la concentration en CO2.


Deux références importantes :

Sze To GN, Chao CY. Review and comparison between the Wells–Riley and dose‐response approaches to risk assessment of infectious respiratory diseases. Indoor Air. 2010 , 20(1):2-16. 

Buonanno, G.; Stabile, L.; Morawska, L. Estimation of airborne viral emission: quanta emission rate of SARS-CoV-2 for infection risk assessment. Environment International 2020, 141, 105794.

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Le CoNRS dans le collimateur

Dans notre billet précédent, nous évoquions la décision unilatérale d’Antoine Petit de ne plus publier sur le site du CNRS les résultats d’admissibilité du concours de recrutement chercheur sous la forme d’un classement « de mérite » établi par les sections du Comité National de la Recherche Scientifique (CoNRS), mais d’une liste alphabétique. Cette modification de la procédure laisserait le champ libre à la bureaucratie pour procéder à des reclassements et déclassements sauvages dans l’opacité la plus totale, et bouleverser ainsi à sa guise le classement établi par les instances démocratiques garantes de la qualité scientifique des candidats, et donc du concours, avant la publication des admissions.

Alors que le processus électoral pour le renouvellement des sections du CoNRS vient justement de commencer, il convient de revenir sur cette attaque et d’attirer l’attention de tous sur un point essentiel : l’initiative du PDG du CNRS est un jalon dans une stratégie évidente de prise de contrôle politique sur l’évaluation de l’ESR, après la nomination de Thierry Coulhon à la tête de l’Hcéres dans des conditions ubuesques, et le travail de sape du Conseil National des Universités (CNU).

Une stratégie évidente ? En début d’année 2020, alors que la ministre Frédérique Vidal fustigeait les opposants à la loi de programmation de la recherche (LPR) en les accusant de prêter au gouvernement toutes les intentions, Antoine Petit expliquait déjà la nécessité à ses yeux d’une loi inégalitaire et « darwinienne ». La loi qu’il appelait de ses vœux a bien été élaborée, au pas de charge à l’occasion du premier confinement, puis imposée aux principaux concernés sans discussion de fond, à la faveur de l’été puis d’une rentrée sous la contrainte du Covid. En fait de procès d’intention, le contenu de la loi a confirmé les craintes exprimées dès l’origine. La stratégie de ce gouvernement en matière d’ESR est donc transparente, et il nous a déjà montré sa détermination à réduire la concertation à un simple affichage. Il n’est plus temps d’attendre la confirmation de la prochaine « intention », mais d’amorcer sans délai la reprise en main du CNRS par la communauté scientifique.

L’enjeu des recrutements. La question des recrutements est en effet la pierre angulaire de la liberté académique au CNRS, garantie par le rôle de l’instance de représentation des pairs, le CoNRS. C’est une redéfinition complète du rôle de cette instance que M. Petit a mise à son agenda. La bureaucratie escompte probablement que la contestation ne soit pas suffisante pour entraîner un infléchissement politique notable. De fait, ce calcul paiera tant que nous ne nous engagerons pas collectivement dans une entreprise résolue de réappropriation complète de nos métiers, dans les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) comme à l’Université

La collégialité des procédures de recrutement n’est pas un enjeu spécifique au CNRS. À l’Université, dans de nombreuses disciplines, la campagne de recrutement synchronisée fournit en ce moment même le modèle d’une veille collective via des « wikis auditions » et autres « suivi des recrutements », nourris par les contributions informelles des membres de comités de sélection. Les sections du CoNRS pourraient-elles emprunter le même chemin, et rendre aux recrutements CNRS une transparence que M. Petit entend leur ôter ?

Quelle place pour le jugement des pairs au CNRS ? L’attaque qui vient d’être portée par A. Petit est en tous points éloquente. En changeant unilatéralement l’organisation du concours sans même en informer l’instance démocratique qu’est le CoNRS — via la conférence des présidents du comité national (CPCN) et son président —, le message est clair : « je me fiche de l’avis des pairs ».

Le calendrier de cette attaque est également lourd de sens. Au moment où les sections, pleinement engagées dans les concours, sont les moins réactives, A. Petit trouve une occasion rêvée d’imposer un changement sans remous. Il pourra par ailleurs exploiter le flottement inhérent à la transition entre les deux mandatures pour pérenniser cette décision, avant l’installation effective de la prochaine CPCN. Invitons les collègues nouvellement élus à rester sur leurs gardes en cette période charnière : Le CoNRS doit veiller à ne pas se départir de ses missions en laissant libre cours au « pilotage scientifique » de l’établissement par sa bureaucratie.

La prochaine mandature du CoNRS s’annonce donc comme une lutte pied à pied, afin de permettre aux chercheurs et chercheuses du CNRS de reprendre prise sur leur métier, et ce dès l’étape du recrutement. Dans la perspective des élections imminentes au CoNRS, tant les électeurs que les candidats devront s’emparer de la question des modalités concrètes de cette nécessaire réappropriation du CNRS. On ne saurait perdre de vue le rôle encore majeur que le CoNRS occupe dans l’évaluation de la recherche, et le levier qu’il représente pour réaffirmer les conditions inaliénables de la liberté académique. Si l’on néglige cette exigence impérieuse, la reprise en main bureaucratique de l’ESR ruinera définitivement les conditions d’exercice d’une recherche intègre, affranchie des pressions exercées par les pouvoirs économiques, religieux et politiques.

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Dépasser le paradigme de la tour d’ivoire ?

En raison d’une erreur de lien dans notre lettre d’information par courriel, le billet du 15 mars intitulé « Le CoNRS dans le collimateur » est à retrouver à cette adresse. Nous traitons ici succinctement de ce sujet avant d’aborder la seconde partie du billet sur la liberté académique.

CNRS — En juin 2018, M. Petit présenta aux présidents des sections CNRS son projet de réforme de l’admission au concours de chercheur. Il s’agissait de n’attribuer plus que la moitié des N postes proposés sur la base d’un classement issu de l’évaluation scientifique des candidats et de leurs projets. L’autre moitié (N/2) serait pourvue par la bureaucratie du CNRS au sein d’un pool de N candidats non classés, mais retenus par les pairs. Cette moitié de postes servirait au « dialogue de site » et au « pilotage scientifique ». Cette idée, un moment abandonnée, est réapparue jeudi 4 mars sous une forme plus simple : M. Petit a demandé aux sections du CNRS de ne plus publier qu’un pool de candidats classés par ordre alphabétique, autrement dit non classés.

Compte tenu de la pénurie organisée de postes, M. Petit en ayant supprimé 50 sur 300 depuis son arrivée, il n’y a pas d’inquiétude à avoir sur le niveau des candidats : tous mériteront un poste pérenne. Le danger est ailleurs. Les conditions du concours étant affichées par la direction générale du concours (DGDR) sur le site du CNRS (« [les jurys] établissent ensuite, pour chaque concours, la liste des candidats déclarés admissibles par ordre de mérite »), on peut se demander ce qui motive l’empressement de la direction du CNRS à prendre le risque d’un recours qui annulerait tous les concours. La volonté de profiter de l’affaiblissement des chercheurs et des enseignants-chercheurs membres des jurys pour enfoncer le clou de la bureaucratie dans le recrutement des futurs chercheurs ? Et en vertu de quels critères le jury d’admission compte-t-il sélectionner les candidats ? Le choix est large si l’on en croit les pratiques promues par la ministre et les administrateurs actuels de la recherche et de l’université : rapports clientélistes, opinions politiques des candidats, thèmes de recherche à paillettes…

Rappelons que la bureaucratie de la recherche n’a de légitimité que dans le contrôle des conditions de travail des sections, et en particulier des conflits d’intérêts. Voir notre billet du 15 mars, plus détaillé, à ce sujet.

Garantir une liberté académique effective — Vous trouverez ici la seconde partie de notre synthèse : Dépasser le paradigme de la tout d’ivoire ?

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Garantir une liberté académique effective

Garantir une liberté académique effective

Ce billet est consacré à la notion de liberté académique. Auparavant, nous traitons succinctement de trois sujets d’actualité.

Maccarthysme — Depuis le 16 février, nous vivons une de ces séquences maccarthystes qui ont fait le quotidien des Bolsonaro, Trump, Johnson et autres Orbán,[1] et qui se répètent désormais dans le nôtre. L’attaque de l’exécutif contre les scientifiques a été déclenchée à l’approche des élections régionales par Mme Vidal, possiblement tête de liste à Nice. Cet épisode politicien consternant ouvre la campagne des présidentielles pour le chef de l’État ainsi que pour les autres ministres chargés de chasser sur les terres lexicales de l’extrême droite. La charge consiste à désigner comme non scientifiques certains domaines de la recherche et à les associer au terrorisme, par un nom chimérique construit sur le modèle de l’adjectif « judéo-bolchévique », de sinistre mémoire. La menace est réelle. Mais elle ne vient pas des travaux insufflés par une libido politique, qui innervent aujourd’hui un grand nombre de disciplines des sciences dures et humaines, elle vient de la stratégie politique qui accuse la recherche et l’Université d’être politisées tout en leur enjoignant ailleurs de légitimer les choix « sociétaux » des politiques[2] ou de répondre dans l’urgence à une crise par des appels à projet[3]. Elle s’entend dans ce lexique confusionniste et moraliste qui prétend dire ce qu’est la science sans en passer par la méthode scientifique. Elle se reconnaît à la fiction du débat qui occupe l’espace médiatique par tribunes de presse et, bien pire, sur les plateaux des chaînes de télévision singeant le modèle de Fox News et des médias ultraconservateurs états-uniens.

La menace nous appelle donc à forger de solides réseaux de solidarité pour les affronter et à nous réarmer intellectuellement, pour réinstituer l’Université.

Zéro Covid — Nous avons à nouveau demandé au Président de la République, au Premier Ministre et au Ministre de la santé de recevoir une délégation de chercheurs pour proposer une série de mesures de sécurisation sanitaire composant une stratégie globale Zéro Covid, conformément à la tribune signée, déjà, par plus de mille chercheuses et chercheurs.

Hcéres — Dans ce contexte, il peut être pertinent de revenir sur le fonctionnement du Hcéres, instance symptomatique s’il en est des menaces institutionnelles qui pèsent sur la liberté académique. Le collège du Hcéres réuni le 1er mars a entériné le recrutement de M. Larrouturou comme directeur du département d’évaluation des organismes nationaux de recherche (DEO). M. Larrouturou était, avant sa démission le soir de l’adoption de la loi de programmation de la recherche, à la tête de la Direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI). À ce titre, il a organisé la nomination de M. Coulhon à la présidence du collège du Hcéres. À qui en douterait encore, ce renvoi d’ascenseur confirme l’imbrication des différentes bureaucraties de la recherche et leur entre-soi conduisant au conflit d’intérêt permanent.

Certains militants d’une fausse liberté académique, dans une tribune récemment publiée, ont par ailleurs présenté le département d’évaluation de la recherche (DER) comme l’instance légitime pour une mission de contrôle politique des facultés. Il est donc intéressant de relever que ce département demeurera dirigé par un conférencier occasionnel de l’Action Française, le mouvement de Charles Maurras à qui l’on doit le mythe de l’Université inféodée aux quatre États confédérés (Juifs, Protestants, Francs-Maçons, « Métèques »).[4]

Enfin, trois membres d’instances nationales de La République en Marche apparaissent dorénavant dans l’organigramme du Hcéres, confortant les craintes de constitution d’un ministère Bis en charge de la reprise en main de la recherche.

Garantir une liberté académique effective — Vous trouverez ici la première partie de notre synthèse : Réinstituer la liberté académique.


[1] À ce sujet, on pourra lire l’actualité récente en Angleterre, frappante de similitude :

[2] Le CNRS célèbre ses 80 ans

[3] Face aux attentats : un an de mobilisation au CNRS

[4] Les convictions politiques de la personne en question n’auraient pas vocation à apparaître sur la place publique s’il n’était pas précisément question de lui confier une mission de contrôle politique des universités. D’autre part, nous nous refusons à mentionner des liens vers des pages pointant vers des sites d’extrême-droite. Les lecteurs soucieux de vérification les trouveront sans peine.

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Garantir une liberté académique effective

Garantir une liberté académique effective

Première partie : Réinstituer la liberté académique

Introduction — Le principe d’autonomie des universitaires et des chercheurs vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir constitue la clé de voûte de l’Université moderne. Les libertés universitaires, que l’on rassemblera ici sous l’étiquette de « la liberté académique »[1] au singulier, composent un ensemble juridique, statutaire, procédural et normatif qui en constitue un pan indispensable. La définir est donc une nécessité pour refonder l’Université, en cohérence avec la société à laquelle nous aspirons. S’agit-il d’une liberté individuelle, assimilable à l’indépendance intellectuelle ? Faut-il y voir une liberté collective ? Si oui, quel est le corps auquel elle s’applique ? Il convient également de se demander si la liberté académique est une liberté négative, c’est-à-dire une absence d’interdiction et d’empêchement, une protection contre des menaces, ou une liberté positive, c’est-à-dire une liberté incluant déjà un contenu et une norme. Ceci pose immédiatement la question des conditions et moyens que requiert l’exercice effectif de cette liberté.[2] De la réponse à ces questions découle l’attitude à adopter face à une série d’interrogations subsidiaires. La liberté académique est-elle une liberté de tout dire, la dérégulation d’un grand marché de l’opinion ou une distribution équitable de la parole entre toutes les opinions ? Est-ce une liberté garantie dans les murs de l’Université ? Doit-on avoir une conception exclusivement juridique de la liberté académique ? Les libertés sont-elles garanties par des usages, par des règles écrites ? La bureaucratie universitaire, née de la sécession de la sphère décisionnaire vis-à-vis du reste du corps universitaire, est-elle compatible avec la liberté académique ? Entre autres questions.

Les fondations historiques — Les franchises universitaires sont nées de deux ans de grève (cessatio) et d’exil des professeurs parisiens, après la répression meurtrière du milieu étudiant par les gardes de la ville en 1229. En avril 1231, une bulle pontificale de Grégoire IX y met fin : Parens scientiarum, l’université mère des sciences. Elle accorde l’indépendance et l’auto-gouvernement de l’université de Paris, libère l’enseignement de censures précédentes et instaure le droit de cessatio.[3]

La notion de liberté académique se charge d’un contenu collectif et positif au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle, lorsque l’Université moderne naît de la réorganisation politique des États sous l’effet de la vague révolutionnaire. La création de l’université de Berlin par W. von Humboldt s’inscrit dans un projet politique général de refondation civique après plusieurs décennies de crispation contre-révolutionnaire. Les jalons théoriques en ont été posés par les Lumières allemandes radicales.[4] À partir de cette époque, au XIXème, en Allemagne puis aux États-Unis puis, lentement en France, l’Université devient un lieu de recherche. Après une redéfinition complète dépassant les « franchises universitaires », on parle alors d’akademische Freiheit au singulier puis d’academic freedom en anglais, d’où l’usage de « liberté académique » pour désigner le principe général, et « libertés universitaires » lorsqu’on les présente séparément.

Dans le modèle humboldtien, la polarité essentielle est celle entre la liberté de la recherche et la liberté de l’enseignement, définie à la fois comme liberté d’enseigner (Lehrfreiheit) et comme liberté d’étudier (Lernfreiheit). Cette triple liberté est garantie par l’administration de l’Université et par les pairs. De façon révélatrice, le président (ou recteur) d’une université humboldtienne reste élu pour une durée d’un an, généralement non-renouvelable consécutivement, et exerce uniquement une autorité morale. Ce modèle conserve de nombreux points aveugles : ainsi, seuls les professeurs de plein exercice sont éligibles aux postes décisionnaires, les autres enseignants, pourtant majoritaires, étant par là-même placés aux marges de l’Université, ce que symbolise le fait qu’ils sont souvent rémunérés par les frais d’inscription que paient les étudiants pour assister aux enseignements autres que les cours magistraux, qui sont gratuits et dispensés par des professeurs. De nombreuses inégalités, au premier rang desquelles l’exclusion des femmes, sapent ce système de l’intérieur. Pour autant, la remise en cause du fonctionnement de l’Université humboldtienne se fait sur le mode d’une critique interne : c’est parce que l’institution universitaire n’est pas à la hauteur du concept d’Université qu’elle doit être critiquée et transformée. L’Université humboldtienne est perpétuellement inachevée et son achèvement est l’objet de combats en son propre sein.

À la même époque, l’Université française est organisée comme une administration publique en charge d’un enseignement professionnalisant : les disciplines autres que le droit, la théologie et la santé sont en effet elles-mêmes essentiellement enseignées dans l’optique de former de futurs professeurs, tandis que la recherche s’exerce dans des institutions distinctes. La tentative d’importation du modèle humboldtien via la création de l’EPHE en 1868 reste d’abord marginale et à bien des égards ; c’est la fondation du CNRS en 1939, gage d’une plus grande indépendance laissée aux savants, qui marque l’institutionnalisation de la liberté académique en France.[5]

La liberté académique, bien que concept universel, a une histoire : elle doit être débattue entre pairs et réinstituée périodiquement après chaque phase de reprise en main par les pouvoirs politique, économique ou religieux.

L’autonomie des universités, ce faux-ami de la liberté académique — Avant d’aller plus loin, il est important de faire un sort à la notion d’« autonomie des universités », qui brouille parfois la perception que l’on se fait de la liberté académique. Cette notion s’applique en réalité aux établissements, les universités, ce qui en soi signale une régression importante par rapport au concept même de l’Université comme communauté de discours et de pratiques. « L’autonomie » en question devrait s’écrire au pluriel, puisqu’elle prend quatre formes, mises en avant par les réformateurs depuis le rapport Aghion-Cohen de 2004. L’autonomie administrative dote les universités d’un cadre juridique et d’un conseil d’administration inspirés des firmes de droit privé. L’autonomie de gestion des personnels accentue les relations de hiérarchie et place les recrutements sous la tutelle de la technostructure universitaire plutôt que des pairs, en systématisant le recours aux contrats de droit privés. L’autonomie pédagogique soumet l’enseignement à la mise concurrence croisée des étudiants (principe de sélection) et des formations (marché éducatif). L’autonomie financière, enfin, substitue le financement privé des études (crédit étudiant ou financement par les familles) au financement par l’État ; il implique la dérégulation des frais d’inscription à moyen terme.

L’autonomie financière et administrative implique de nouvelles attributions au sein des établissements universitaires (édition des fiches de paies, suivi des carrières, recrutement des contractuels, gestion des primes mais aussi communication, marketing et branding des « marques universitaires ») et en sous-traitance (cabinets de consultance pour la « stratégie » ou la réponse aux appels d’offre). Ce sont les « Responsabilités et Compétences Élargies » (RCE), qui impliquent un budget démultiplié et donc des questions financières et légales très techniques, et un accroissement des frais de fonctionnement administratif (souvent, +40%). Cette évolution a nécessité un investissement lourd en formation et en recrutement de personnels, pour exercer des tâches sans rapport direct avec les missions académiques. Deux sphères cohabitent désormais au sein des universités : la sphère académique, chargée de la création, de la transmission, de la conservation et de la critique des savoirs, et la sphère managériale, chargée de la gestion de l’établissement.[6] Elles ne doivent en aucun cas être confondues avec des corps de métier : les équipes présidentielles, composées en grande partie d’enseignants-chercheurs, sont d’éminentes représentantes de la sphère managériale, tandis qu’une grande majorité des personnels BIATTSS en soutien à l’enseignement et à la recherche appartiennent à la sphère académique. Ces deux sphères ont structurellement des intérêts divergents : dès lors, faut-il subordonner la liberté de la sphère académique à l’autonomie de la sphère managériale, ou le contraire ?

La loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et la loi de programmation de la recherche (LPR) ont tranché en plaçant les moyens et leur utilisation au centre du fonctionnement universitaire, selon une stratégie de pénétration du gouvernement à distance.[7] Ce choix politique se traduit notamment par une inflation de services centraux éloignés des missions académiques, et le développement d’appels à projet internes comme outils de contrôle managérial.

Définir la liberté académique — La notion de liberté académique est constitutive de l’Université et son ensevelissement conceptuel opérée par « l’autonomie des universités » fait partie des problèmes à résoudre pour offrir un horizon pratique et institutionnel à la refondation de l’Université. Avançons donc vers une proposition de définition opérationnelle de la liberté académique qui puisse orienter nos propositions pour l’Université.

La liberté académique, comme liberté collective, est une liberté professionnelle qui est accordée aux individus que sont les universitaires, exclusivement en raison de leur appartenance à l’Université en tant que communauté. Ce n’est ni un lieu, ni une organisation : elle s’identifie strictement par ses normes, ses procédures et ses pratiques. La liberté académique est la liberté de poursuivre les missions afférentes à l’exercice du métier (produire, critiquer, conserver et transmettre les savoirs). Elle est la condition de possibilité de cet exercice. Elle s’organise autour d’un ensemble de normes éthiques et intellectuelles qui font l’objet de négociations et de rapports de force permanents au sein de la communauté universitaire.

De ce socle procède une série de libertés requises pour le bon fonctionnement de l’Université, notamment la liberté de publication et liberté d’expression dans les fonctions d’enseignement comme dans les activités de recherche. La liberté d’expression suppose un droit de critique, et notamment vis-à-vis des instances dirigeantes de l’État ou de l’Université : elle implique un droit d’examen qui n’est limité que par les règles de droit pénal. Ce privilège ne signifie aucunement que les universitaires sont au-dessus de la loi. De plus, la liberté académique des modernes implique le droit de se tromper : elle n’est pas une transmission d’un dogme, la Vérité, mais une participation à la recherche et la construction collective d’une forme temporaire mais partagée de vérité, protégée de l’opinion publique comme des velléités de pilotage.

On a là une clé d’explication particulièrement importante des tensions entre les universitaires et les différents pouvoirs : contrôler les universitaires, c’est contrôler cette vérité. Ce contrôle revêt une importance stratégique en temps de crise, par exemple sanitaire ou démocratique. C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie.

La liberté académique présuppose des normes qui la bornent : l’intégrité, l’éthique professionnelle et la déontologie. L’intégrité intellectuelle engage le comportement du chercheur dans ses travaux et est l’enjeu d’un contrôle critique de la communauté, sous le regard de la société. Elle est sanctionnée dans les cas de fraudes, de falsifications ou de plagiat. Dans la dispute scientifique, elle interdit les procès d’intention, la culpabilité par association et les arguments ad hominem.

L’éthique professionnelle touche aux relations de travail au sein de l’Université : quand bien même il existe parfois des flottements juridiques ou réglementaires concernant certains sujets comme le choix d’une problématique de recherche par un étudiant de master ou de doctorat, les modalités de réponse à une sollicitation professionnelle ou la répartition des signatures sur une publication scientifique, on attend des universitaires qu’ils respectent des principes de gratification du travail des pairs, y compris des futurs pairs en formation. Cela est vrai à plus forte raison des questions pour lesquelles il existe un cadre réglementaire, comme le harcèlement sexuel ou moral, qui doit être considéré comme l’antithèse absolue de l’éthique universitaire et donc comme une violation du contenu positif de la liberté académique.

Enfin, la déontologie scientifique renvoie à un ensemble de règles touchant aux effets de la pratique universitaire sur les personnes concernées à l’extérieur de l’Université elle-même. Elle fait nécessairement l’objet de débats dans l’Université et entre l’Université et la société. On peut à cet égard citer l’apologie du racisme, du sexisme et de l’eugénisme comme des lignes rouges.

La liberté académique comme protection vis-à-vis de menaces — La liberté académique, tout en étant une liberté positive, revêt certaines caractéristiques d’une liberté négative, entendue comme « droit de ». Elle est une arme de défense contre toute intervention de pouvoirs extérieurs, politiques, religieux comme économiques, pouvant remettre en cause la nécessaire liberté dont jouit l’universitaire pour exercer correctement son métier. De ce point de vue, l’exercice de la liberté académique tend à construire un périmètre, le plus vaste possible et isolé des pouvoirs extérieurs, pour que la recherche de la vérité puisse s’y déployer sans entraves.

Cette liberté négative qui protège contre tout pouvoir implique une certaine clôture de l’Université, nécessaire pour pouvoir dire le vrai sur le monde. Cette liberté suppose l’affranchissement, c’est-à-dire la conquête de franchises par rapport à une situation d’assujettissement résultant d’un pouvoir exercé par des instances de domination. Elle est une liberté « contre », définie par son extériorité et son opposition aux autorités de tout type.

Elle est une auto-institution (d’où l’autonomie de l’institution dans sa gestion des objets de recherche et de la diffusion des connaissances construites) dans la définition même de son monde, de ses normes et de son contour. Nous y reviendrons dans la seconde partie.

La liberté académique comme liberté positive — Mais la liberté académique est d’abord une liberté positive, c’est-à-dire liée à un contenu normatif : l’engagement vis-à-vis d’une recherche collective de la vérité. Elle suppose donc une déontologie et une éthique intellectuelle. Cette éthique est contenue dans la liberté académique comme liberté collective : il incombe donc au corps universitaire lui-même de veiller à son respect, en se protégeant de toute évaluation hétéronome. Mais pour cela, il faut qu’existe un « Nous » universitaire conscient de soi, en lieu et place du libre jeu des entrepreneurs de soi-même et des bureaucrates.

Son exercice repose sur un certain nombre de conditions. L’Université n’est Université que si celles et ceux qui la constituent créent leurs propres institutions et choisissent leurs propres modalités d’organisation dans la lucidité, en connaissance de cause, après délibération collective. En un mot, l’Université ne peut être qu’« autonome », au sens d’autonomos « qui se donne à soi-même sa loi », et suppose libertés académiques, collégialité et indépendance à l’égard de tout ce qui peut en contrarier la maturation — à commencer par la mesure de l’efficience (excellence) de sa recherche ou de son offre de formation à l’aune de la performance monétisable. De là, la nécessité de trois garanties préalables : l’absence de contrainte sur le temps que requiert une recherche ; une garantie statutaire protégeant de toute pression externe ; la mise à disposition des moyens matériels requis pour travailler individuellement et collectivement. De ce fait, la précarisation des universitaires et le recours aux financements non-pérennes contreviennent à la liberté académique.

La question des recrutements des enseignants et chercheurs est donc un enjeu fondamental de la liberté académique, à trois niveaux : leur nombre bien sûr, dès lors que la liberté académique, comme liberté professionnelle collective, demande que la communauté universitaire ait les moyens humains de réaliser la liberté d’apprentissage des étudiants ; leur statut, ensuite, pour les raisons qui viennent d’être évoquées ; mais aussi leur organisation par la communauté elle-même : la liberté académique exige un recrutement par les pairs. Ce principe va à rebours du fantasme poursuivi par les réformateurs, celui de recrutements à la discrétion des bureaucraties locales ou nationales. Peu importe au fond qu’un recrutement soit biaisé ou non par une direction d’école interne, une présidence d’établissement ou un conseiller de la ministre : leurs implications contreviennent à l’exercice de la liberté académique. Les pairs souverains sont ici, d’une part, les pairs locaux, les plus à même de juger des besoins pédagogiques et scientifiques auxquels correspond un poste. Mais ce sont aussi les pairs nationaux, les seuls qui puissent garantir qu’un enseignant-chercheur n’est pas salarié d’une université, mais membre de l’Université. Différentes modalités précises de recrutement peuvent être imaginées sur cette prémisse, sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici. Signalons toutefois l’importance d’une détermination du profil pédagogique et scientifique d’un poste par la communauté elle-même : l’échelon local (les collègues d’UFR et de laboratoire) est ici incontournable, même si le mirage de l’autonomie des établissements induit souvent des biais de conformisme et de conservatisme qu’une phase nationale de recrutement devrait venir combler.

La liberté académique est un principe qui n’est pas réductible à la dichotomie public/privé. Tout comme un groupe de financeurs privés, un État entrave l’exercice de la liberté académique dès lors qu’il capte des décisions académiques ou émet des oukazes, plutôt que de se constituer (seulement) en garant d’une politique dépassant les frontières académiques, comme l’aménagement du territoire. Le contrôle privé des universités aux États-Unis et leur contrôle public en France recèlent tous les deux des menaces, et chaque système suppose des modalités de garantie distinctes.

Où sont les menaces actuelles pour la liberté académique ? — Historiquement, la liberté académique a toujours été menacée par le pouvoir politique et les autorités religieuses, sur deux plans. On pense en premier lieu aux immixtions délibérées et aux phénomènes de censure, contre lesquels la liberté académique s’est construite négativement. La menace politique et religieuse concerne aussi le contenu positif de la liberté, par la promotion d’une éthique de conviction au sein de la dispute collégiale : les arguments d’autorité, le renvoi à une finalité extérieure à la science ou l’invocation d’une croyance ou d’une intime conviction personnelle peuvent certes intervenir dans le moment de la découverte scientifique, mais ne sont pas recevables dans une argumentation scientifique contradictoire. Aujourd’hui, les finalités propres à la sphère économique et technico-productive représentent une menace analogue et tout aussi directe, dans la mesure où le pilotage des politiques scientifiques est structuré par les concepts et les finalités de cette sphère (« économie de la connaissance »).

Ce conflit de finalités et de cadres de références entre différentes sphères prend des formes concrètes très diverses. Depuis une vingtaine d’années, des milieux affairistes et conservateurs, se disant parfois « libertariens » pour donner un air avenant à leur tropisme autoritaire, financent force think tanks et autres collectifs de « défense de la science » ou de « défense de la liberté d’expression à l’Université » dont l’objectif, en réalité, est précisément la remise en cause du contenu positif de la liberté académique. Ces acteurs promeuvent une conception individualiste et strictement négative des libertés universitaires, réduites à une liberté de « débattre de tout ». Ce discours fait généralement abstraction de toute référence à un appareil probatoire et ignore le caractère historiquement et collégialement construit des problématiques de recherche. Sous le mot d’ordre de « free speech », il s’agit d’utiliser l’Université comme caisse de résonance, voire comme caution intellectuelle de discours pseudo-scientifiques. En France, les velléités de reconnaissance universitaire de M. Laurent Alexandre en fournissent un bon exemple. L’enjeu pour ces milieux est de retracer les lignes de partage entre la parole légitime et la parole illégitime, en utilisant une conception frelatée de la liberté comme instrument de légitimation. Ces menées sont souvent le fait de bateleurs médiatiques, parmi lesquels figurent aussi quelques universitaires dévoyés. Il importe de souligner que leur stratégie de promotion intègre d’emblée l’éventualité d’une annulation (deplatforming) ou de contestations en marge de leurs interventions, la posture de martyr étant efficacement promue par la presse hebdomadaire. Cette intervention transgressive est alors retournée comme un signe de supposée originalité : le dernier tissu d’âneries à la mode devient « une vérité qui dérange » ou un « tabou que l’on brise ». Dans le monde anglo-saxon, la carrière médiatique d’un personnage comme M. Jordan Peterson[8] illustre bien l’efficacité de ces stratégies.

Parmi toutes les menaces, il convient d’en distinguer une, en partie endogène, qui rend difficilement tenable la position se contentant de réaffirmer l’importance d’un cloisonnement entre l’intérieur et l’extérieur de l’Université. La menace la plus pernicieuse est sans doute la prise de contrôle de l’Université par la sphère managériale, qui commence au centre même des établissements pour s’étendre jusqu’au plus haut des organes d’État : Ministère et Directions générales, mais aussi toutes les agences qui servent à régenter l’Université (ANR, Hcéres, CGI, etc.). Cette menace est particulière pour deux raisons.

D’abord, elle est interne et s’insinue dans toutes les facettes des métiers de l’Université, revêtant les formes du « projet », qui permet un pilotage en amont par le financement (ANR) et en aval par l’évaluation (Hcéres) selon des objectifs programmatiques hétéronomes et jamais discutés (CGI). Ce sont les universitaires eux-mêmes qui la mettent en œuvre, et finissent même par la réclamer, au détriment de leurs propres intérêts.[9]

Ensuite, le contrôle incitatif, managérial, neutralise le système immunitaire de l’Université : il est extrêmement difficile de se défendre contre ce que nous faisons nous-même. Ce type de pilotage, fondé sur l’individualisation des statuts et des financements, donc sur le carriérisme, joue sur la propension au marketing de soi qui peut se nicher derrière certains usages de la gratification par les pairs. À cet égard, il fait système avec la menace précédente, dont l’un des ressorts est aussi la compétition pour la notoriété couplée à la tentation du sensationnalisme.

Seconde partie : Dépasser le paradigme de la tour d’ivoire ?

« Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’Université. »

Simon Leys, Une idée de l’Université.

Intérieur/Extérieur — L’affirmation de l’autonomie du monde académique a conduit Simon Leys à définir son idéal dans les termes suivants : « l’Université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans considération utilitaire. »[10] La liberté académique délimite ainsi un intérieur de l’Université, où elle fonctionne comme liberté positive, et un extérieur qui n’a pas à être régi par les mêmes règles. Il convient donc de localiser au mieux le contour de l’Université, d’en définir une géographie.

De sa définition comme liberté professionnelle, découle un premier principe simple : la liberté académique ne s’applique pas à des activités extra-académiques, fussent-elles situées dans les locaux d’un établissement d’enseignement supérieur. Dans la logique de « marque » contemporaine, les bureaucraties des établissements universitaires ont encouragé des opérations de communication faites de « grandes conférences », de « master classes », de « concours d’éloquence » et autres « leçons » ex cathedra, soustraites à la dispute collégiale. L’ouverture légitime de l’Université à d’autres modalités de la parole et d’exposé du savoir, et par là à d’autres publics (ceux des universités ouvertes, des universités populaires, des conférences du Collège de France) ne saurait pourtant se confondre ni avec la pratique académique en tant que telle, ni avec une entreprise commerciale. Elle ne saurait faire de l’Université, avec son imprimatur, un espace publicitaire, peuplé de bateleurs médiatiques, de polémistes faussement transgressifs, de politiciens, venus chercher une légitimité dans le cadre universitaire ou, plus rentable encore, un chahut leur permettant de se poser ensuite en martyr médiatique.[11] Significativement, c’est sur les marges de l’Université que se concentrent désormais les polémiques, les malentendus et les tensions habilement orchestrées, entretenant une confusion entre la dispute académique et le débat médiatique. Cet imbroglio nuit à l’exercice et à la définition même du travail savant.

S’extraire de ce piège impose de repartir de la définition de la liberté académique comme une liberté à la fois collective et positive. En tant que liberté positive, la liberté académique impose une responsabilité sociale, un souci de l’intérêt général et une réflexion éthique propre à la pratique savante elle-même. En tant que liberté collective, elle demande de faire de l’Université un lieu de dispute collégiale affranchie des pressions extérieures et intransigeante sur son éthique et sa méthode. Mais si elle protège la diversité des vues exprimées par les pairs dans le cadre académique, si elle pense en outre la transmission des savoirs à des publics, l’Université n’a pas à légitimer la transformation de l’espace académique en tréteaux médiatiques ou mondains.

Protéger l’écosystème académique — Comment peut-on objectiver les critères permettant de reconnaître qu’une production appartient à la sphère académique ? Il nous faut d’abord écarter trois critères qui posent chacun des problèmes : la scientificité, l’appartenance disciplinaire et la question politique. 

Distinguer la philosophie, la pseudo-philosophie médiatique et la non-philosophie, n’est pas une affaire de scientificité, pas plus que la distinction entre l’histoire, la pseudo-histoire médiatique et la non-histoire. La géographie disciplinaire, peuplée de spécificités épistémologiques, est irréductible à une différenciation binaire entre science et non-science.

L’enseignement universitaire est organisé en sorte de permettre l’appropriation progressive de prérequis disciplinaires, ticket d’entrée dont il faut s’acquitter pour entrer un jour dans l’arène de la dispute savante. C’est cette contrainte, parfaitement légitime, qui peut devenir une source de tensions quand les travaux à discuter mettent en jeu les frontières de disciplines institutionnalisées, soit parce qu’ils croisent les disciplines, soit parce qu’ils tentent d’en créer une nouvelle. Il n’en reste pas moins que les scientifiques issus d’une tradition théorique et méthodologique donnée continuent à être exposés à la dispute contradictoire de leurs collègues travaillant sur les mêmes objets d’études dans un cadre méthodologique différent. Et que ceux-ci n’ont qu’un effort minime à consentir pour s’approprier l’état de la recherche sur un sujet donné. L’intérieur de l’Université n’est donc pas davantage borné par des identités disciplinaires que par la scientificité.

Le caractère militant de certains domaines de recherche est un des arguments sur lesquels s’appuie aujourd’hui leur condamnation politique qui argue alors de leur prétendue non-scientificité. Or, non seulement la libido politique n’est pas interdite dans la production de savoirs exigeants et objectivés, mais la séparation propre et nécessaire à la dispute académique ne signifie pas que les disciplines, y compris les plus théoriques, se tiennent dans un espace éthéré, loin d’enjeux politiques perçus comme dégradants ou contradictoires avec le métier d’universitaire. Les universitaires ont plutôt à interroger la construction de leur ethos à distance de la chose politique. Ce qui rend scientifique une proposition n’est pas l’absence de biais (méthodologiques, épistémologiques, parfois idéologiques) dans la construction d’une question. Une proposition appartient au champ académique quand elle se soumet à l’examen collégial et contradictoire sans attendre des pairs autre chose que la maîtrise de l’état de l’art et une forme de probité en partage. Cette condition est strictement nécessaire, à défaut d’être forcément suffisante — dans nombre de champs, une bibliographie intègre et complète et un appareil probatoire sont par exemple indispensables. Le principe de disputatio et la reconnaissance par les pairs constituent donc le critère par lequel la quête collective de vérité par le monde académique se distingue spécifiquement.

Une stratégie commode pour se soustraire aux normes de la dispute argumentée est d’en appeler publiquement à une autorité politique ou à « l’opinion » pour trancher un conflit entre pairs, au risque que le pouvoir en question se prévale de cet appel pour intervenir directement dans les affaires de la science. Ce qu’il ne manque pas de faire. Un pouvoir politique ou médiatique, s’il intervient dans une controverse entre champs scientifiques, n’a aucune raison de le faire selon des critères académiques. Il en va peu ou prou de même lorsque les représentants d’un champ théorique disciplinaire s’emploient à faire pression sur les instances « scientifiques » d’un ministère pour évincer les représentants des écoles et disciplines rivales. On ne peut donc que s’inquiéter de voir une partie des controverses médiatiques récentes sur les studies et autres champs multidisciplinaires se placer d’emblée dans de telles positions d’appel à l’autorité bureaucratique (Hcéres) ou directement politique. Ces méthodes sont d’autant plus contraires à l’éthique universitaire qu’elles interviennent dans un contexte où il est évident que ces pouvoirs bureaucratiques et politiques n’ont plus besoin de prétextes pour faire main basse sur l’Université.

Relation de la sphère savante à la sphère politique — Qu’il existe un intérieur et un extérieur de l’Université n’implique pas que la recherche et l’institution universitaire soient séparées de la société. Dès lors que la liberté académique est définie comme liberté positive liée à un engagement collectif visant à la « recherche désintéressée de la vérité », la responsabilité des universitaires devant la société apparaît comme une partie intégrante de cette liberté. Et si le bien commun est la fin de l’activité d’enseignement supérieur et de recherche, ce que nomme sa qualité de service public, l’Université est bien alors une institution ancrée dans la société, et la liberté académique arrimée à la définition de ce bien commun.

Dans l’idéal démocratique, la sphère politique est conçue comme un espace public de délibération sur les objectifs à poursuivre collectivement et sur les moyens de mise en œuvre institutionnels et pratiques des règles que la société se donne. Cette délibération doit être informée, argumentée, rationnelle, publique et non pas ordonnée par un résultat préconçu : elle suppose une pluralité de rationalités en débat et une éthique de la confrontation, mais elle ne vise pas la recherche désintéressée de la vérité. C’est à ce titre qu’elle a besoin de la liberté académique : l’espace public de la délibération doit intégrer les savoirs désintéressés et construits à l’Université, pour que soient sans cesse (re)discutés les objectifs que la société s’est donnés.

Cela concerne d’abord la constitution même du corps civique : l’Université vise à former des individus autonomes, émancipés du déterminisme des origines sociales, en prise avec un monde qu’ils tentent de comprendre, et propres à investir et réinventer les imaginaires sociaux. C’est l’enjeu d’une formation scientifique exigeante, c’est-à-dire à la fois informée de l’état de la recherche et incluant un apprentissage à la démarche même de la pensée scientifique, à la dispute argumentée et factuellement étayée. Les capacités d’analyse critique et technique que développent les études universitaires sont nécessaires à la vie citoyenne. De ce point de vue, on ne peut que s’inquiéter de voir les établissements universitaires transformés en centres de diplomation et de certification de « compétences », comme le veut la théorie dite du « capital humain » qui sert de bréviaire aux réformes de ces vingt dernières années.[12] Cette orientation touche à la liberté académique dans la mesure où celle-ci inclut la liberté d’étudier, mais elle concerne aussi la santé politique d’une démocratie.

Cette question implique en outre l’Université comme communauté de savants, animée par son questionnement propre, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance en dehors de tout intérêt particulier ou privé. L’Université suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose a priori aucune fin monnayable, et qui se remet elle-même constamment en cause. Bien entendu, la dispute scientifique permanente intéresse directement les citoyens dans un grand nombre de domaines, notamment ceux qui concernent la sphère technique. La crise environnementale dans laquelle nous nous trouvons, tout comme les questions sanitaires et médicales qui ont bouleversé nos vies et nos métiers depuis un an sont des exemples aigus du lien existant entre l’espace académique de la recherche et les besoins de la société. La crise du Covid-19 a d’ores et déjà montré par la négative la nécessité démocratique de laisser la science se faire dans sa temporalité propre. Enfin, dans un contexte de crise démocratique patente, si le politique doit se prendre lui-même pour objet de délibération, il est normal que les citoyens s’intéressent à des travaux juridiques, sociologiques, démographiques ou économiques sur l’état de la France contemporaine. On entre alors ici dans la zone grise où la parole scientifique court un double risque : celui d’être prise en porte-à-faux dans un débat public qui s’éloignerait de la norme définie plus haut, et celui de s’ériger en expertise stérilisant à la fois le débat politique et la dispute scientifique. Se poser en expert, en court-circuitant la délibération démocratique comme l’administration de la preuve, c’est toujours cesser d’agir en scientifique. La figure de l’expert, à la différence de celle du savant qu’elle a supplantée, dépossède les citoyens de l’action politique ramenée à l’exercice d’une simple gestion.[13]

Refonder l’interface entre science et société — Dans une perspective de refondation de l’Université et du système de recherche, nous nous devons d’ouvrir des pistes concernant l’interface avec la société. Dans une société donnant la primauté à la technique, l’exercice de la démocratie nécessite une formation aux modalités de raisonnement et à la pensée critique, à la science, à la technique et aux humanités. Cette formation doit être la pierre angulaire permettant de repenser le système scolaire dans son ensemble. Nous déplorons que le temps universitaire soit exclusivement pensé comme un temps de formation réservé aux jeunes adultes. Pour que la liberté d’étudier devienne effective, l’idée d’une allocation d’études supérieures de trois ans qui a commencé à être explorée et qui pourrait être garantie à tous les citoyens au cours de leur vie,[14] doit devenir une réalité. La possibilité de revenir étudier une année tous les sept ans dans sa vie d’adulte devrait être aussi prise en considération.

Refonder l’articulation entre science et politique nécessite d’évacuer la figure de l’expert. Il nous faut inventer des modalités d’information scientifique du débat public qui reposent sur des preuves plutôt que sur la notoriété, sur la critique, la dispute, ou la contradiction plutôt que sur la fabrication du consentement. Cela implique des changements profonds dans la formation et le fonctionnement de la haute fonction publique.

Car l’essentiel des acteurs de la sphère politico-administrative est désormais issu de formations non-universitaires. L’absence de formation à la recherche, fondée sur l’évitement de l’Université, de ce que l’on appelle parfois « les élites » explique en partie les errements de l’exécutif français en matière de politique de recherche-développement, et de façon plus directement dramatique, en matière de gestion des risques sanitaires. Non seulement la formation des hauts-fonctionnaires, à l’ENA notamment, repose sur un entre-soi qui les sépare de la diversité des territoires et de la société, mais on est fondé d’interroger la volonté des membres de ce corps d’être au service des citoyens, sa sincérité politique en un mot, l’argument de l’efficacité gestionnaire ne pouvant légitimer l’accès à l’exécutif politique et au pouvoir.

Il nous semble que seule la mise en place de contre-pouvoirs dans l’accès aux plus hautes charges de l’État, et plus largement la refondation de la haute fonction publique, pourraient mettre fin à la dérive managériale du politique et à l’indifférenciation des sphères publique et privée. En particulier, la fonction d’ingénieurs gestionnaires, compétents scientifiquement et techniquement, et capables de mettre en œuvre des politiques publiques, est à recréer.

Une rénovation de la vie politique passe par la réinstitution de l’Université. Les universitaires doivent défendre des institutions de recherche capables de protéger l’existence des travaux les plus originaux et leur diversité. Ils doivent retrouver des possibilités de mobilité géographique et scientifique, reprendre à la bureaucratie le pouvoir de nomination des pairs, se confronter aux nouveaux champs du savoir. Seule une recherche pensée comme un écosystème pourra trouver des réponses aux crises que nous vivons et à celles qui s’annoncent.

Terminons donc par cette réflexion de Cornelius Castoriadis (L’industrie du vide) en 1979 :[15] « Ce dont nous sommes tous responsables, en tant que sujets politiques précisément, ce n’est pas de la vérité intemporelle, transcendantale, des mathématiques ou de la psychanalyse ; si elle existe, celle-ci est soustraite à tout risque. Ce dont nous sommes responsables, c’est de la présence effective de cette vérité dans et pour la société où nous vivons. Et c’est elle que ruinent aussi bien le totalitarisme que l’imposture publicitaire. Ne pas se dresser contre l’imposture, ne pas la dénoncer, c’est se rendre coresponsable de son éventuelle victoire. Plus insidieuse, l’imposture publicitaire n’est pas, à la longue, moins dangereuse que l’imposture totalitaire. Par des moyens différents, l’une et l’autre détruisent l’existence d’un espace public de pensée, de confrontation, de critique réciproque. La distance entre les deux, du reste, n’est pas si grande, et les procédés utilisés sont souvent les mêmes. »

Troisième partie : Liberté et éthique académiques

Un troisième volet de notre triptyque sur la liberté académique, publié ultérieurement, est consacré l’articulation entre liberté et éthique académiques. Il ouvre sur la création d’une association et d’un fonds de dotation en faveur des libertés académiques.


[1] Ce texte doit beaucoup au travail de longue haleine d’Olivier Beaud en défense de la liberté académique.

Philippe Huneman Contre la censure, contre la liberté d’expression: la question de l’espace du dicible (2020).

[2] Sur les concepts de liberté négative et positive, voir : Positive and Negative Liberty. Stanford Encyclopedia of Philosophy (2003, 2016).

[3] Nathalie Gorochov, Les maîtres parisiens et la genèse de l’Université (1200-1231). Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes (2009) 18:53-73.

Nathalie Gorochov, Naissance de l’université (2016).

1229: D’une bagarre de taverne au droit de grève. France Culture (2019)

[4] Kant, Le Conflit des Facultés (1798).

[5] Jean François Picard et Elisabeth Pradoura, La longue marche vers le CNRS (1901-1945). Cahiers pour l’histoire du CNRS (1988, 2009).

Décret organisant le centre national de la recherche scientifique. Journal Officiel de la République française (1939) 71(259):12594-12595.

[6] Simon Paye, Différencier les pairs. Mise en gestion du travail universitaire et encastrement organisationnel des carrières académiques (Royaume-Uni, 1970-2010) (2013).

[7] Natacha Gally, Entre executive shift et gouvernement à distance : La genèse des politiques « pour l’excellence » dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche (2009-2012). Revue Française de Science Politique (2018) 68(4):691-715.

[8] Hannah Proctor, A Brief History of Jordan Peterson, Jacobin (2020).

[9] Philippe Aghion et Elie Cohen, Éducation et croissance. Rapport public du conseil d’analyse économique (2004).

[10] Simon Leys, Une idée de l’Université (2006).

[11] Philippe Huneman, Contre la censure, contre la liberté d’expression: la question de l’espace du dicible (2020).

[12] Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale. La Découverte (2017).

Michel Feher, Facteur de production, entreprise, portefeuille : les métamorphoses du capital humain. Séminaire Politique des sciences (2020).

[13] Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. La Découverte, coll. « Cahiers libres » (2012).

[14] Hugo Harari-Kermadek, Inventer l’Université et la recherche de demain. Séminaire Politique des sciences (2020).

[15] Pierre Vidal-Naquet, La critique du Testament de Dieu de Bernard-Henry Lévy, Le Nouvel Observateur (1979).